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Les ordonnances de l'article 38 ou les fluctuations contrôlées de la répartition des compétences entre la loi et le règlement

Michel VERPEAUX - Professeur à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris-I) - Directeur du Centre de recherches de droit constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 19 (Dossier : Loi et réglements) - janvier 2006

Les ordonnances, sous la Ve République, sont un moyen volontaire de méconnaître la répartition des compétences normatives entre la loi et le règlement, même si elles constituent une constitutionnalisation de la pratique des décrets-lois des Républiques précédentes, tout en portant une dénomination bien monarchique, qui avait été oubliée depuis la Restauration et la monarchie de Juillet.

L'actualité de l'été 2005 a suscité un regain d'intérêt politique pour les ordonnances, le pouvoir exécutif ayant fait adopter la loi n° 2005-846 du 26 juillet 2005 habilitant le Gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures d'urgence pour l'emploi. L'hostilité de l'opposition a conduit cette dernière à saisir le Conseil constitutionnel qui a, pour l'essentiel, confirmé sa jurisprudence en matière d'ordonnances dans la décision 2005-521 DC du 22 juillet 2005.

Comme on le sait, les ordonnances sont multiples dans le texte de 1958, et elles sont mentionnées aux articles 38, 47, 47-1 et 92. Il est remarquable que la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 ait cru utile d'ajouter une catégorie à la longue liste des types d'ordonnances, en insérant un article 74-1 nouveau qui autorise le Gouvernement à prendre, pour les collectivités d'outre-mer et la Nouvelle-Calédonie, des ordonnances pour étendre les dispositions de nature législative en vigueur en métropole.

Les ordonnances ont en commun de posséder, dans un premier temps, une valeur réglementaire puis, le cas échéant, une valeur législative, si l'on met à part les anciennes ordonnances prévues par l'article 92, aujourd'hui abrogé par la loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995, et qui avaient, selon cet article « force de loi ».

S'agissant des ordonnances de l'article 38, qui retiendront seules l'attention dans ces lignes, elles sont prises par le Gouvernement mais lors d'une délibération du Conseil des ministres. Elles doivent donc être signées par le président de la République, par application de l'article 13 C. L'autorisation, ou habilitation, est accordée par le Parlement, au Gouvernement, à la demande de ce dernier. Le Parlement ne peut qu'accepter, refuser, ou, éventuellement, limiter la durée ou la portée de l'habilitation demandée. Cette dernière est accordée pour une durée limitée, dans la pratique, d'un mois à plus de trois ans et cette même loi doit également mentionner la date à laquelle le projet de loi de ratification devra être déposé.

Alors que la répartition des compétences semblait avoir été opérée, dans la Constitution, au profit du pouvoir réglementaire, selon les interprétations dominantes de la doctrine des débuts de la Ve République, le constituant a cru nécessaire de donner, de manière supplémentaire, au Gouvernement et, plus largement, au pouvoir exécutif, la compétence pour intervenir à la place du Parlement. Les ordonnances constituent donc un moyen de modifier, de manière temporaire, les limites entre le domaine de la loi et celui du règlement. La frontière entre les matières législatives et réglementaires devient mobile, au gré des habilitations, mais aussi des ratifications qui peuvent intervenir de manière tardive. Pour l'essentiel, le Gouvernement maîtrise donc la procédure des ordonnances de l'article 38 et il détermine leur valeur juridique. Il importe alors que ce déplacement de la frontière entre la loi et le règlement soit surveillé.

Le contrôle sur les ordonnances est opéré à plusieurs étapes, soit par le Conseil constitutionnel, soit par le Conseil d'État, en fonction de la qualité, administrative ou législative, de l'acte déféré. La loi d'habilitation comme la loi de ratification sont susceptibles d'être contrôlées par le juge constitutionnel. S'agissant de cette dernière, le Conseil procède aussi au contrôle de la validité des ordonnances ratifiées (déc. 156 DC du 28 mai 1983 et 84-170 DC du 4 juin 1984) et il a admis très tôt que la ratification des ordonnances pouvait être implicite (déc. 72-73 L du 29 févr. 1972) et même « impliquée » selon l'expression de Louis Favoreu (déc. 86-224 DC du 23 janv. 1987).

