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Décision n° 2001-451 DC du 27 novembre 2001 - Saisine par 60 sénateurs

Loi portant amélioration de la couverture des non salariés agricoles contre les accidents du travail et les maladies professionnelles
Non conformité partielle

LOI PORTANT AMELIORATION DE LA COUVERTURE DES NON-SALARIES AGRICOLES CONTRE LES ACCIDENTS DU TRAVAIL ET LES MALADIES PROFESSIONNELLES
I. - Sur l'ensemble de la loi
1. Sur l'ensemble de la loi et sa conformité
avec l'article 48 de la Constitution
Le troisième alinéa de l'article 48 de la Constitution, issu de la loi constitutionnelle no 95-880 du 4 août 1995, a ouvert une « niche », dans l'ordre du jour des assemblées, aux propositions de loi d'origine parlementaire en énonçant, en son dernier alinéa qu'« une séance par mois est réservée par priorité à l'ordre du jour fixé par chaque assemblée ».
Ainsi que le montrent clairement les travaux préparatoires de cette loi (JO, Débats 1995, p. 11744), l'objectif poursuivi a été de revaloriser la fonction parlementaire et d'assurer au Parlement une possibilité réelle d'expression législative alors que, jusque-là, la fixation de l'ordre du jour prioritaire par le Gouvernement avait pour effet de subordonner l'expression de l'initiative parlementaire à la seule volonté du Gouvernement.
A cet égard, le rapporteur du projet de loi constitutionnelle devant l'Assemblée nationale devait préciser dans son rapport no 2180, au nom de la commission des lois, que l'insertion d'un alinéa 3 au sein de l'article 48 de la Constitution avait été proposée par l'Assemblée nationale « animée par le souci de voir aller de pair l'institution de la session ordinaire unique et l'amélioration réelle des capacités d'initiative des membres du Parlement, que ce soit en matière de contrôle de l'action du Gouvernement ou de discussion des propositions de loi ».
De même, dans le rapport no 398 présenté au nom de la commission des lois, le rapporteur du projet devant le Sénat devait indiquer que cet ordre du jour réservé à l'initiative du Parlement constituait « une conquête décisive du Parlement » et que le nouvel alinéa à l'article 48 de la Constitution représentait « sans conteste un progrès substantiel dans les droits du Parlement. Une fois par mois, chaque assemblée pourra librement déterminer son ordre du jour, lequel pourra comporter notamment des questions, des propositions de loi, ou encore des propositions de résolution européenne dont l'objet est de contrôler la production normative des instances communautaires ».
Ainsi il apparaît clairement que l'objectif poursuivi, lors de l'insertion d'un alinéa 3 au sein de l'article 48 de la Constitution, a été d'assurer la discussion, à l'initiative des parlementaires, de propositions de lois émanant réellement de ces derniers.
Eu égard à l'objectif ainsi recherché, les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que cette disposition se trouve détournée lorsque sa mise en oeuvre n'a en réalité pour finalité que de permettre au Gouvernement de placer un de ses projets que l'ordre du jour ordinaire, déjà chargé, ne permettrait pas d'inscrire.
Dans une telle hypothèse, le projet gouvernemental prend, en effet, la place d'une authentique proposition parlementaire puisque l'ordre du jour prioritaire comprend nécessairement un nombre limité de textes. Il en est d'autant plus ainsi lorsque l'urgence est proclamée à propos de la soi-disant proposition présentée.
A la limite, et si le même exercice se trouvait renouvelé, l'article 48 se trouverait entièrement privé de toute portée utile, ne servant en définitive qu'à véhiculer des projets de loi.
En réalité, il y a d'autant plus lieu d'appliquer strictement le troisième alinéa de l'article 48 qu'il ne comprend pas de dispositions symétriques de celles de l'alinéa 1, lequel prévoit, en effet, que - par exception au principe strict de la priorité gouvernementale pour l'ordre du jour ordinaire - le Gouvernement peut faire bénéficier de sa priorité des propositions de loi.
On en tirera comme conséquence que le principe posé du cantonnement strict des ordres du jour est impératif sauf lorsqu'une exception est expressément prévue.
Il n'en est rien au troisième alinéa : aucune disposition spéciale ne prévoit symétriquement que l'ordre du jour « parlementaire » peut comprendre « des projets de loi acceptés » par un ou plusieurs parlementaires.
Cette interprétation stricte du troisième alinéa est d'autant plus indispensable que la « fenêtre » ouverte au Parlement est déjà très limitée.
D'abord parce que la réserve, au profit de chaque assemblée, d'un ordre du jour par mois est modeste. Ensuite parce que les initiatives parlementaires se heurtent à un obstacle aussi redoutable que la priorité gouvernementale sur l'ordre du jour prioritaire : l'irrecevabilité financière de l'article 40.
Il faut rappeler que le Conseil constitutionnel accorde une importance particulière au respect des dispositions constitutionnelles relatives à l'ordre du jour. Ainsi a-t-il censuré, dans les règlements, les dispositions susceptibles de porter atteinte à la priorité gouvernementale (CC 24 et 25 juin 1959, no 59-3 DC : la discussion d'un procès-verbal précédemment rejeté ne peut être inscrite de droit en tête de l'ordre du jour d'une séance ; CC 20 novembre 1969, no 69-37 DC : la disposition réservant à la conférence des présidents de l'Assemblée nationale le pouvoir de modifier la règle réservant la matinée du jeudi aux travaux de commission n'est pas conforme à la Constitution, l'Assemblée nationale ne pouvant siéger pendant la matinée réservée aux commissions). D'autre part, dans certains cas - comme en ce qui concerne l'abus du droit d'amendement - le Conseil censure les cas concrets de détournement, lorsqu'il estime l'enjeu essentiel et le risque manifeste de violation de la volonté formelle du pouvoir constituant. C'est le cas lorsque les risques liés à la méconnaissance d'une règle procédurale sont majeurs, comme dans le cas des amendements présentés et votés en fin de « navette » du texte.
Au cas particulier, le détournement du troisième alinéa de l'article 48 s'est trouvé constitué, de manière patente et lourde de conséquences, ainsi que le met en évidence le rappel de la procédure suivie.
