Décision n° 2023-1074 QPC du 8 décembre 2023
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 11 octobre 2023 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 627 du 10 octobre 2023), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Renaud N. par Me Dominique Nicolas, avocat au barreau de Martinique. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2023-1074 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 2, 5, 6-1, 10 et 11 de l’ordonnance n° 45-1418 du 28 juin 1945 relative à la discipline des notaires et de certains officiers ministériels.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- l’ordonnance n° 45-1418 du 28 juin 1945 relative à la discipline des notaires et de certains officiers ministériels ;
- la loi n° 73-546 du 25 juin 1973 relative à la discipline et au statut des notaires et de certains officiers ministériels ;
- l’ordonnance n° 2019-964 du 18 septembre 2019 prise en application de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et associés, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 2 novembre 2023 ;
- les observations présentées pour la caisse régionale de crédit agricole de la Martinique et de la Guyane, partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Christophe Ayela, avocat au barreau de Paris, enregistrées le même jour ;
- les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour le requérant par la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et associés, enregistrées le 15 novembre 2023 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me François-Régis Boulloche, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour le requérant, Me Aude Ducret, avocate au barreau de Paris, pour la partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, et M. Benoît Camguilhem, désigné par la Première ministre, à l’audience publique du 28 novembre 2023 ;
Au vu des pièces suivantes :
- la note en délibéré présentée par la Première ministre, enregistrée le 1er décembre 2023 ;
- la note en délibéré présentée pour le requérant par la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et associés, enregistrée le même jour ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l’article 2 de l’ordonnance du 28 juin 1945 mentionnée ci-dessus dans sa rédaction résultant de la loi du 25 juin 1973 mentionnée ci-dessus ainsi que des articles 5, 6-1, 10 et 11 de la même ordonnance dans leur rédaction résultant de l’ordonnance du 18 septembre 2019 mentionnée ci-dessus.
2. L’article 2 de l’ordonnance du 28 juin 1945, dans sa rédaction résultant de la loi du 25 juin 1973, prévoit :
« Toute contravention aux lois et règlements, toute infraction aux règles professionnelles, tout fait contraire à la probité, à l’honneur ou à la délicatesse commis par un officier public ou ministériel, même se rapportant à des faits extraprofessionnels, donne lieu à sanction disciplinaire.
« L’officier public ou ministériel peut être poursuivi disciplinairement, même après l’acceptation de sa démission, si les faits qui lui sont reprochés ont été commis pendant l’exercice de ses fonctions. Si la sanction est prononcée, alors que la nomination de son successeur est déjà intervenue, celui-ci demeure titulaire de l’office quelle que soit la peine infligée ».
3. L’article 5 de la même ordonnance, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance du 18 septembre 2019, prévoit :
« L’officier public ou ministériel est poursuivi disciplinairement, soit devant la chambre de discipline, soit devant le tribunal judiciaire, selon les distinctions établies par les articles suivants ».
4. L’article 6-1 de la même ordonnance, dans la même rédaction, prévoit :
« Sans préjudice des dispositions des articles 10 et 11 ci-après, lorsque les poursuites devant la chambre de discipline ne sont pas exercées à la demande du procureur de la République, le syndic notifie à celui-ci la citation qu’il a fait délivrer à l’officier public ou ministériel.
« Le procureur de la République peut citer l’officier public ou ministériel devant le tribunal judiciaire statuant disciplinairement. Il notifie la citation au syndic de la chambre.
« nbsp ; La chambre de discipline est dessaisie à compter de la notification ».
5. L’article 10 de la même ordonnance, dans la même rédaction, prévoit :
« L’action disciplinaire devant le tribunal judiciaire est exercée par le procureur de la République. Elle peut également être exercée par le président de la chambre de discipline agissant au nom de celle-ci, ainsi que par toute personne qui se prétend lésée par l’officier public ou ministériel. Dans ce cas, le procureur de la République est obligatoirement entendu.
« Lorsqu’ils n’ont pas exercé eux-mêmes l’action disciplinaire, le président de la chambre ou la personne qui se prétend lésée peuvent intervenir à l’instance.
« Dans tous les cas, ils peuvent demander l’allocation de dommages-intérêts ».
6. L’article 11 de la même ordonnance, dans la même rédaction, prévoit :
« La citation devant le tribunal judiciaire peut être motivée par les faits mêmes qui avaient donné lieu à poursuite devant la chambre de discipline, que celle-ci n’ait pas statué, ait prononcé la relaxe ou l’une des peines de sa compétence ».
7. Le requérant reproche à ces dispositions de ne pas prévoir, lors de la comparution du notaire poursuivi devant le tribunal judiciaire statuant disciplinairement, la notification à l’intéressé du droit qu’il a de se taire, alors que ses déclarations sont susceptibles d’être utilisées dans le cadre de cette procédure ou, le cas échéant, d’une procédure pénale. Il en résulterait, selon lui, une méconnaissance du principe de la présomption d’innocence et des droits de la défense.
8. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa de l’article 10 de l’ordonnance du 28 juin 1945.
9. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire.
10. Les dispositions contestées prévoient les modalités selon lesquelles une action disciplinaire peut être exercée à l’encontre des notaires et de certains autres officiers publics ou ministériels devant le tribunal judiciaire statuant disciplinairement.
11. D’une part, ni ces dispositions, qui se bornent à désigner les titulaires de l’action disciplinaire, ni aucune autre disposition législative ne fixent les conditions selon lesquelles l’officier public ou ministériel poursuivi comparaît devant le tribunal judiciaire.
12. D’autre part, la procédure disciplinaire applicable à ces officiers publics et ministériels, qui est soumise aux exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789, ne relève pas du domaine de la loi mais, sous le contrôle du juge compétent, du domaine réglementaire.
13. Dès lors, le grief tiré de ce que les dispositions législatives contestées méconnaîtraient ces exigences, faute de prévoir que le professionnel poursuivi disciplinairement doit être informé de son droit de se taire lors de sa comparution devant le tribunal judiciaire, doit être écarté.
14. Par conséquent, les dispositions contestées, qui ne méconnaissent ni les droits de la défense, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Le premier alinéa de l’article 10 de l’ordonnance n° 45-1418 du 28 juin 1945 relative à la discipline des notaires et de certains officiers ministériels, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2019-964 du 18 septembre 2019 prise en application de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 7 décembre 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.
Rendu public le 8 décembre 2023.
JORF n°0285 du 9 décembre 2023, texte n° 62
ECLI : FR : CC : 2023 : 2023.1074.QPC
Les abstracts
- 3. NORMES LÉGISLATIVES ET RÉGLEMENTAIRES
- 3.7. RÉPARTITION DES COMPÉTENCES PAR MATIÈRES
- 3.7.1. Garanties des libertés publiques
- 3.7.1.5. Garanties juridictionnelles
3.7.1.5.6. Procédure disciplinaire
Les dispositions contestées prévoient les modalités selon lesquelles une action disciplinaire peut être exercée à l’encontre des notaires et de certains autres officiers publics ou ministériels devant le tribunal judiciaire statuant disciplinairement. D’une part, ni ces dispositions, qui se bornent à désigner les titulaires de l’action disciplinaire, ni aucune autre disposition législative ne fixent les conditions selon lesquelles l’officier public ou ministériel poursuivi comparaît devant le tribunal judicaire. D’autre part, la procédure disciplinaire applicable à ces officiers publics et ministériels, qui est soumise aux exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789, ne relève pas du domaine de la loi mais, sous le contrôle du juge compétent, du domaine réglementaire. Dès lors, le grief tiré de ce que les dispositions législatives contestées méconnaîtraient ces exigences, faute de prévoir que le professionnel poursuivi disciplinairement doit être informé de son droit de se taire lors de sa comparution devant le tribunal judiciaire, doit être écarté.
- 4. DROITS ET LIBERTÉS
- 4.23. PRINCIPES DE DROIT PÉNAL ET DE PROCÉDURE PÉNALE
- 4.23.8. Présomption d'innocence
4.23.8.3. Droit de se taire
Aux termes de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire. Les dispositions contestées prévoient les modalités selon lesquelles une action disciplinaire peut être exercée à l’encontre des notaires et de certains autres officiers publics ou ministériels devant le tribunal judiciaire statuant disciplinairement. D’une part, ni ces dispositions, qui se bornent à désigner les titulaires de l’action disciplinaire, ni aucune autre disposition législative ne fixent les conditions selon lesquelles l’officier public ou ministériel poursuivi comparaît devant le tribunal judicaire. D’autre part, la procédure disciplinaire applicable à ces officiers publics et ministériels, qui est soumise aux exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789, ne relève pas du domaine de la loi mais, sous le contrôle du juge compétent, du domaine réglementaire. Dès lors, le grief tiré de ce que les dispositions législatives contestées méconnaîtraient ces exigences, faute de prévoir que le professionnel poursuivi disciplinairement doit être informé de son droit de se taire lors de sa comparution devant le tribunal judiciaire, doit être écarté.
- 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
- 11.6. QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
- 11.6.3. Procédure applicable devant le Conseil constitutionnel
- 11.6.3.5. Détermination de la disposition soumise au Conseil constitutionnel
11.6.3.5.1. Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel juge que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur un champ plus restreint que les dispositions renvoyées.
- 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
- 11.6. QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
- 11.6.3. Procédure applicable devant le Conseil constitutionnel
- 11.6.3.5. Détermination de la disposition soumise au Conseil constitutionnel
11.6.3.5.2. Détermination de la version de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel
La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. La rédaction de la disposition renvoyée n'ayant pas été déterminée, le Conseil constitutionnel y procède en déterminant la rédaction applicable au litige.