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Décision n° 2000-428 DC du 4 mai 2000 - Saisine par 60 députés

Loi organisant une consultation de la population de Mayotte
Non conformité partielle

LOI ORGANISANT UNE CONSULTATION DE LA POPULATION DE MAYOTTE
Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi organisant une consultation de la population de Mayotte, adoptée par l'Assemblée nationale le 6 avril 2000.
Les députés soussignés demandent au Conseil constitutionnel de décider que la loi précédemment citée n'est pas conforme à la Constitution pour les motifs développés ci- dessous.
Alors que les habitants de la Grande Comore, d'Anjouan et de Mohéli, qui constituent avec Mayotte l'archipel des Comores, exprimaient lors de la consultation du 22 décembre 1974 leur volonté de sécession, les Mahorais refusèrent presque unanimement cette perspective. Le gouvernement ayant jugé souhaitable de s'assurer de leur détermination, les Mahorais furent de nouveau consultés le 8 février 1976 ; ils se prononcèrent à plus de 99 pour cent des suffrages exprimés en faveur du maintien dans la République.
On voulut voir une anomalie dans l'attachement de Mayotte à la France, qui allait, disait-on, à contre-courant du « sens de l'histoire ». Le trouble qu'avait jeté sur la scène diplomatique ce choix authentiquement démocratique conduisit le gouvernement à confiner Mayotte dans une quarantaine institutionnelle propre à ne pas attiser les critiques que martelait, entre autres enceintes, l'Assemblée générale des Nations Unies.
La loi n° 76-1212 du 24 décembre 1976 constitua Mayotte en « collectivité territoriale » ; elle prévoyait que la population mahoraise serait consultée au terme d'un délai d'au moins trois ans pour choisir entre les trois options suivantes : maintien de ce statut, transformation de Mayotte en département ou adoption d'un statut différent - ce qui, dans l'esprit du législateur, ménageait la possibilité d'une accession à l'indépendance ou d'un retour dans l'ensemble comorien. La loi n° 79-1113 du 22 décembre 1979 prorogea de cinq ans le délai Imparti pour le choix d'un nouveau statut en maintenant ouvertes les mêmes options institutionnelles. En dépit de ces dispositions, Mayotte est demeurée dans cette « quarantaine » jusqu'à nos jours.
De 1996 à 1999 a été conduite une réflexion sur l'avenir institutionnel de Mayotte, confiée à un groupe national ayant son répondant sur l'île. Il devait résulter de ce processus une participation des Mahorais au tracé des perspectives de leur collectivité, dont celles relatives au statut.
La loi qui vous est déférée tend à organiser une consultation de la population de Mayotte sur un « accord » dont l'objet, comme le souligne le communiqué du Conseil des ministres du 23 février 2000, est de prévoir pour Mayotte un « statut rénové de collectivité départementale ». L'objectif allégué par les auteurs de la loi est de mettre fin à ce provisoire ; en réalité, ils n'aspirent qu'à le prolonger en feignant d'être attentifs à la volonté des Mahorais.
Le voeu de la population mahoraise quant à son statut ne laisse guère place au doute. C'est le 2 novembre 1958 que Mayotte commença à revendiquer sa départementalisation, craignant que la marche vers l'indépendance des trois autres îles du T.O.M. des Comores ne l'entraînât dans une vole dont elle ne voulait pas. De fait, le statut d'autonomie interne mis en place par la loi du 22 décembre 1961 relative à l'organisation des Comores déboucha sur la sécession des trois autres îles du T.O.M. des Comores. Ayant non sans difficulté échappé à l'indépendance, la population de Mayotte écarta à plus de 97 pour cent, le 11 avril 1976, le statut de territoire d'outre-mer qu'il lui était proposé d'adopter. Elle y voyait la menace d'une répétition du scénario de sécession des Comores. A cette occasion, plus de 80 pour cent des votants déposèrent dans l'urne un « bulletin sauvage » exprimant la volonté de voir Mayotte dotée d'un statut de département d'outre-mer, le seul propre à leurs yeux à garantir l'ancrage de leur île dans la République française. Depuis lors, les Mahorais ont toujours porté très majoritairement leurs suffrages sur des candidats soutenant très explicitement la perspective d'une départementalisation.