Des dispositions de réforme de l'assurance « accidents du travail » avaient été introduites par le Gouvernement dans son projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 mais le Conseil d'Etat, lors de l'examen du projet en formations consultatives, avait prononcé la disjonction, estimant qu'il s'agissait d'un dispositif substantiel, constitutif d'une branche entière d'un régime de sécurité sociale, insusceptible - à raison de son ampleur et de sa portée - de constituer un simple « cavalier » dans une loi du type de celle qui était présentée à son examen.
Puis une proposition de loi a été déposée, très semblable au projet du Gouvernement encourant l'irrecevabilité de l'article 40 de la Constitution. La « proposition-projet » fut retirée en toute hâte afin d'éviter son examen par la Commission des finances. Une nouvelle proposition fut déposée, édulcorée, avec l'intention clairement affichée de permettre au Gouvernement de présenter en séance des amendements permettant de retrouver la physionomie générale du projet initial du Gouvernement.
Par ailleurs, la déclaration d'urgence par le Gouvernement montre bien la part prise par ce dernier dans la défense de ce qui n'était en réalité que « son » projet.
Enfin, et pour achever la description de la procédure, on rappellera les positions prises au cours des débats. Le ministre, tout au long de ceux-ci, a continué à évoquer le « projet » alors que ce dernier se présentait désormais sous la forme d'une « proposition », qui était en réalité un projet gouvernemental glissé, par un abus de l'article 48, dans la « niche » parlementaire. Quant au rapporteur, devant l'évidence de la confusion introduite, il n'a pas cherché à le dissimuler puisqu'il a déclaré pour passer outre la question du détournement de procédure : « Quant à l'origine de cette proposition, peu importe ».
Les sénateurs auteurs de la saisine considèrent donc que la procédure parlementaire a été détournée, et que la Constitution a été violée.
2. Sur l'ensemble de la loi et sa conformité avec le principe de la liberté d'entreprendre, consacré dans l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
Si le principe de la liberté d'entreprendre, reconnu par le Conseil constitutionnel, n'est ni général ni absolu, les limitations qui lui sont apportées pour des motifs « d'intérêt général » sont subordonnées « à la condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence de dénaturer la portée de cette liberté » (Cons. const. du 20 janvier 1993, no 92-316 DC).
Le Conseil constitutionnel a rappelé encore récemment que les atteintes à la liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ne sont possibles que si « le législateur n'a pas porté à la liberté d'entreprendre une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif constitutionnel » poursuivi. Dans une autre décision, il n'a accepté les exceptions qu'« à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » (Cons. const. 16 janvier 2001, no 2000-439 DC ; Cons. const. 27 juillet 2000, no 2000-433 DC).
Dans le cas d'espèce, la condition fixée par le Conseil constitutionnel ne se trouve pas remplie.
L'objectif avancé est d'améliorer la protection sociale des exploitants agricoles complétant les prestations, en rendant effective l'obligation de garantie contre les accidents du travail et en développant la prévention. Le moyen choisi est la suppression de la prise en charge de ce risque par le secteur concurrentiel de l'assurance pour le faire assumer désormais par la sécurité sociale agricole (MSA) avec un recours désormais très limité, subordonné, et encore à ce jour largement indéterminé, au secteur privé :
- très limité, puisque le rôle des assureurs sera restreint au recueil des bulletins d'adhésion, les assureurs ayant ensuite l'obligation de déléguer la gestion de l'AAEXA à un groupement d'assureurs spécialement constitué, les modalités de gestion étant fixées par une convention CCMSA/groupement d'assureurs soumise à l'approbation du ministère de l'agriculture et, à défaut d'accord avant une date limite, par un arrêté ministériel ;
- subordonné, le recours aux assureurs le sera également puisque la MSA est le pivot du système. En effet, en tant que caisse pivot, la MSA est notamment chargée de recueillir l'ensemble des informations nécessaires au fonctionnement du régime, d'en centraliser et répartir les ressources ; elle est également investie du contrôle médical, du contrôle de l'obligation d'assurance et de la prévention ;
- indéterminé, en grande partie, le rôle des assureurs le sera aussi de même que celui de leur groupement dans la gestion du régime, ce rôle devant être fixé par la convention précitée dont la loi ne fixe aucun élément directeur.
Le système doit, en outre, être autofinancé puisque les seules cotisations des assujettis sont réputées couvrir la totalité des dépenses, le recours aux fonds publics étant « a priori » exclu.
Ces préoccupations faisaient suite notamment à un rapport parlementaire de l'Assemblée nationale de 2000 qui estimait que le système d'assurance actuel :
- apportait des prestations trop faibles ;
- avait un coût trop élevé ;
- ne garantissait pas le respect de l'obligation d'assurance ;
- ni une prévention suffisante.
L'idée était donc apparue d'une substitution, au système d'assurance actuel, d'« un régime de sécurité sociale fondé sur un barème légal de cotisations et de prestations ».
C'est au regard de cet objectif que doivent être appréciées l'existence d'un intérêt général suffisant et la proportionnalité des atteintes portées à la liberté d'entreprendre.
a) S'agissant tout d'abord de l'intérêt général, les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que les termes de la loi elle-même et les travaux préparatoires ne permettent pas de justifier l'atteinte qui est ainsi portée au principe de liberté d'entreprendre.
Les entreprises d'assurances qui opèrent en matière d'assurance sociale agricole sont présentes sur ce marché depuis près d'un siècle. En tout état de cause, le système d'assurance existant avait fait lui-même, dans le passé récent, l'objet de propositions de réformes substantielles établies d'un commun accord entre la profession agricole et les assureurs ainsi qu'il a été rappelé au cours des débats parlementaires (JO, Débats AN, 26 avril 2001, p. 2347, JO, Débats AN, 3 mai 2001, p. 2628).
En premier lieu, il avait été convenu que les prestations seraient revalorisées (notamment en matière de pensions d'inaptitude totale ou partielle, d'indemnités journalières et de capital-décès), en contrepartie de primes modérées garantissant mieux les assujettis pour une cotisation moins élevée.
En deuxième lieu, un renforcement du contrôle de l'obligation d'assurance avait été prévu grâce au rapprochement des fichiers de l'assurance maladie des exploitants agricoles (AMEXA) et des fichiers de l'assurance accidents du travail des exploitants agricoles (AAEXA).