Dans le cadre ici imparti, il a semblé intéressant de ne mettre l'accent que sur le contrôle de la loi d'habilitation, opéré de manière préventive et prospective sur des dispositions dont l'essentiel du contenu est à venir. Deux points peuvent retenir l'attention : l'habilitation conditionne tout d'abord la liberté du pouvoir réglementaire pour intervenir à la place du Parlement, ce qui interdit une habilitation trop large. La loi est également soumise au respect de la Constitution que le juge constitutionnel interprète de manière extensive. Ainsi est encadrée la plus ou moins grande liberté du Gouvernement d'agir à la place du Parlement et de déplacer la frontière entre la loi et le règlement.

I. Une habilitation délimitée

L'article 38 est relativement laconique quant aux conditions de son utilisation car il se contente de disposer que « le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi ». Le Conseil constitutionnel a donc été amené à l'interpréter pour mieux encadrer le processus d'habilitation, ce qui peut contribuer à limiter le recours aux ordonnances, car une interprétation littérale de l'article 38 aurait pu conduire à une utilisation plus abusive encore de la pratique des ordonnances. Le dernier espoir des opposants est alors placé dans le Conseil constitutionnel dont on attend qu'il censure le recours trop fréquent aux ordonnances. Cet espoir est souvent déçu même si le Conseil fait preuve d'une certaine audace dans le contrôle des lois d'habilitation, en encadrant de manière précise l'utilisation de cet « article clé de la Constitution de la Ve République ».

L'habilitation à recourir aux ordonnances concerne les matières législatives, mais pas toutes, et elle doit guider avec une précision suffisante les ordonnances prises par le Gouvernement.

A. Une loi qui délimite temporairement une nouvelle frontière entre la loi et le règlement

Si le vote de la loi d'habilitation ne présente a priori aucune particularité quant au respect des règles de procédure, son éventuel contrôle par le Conseil constitutionnel est nécessairement spécifique car il porte sur une loi qui se contente d'autoriser l'édiction d'actes qui ne sont connus que de manière trop imprécise et incomplète. L'article 38 ne prévoit aucune interdiction quant au domaine dans lequel les ordonnances peuvent intervenir, sous réserve qu'il s'agisse de matières relevant du domaine de la loi. Il s'agit des matières législatives qui sont, pour l'essentiel, énumérées dans l'article 34 et auxquelles l'article 38 permet précisément de déroger, puisqu'il mentionne « les mesures qui sont normalement du domaine de la loi ». La jurisprudence est parfois fluctuante sur la délimitation du domaine qui peut faire l'objet d'ordonnances : tantôt il s'agit des matières comprises dans l'article 34, tantôt des matières qui sont du domaine de la loi, sans autre précision. La distinction n'est pas seulement académique car les deux définitions ne se recoupent pas intégralement. C'est ainsi que des dispositions fiscales peuvent faire l'objet d'une loi d'habilitation, sans que l'article 14 de la Déclaration des droits s'y oppose, alors qu'il proclame le principe du consentement à l'impôt, directement ou par l'intermédiaire de représentants. Cette possibilité est justifiée, en outre, s'agissant de la matière fiscale, par l'article 34 qui la confie précisément à la loi (déc. 95-370 du 30 déc. 1995, cons. 18 et s.). Mais la Constitution réserve des matières précises à un certain type de lois et il ne peut exister pour celles-ci de lois d'habilitation. Il s'agit des lois organiques, des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale. Pour les premières (déc. 81-134 DC du 5 janv., solution à peine implicite au cons. 4), ce sont les garanties particulières qui les entourent qui justifient l'interdiction du recours aux ordonnances, tels que le droit de veto du Sénat et le contrôle obligatoire du Conseil constitutionnel. Les lois organiques concernées sont celles visées aux articles 46, 74 et 77 selon la décision 99-421 DC du 16 décembre 1999. Parce que le domaine des lois organiques est circonscrit par la Constitution, ce serait méconnaître la répartition opérée par la Constitution que de ne pas faire adopter par une loi organique les dispositions qui doivent l'être. Il faut y ajouter les lois organiques prévues par la Constitution depuis 1999, notamment celles insérées par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003.