Au gouvernement, qui prétend s'en remettre à la volonté de la population de Mayotte, une voie eût été ouverte : celle qu'il choisit d'emprunter en 1946 pour les Antilles, la Guyane et La Réunion. A l'époque, pour concrétiser son choix de marquer solennellement l'appartenance de ces îles à la République, c'est au législateur seul que le gouvernement s'adressa. Rien ne faisait obstacle à ce qu'il procédât de même pour Mayotte, fût-ce en aménageant une transition propre à assurer une accession réussie au statut de D.O.M.
Il est à craindre que le gouvernement n'ait jamais été animé du souci de respecter la volonté des Mahorais. S'il en avait été réellement animé, pourquoi aurait-il choisi une procédure toute de faux-semblant, qui ne vise qu'à confiner Mayotte dans la marginalité où elle a été tenue depuis un quart de siècle, sans nulle perspective explicite d'évolution vers le statut de D.O.M. ?
Le présent recours articule les moyens suivants :
telle qu'elle est prévue par la loi déférée à votre examen, la consultation de la population de Mayotte est dépourvue de fondement constitutionnel ;
la consultation projetée est contraire aux principes d'indivisibilité de la République et d'unicité du peuple français ;
l'« accord » qui fait l'objet de la consultation est d'une nature équivoque qui affecte la constitutionnalité de la loi même ;
les auteurs de la loi ont méconnu les principes de clarté et de loyauté du suffrage auxquels vous avez reconnu valeur constitutionnelle ;
cette loi porte enfin atteinte aux principes d'égalité et de liberté d'expression.
I - TOUTE BASE CONSTITUTIONNELLE FAIT DÉFAUT À LA CONSULTATION QUE LA LOI QUI VOUS EST DÉFÉRÉE TEND À ORGANISER
Les seules dispositions de la Constitution prévoyant le recours à des procédures de consultation de la population sont, d'une part, celles de ses articles 11 et 89 - qui le prévoient de manière explicite - et, d'autre part, celle de son article 53, alinéa 3 - où l'idée de consultation est implicite.
L'article 11 encadre la pratique du référendum. Rien ne permet de rattacher à son
application une consultation demandant à une partie de la population française de se prononcer sur une perspective de statut ; Il ne s'agit en effet ni de l'organisation des pouvoirs publics, ni de réformes relatives à la politique économique ou sociale de la Nation et aux services publics qui y concourent, ni de l'autorisation de ratifier un traité susceptible d'avoir des incidences sur le fonctionnement des institutions.
Les dispositions de l'article 89, relatives à la révision de la Constitution, n'offrent évidemment pas une base plus adaptée.
Quant à l'article 53, alinéa 3, il dispose que « nulle cession, nul échange de territoire n'est valable sans le consentement des populations intéressées ». Dans votre décision 75-59 DC du 30 décembre 1975 relative à l'autodétermination des Comores, vous avez admis que cet article était applicable au cas de sécession d'un territoire. Vous avez confirmé cette jurisprudence par votre décision 87-226 DC du 2 juin 1987 relative à la loi organisant la consultation des populations intéressées de Nouvelle-Calédonie et dépendances. Or l'objet de la consultation organisée par la loi qui vous est déférée est dénué de tout rapport avec le principe de libre détermination tel que vous l'entendez ; la votation prévue à Mayotte ne serait qu'une étape vers une réforme statutaire, dans un esprit d'auto-organisation.
A l'évidence, la loi qui vous est soumise manque de base constitutionnelle. On ne peut se prévaloir du silence de la Constitution pour créer par la loi une telle procédure, fût-elle de nature purement consultative - s'il s'agit en effet d'une simple consultation, elle est néanmoins censée déterminer l'avenir de Mayotte, en particulier sur le plan institutionnel. Hors la matière des libertés publiques, on ne peut soutenir qu'est permis ce qui n'est pas explicitement interdit par la Constitution.
II- CETTE CONSULTATION VIOLE LES PRINCIPES D'INDIVISIBILITÉ DE LA RÉPUBLIQUE ET D'UNICITÉ DU PEUPLE FRANÇAIS
La Constitution dispose, en son article premier, que « la France est une République indivisible ».
En isolant une fraction de la population nationale pour la consulter, seule, sur une évolution de sa forme institutionnelle, les auteurs de la loi reconnaissent implicitement l'existence d'un peuple mahorais. Ce faisant, ils méconnaissent votre jurisprudence constante en vertu de laquelle la Constitution ne connaît qu'un seul peuple, le peuple français, composé de citoyens, c'est-à-dire d'individus indifférenciés et non de communautés. Dans votre décision 91-290 DC du 9 mai 1991, vous avez déclaré que la mention faite par le législateur du « peuple corse, composante du peuple français » était contraire à la Constitution, « laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français, sans distinction d'origine, de race ou de religion » (
13). Pour des raisons dans lesquelles il est superflu d'entrer, le respect de ce principe est d'autant plus impératif dans le cas de Mayotte.