En troisième lieu, il avait été convenu que la prévention serait renforcée en raison de l'obligation faite à tous les assureurs AAEXA de mener des actions de prévention au niveau départemental, en concertation avec la profession.
b) Certes le Conseil constitutionnel a eu l'occasion d'énoncer que le contrôle de proportionnalité qu'il exerce en ce domaine est un contrôle d'erreur manifeste (CC, 27 juillet 2000, no 2000-433 DC).
Mais, en l'occurrence, les sénateurs de la saisine considèrent que le système retenu comporte des carences manifestes et recèle des risques également évidents de sorte que, pour reprendre les termes de la décision précitée, « les modalités retenues par la loi » sont manifestement inappropriées à l'objectif visé.
Ceci est vrai d'abord quant aux agriculteurs concernés.
Loin d'être mieux assurée, la couverture d'une partie du groupe familial, écartée de l'AAEXA, et de tous les assujettis AAEXA victimes d'un accident de la vie privée se trouvera dégradée par suite du transfert de ces personnes et de ce risque en AMEXA dont les prestations sont inférieures à celles du futur régime AAEXA :
S'agissant des frais de soins, ils ne sont pas totalement remboursés en AMEXA par le régime social, un ticket modérateur de 30 % à 65 % restant à la charge de l'assuré social - élément non négligeable pour les exploitants agricoles dont le revenu moyen annuel s'établit à 70 000 F -, alors que l'AAEXA prend en charge l'intégralité des frais de soins sans application du ticket modérateur ;
S'agissant des pensions, servies au titre de l'AMEXA, elles s'élèvent à 17 633 F par an (en cas d'inaptitude partielle) et de 22 728 F par an (en cas d'inaptitude totale) et elles sont temporaires (cessation du service des rentes à soixante ans) alors que les pensions de l'actuelle AAEXA s'établissent à 18 021 F par an (inaptitude partielle) et à 23 344 F par an (inaptitude totale) et qu'elles sont viagères, donc servies jusqu'au décès du crédirentier. Dans la future AAEXA, les pensions d'incapacité totale s'élèveront à 70 000 F par an.
Il est juste d'observer, en outre, qu'il a été expressément exclu (Rép. ministér, no 32248, JO Sénat, 23 août 2001) - contrairement à ce qui avait été envisagé au cours des débats parlementaires - que la parité AMEXA-AAEXA soit assurée dans un avenir proche en matière de pension ;
S'agissant des indemnités journalières et des prestations décès (capital ou rentes d'ayants droit) il convient de souligner que l'AMEXA, contrairement à la future AAEXA, n'en comporte pas.
Loin d'être stabilisées et même promises à une diminution, les cotisations AAEXA fixées par les pouvoirs publics ne pourront qu'être rapidement majorées - ainsi qu'il a été souligné au cours des débats parlementaires (JO, Débats Sénat, 20 juin 2001, p. 3231 ; Rapport no 23, Sénat, p. 7) pour deux raisons complémentaires.
D'une part, le ministère de l'agriculture a pris pour base d'évaluation la tarification des accidents du travail des salariés agricoles, lesquels pour la plupart ne travaillent pas sur une exploitation et sont, de ce fait, moins exposés aux risques d'accidents du travail que les agriculteurs. Il résulte de cette sous-évaluation une majoration inévitable des cotisations d'AAEXA pour éviter un déficit du régime.
D'autre part, le principe a été retenu d'un régime par répartition. Or, ce régime est particulièrement inapproprié à la situation de déclin démographique des exploitants agricoles et porte, par suite, en lui un déséquilibre à terme. Au demeurant, les dispositions relatives à un fonds de réserve destiné à financer les rentes ne comportent à ce stade aucune indication remettant en cause ce principe.
Loin de demeurer étrangères au nouveau système, les cotisations d'AMEXA augmenteront nécessairement dans un premier temps - ainsi qu'il a été souligné au cours des travaux parlementaires (Rapport no 23, Sénat p. 8). Ceci est imputable aux charges nouvelles imposées au régime maladie, consécutivement aux transferts de personnes et de risques, puis ultérieurement si les prestations de l'AMEXA sont alignées sur celles de l'AAEXA.
Le caractère manifestement inapproprié à l'objectif poursuivi se vérifie ensuite du point de vue des finances publiques.
Alors que l'objectif est de créer un système qui s'autofinance, le transfert de 300 000 personnes et du risque « accidents de la vie privée » en AMEXA augmentera sensiblement les dépenses du régime maladie des exploitants, financé d'ores et déjà très largement par une subvention budgétaire. Le transfert conduira ainsi inéluctablement à une aggravation des charges publiques sans d'ailleurs que le montant en ait été évalué, le détournement de procédure ayant permis au gouvernement de se dispenser de produire l'étude d'impact dont doit être assorti tout projet de loi.
A cette aggravation certaine des dépenses publiques consécutive au transfert de risques et de personnes en AMEXA, s'ajoute un risque complémentaire d'aggravation substantielle.
En effet, face à un régime de l'AAEXA amené à être structurellement déficitaire, le retour à l'équilibre devrait se traduire par un ajustement à la hausse des cotisations si le principe de l'autofinancement était respecté. Mais, précisément, des majorations successives de cotisations seraient impossibles dans le contexte de crise que traverse l'agriculture et se heurteraient à l'insuffisance substantielle des capacités des exploitants, lesquelles sont globalement limitées. En ce cas, le déficit du régime serait nécessairement compensé par le BAPSA.
Le caractère manifestement inapproprié se constate également du point de vue des règles de concurrence :
Par suite de la communication - par les assureurs AAEXA à la MSA - des fichiers d'assurés pour permettre à celle-ci de contrôler le respect de l'obligation d'assurance, la MSA disposera d'informations privilégiées qui lui permettront d'être plus agressive sur le terrain de l'assurance complémentaire en disposant d'informations essentielles au démarchage. Les sénateurs auteurs de la saisine craignent que le nouveau système ait donc pour effet de fausser la concurrence alors que le seul objectif avancé est d'améliorer la protection des exploitants agricoles contre les accidents du travail.