En ce qui concerne les lois de finances et les lois de financement de la sécurité sociale, dont l'interdiction est mentionnée dans la décision 99-421 DC précitée (cons. 15), outre les raisons justifiant l'exclusion des lois organiques, car les lois de finances et de financement connaissent elles aussi des règles procédurales particulières, c'est l'existence d'autres mécanismes d'ordonnances, prévus aux alinéas 3 de chacun de ces articles, qui peut expliquer l'interdiction de la délégation. Dans ce dernier cas, comme dans la décision 506 DC (cons. 6) les interdictions sont édictées de manière très explicite et plus aucun doute n'est permis. Ce rappel ne figure en revanche pas dans la décision 521 DC.

Mais il ne suffit pas que la matière pour laquelle le Gouvernement a reçu une habilitation soit une matière législative. De manière plus précise, la loi d'habilitation doit indiquer les dispositions d'ordre législatif sur lesquelles le Gouvernement pourra intervenir et elle ne peut se contenter de renvoyer de manière générale aux rubriques de l'article 34. L'autorisation doit être adaptée au cas par cas.

B. Une loi suffisamment précise par son contenu

C'est dans la décision n° 76-72 DC du 12 janvier 1977 que le Conseil a affirmé, pour la première fois mais de manière implicite et de façon quasi évidente, sa compétence pour contrôler les lois d'habilitation par rapport à la Constitution, à commencer par l'article 38. Celui-ci affirme ainsi que le Gouvernement ne peut agir que pour l'exécution de son « programme ». La référence à ce dernier aurait pu faire écho à la notion de programme prévue à l'article 49, alinéa 1, qui intéresse la mise jeu de la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement. Si tel devait être le cas, lorsque le Premier ministre n'a pas engagé sa responsabilité dans les conditions prévues à l'article 49, l'habilitation ne pourrait être ni demandée ni obtenue. Ces conditions étant réunies en 1976, le Conseil a néanmoins estimé que les deux notions de « programme » n'étaient pas synonymes car cela conduirait à donner à la procédure de l'habilitation un champ d'application illimité, ce qui se serait retourné contre les intentions des auteurs de la saisine (cons. 3).

Le Conseil a profité de cette saisine pour préciser que l'article 38 faisait obligation au Gouvernement d'indiquer avec précision au Parlement « lors du dépôt d'un projet de loi d'habilitation et pour la justification de la demande présentée par lui, quelle est la finalité des mesures qu'il se propose de prendre » (cons. 2). Ainsi, si le « programme » n'est pas celui entendu au sens général de l'article 49, il doit être celui du Gouvernement au moment où il sollicite une loi d'habilitation. En lui imposant de préciser au Parlement les matières pour lesquelles il sollicitait une habilitation, le Conseil restreint la notion de programme.

Mais le Conseil a indiqué ensuite que l'article 38 n'impose pas pour autant de « faire connaître au Parlement la teneur des ordonnances qu'il prendra en vertu de cette habilitation » (déc. 86-207 DC 25-26 juin 1986, cons. 14 et 15, 86-208 DC des 1er et 2 juill. 1986 et déc. n° 99-421 DC du 16 déc. 1999, cons. 12, déc. 2003-473 DC du 26 juin 2003, cons. 4, déc. 2004-506 DC, cons. 4, déc. 2005-521 DC, cons. 4). Une solution inverse conduirait en effet à nier l'intérêt pour le Gouvernement de recourir aux ordonnances, si le détail de chaque texte devait être connu dès le vote de la loi d'habilitation. Mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel a contribué à ce que l'autorisation parlementaire encadre strictement les compétences du Gouvernement.