Vous avez, récemment encore, souligné la valeur du principe d'indivisibilité dans votre décision 99-412 DC du 15 juin 1999 par laquelle vous avez déclaré que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, en ce qu'elle conférait des droits spécifiques à des « groupes » de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l'intérieur de « territoires » dans lesquels ces langues étaient pratiquées, portait atteinte aux principes constitutionnels d'indivisibilité de la République, d'égalité devant la loi et d'unicité du peuple français.
Certes, dans le respect de ce principe d'indivisibilité, la Constitution pose, en son article 72, le principe de libre administration des collectivités territoriales. Mais l'objet de la consultation que tend à organiser la loi soumise à votre examen excède manifestement le champ que la Constitution elle-même, votre jurisprudence et la loi ont imparti à l'exercice de la libre administration des collectivités territoriales ; le choix d'un statut échappe en effet au champ de cette libre administration.
Le gouvernement lui-même est conscient des graves faiblesses juridiques dont est affectée la consultation que tend à organiser la loi qui vous est déférée. Le secrétaire d'Etat à l'outre-mer, soutenant le 23 mars 2000 devant le Sénat ce qui était alors un projet de loi, cherchait à étayer la thèse d'une constitutionnalité de cette consultation. Il ne trouva pas de meilleur argument que celui suivant lequel « l'organisation d'une consultation [était] tout à fait légitime au regard des principes démocratiques ». Comment avouer plus clairement qu'elle n'était pas légale au regard des principes constitutionnels ?
Dans l'état actuel de la Constitution, le législateur n'est pas habilité à prendre l'initiative d'une telle consultation. C'est au seul pouvoir constituant qu'il appartiendrait d'en ouvrir la possibilité - les réflexions en cours sur l'avenir institutionnel des départements d'outre-mer et d'une collectivité métropolitaine comme la Corse pourraient amener les autorités compétentes à prendre l'initiative d'une révision constitutionnelle en ce sens.
III - UN « ACCORD » SANS SUBSTANTIF, DONT L'ADOPTION DÉFIE LES RÈGLES CONSTITUTIONNELLES RELATIVES À LA PROCÉDURE LÉGISLATIVE
A supposer même que le principe d'une telle consultation ait un fondement constitutionnel et ne porte pas atteinte au principe d'indivisibilité, les modalités choisies par les auteurs de la loi sont entachées à plusieurs titres de non conformité à la Constitution.
Aux articles premier et troisième de la loi qui fait l'objet de la présente saisine, il est fait référence à un « accord », dont il serait d'autant plus utile d'établir clairement la nature et la valeur que la question même de la consultation s'y réfère.
Il peut être utile de souligner, en préambule, que la notion d'accord n'existe en droit public qu'au sens du titre VI de la Constitution, dont les articles (52 à 55) fixent le régime des traités et accords internationaux.
Aussi bien la nature de l'« accord » que sa valeur juridique sont empreintes d'un caractère profondément équivoque.
- Son contenu n'est que celui d'un document prospectif. Ce texte, censé présenter les grands traits d'une catégorie future de collectivité territoriale baptisée « collectivité départementale », n'expose en réalité que des potentialités, des perspectives à la densité juridique incertaine, formulées au futur.
- Les auteurs de ce texte ont cru lui conférer une quelconque valeur juridique en y faisant apposer des signatures. A examiner ces signatures, on doute doublement de la valeur de l' « accord ».
Pour le compte du gouvernement, c'est le secrétaire d'Etat chargé de l'outre-mer qui a signé. L'exposé des motifs du projet de loi précise : « ce document est devenu l'Accord sur l'avenir de Mayotte ; il a été solennellement signé le 27 janvier 2000 par le secrétaire d'Etat à l'outre-mer, au nom du Gouvernement ». Or, de jurisprudence constante, un simple secrétaire d'Etat n'a compétence ni pour contresigner seul des décrets ni pour engager politiquement le gouvernement (Conseil d'Etat, Assemblée, 24 juin 1955, Syndicat national des ingénieurs de la navigation aérienne, p.353 ; 28 mai 1984, Ordre des avocats de Saint-Denis de La Réunion, p.478).