Le jeu normal de la concurrence sur le terrain de l'assurance complémentaire sera même faussé - et donc le principe d'égalité méconnu - dès la mise en place du régime si la MSA obtient d'adresser les bulletins d'adhésion au nouveau régime à l'ensemble des assujettis potentiels à l'AAEXA comme le permet le silence de la loi sur la question posée.
Enfin, le caractère inapproprié se marque dans le mécanisme de participation des entreprises d'assurance au fonctionnement du système.
Cette participation n'interviendra que sur autorisation alors que les entreprises sont d'ores et déjà soumises à l'agrément préalable du ministre de l'économie et des finances en tant qu'entreprises d'assurance et qu'ainsi, en pratique, existera un double agrément délivré par deux autorités distinctes. Ceci aura pour effet d'entraver la liberté d'entreprendre des entreprises d'assurances, sans qu'une telle mesure soit justifiée, de quelque manière que ce soit, par un motif d'intérêt général.
Les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que ces risques et inconvénients nombreux et substantiels démontrent que les atteintes à la liberté d'entreprendre, non justifiées par un intérêt suffisant eu égard à la situation réelle actuelle, sont disproportionnées par rapport aux objectifs poursuivis, lesquels auraient très bien pu être atteints dans le cadre du système concurrentiel rénové sans aggravation pour les charges publiques.
3. Sur l'ensemble de la loi et sa conformité avec l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité, de clarté et de précision de la loi
Le Conseil constitutionnel insiste, depuis quelque temps déjà, sur l'obligation pour le législateur de respecter l'objectif de valeur constitutionnelle « d'accessibilité et d'intelligibilité » de la loi (CC 16 décembre 1999, no 99-421 DC ; a contratrio CC, 13 janvier 2000, no 99-423 DC) ou encore de « clarté et de précision » de la loi (CC 7 décembre 2000, no 2000-435, considérant no 53 à propos, d'ailleurs, de la liberté d'entreprendre).
Or, d'une manière générale, la simple lecture de la loi déférée ne permet pas aux intéressés de mesurer les modifications de protection que comportera le nouveau système par rapport à l'existant tant en ce qui concerne les personnes couvertes qu'en ce qui concerne les risques assurés.
Ceci est d'autant plus fâcheux qu'au cours des débats il a été assuré que le nouveau système avait pour objectif et pour résultat d'améliorer la situation des intéressés.
Par ailleurs, la loi déférée met en place des mécanismes dont les contours essentiels ne sont pas fixés avec une précision suffisante pour en discerner les conséquences concrètes.
Ainsi sont laissés dans l'ombre des points essentiels. On en recensera ici certains :
Le contenu de certaines prestations (prestations en nature, rentes d'ayants droit, frais funéraires) n'est pas précisé. Pour les prestations en nature, il est renvoyé (à l'article L. 752-4 nouveau du code rural) à un décret dont la teneur n'est pas connue. Pour les rentes d'ayants droit, il est également renvoyé (à l'article L. 752-7 nouveau du code rural) à un décret de sorte qu'en l'état actuel du texte cette prestation reste à définir. Pour les frais funéraires, la formulation du texte de l'article L. 752-10 nouveau du code rural ne permet pas de déterminer si cette prestation est due en cas de décès du seul chef d'exploitation ou de toute personne couverte en AAEXA.
Or, s'il est vrai que relève du législateur la détermination des catégories de prestations et de bénéficiaires et qu'entre dans la compétence du pouvoir réglementaire la définition, pour chaque catégorie de prestations, de la nature exacte de ces prestations ainsi que la définition précise des conditions à remplir par les catégories de bénéficiaires de prestations, l'on ne se trouve pas ici devant une création « ex nihilo » d'une couverture du risque accident du travail des exploitants agricoles mais devant un changement de modalités à cette couverture. Les seules dispositions légales ne permettent pas d'apprécier la parité annoncée d'avantages par rapport au régime applicable aux salariés ni l'amélioration promise par rapport à l'assurance antérieure des exploitants.
Dans le cas d'espèce, la définition précise des prestations est indispensable pour évaluer le caractère effectif de la parité et des améliorations affichées. La clarté et la portée du texte se trouvent donc compromises, dès lors que le législateur se borne à renvoyer cette définition à un décret, sans aucune forme d'encadrement.
La nature, les modalités et le fonctionnement du fonds de réserve des rentes prévu à l'article L. 752-18 nouveau du code rural ne sont pas fixés.
Les modalités de gestion du régime, dans l'attente de la conclusion de la convention CCMSA/Groupement d'assureurs (à signer avant le 15 mars 2002), ne sont pas davantage connues.
Les rapports assureurs - assurés/assujettis à compter du 1er avril 2002 ne sont pas suffisamment précisés. En effet, les contrats d'AAEXA sont résiliés de plein droit au 1er avril 2002 sans que cette résiliation suffise à résoudre toutes les questions posées : les assurés demeurent-ils assujettis à l'AAEXA auprès des assureurs qui les garantissent jusqu'au 31 mars 2002 ou bien ont-ils, à l'occasion de la mise en place du nouveau régime, la possibilité d'exercer un choix auprès d'un nouvel assureur ou de leur caisse de MSA ? Dans l'affirmative, quelles sont les modalités de ce choix ?
Le rôle réel des assureurs AAEXA dans le futur régime et les conditions de leur participation à la gestion de ce régime, les modalités et les conditions de l'habilitation des assureurs autres que la MSA par le ministre de l'agriculture ne sont pas davantage fixés. Quant au rôle du groupement auquel les assureurs sont tenus d'adhérer, il n'est pas précisé puisqu'il est renvoyé à une convention approuvée par arrêté ministériel et dont aucun principe de base n'est fixé par le texte législatif.
Les sénateurs auteurs de la saisine considèrent donc que la loi demeure opaque et s'affranchit de l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité, de clarté et de précision de la loi.
Ainsi, c'est l'ensemble de la loi déférée qui est contraire à la Constitution, dès lors que la procédure conduisant à l'adoption de la loi a méconnu l'article 48 de la Constitution et que le nombre de points essentiels sur lesquels la loi reste silencieuse est tel que c'est sa substance même qui doit être regardée comme méconnaissant l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité, de clarté et de précision de la loi, et qu'en outre le principe de la liberté d'entreprendre a été méconnu.