Cette jurisprudence est constamment réaffirmée, avec plus ou moins de nuances, le Conseil exigeant désormais, non seulement que les finalités de l'habilitation soient précisées par la loi, mais aussi que celle-ci détermine le domaine d'intervention des ordonnances (pour des exemples récents, déc. 473 DC, cons. 4, déc. 506 DC, cons. 4, déc. 521 DC, cons. 5). Dans la décision 99-421 DC, le Conseil constitutionnel a ainsi considéré que l'ampleur des délégations autorisées par le législateur n'était pas en soi contraire à l'exigence de précision de l'habilitation législative. Mais dans le cadre de la loi du 16 décembre 1999, les délégations alors accordées autorisaient seulement le Gouvernement à procéder à une codification à droit constant, c'est-à-dire que les parlementaires étaient en mesure de connaître le contenu des futurs codes, bien qu'éparpillé dans de nombreuses lois. Or, dans la loi de simplification du droit du 2 juillet 2003, il n'était pas seulement question de codification à droit constant, mais aussi plus généralement de simplification du droit (déc. 473 DC). Le Conseil a semblé considérer que la simplification du droit n'emportait pas plus de dessaisissement du Parlement que la codification. Le Conseil constitutionnel avait déjà reconnu conformes à la Constitution des lois d'habilitation opérant des délégations encore plus larges et encore moins encadrées que celle qui était ici soumise à son contrôle (déc. n° 81-134 DC du 5 janv. 1982). L'ampleur des domaines d'intervention n'est pas en soi contraire à l'exigence de précision de l'habilitation législative.

De manière équilibrée, c'est-à-dire de nature à ne pas empêcher le Gouvernement d'agir, mais peut-être insatisfaisante par sa généralité, le Conseil se contente de relever, dans sa jurisprudence la plus récente, que « les articles d'habilitation figurant dans la loi déférée définissent le domaine d'intervention et les finalités des ordonnances avec une précision suffisante au regard des exigences de l'article 38 de la Constitution », sans explication supplémentaire, alors même que les domaines d'intervention sont particulièrement nombreux (déc. 2004-506 DC, cons. 4 et déc. 2005-521 DC, cons. 14). Dans la décision 2003-473 DC (cons. 6 et s.), le Conseil constitutionnel avait vérifié en revanche plus concrètement le respect de la Constitution par les articles de la loi soumise à son contrôle. Pour chacune des dispositions, il a considéré que la finalité des autorisations délivrées au Gouvernement et les domaines dans lesquels les ordonnances pouvaient intervenir étaient définis avec suffisamment de précision pour satisfaire aux exigences de l'article 38 de la Constitution.

En procédant à un tel contrôle, le Conseil constitutionnel examine si la loi d'habilitation correspond bien à la logique même de l'article 38, qui n'autorise pas une habilitation sans limite du Gouvernement. De cette manière, il opère évidemment un contrôle de constitutionnalité, comme lorsqu'il soumet cette même loi au respect de la Constitution dans son ensemble.

II. Une habilitation conditionnée

La banalisation du recours aux ordonnances est en effet souvent dénoncée par les auteurs des saisines des lois d'habilitation, comme autant d'atteintes aux prérogatives du Parlement. On trouve cette « irritation » exprimée dans la saisine relative à la loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit et dans celle visée dans la décision 506 DC du 2 décembre 2004 dans laquelle était dénoncé « le jeu des jeux des lois d'habilitations multiples » qui « pose un problème grave au regard de l'esprit de l'article 38 de la Constitution et de l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi » (opinion citée dans le cons. 2). On retrouve la même argumentation dans la saisine visée dans la décision 2005-521 DC 22 juillet 2005, loi habilitant le Gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures d'urgence pour l'emploi.