Les signatures censées engager la partie mahoraise sont encore plus sujettes à caution. Cet « accord » reprend mot pour mot un document de travail autour duquel le gouvernement s'était engagé à réunir un consensus, défini comme l'assentiment concordant des trois partis politiques représentés au conseil général de la collectivité, des deux parlementaires et du président du conseil général, tous présentés comme les signataires du futur « accord ». Or ni le sénateur ni le député de Mayotte n'ont voulu cautionner ce document. Bien que le consensus, annoncé comme une condition essentielle, n'eût pas été obtenu, le gouvernement a baptisé le document « accord » et l'a publié au Journal officiel du 8 février 2000, croyant lui conférer ainsi une quelconque valeur.
- Deux hypothèses peuvent être avancées quant à la nature de cet « accord »
soit on lui reconnaît valeur législative, au motif que deux articles de la loi y renvoient, dont celui qui énonce la question même de la consultation, ce qui en ferait un élément non détachable de la loi organisant cette consultation ; alors une partie intégrante de la loi aura été adoptée sans examen parlementaire, dans le mépris des procédures prévues par la Constitution et les lois organiques ;
soit aucune valeur législative ne lui est reconnue - ce qui paraît plus vraisemblable, vu l'écart entre les modalités d'élaboration et de conclusion de cet « accord » et les dispositions constitutionnelles régissant la procédure législative ; alors la loi est entachée d'incompétence négative. L'article 72 de la Constitution dispose en effet que « Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les territoires d'outre-mer. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi ». Une catégorie nouvelle de « collectivité départementale » peut être instituée ; mais c'est au législateur seul qu'il appartient de la créer. La loi qui fait l'objet de cette saisine est donc en deçà du champ de compétences imparti au législateur par le constituant. Le législateur adopte une loi au contenu juridique ténu qui, sur la question institutionnelle proprement dite renvoie à un accord prévoyant - mais sur quoi une telle injonction au législateur reposerait-elle ? - un projet de loi ultérieur qui préciserait l'organisation, le fonctionnement et les compétences d'une « collectivité départementale ».
La loi qui vous est déférée est donc entachée d'inconstitutionnalité en tant que ses auteurs n'ont pas épuisé la compétence que leur confère l'article 72. Sur cette question de l'incompétence négative, votre jurisprudence est sévère ; vous veillez en effet à ce que le législateur exerce sa compétence dans sa plénitude et censurez toute disposition méconnaissant cette exigence.
C'est de cet accord dénué de valeur que les auteurs de la loi prétendent faire le critère même de l'alternative proposée à la population de Mayotte.
IV - LA CONSULTATION QUE TEND À ORGANISER LA LOI QUI VOUS EST DÉFÉRÉE MÉCONNAÎT LES PRINCIPES DE LOYAUTÉ ET DE CLARTÉ QUE VOUS AVEZ POSÉS EN CRITÈRES DE LA CONSTITUTIONNALITÉ DE TOUT SCRUTIN, ET EN PARTICULIER D'UNE TELLE VOTATION
Autre vice affectant la constitutionnalité de cette loi : la consultation qu'elle organise ne satisfait pas aux conditions de sincérité et de clarté auxquelles vous avez reconnu valeur constitutionnelle dans vos décisions du 5 janvier 1959, Deval c. Durand, et du 9 juillet 1959 relative au contrôle de la régularité des élections sénatoriales, jurisprudence que vous avez confirmée avec éclat dans un cas de figure comparable à celui qui est soumis à votre examen (décision 87-226 DC du 2 juin 1987 relative à la loi organisant la consultation des populations intéressées de Nouvelle-Calédonie et dépendances).
IV.1- Méconnaissance du principe de clarté
La portée de la consultation organisée par la loi qui vous est déférée paraît tout à fait obscure. L'article 3 de cette loi dispose que : « Les électeurs auront à répondre par oui ou non à la question suivante : « Approuvez-vous l'accord sur l'avenir de Mayotte, signé à Paris le 27 janvier 2000 ? ».
Ainsi formulée, cette question, qui renvoie à un texte dont l'inanité a été soulignée, méconnaît les principes dégagés par votre jurisprudence. Dans votre décision n° 87-226 DC précitée, vous avez considéré « que la question posée aux populations intéressées [devait] satisfaire à la double exigence de loyauté et de clarté de la consultation ; que s'il [était] loisible aux pouvoirs publics, dans le cadre de leurs compétences, d'indiquer aux populations intéressées les orientations envisagées, la question posée ne [devait] pas comporter d'équivoque, notamment en ce qui [concernait] la portée de ces indications ». En l'espèce, vous aviez estimé que la question posée aux populations intéressées de Nouvelle-Calédonie - « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à l'indépendance ou demeure au sein de La République française avec un statut dont les éléments essentiels ont été portés à votre connaissance ? » - comportait des termes équivoques et déclaré contraire à la Constitution la référence faite à un statut aux contours encore incertains.