II. - Sur les différents articles de la loi
1. Sur l'article 1er et sa conformité avec l'article 34 de la Constitution en raison de la reconciation par le législateur à exercer la plénitude de sa compétence
Le législateur ne peut, sans méconnaître l'article 34 de la Constitution, confier au pouvoir réglementaire ou à une autorité administrative une compétence de mise en oeuvre ou d'exécution sans encadrement ni limites au point d'entraîner une véritable délégation du pouvoir législatif. En agissant ainsi, il entache la loi votée d'une « incompétence négative ».
Ainsi, le Conseil constitutionnel énonce-t-il, par exemple, que le législateur ne doit « pas abandonner au pouvoir discrétionnaire du gouvernement la fixation des règles » ou « abandonner au pouvoir réglementaire le champ d'application de la règle que la loi pose » (Cons. const. 16 janvier 1982, no 132 DC et Cons. const. 13 janvier 2000, no 99-423 DC, notamment). Tel est le cas, par exemple, lorsque le législateur n'utilise pas pleinement les compétences que lui confie l'article 34 ou lorsqu'il crée un mécanisme d'agrément en matière fiscale sans fixer les conditions auxquelles est subordonné l'octroi (ou le refus de l'agrément) (Cons. const. 30 décembre 1987, no 87-237 DC). Dans une autre décision récente (Cons. const. 27 juillet 2000, no 2000-433 DC), le Conseil constitutionnel a également énoncé qu'« en omettant de préciser les conditions de forme d'une saisine et en ne déterminant pas les caractéristiques essentielles du comportement fautif de nature à engager, le cas échéant, la responsabilité pénale des intéressés, le législateur a méconnu la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution ».
Enfin, en matière sociale, le Conseil a estimé que le législateur devait préciser notamment les conditions des prestations (Cons. const. no 72-74 L) et la détermination des éléments de l'assiette (Cons. const. no 97-38 DC).
Le principe est ainsi posé que le législateur, s'il peut déléguer au pouvoir réglementaire la mise en oeuvre des principes qu'il détermine, doit être cependant suffisamment explicite lui-même pour ne pas être regardé comme ayant renoncé à sa compétence.
Or, en premier lieu, certaines dispositions essentielles du système envisagé, tel qu'adopté par l'Assemblée nationale à titre définif, sont renvoyées à un décret d'application ou à un arrêté de sorte que la physionomie réelle du système est impossible à discerner.
Ainsi en est-il :
- de l'article 1er (art. L. 752-18 nouveau du code rural) relatif au fonds de réserve ;
- de l'article 1er (art. L. 752-4 nouveau du code rural) concernant les prestations en nature ;
- de l'article 1er (art. L. 752-7 nouveau du code rural) visant les rentes d'ayants droit ;
- de l'article 1er (art. L. 752-14, al. 2 et 3, nouveau du code rural) qui traite de la convention MSA/groupement d'assureurs, dont la loi dit qu'elle doit être approuvée par arrêté ministériel - lequel doit organiser la gestion du régime - sans que les lignes générales de cette gestion et le rôle du groupement d'assurances aient été définis.
En second lieu, la compétence donnée au ministre de l'agriculture à l'article 1er (art. L. 752-14, al. 1 nouveau, du code rural) pour autoriser les organismes d'assurance privés qui pourront participer au système n'est pas enserrée dans un cadre de conditions qui devraient être remplies par les organismes pour bénéficier de l'autorisation, en sorte qu'un véritable pouvoir discrétionnaire se trouve conféré pour l'attribution du régime juridique entier - fait de droits et d'obligations - que constitue la qualité de gestionnaire associé du régime. Se trouve ainsi constatée l'incompétence négative à laquelle le Conseil constitutionnel s'oppose en matière d'agrément (cf. Cons. const., 30 décembre 1987 précité).
2. L'article 1er et sa conformité avec l'article 34
de la Constitution en tant qu'il vise la sécurité sociale
Aux termes de l'article 34 de la Constitution, « la loi détermine les principes fondamentaux ... de la sécurité sociale » et le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 décembre 1997 relative à la loi de financement de la sécurité sociale pour 1998, a précisé que « s'il y a lieu de ranger la mise sous condition de ressources des allocations familiales au nombre des principes fondamentaux de la sécurité sociale qui, comme tels, relèvent de la loi en vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au pouvoir réglementaire, sauf à ne pas dénaturer l'objet et la portée de la législation relative à la politique familiale au regard du Préambule de 1946, de fixer le plafond au-dessus duquel les allocations familiales ne seront pas versées » (Cons. const. 18 décembre 1997, no 97-393 DC).
Cette décision - comme d'autres, d'ailleurs - énonce ainsi que le régime financier de la sécurité sociale constitue un de ses principes fondamentaux et relève à ce titre de la compétence du législateur.
Ce dernier ne saurait donc méconnaître l'étendue de sa compétence en laissant à d'autres l'exercice de celle-ci, à peine d'inconstitutionnalité (Cons. const., 30 mars 1997, no 97-388 DC).
Or, aux termes des articles L. 752-16 et L. 752-17 nouveaux du code rural tels que prévus par la loi déférée, le législateur a délégué entièrement au ministre chargé de l'agriculture le pouvoir de fixer les cotisations applicables aux personnes assujetties.
Dès lors que la détermination du montant des cotisations applicables aux personnes assujetties à un régime d'assurance sociale constitue un élément de financement du régime d'assurance sociale, le législateur ne pouvait confier au ministre chargé de l'agriculture la détermination entière des cotisations.
3. Sur l'article 1er et sa conformité avec l'article 21
de la Constitution
L'article 21 de la Constitution dispose que « le Premier ministre dirige l'action du Gouvernement. Il est responsable de la défense nationale. Il assure l'exécution des lois. Sous réserve des dispositions de l'article 13, il exerce le pouvoir réglementaire et nomme aux emplois civils et militaires ». Ainsi, le Premier ministre est seul titulaire du pouvoir réglementaire, notamment pour assurer l'exécution des lois, sous réserve du pouvoir dont dispose le Président de la République en application de l'article 13 de la Constitution et, le cas échéant, dans le cadre de l'article 16.
