Décision

Décision n° 2023-1036 QPC du 10 mars 2023

Consorts B. [Régime de responsabilité du producteur en cas de dommage causé par un élément du corps humain ou un produit issu de celui-ci]
Conformité

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 5 janvier 2023 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 91 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Christiane B., Mme Véronique B., M. Jérémy B. et M. Benjamin B., par la SARL Delvolvé - Trichet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2023-1036 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 1386-12 du code civil.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;
  • l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
  • la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux ;
  • le code civil ;
  • le code de la santé publique ;
  • la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit ;
  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations présentées pour la caisse primaire d’assurance maladie du Val-de-Marne, partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Gatineau, Fattaccini, Rebeyrol, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 24 janvier 2023 ;
  • les observations présentées pour la société Les laboratoires Servier, partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
  • les observations présentées pour les requérants par la SARL Delvolvé - Trichet, enregistrées le 25 janvier 2023 ;
  • les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le même jour ;
  • les secondes observations présentées pour la caisse primaire d’assurance maladie du Val-de-Marne par la SCP Gatineau, Fattacini, Rebeyrol, enregistrées le 7 février 2023 ;
  • les secondes observations présentées pour la société Les laboratoires Servier par la SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier, enregistrées le 8 février 2023 ;
  • les secondes observations présentées pour les requérants par la SARL Delvolvé - Trichet, enregistrées le 9 février 2023 ;
  • les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Alexandre Comolet, avocat au barreau de Paris, pour les requérants, Me Laurent Stouffs, avocat au barreau de Paris, pour la société Les laboratoires Servier, Me Jean-Jacques Gatineau, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pour la caisse primaire d’assurance maladie du Val-de-Marne, et M. Antoine Pavageau, désigné par la Première ministre, à l’audience publique du 21 février 2023 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l’occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l’article 1386-12 du code civil dans sa rédaction résultant de la loi du 9 décembre 2004 mentionnée ci-dessus.

2. L’article 1386-12 du code civil, dans cette rédaction, prévoit :
« Le producteur ne peut invoquer la cause d’exonération prévue au 4 ° de l’article 1386-11 lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci ».
 

3. Les requérants, rejoints par la caisse primaire d’assurance maladie du Val-de-Marne, reprochent à ces dispositions de n’empêcher un producteur d’invoquer la cause d’exonération de responsabilité pour risque de développement que dans le cas où le dommage a été causé par un élément du corps humain ou un produit issu de celui-ci. Il en résulterait, selon eux, une différence de traitement injustifiée entre les victimes d’un tel dommage et les victimes de dommages causés par d’autres produits de santé, seules ces dernières pouvant se voir opposées cette cause d’exonération et être ainsi privées d’indemnisation.

- Sur le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel :

4. La société Les laboratoires Servier soutient qu’il n’y aurait pas lieu pour le Conseil constitutionnel de se prononcer sur la conformité des dispositions contestées aux droits et libertés que la Constitution garantit, dans la mesure où, selon elle, les griefs des requérants seraient, en réalité, dirigés contre des dispositions qui, en instaurant la cause d’exonération de responsabilité pour risque de développement, se borneraient à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 25 juillet 1985 mentionnée ci-dessus.

5. En l’absence de mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’est pas compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou des dispositions d’un règlement de l’Union européenne.

6. Si l’article 7 de la directive du 25 juillet 1985 prévoit notamment une cause d’exonération de responsabilité pour les producteurs pour risque de développement, son article 15 dispose que, par dérogation, les États membres peuvent l’exclure de leur législation.

7. Dès lors, en prévoyant qu’en cas de dommages causés par les éléments et produits issus du corps humain, le producteur ne pourra pas invoquer la cause d’exonération pour risque de développement, les dispositions contestées ne se bornent pas à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 25 juillet 1985. Le Conseil constitutionnel est donc compétent pour contrôler la conformité de l’article 1386-12 du code civil aux droits et libertés que la Constitution garantit.

