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Décision n° 2000-431 DC du 6 juillet 2000 - Saisine par 60 sénateurs

Loi relative à l'élection des sénateurs
Non conformité partielle

Les sénateurs soussignés demandent au Conseil constitutionnel de bien vouloir déclarer contraires à la Constitution les dispositions sousvisées du projet de loi relatif à l'élection des sénateurs, adoptées en dernière lecture par l'Assemblée nationale le 21 juin 2000 et ce sur la base de l'argumentation qui suit.

  1. La Constitution dans son article 24 pose trois principes en ce qui concerne le Sénat : il assume la représentation des collectivités territoriales, il est élu au suffrage indirect et il assure la représentation des français de l'étranger. Le dernier principe n'est pas affecté par la loi en cause ; par contre les deux premiers le sont.
    I. La loi n'assure plus correctement la représentation des collectivités territoriales de la République.
  2. La seconde chambre a toujours eu dans l'histoire constitutionnelle française une mission différente de représentation par rapport à la première. Elle a sous les deux empires été essentiellement composée des gloires du régime ; sous la restauration et la monarchie de juillet elle comprenait l'élite héréditaire ou l'élite sociale ; à l'époque révolutionnaire les représentants des départements se composaient de trois catégories : les représentants de la population, les représentants du territoire et ceux de la fiscalité versée. Depuis la République, le Sénat ou le Conseil de la République ont toujours eu la mission d'assurer la représentation des collectivités territoriales de la République.
  3. L'élection des sénateurs s'est toujours opérée dans le cadre de la circonscription départementale et la loi a toujours exigé qu'il y ait du moins un sénateur par département quelle que soit l'importance de la population afin de correspondre à cette exigence constitutionnelle de représentation du territoire. Par contre, l'exigence d'une représentation démographique cohérente n'a pas été oubliée puisque le nombre des sénateurs par département tient compte du poids démographique en parfaite conformité avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel (décision 85-196 DC du 8 août 1985, 85-197 DC du 23 août 1985, 86-208 DC du 1 et 2 juillet 1986 et 86-218 DC du 18 novembre 1986). Néanmoins, le poids démographique du département ne doit pas être le seul élément à prendre en compte puisque la Constitution confie au Sénat le soin d'assurer la représentation des collectivités territoriales et celle des français de l'étranger.
  4. La loi ne garantit plus la représentation de certaines collectivités territoriales, mais vise exclusivement à renforcer la représentation des grandes villes en ne prenant en compte que leur seul poids démographique.
  5. Les collectivités territoriales de la République sont, d'après la Constitution, les communes, les départements et les territoires et en vertu de la loi, prévue par la Constitution, les régions et les collectivités spécifiques de Mayotte et de Saint-Pierre-et-Miquelon. les régions et les départements n'ont plus qu'une représentation résiduelle et seront, selon la loi incriminée, même en y ajoutant les députés, complément noyés par la représentation des communes.
  6. L'abaissement à 300 habitants du seuil pour désigner les délégués des communes bouleverse complétement la représentation des collectivités territoriales : les petites communes sont écrasées tout comme les départements et les régions ; les communes moyennes voient très légèrement croître leur représentation en nombre mais pas en pourcentage. Par contre, la représentation des communes centres ou très peuplées est considérablement accrue par la prise en compte du seul critère démographique.
  7. Lors de l'adoption de la Constitution de 1958 et lors de l'adoption des règles électorales applicables à l'élection des sénateurs, seules les communes étaient des circonscriptions territoriales de plein exercice. Le département et la région ne le sont devenus qu'en 1982. Dès lors, le code électoral aurait dû prendre en compte cette mutation afin d'assurer une représentation plus équitable des départements et des régions.
  8. Le seuil de 300 habitants pour la désignation d'un délégué apparaît comme arbitraire et n'est justifié par aucun autre argument que celui de la démographie. ll privilégie la représentation des seules communes les plus peuplées au détriment de la représentation des autres collectivités locales.
  9. En conséquence, sur la base des arguments présentés, les sénateurs requérants demandent que l'article 2 de la loi soit déclaré contraire à la Constitution ainsi que par coordination, les articles 3, 4, 18, 19 et 21.
    II. La loi n'assure plus l'élection des sénateurs au suffrage indirect.
  10. Les sénateurs ont toujours été les élus des élus et ont donc toujours été élus au suffrage indirect. La loi ne respecte plus cette exigence : les élus du suffrage universel deviennent souvent minoritaires au sein du collège des grands électeurs sénatoriaux.
  11. A titre d'exemple, la ville de Marseille, qui comptait 707 grands électeurs (dont 101 conseillers municipaux) en comptera dorénavant 2656 (soit 26 grands électeurs par conseiller municipal) qui domineront largement le collège sénatorial des Bouches du Rhône (voir annexe 1).