Le Conseil constitutionnel a admis, cependant, qu'un pouvoir réglementaire puisse être conféré à une autre autorité que le Premier ministre, « à la condition que cette habilitation ne concerne que des mesures de portée limitée tant par leur champ d'application que par leur contenu » et que l'autorité titulaire d'un tel pouvoir soit « indépendante » dans son statut comme dans son comportement (Cons. const. 7 janvier 1991, no 248-89 DC).
Dès lors qu'un tel pouvoir réglementaire, permettant l'édiction de règles opposables aux administrés, est institué au profit d'une autorité autre que le Premier ministre, les conditions dans lesquelles ce pouvoir s'exerce « doivent être déterminées avec une précision suffisante » par le législateur, à défaut pour ce dernier de méconnaître la Constitution (Cons. const. 29 décembre 1998, no 98-405 DC).
C'est notamment le cas lorsque les règles posées par le législateur laissent, en raison de leur imprécision, une marge d'appréciation aux autorités chargées de les appliquer, celles-ci étant incitées ou contraintes à empiéter sur le domaine de la loi. Le Conseil constitutionnel retient en effet, dans ce cas, que le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence en laissant à d'autres l'exercice de celle-ci.
a) Or, il ressort de l'article L. 752-12 nouveau du code rural, tel qu'inséré dans ce code par l'article 1er de la loi déférée, que le législateur a confié un véritable pouvoir réglementaire aux organismes de mutualité sociale agricole, alors même que ce pouvoir n'a été défini avec aucune précision.
Par ailleurs, les pouvoirs conférés par le législateur aux organismes de mutualité sociale agricole s'analysent comme permettant la prise de décisions susceptibles de faire grief aux exploitants et entreprises agricoles (classement des exploitations, notamment).
Et il apparaît avec évidence que ce pouvoir, large et étendu, n'a pas été confié à des organes offrant toutes les garanties d'indépendance, conformément à l'exigence du Conseil constitutionnel. En effet, les caisses de MSA interviennent à la fois comme acteurs au niveau de la protection sociale de base comme de la protection complémentaire, régulateurs voire contrôleurs en matière d'assurance sociale agricole, et seront amenées à prendre des décisions faisant grief à d'autres intervenants dans ce secteur de la protection sociale.
Les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que cette position de « juges et parties » des caisses de mutualité sociale agricole n'offre pas de garantie suffisante d'indépendance dans leur comportement, du fait du large pouvoir réglementaire qui leur est confié par la loi, vis-à-vis des autres organismes qui interviendront dans ce secteur de la protection sociale.
En conséquence, le dispositif du nouvel article L. 752-12 du code rural est de nature à favoriser la prise de décisions arbitraires à entraîner l'introduction d'éléments d'appréciation à caractère subjectif ouvrant la voie à des contestations, à créer des inégalités et des biais sérieux dans leur application.
b) De même, la délégation de compétence opérée par les articles L. 752-16 et L. 752-17 nouveaux du code rural au profit du ministre chargé de l'agriculture quant à la détermination des cotisations méconnaissent également l'article 21 de la Constitution.
Le ministre ne disposant pas d'un pouvoir réglementaire propre, il ne saurait se voir confier un tel pouvoir que dans la mesure où celui-ci serait limité tant par son champ d'application que par son contenu et que les règles seraient déterminées avec une précision suffisante (Cons. const. 29 décembre 1998, no 98-405 DC).
Or en l'espèce, aucune précision n'est apportée sur les modalités de calcul du montant des cotisations qui devront être fixées par arrêté du ministre chargé de l'agriculture.
Ainsi, en se bornant à renvoyer à un arrêté du ministre chargé de l'agriculture la détermination du montant des cotisations sans fixer lui-même des critères objectifs, le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution.
4. Sur l'article 13 et sa conformité avec le principe de la liberté contractuelle consacré par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789
Le Conseil constitutionnel a rappelé à plusieurs reprises que le législateur ne peut, sans méconnaître le principe de la liberté contractuelle découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, s'abstenir de prendre en compte les situations contractuelles existantes. Aussi bien, d'une part, il ne peut les remettre en cause que pour un motif d'intérêt général suffisant, d'autre part, un délai d'adaptation peut être nécessaire (Cons. const. 13 janvier 2000, no 99-423).
Deux types de relations contractuelles sont affectées à cet égard par la loi déférée pour lesquelles le délai d'adaptation nécessaire n'a pas été respecté.
a) Il s'agit d'abord des relations entre les assurés et les entreprises d'assurances garantissant actuellement les risques accident du travail des exploitants agricoles. L'article 13 du texte voté prévoit, en effet, que les contrats en cours sont résiliés de plein droit à compter du 1er avril 2002.
Une telle résiliation sans délai suffisant d'adaptation ne tient pas compte de la nécessaire adaptation aux situations existantes à la date d'entrée en vigueur du texte nouveau.
b) Il s'agit, ensuite, des relations contractuelles entre les entreprises d'assurances garantissant actuellement le risque et les personnels affectés à la gestion de ce risque (médecins, conseils, agents de prévention, personnel administratif). L'emploi de la plus grande partie de ces personnels par les entreprises concernées perdra en effet son utilité, alors même qu'aucune disposition du texte ne prévoit la situation des intéressés (fût-ce par une disposition transposant l'article L. 122-12 du code du travail aux données particulières de l'espèce ou s'inspirant de cette disposition).
Il s'agit là, en outre, d'une atteinte caractérisée aux principes généraux régissant la protection des salariés.
5. Sur l'article 1er et sa conformité avec le principe à valeur
constitutionnelle du respect des droits de la défense
Le Conseil constitutionnel a consacré le principe des droits de la défense en matière non pénale comme un principe à valeur constitutionnelle. A cet égard, il a retenu que les droits de la défense sont garantis dès lors que l'intéressé, dans le cas d'une mesure susceptible de porter atteinte à ses intérêts, est « mis en mesure de présenter ses observations », que « la décision est motivée » et que celle-ci est « susceptible de faire l'objet d'un recours à caractère suspensif » (Cons. const., 18 juillet 1985, no 84-182 DC).
Ainsi, le Conseil constitutionnel a-t-il été conduit à élaborer un système juridique, fondé sur trois conditions et s'imposant au législateur, afin de garantir les droits fondamentaux de la défense.
a) Or, en premier lieu, l'article L. 752-12 nouveau du code rural ne prévoit aucune procédure de nature à garantir les droits des personnes intéressées, c'est-à-dire celles dont les intérêts seront affectés, voire lésés, par une décision de classement.