A. Le respect des normes de valeur supérieure

En contrôlant les lois d'habilitation, le juge constitutionnel interprète à la fois la Constitution et la loi d'habilitation en précisant ce que le Gouvernement peut faire et ne peut pas faire afin de respecter et la Constitution et la loi d'habilitation. Il a en effet affirmé, depuis la décision 81-134 DC, que le Gouvernement n'était pas dispensé, dans l'édiction des ordonnances, « du respect des principes constitutionnels » (cons. 6), ce qui conduit le juge à vérifier la loi d'habilitation et à la déclarer conforme « sous l'expresse condition qu'elle soit interprétée et appliquée dans le strict respect de la Constitution » (déc. 207 DC, cons. 15). Le rappel de ce respect de la Constitution est une constante dans la jurisprudence du Conseil, sous la réserve que la Constitution est devenue « les règles et principes de valeur constitutionnelle », ce qui renvoie à la Constitution comprise dans son ensemble (déc. 207 DC, cons. 14, déc. 208 DC, cons. 8, déc. 421 DC, cons. 24, déc. 473 DC, cons. 10 et 24, déc. 506 DC, cons. 7, déc. 521 DC, cons. 7). Les décisions 473 DC (cons. 10) et 521 DC (cons. 7) comprennent d'ailleurs une précision importante en associant au respect de la Constitution celui des « normes internationales ou européennes applicables ». On aurait pu voir, dans cette mention, l'apport de la jurisprudence inaugurée par la décision 2004-496 DC du 10 juin 2004, si elle n'avait figuré que dans la décision de 2005. Sa présence dans la décision 2003-473 DC prouve qu'il n'en est rien, sauf à rappeler que ces normes s'imposent à la loi par application de l'article 55 C. À proprement parler, cette obligation s'impose certes au Gouvernement et non au législateur. Mais il aurait été paradoxal d'imposer à la loi d'habilitation le respect de la Constitution, tout en laissant libre le Gouvernement de la méconnaître. Pour autant, ces ordonnances n'existent pas au moment où le Conseil constitutionnel statue et, en tout état de cause, il n'est pas compétent pour en connaître. Son contrôle s'effectue donc sur la loi d'habilitation et, indirectement, sur les ordonnances, ce qui explique la formulation de ce considérant de principe selon lequel la loi d'habilitation ne saurait avoir « ni pour objet ni pour effet » de dispenser le Gouvernement du respect de la Constitution. Dans la décision 521 DC, le Conseil opère un contrôle détaillé de la violation alléguée, pour rejeter le grief, des huitième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946, ainsi que du principe d'égalité.

Par ce contrôle, le Conseil se situe dans une logique prospective, qui le conduit à anticiper le contenu des futures ordonnances par rapport aux dispositions de la loi d'habilitation, parce qu'il peut seulement « supposer » une future inconstitutionnalité. Il y a donc aussi une dimension préventive dans le contrôle effectué. Dans les trois dernières décisions relatives à des lois d'habilitation (473 DC, 506 DC, 521 DC), le Conseil n'a exprimé des réserves d'interprétation que dans la première d'entre elles à propos des contrats de partenariat (cons. 13 et s.).

B. Le respect de conditions jurisprudentielles

L'article 38 est un texte essentiellement procédural et qui s'intéresse surtout à la valeur normative, qui est évolutive, des ordonnances. Il ne prévoit aucune condition de fond pour justifier le recours aux ordonnances, si ce n'est la référence à la notion de « programme » déjà examinée. Le Conseil constitutionnel rappelle d'ailleurs que « la Constitution ne soumet le recours à cette procédure à aucune autre condition que celles énoncées à l'article 38... » (déc. 86-207 DC, cons. 3 et déc. 86-208, cons. 8).

Cet article 38 n'impose nullement l'urgence comme justificatif du recours aux ordonnances. Or, il semble bien que celle-là soit considérée comme l'une des conditions fondant un tel recours, au point, peut-être, d'en devenir la condition essentielle. Plus globalement, ce sont les obstacles qui peuvent se dresser sur la route du Gouvernement qui justifient l'utilisation de l'article 38.

La référence à l'urgence à propos des ordonnances était apparue, incidemment, dans la décision 76-72 DC, dans laquelle le Conseil avait refusé l'amalgame entre les deux « programmes » des articles 38 et 49, parce que l'idée d'urgence est étrangère à l'article 49, alinéa 1. L'assimilation n'aurait en effet fait aucune place « pour une éventuelle justification de recours aux dispositions de l'article 38, aux notions de circonstances imprévues ou de situation requérant des mesures d'urgence » (cons. 3). Le Conseil laissait ainsi entendre que l'urgence pouvait être l'un des motifs pouvant justifier le recours aux ordonnances. Il a pourtant apporté un bémol à cette idée dans la décision 86-208 DC en précisant que l'utilisation de la procédure de l'article 38, prévue par la Constitution, ne pouvait être restreinte « à l'intervention de mesures urgentes » (cons. 8).