  12. A titre d'exemple, la réforme en Seine Maritime aboutira essentiellement à renforcer le poids des grandes villes (Rouen - le Havre - Dieppe).
  13. A titre d'exemple -caricatural cette fois ci- le Conseil de Paris devra élire un nombre de délégués sénatoriaux dix fois supérieur à l'effectif du Conseil de Paris. A quoi peut donc servir ce clonage inutile et caricatural qui ne modifiera en rien la représentation de Paris et qui de surcroît ne respecte plus la règle des 300. Mais il est vrai que la désignation par le Conseil de Paris (163 membres) de plus de 6 000 grands électeurs devenait surréaliste.
  14. Jusqu'à maintenant, les délégués supplémentaires des communes qui étaient justifiés pour tenir compte du facteur démographique étaient très largement minoritaires dans le cadre du collège électoral sénatorial. Dans certains cas, ils deviendront majoritaires (ex : 70,6 % dans les Hauts-de-Seine, voir annexe 2, 61,6 % dans le Val de Marne, voir annexe 3) alors qu'ils ne disposent pas de la légitimité qui découle du suffrage universel comme les députés, les conseillers municipaux, généraux et régionaux. Leur désignation est en fait une cooptation assortie d'une préoccupation de mandat impératif bien qu'il n'existe aucune sanction à l'irrespect de ce mandat. Ces délégués supplémentaires des communes n'ont donc aucune légitimité particulière et les sénateurs élus n'ont aucune responsabilité politique à leur égard puisque leur fonction ne dure qu'une seule journée.
  15. Lors de l'instauration du mode de désignation des sénateurs, la désignation des conseils municipaux obéissait à d'autres règles que celles actuellement en vigueur : scrutin proportionnel puis scrutin majoritaire et enfin scrutin mixte. La loi nouvelle qui augmente considérablement la représentation des communes importantes va amplifier la sur-représentation de la majorité communale qui détient du fait du mode de scrutin en vigueur entre les deux-tiers et les trois quarts des sièges même si elle n'a obtenu qu'une majorité relative lors du scrutin.
  16. C'est pourquoi, la majorité sénatoriale avait proposé le seuil de 700 (et non celui de 300) pour conjuguer tout à la fois le principe d'exigence démographique et celui de la représentation rééquilibrée des collectivités territoriales sans bouleverser le poids des élus du suffrage universel par rapport à celui de l'ensemble des grands électeurs sénatoriaux. Le seuil arbitraire de 300 bouleverse l'équilibre entre la représentation des collectivités territoriales et la prise en compte du facteur démographique et porte donc atteinte au principe selon lequel les sénateurs sont élus au suffrage indirect.
  17. Pour toutes ces raisons, les sénateurs requérants demandent l'annulation des mêmes dispositions de la loi que celles visées au 9 ci-dessus.
    III. La loi ne tient pas compte des mutations démographiques intervenues depuis les trois derniers recensements.
  18. La loi modifie non seulement le nombre des grands électeurs mais modifie également le mode de scrutin dans les départements qui élisent trois ou quatre sénateurs en substituant le scrutin proportionnel au scrutin majoritaire.
  19. Certes, les sénateurs étaient élus selon deux modes différents qui correspondaient à des bases objectives et permanentes découlant de la mission spécifique de représentation du Sénat : les départements les plus peuplés qui élisaient cinq sénateurs et plus étaient soumis au scrutin proportionnel, les autres au scrutin majoritaire à deux tours. Le Sénat avait proposé d'instaurer le scrutin proportionnel dans les départements qui élisent quatre sénateurs afin d'assurer une représentation égalitaire entre les sénateurs élus au scrutin proportionnel et ceux élus au scrutin majoritaire. Il y avait là une volonté de respecter tout à la fois le principe d'équilibre politique et celui d'équilibre démographique, consacrés par la jurisprudence précitée du Conseil constitutionnel.
  20. Mais la modification du mode de scrutin ne pouvait pas intervenir sans que la répartition des sièges dans le cadre du département n'ait été revue. Or, le nombre actuel de sénateurs par département ne tient pas compte des résultats des recensements de 1982, de 1990 et de 1999. Avant de modifier le mode de scrutin et selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel il aurait fallu modifier la loi qui fixe le nombre de sièges de sénateurs par département. Faute d'avoir effectué cette réforme préalable, la modification du mode de scrutin est donc entachée d'arbitraire (décision du 1 et 2 juillet 1986 du Conseil constitutionnel).
  21. Le principe d'équilibre démographique en ce qui concerne le nombre des sénateurs par département aurait dû guider le législateur tout en tenant compte, le cas échéant, d'impératifs d'intérêt général (au moins un sénateur par département et représentation particulière des français représentant les français de l'étranger).
  22. L'adoption par la loi du seuil de trois sénateurs pour instaurer le scrutin proportionnel porte donc atteinte au principe d'équilibre politique par son caractère essentiellement arbitraire.
  23. En conséquence, les sénateurs soussignés demandent que les articles 2, 3, 4, 9, 10, 18, 19 et 21 de la loi soient déclarés contraires à la Constitution.
  24. L'ensemble de la loi, à l'exception des dispositions financières, concernant l'élection des sénateurs, doit donc être considéré comme contraire à la Constitution.