En effet, si l'article L. 752-19 nouveau du code rural prévoit une possibilité de contestation, le recours est ouvert aux seuls chefs d'exploitation ou d'entreprise ou à l'autorité administrative à l'exclusion de l'ensemble des autres personnes intéressées, à savoir les aides familiaux et les conjoints participant à la mise en valeur de l'exploitation. Ces personnes seront, dès lors, irrecevables à former un tel recours alors qu'elles sont bénéficiaires du régime d'assurance prévu par la loi déférée.
b) En deuxième lieu, aucune disposition de la loi n'assure que les personnes intéressées par les décisions des organismes de mutualité sociale agricole, en particulier les décisions de classement des caisses, seront mises en mesure de présenter leurs observations préalablement à une telle décision de classement, seul un recours « ex-post » étant prévu.
c) En troisième lieu - et contrairement à ce qu'exige le Conseil constitutionnel -, ni l'article L. 752-12 nouveau du code rural, ni aucune autre disposition de la loi, n'impose que les décisions de classement des caisses soient motivées.
De même, aucune obligation n'est faite au ministre chargé de l'agriculture de motiver l'établissement de la liste des différentes catégories de risques qu'il lui incombe d'établir, aucun critère d'établissement de cette liste n'étant fixé par le législateur.
Il en résulte que les pouvoirs des caisses échappent largement aux contrôles, alors même qu'elles se voient chargées de prendre des mesures à l'encontre des exploitants ou entreprises agricoles de nature à leur faire grief, s'agissant notamment des décisions de classement.
Au surplus, aucune disposition de la loi déférée ne prévoit une quelconque garantie concernant les procédures que doivent appliquer les caisses, et notamment pour le respect des droits de la défense des personnes intéressées par de telles décisions.
d) Par ailleurs, l'article L. 752-13 nouveau du code rural tel qu'il résulte de la loi porte atteinte aux droits de la défense, dans la mesure où cette disposition ne prévoit aucune procédure de nature à garantir pleinement les droits des exploitants ou entreprises agricoles.
En particulier, les exploitants ou entreprises agricoles ne disposent d'aucun élément leur permettant, et notamment en termes de délais, de déterminer dans quelles conditions ils perdent le droit de choisir librement leur organisme d'affiliation. Ainsi, ils ne sont pas informés de la décision de l'administration de procéder à une affiliation d'office avant que cette décision n'intervienne de manière effective et ne leur soit donc opposable. En conséquence, les exploitants ou entreprises agricoles ne seront pas mis en mesure de faire part à l'administration de leurs observations.
En outre, et à défaut pour le législateur d'avoir déterminé les conditions dans lesquelles l'affiliation d'office peut être prononcée, l'article L. 752-13, alinéa 2, nouveau du code rural permettra à l'administration de procéder à des affiliations d'office discrétionnaires et non motivées.
e) Enfin, il n'est pas prévu que les refus de délivrance d'autorisation préalable des entreprises d'assurances seront obligatoirement motivés par des fins d'intérêt général ni que le destinataire du refus sera mis à même de connaître les motifs d'un tel refus et de les contester, le cas échéant, devant le juge de l'excès de pouvoir.
Les mêmes observations valent pour le retrait d'autorisation.
6. Sur l'article 1er et sa conformité avec le principe d'égalité reconnu par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
Le principe constitutionnel d'égalité implique que les personnes physiques ou morales qui entendent accéder au même marché pertinent soient placées dans des conditions garantissant l'absence de discrimination « a priori » entre elles pour l'accès à ce marché, sauf naturellement si l'intérêt général justifie pleinement des discriminations ponctuelles et limitées. C'est en ce sens que le respect des règles de concurrence découle directement du principe d'égalité.
Or, ainsi qu'on l'a rappelé précédemment, les caisses de MSA interviennent à la fois comme acteurs au niveau de la protection sociale de base et de la protection complémentaire, et comme régulateurs, voire contrôleurs, en matière d'assurance sociale agricole. Elles seront, à ce titre, amenées à prendre des décisions faisant grief aux autres intervenants dans ce secteur de la protection sociale agricole.
Les caisses sont donc à la fois « juges et parties ».
En outre, comme il a été également précisé précédemment, le jeu normal de la concurrence sur le terrain de l'assurance complémentaire sera faussé - et donc le principe d'égalité méconnu - dès la mise en place du nouveau régime. En effet, dans le silence de la loi, la MSA sera inéluctablement conduite à adresser les bulletins d'adhésion au nouveau régime à l'ensemble des assujettis potentiels à l'AAEXA, ce qui lui conférera un avantage de marché déterminant.
En admettant même que l'intérêt général puisse être invoqué pour justifier le rôle central ainsi confié à la MSA, aucune considération d'intérêt général ne justifie suffisamment, en tout état de cause, les discriminations créées en matière d'assurance complémentaire, qui faussent gravement le jeu de la concurrence.
7. Sur l'article 1er et sa conformité avec, à titre principal, le droit de propriété et, à titre subsidiaire, le principe de compensation des préjudices spéciaux et anormalement graves découlant du principe d'égalité devant les charges publiques
La loi déférée n'a prévu aucune indemnisation des entreprises et des intermédiaires d'assurances qui opéraient jusqu'ici en la matière.
a) Une telle absence de prévision met en cause l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Cet article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, disposant que « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité », le Conseil constitutionnel a consacré le droit de propriété comme étant un principe à valeur constitutionnelle dans ses décisions des 16 janvier et 11 février 1982 relatives à la loi de nationalisation (nos 132 et 139 DC).
Le Conseil admet cependant des atteintes à ce principe, dès lors que la dépossession est décidée par la loi, qu'elle est justifié par la nécessité publique et qu'elle donne lieu à une juste et préalable indemnité.
Or la loi déférée transfère de fait des entreprises d'assurances à un nouveau régime géré par la MSA un ensemble de cotisants qui constituent actuellement une « clientèle », laquelle est en droit strict un élément essentiel, par nature, du fonds de commerce.