De manière analogue, la loi qui vous est déférée viole le principe de clarté d'une consultation.
Tout d'abord, pour qu'une consultation soit claire, il faut que les personnes consultées soient en mesure de distinguer sans difficulté quelles conséquences emporteront respectivement les votes « oui » et « non ». En matière institutionnelle, la question qu'on entend soumettre à la population mahoraise n'offre aucune alternative tranchée. Cet « accord », pour ses aspects statutaires, n'esquisse que des évolutions marginales. Quelle que soit l'issue de la consultation, et à supposer qu'une loi, en cas de victoire du « oui », reprenne les éléments institutionnels que recense l'« accord », Mayotte restera une collectivité territoriale à statut spécial peu différente de ce qu'elle est aujourd'hui. A quoi bon prévoir l'onction du suffrage pour des évolutions si marginales, et toujours présentées comme progressives, sinon hypothétiques ? Rien n'indique clairement, dans l'« accord », qu'après la réforme projetée, Mayotte ne restera pas la seule collectivité française à demeurer sous l'empire de la loi du 10 août 1871 relative aux conseils généraux (que lui étendit, en l'adaptant, l'ordonnance n° 77-449 du 29 avril 1977), dans sa rédaction antérieure à la loi du 2 mars 1982.
Quant aux conséquences d'un vote négatif, on en perçoit difficilement la portée. S'agit- il que l'Etat n'assure pas « le financement de l'exercice des compétences qui lui reviennent » (article 3 de l'« accord »), qu'il ne prenne pas « les mesures nécessaires pour favoriser le développement économique et social de Mayotte, pour permettre son désenclavement ( ... ) et pour assurer la protection de son environnement » (article 5) ou encore qu'on renonce à toute amélioration du fonctionnement du service public de la justice (article 8) ? En cas de « non », le gouvernement entendrait-il priver Mayotte du bénéfice des nouvelles technologies de l'information et de la communication (article 5) ?
Par ailleurs, la clarté du texte proprement dit est aisément prise en défaut. Qu'a espéré signifier son auteur en écrivant, par exemple, « les droits des femmes dans la société mahoraise seront confortés » (article 8). S'agit-il de conforter le droit à une demi-part d'héritage ou celui d'être répudiée ? Faut-il rappeler qu'en fait de conforter les droits des femmes dans la société mahoraise, le gouvernement avait prévu dans un des récents projets de loi sur la parité homme-femme une disposition dérogatoire privant les Mahoraises du bénéfice immédiat de ses dispositions ? Il fallut l'intervention unanime de la commission des lois de l'Assemblée nationale pour écarter du projet de loi cet article discriminatoire.
La mention de la spécialité législative comme moyen d'accéder à l'identité législative (article 4) constitue une autre ambiguïté confinant à la contradiction, outre qu'elle n'est accessible qu'à un public de juristes avertis. Ainsi que le gouvernement le soulignait dans le projet de loi sur la parité, Mayotte est une « société rurale, musulmane, traditionnelle ».
Croit-on enfin que la clarté s'accommode du jargon technocratique dont sont empreintes des formules comme : « le rôle des cadis sera recentré sur les fonctions de médiation sociale » (article 8) ; « un pacte pluriannuel de développement durable et solidaire combinant les moyens de ces contrats, conventions et fonds européens sera conclu entre 1'Etat et Mayotte pour mettre en oeuvre les dispositions évoquées dans le présent document d'orientation » (article 5 in fine) ?
IV-2. Méconnaissance du principe de loyauté
La consultation proposée aux Mahorais n'est pas plus loyale qu'elle n'est claire.
Privée de la finalité institutionnelle qui lui donnait son sens - la transformation éventuelle de Mayotte en département d'outre-mer, la perspective offerte aux Mahorais de donner à leur île un statut de « collectivité départementale » semble uniquement conçue pour tromper leur attente. Par l'emploi du qualificatif « départemental », le gouvernement paraît vouloir feindre de donner satisfaction à la revendication départementaliste claire et constante de la population de Mayotte et portée depuis vingt-cinq ans par une très large majorité de ses élus, y compris tous les parlementaires qu'elle a élus depuis qu'elle a choisi son maintien dans la République, alors que les Comores faisaient sécession.