Cette question est néanmoins apparue de manière criante avec le recours massif et répété aux ordonnances, à partir de la décision 99-421 DC du 16 décembre 1999. Cette loi était une loi de circonstance permettant au Gouvernement de sortir de « l'impasse parlementaire » dans le domaine de la codification. Les auteurs de la saisine soutenaient que la seule mention du retard enregistré dans la procédure de codification ne pouvait pas être une condition suffisante pour justifier l'utilisation de la procédure de l'article 38, le Parlement n'étant pas informé du contenu précis des différents codes, sauf à propos de quelques éléments épars.

Le Conseil a considéré cependant que l'urgence était en soi une des justifications susceptibles d'être invoquée par le Gouvernement, l'encombrement de l'ordre du jour parlementaire faisant obstacle à l'achèvement de ces codes que l'intérêt général commandait pourtant de promulguer. En outre, le périmètre des ordonnances était délimité par l'article 1er de la loi qui énonçait les neuf codes qui devaient être adoptés sous forme d'ordonnances. La codification se faisant « à droit constant », le Parlement connaissait déjà le contenu des futurs codes, qui correspondait à l'ensemble des dispositions législatives en vigueur au moment de la publication des ordonnances. Le dessein du Gouvernement de simplifier le droit et de poursuivre sa codification n'aurait pu être réalisé dans les meilleurs délais s'il avait été laissé aux bons soins du législateur lui-même.

La décision 506 DC affirme ainsi que « l'urgence est au nombre des justifications que le Gouvernement peut invoquer pour recourir à l'article 38 de la Constitution », le Gouvernement voulant « surmonter l'encombrement de l'ordre du jour parlementaire » (cons. 5). Le Conseil opère donc un contrôle de la constitutionnalité de cette condition en vérifiant désormais que l'urgence est bien présente. Cela a comme conséquence qu'un Gouvernement ne peut plus demander une telle habilitation sans se prévaloir d'une quelconque urgence. Alors qu'il s'agit d'une condition ajoutée de manière jurisprudentielle, elle devient un élément du recours aux lois d'habilitation. Le Conseil a ajouté, dans la décision 473 DC, que l'entreprise gouvernementale de simplification du droit répondait à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi. Ce rattachement de l'entreprise de simplification du droit à cet objectif n'était pas nécessaire pour reconnaître la valeur constitutionnelle de l'habilitation législative contestée ; la seule exigence d'un caractère d'urgence aurait suffi en effet pour rendre conforme à la Constitution le recours aux ordonnances.

Le Conseil a considéré, dans la décision 506 DC comme il l'avait fait dans sa décision 2003-473DC, que la simplification et la codification du droit répondaient à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi et justifiaient à ce titre le recours à l'article 38. Cette deuxième condition vient, d'une certaine manière, s'ajouter à celle de l'urgence sans que l'on puisse clairement, dans ces deux cas, distinguer ce qui relève de l'urgence ou de la satisfaction des objectifs constitutionnels, en tant que justification du recours aux ordonnances.

Dans la décision 421 DC, le Conseil avait cru nécessaire de préciser que la codification à droit constant répondait à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, en plus de l'urgence, un peu comme si cette dernière ne pouvait justifier à elle seule un tel recours. Il en était de même dans la décision 473 DC. Et dans la décision 506 DC, tout en reprenant ce qui est désormais un considérant de principe, la similitude était facilitée par l'objet de ces différentes lois qui sont, notamment, des lois de codification.

La décision 521 DC présente, sur ce plan, une originalité en ce qu'elle concerne une loi « habilitant le Gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures d'urgence pour l'emploi ». L'urgence est donc l'élément central de la loi elle-même, ce qui peut constituer la justification du recours aux ordonnances.

En cherchant à ne pas priver d'effectivité un article 38 voulu par le constituant, le Conseil est confronté à un délicat exercice d'équilibre entre le respect de celui-là avec les autres normes constitutionnelles.