La perte définitive d'une partie de la clientèle des organismes d'assurances actuellement présents sur le marché de l'assurance agricole qui résulte de la loi est donc constitutive d'une dépossession et aurait dû à ce titre être indemnisée par le législateur, conformément aux dispositions de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et de la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel.
b) Subsidiairement, et même si l'on devait estimer que n'est pas en cause ici le droit de propriété, force serait de prendre en compte un autre principe constitutionnel découlant du principe d'égalité.
Ainsi que le juge, en effet, traditionnellement le Conseil d'Etat, le principe d'égalité a pour corollaire l'obligation d'indemniser ceux qui subissent des préjudices spéciaux et anormalement graves du fait de la mise en oeuvre d'une législation nouvelle (CE Ass. 14 janvier 1938, SA des produits laitiers La Fleurette).
De fait, le législateur, en cas de législation lésant gravement les intérêts légitimes d'une catégorie de professionnels bien identifiée et limitée, prévoit une telle indemnisation même si ces professionnels ne peuvent se prévaloir d'un « fonds de commerce » stricto sensu.
Ainsi, dans la loi d'orientation des transports routiers - dont le Conseil constitutionnel a eu à connaître dans sa décision du 30 décembre 1982 no 82-150 DC - avait été prévue une indemnité compensatoire du préjudice subi par l'entreprise de transports dont le service avait été supprimé, modifié ou confié à un autre exploitant, alors même « que les autorisations d'exploiter des services de transports publics réguliers de personnes accordées à des fins d'intérêt général par l'autorité administrative à des entreprises de transports ne sauraient être assimilées à des biens objets pour leurs titulaires d'un droit de propriété et comme tels garantis, en cas d'expropriation pour utilité publique, par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme ».
Ainsi encore, et dans le cadre d'une réforme symétrique de celle réalisée par la loi déférée, la loi no 72-965 du 25 octobre 1972 qui a transféré à la MSA la gestion du risque accidents du travail des salariés agricoles avait, elle, prévu à la charge du successeur un régime d'indemnisation des entreprises d'assurances et des intermédiaires d'assurances qui subissaient un préjudice, à l'occasion de la réforme.
Certes, cette réforme évinçait totalement les entreprises d'assurances de la gestion du régime alors que la loi déférée leur permet de devenir gestionnaires du régime. Cependant, l'apparente pluralité de gestionnaires n'est en fait qu'un moyen d'éviter l'indemnisation des entreprises d'assurances et non l'illustration d'une réelle volonté de leur laisser une partie de leur activité.
En effet, les sénateurs auteurs de la saisine considèrent que dans un régime avec des cotisations et des prestations définies par l'Etat et centralisées par la Caisse centrale de la MSA, les entreprises d'assurance ne portent plus le risque et ne sont même pas gestionnaires directement puisque la gestion est obligatoirement déléguée à un groupement spécifiquement créé. Ce groupement ne gère pas librement puisqu'il exerce son activité en liaison avec la Mutualité sociale agricole, laquelle joue un rôle majeur en tant que caisse pivot du régime.
Il en résulte que la différence concrète avec le transfert opéré par la loi du 25 octobre 1972 est ténue.
La légitimité d'une indemnisation affirmée en 1972 doit donc être également reconnue aujourd'hui.
Au cas précis de la loi déférée, deux catégories de personnes vont subir, à la suite de la réforme décidée par le législateur, un préjudice substantiel susceptible d'être qualifié de « spécial » et d'« anormalement grave ».
La première catégorie est celle des agents généraux d'assurances et autres intermédiaires d'assurances spécialisés dans le secteur agricole dont le portefeuille au titre de l'AAEXA constituait jusqu'à 50 % de leur activité. Selon les experts du secteur concerné, le préjudice peut être évalué à au moins 140 millions de francs. Le préjudice est d'ordre économique et également social puisque 6 000 collaborateurs d'agence seront concernés par la fragilisation des portefeuilles d'agents généraux d'assurances.
La seconde catégorie est celle des entreprises d'assurances garantissant le risque AAEXA. Pour celles-ci, la réforme se traduit par un préjudice certain (associé aux contrats d'AAEXA et d'assurance complémentaire, loi de 1972) évalué à 2 milliards de francs auquel il faut ajouter plusieurs pertes non directement quantifiables (perte d'image auprès des exploitants agricoles, modifications des équilibres du marché des exploitants agricoles sur les garanties complémentaires en assurance de personnes, perte potentielle des marges sur les garanties complémentaires « assurances de personnes » conquises par la MSA du fait de la modification de la loi).
A ce préjudice, s'ajoute la perte potentielle liée à la prise en compte du risque de financement du Fonds commun des accidents du travail en agriculture (FCATA) au titre de la revalorisation des rentes en cours, laquelle peut être évaluée à 650 millions de francs.
Or la loi - contrairement à ce qui a été prévu dans les occasions évoquées ci-dessus - n'a rien prévu en termes d'indemnisation. Ce faisant, elle a méconnu le principe, découlant du principe constitutionnel d'égalité, selon lequel le législateur ne peut, sans prévoir de compensation, faire subir, en conséquence d'une législation nouvelle, des préjudices spéciaux anormalement graves à une catégorie clairement identifiée et nettement délimitée.
Le Conseil constitutionnel s'est déjà engagé dans cette voie (Cons. const. 10 janvier 2001, no 2440 DC), à propos des privilèges de certaines professions et les commentateurs ont noté que cette décision s'insérait dans une évolution amorcée par une décision plus ancienne (Cons. const. 18 janvier 1985, no 84-182 DC). Il est nécessaire aujourd'hui de parachever l'évolution enregistrée en censurant la loi déférée pour méconnaissance du principe susprécisé. La seule manière d'éviter un tel constat serait de considérer que la loi déférée n'est constitutionnelle sur ce point que parce que et en tant que son effet, sinon son objet, n'a pu être d'exclure une indemnisation qu'il incombera au juge administratif de fixer.
En conclusion, les articles 1er à 14 doivent être considérés comme non conformes à la Constitution. En outre, en raison du caractère indivisible de ces dispositions avec l'ensemble de la loi comme à cause des trois vices qui affectent la loi toute entière, c'est l'ensemble de celle-ci qui doit être considéré comme non conforme à la Constitution.
(Liste des signataires : voir décision no 2001-451 DC.)