Il est déloyal de prétendre laisser un choix à la population quand aucune alternative réelle n'est ouverte. La consultation organisée par la loi soumise à votre examen n'est qu'un faux-semblant n'offrant à la population de Mayotte que l'illusion d'être consultée. La perspective de la collectivité départementale est à prendre ou à laisser, sans que ne soit ouverte aucune autre option. La loi de 1976 offrait quant à elle aux Mahorais la perspective de choisir entre trois voies d'évolution institutionnelle. Mais peut-être l'idée même de laisser aux Mahorais une véritable liberté de choix a-t-elle paru déplacée aux auteurs de la loi qui fait l'objet de la présente saisine ?
Enfin, le processus même par lequel a été élaboré l'« accord » auquel renvoie la loi qui vous est déférée présente un caractère marqué de déloyauté. Avant la conclusion de tout accord, le secrétaire d'Etat à l'outre-mer avait défini les conditions qui en garantiraient la validité, dont « le consensus accepté par tous les signataires mahorais (...), à savoir les trois partis politiques représentés au conseil général de la collectivité, les parlementaires et le président du conseil général » était la principale. Au bas du document du 4 août 1999 prétendant enregistrer ce consensus manquaient trois signatures sur six : celle du député, celle du sénateur et celle du représentant du mouvement populaire mahorais, majoritaire au conseil général.
Comprenant que ne serait pas satisfaite l'exigence quels avaient eux-mêmes définie, les promoteurs de l'« accord » ont cru bon de recourir à plusieurs expédients. Une consultation des conseils municipaux a été lancée, sur une question excédant manifestement l'intérêt local et donc leur champ de compétences - le juge administratif est saisi d'un recours sur cette question. Le Préfet, Représentant du Gouvernement, a en outre inscrit à l'ordre du jour du conseil général dont il est l'exécutif un vote relatif à l'« accord », alors que son objet outrepasse évidemment le domaine de compétence de cette assemblée locale.
De ce consensus introuvable, l'« accord » lui-même porte la trace, quand il stipule, dans son onzième et dernier article, que « L'Etat, les parlementaires, le président du Conseil général et les responsables des partis représentés au conseil général de Mayotte se retrouveront en « comité de suivi » tous les ans pour procéder ensemble au bilan de l'application du présent document et définir les orientations nécessaires pour l'avenir ». Les promoteurs de l'« accord » ont ainsi cherché à réintégrer de force dans ce montage infidèle à ses ambitions initiales des personnalités qui s'étaient refusées à y apporter leur caution. Cet « accord » stipule donc pour autrui, en plus de ses autres vices.
V - EN RESTREIGNANT COMME ELLE LE FAIT L'ACCÈS À LA CAMPAGNE ORGANISÉE EN VUE DE LA CONSULTATION, LA LOI MECONNAÎT LES PRINCIPES D'ÉGALITÉ ET DE LIBERTÉ D'EXPRESSION
Les articles 6 et 7 de la loi qui vous est déférée énoncent des dispositions discriminatoires et attentatoires au principe de pluralisme des courants d'opinion.
L'article 6 assigne pour mission à la commission de contrôle créée à l'article précédent de veiller à la régularité et à la sincérité de la consultation. Cette commission de contrôle est notamment chargée de « dresser la liste des partis et groupements politiques habilités à participer à la campagne en raison de leur représentation parmi les parlementaires et les conseillers généraux élus à Mayotte ».
Dans le même esprit, l'article 7 répartit entre ces mêmes partis et groupements la totalité des heures d'émissions radiodiffusées et télévisées que la loi prescrit à la société nationale chargée du service public de la communication audiovisuelle à Mayotte de diffuser.
Ces dispositions, prétendant réserver aux seuls partis ainsi sélectionnés l'accès à la campagne électorale, privent de leur liberté d'expression les formations politiques de l'île dépourvues d'élus au Parlement ou au conseil général, qui pourraient néanmoins être susceptibles d'apporter leur concours à l'expression du suffrage.
Les dispositions de ces articles sont ainsi contraires à l'article 4 de la Constitution selon lequel « les partis et groupements politiques concourent à l'expression du suffrage ». Plus généralement, elles méconnaissent l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, qui garantit la liberté d'expression.
** *Pour ces motifs, et pour tout autre qu'il plairait à votre Conseil de soulever d'office, les auteurs de la présente saisine demandent au Conseil constitutionnel de déclarer contraire à la Constitution la loi organisant une consultation de la population de Mayotte.