- Sur le fond :

8. Selon l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit.

9. En application du 4 ° de l’article 1386-11 du code civil, le producteur est responsable de plein droit du dommage causé par un défaut de son produit à moins qu’il ne prouve que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il l’a mis en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence de ce défaut.

10. Les dispositions contestées prévoient que le producteur ne peut pas invoquer cette cause d’exonération lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par un produit issu de celui-ci.

11. Il en résulte une différence de traitement dans l’engagement de la responsabilité du producteur selon que le dommage a été causé par un tel élément ou produit ou par tout autre produit défectueux.

12. Il ressort des travaux parlementaires que, afin de préserver la recherche et l’innovation, le législateur a entendu permettre à un producteur, responsable de plein de droit du fait d’un produit défectueux, de s’exonérer de cette responsabilité lorsque l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il l’a mis en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence de ce défaut.

13. Les éléments du corps humain et les produits issus de celui-ci sont définis par les dispositions du livre II de la première partie du code de la santé publique qui, avec les dispositions des articles 16 à 16-9 du code civil relatifs au respect du corps humain, en régissent le don ou l’utilisation. Ces éléments et produits emportent par eux-mêmes des risques spécifiques, indépendamment de tout processus de fabrication. Ainsi, eu égard à la nature et aux risques spécifiques que présentent les éléments du corps humain et produits issus de celui-ci, le législateur a pu prévoir que, en cas de dommages causés par ces derniers, le producteur ne peut pas se prévaloir de la cause d’exonération pour risque de développement.

14. Dès lors, la différence de traitement résultant des dispositions contestées, qui est fondée sur une différence de situation, est en rapport avec l’objet de la loi.

15. Par conséquent, ces dispositions, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
 
Article 1er. - L’article 1386-12 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit, est conforme à la Constitution.
 
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 9 mars 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
 
Rendu public le 10 mars 2023.
 

JORF n°0060 du 11 mars 2023, texte n° 70
ECLI : FR : CC : 2023 : 2023.1036.QPC

Les abstracts

  • 5. ÉGALITÉ
  • 5.1. ÉGALITÉ DEVANT LA LOI
  • 5.1.4. Respect du principe d'égalité : différence de traitement justifiée par une différence de situation
  • 5.1.4.6. Droit civil
  • 5.1.4.6.3. Droit de la responsabilité

Le Conseil constitutionnel est saisi de dispositions qui prévoient que la cause d'exonération pour risque de développement ne peut pas être invoquée pour s'exonérer de dommages causés par un élément du corps humain ou un produit issu de celui-ci.
En application du 4° de l’article 1386-11 du code civil, le producteur est responsable de plein droit du dommage causé par un défaut de son produit à moins qu’il ne prouve que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il l’a mis en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence de ce défaut. Les dispositions contestées prévoient que le producteur ne peut pas invoquer cette cause d’exonération lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par un produit issu de celui-ci. Il en résulte une différence de traitement dans l’engagement de la responsabilité du producteur selon que le dommage a été causé par un tel élément ou produit ou par tout autre produit défectueux.
Il ressort des travaux parlementaires que, afin de préserver la recherche et l’innovation, le législateur a entendu permettre à un producteur, responsable de plein de droit du fait d’un produit défectueux, de s’exonérer de cette responsabilité lorsque l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il l’a mis en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence de ce défaut. Les éléments du corps humain et les produits issus de celui-ci sont définis par les dispositions du livre II de la première partie du code de la santé publique qui, avec les dispositions des articles 16 à 16-9 du code civil relatifs au respect du corps humain, en régissent le don ou l’utilisation. Ces éléments et produits emportent par eux-mêmes des risques spécifiques, indépendamment de tout processus de fabrication. Ainsi, eu égard à la nature et aux risques spécifiques que présentent les éléments du corps humain et produits issus de celui-ci, le législateur a pu prévoir que, en cas de dommages causés par ces derniers, le producteur ne peut pas se prévaloir de la cause d’exonération pour risque de développement. Dès lors, la différence de traitement résultant des dispositions contestées, qui est fondée sur une différence de situation, est en rapport avec l’objet de la loi.

(2023-1036 QPC, 10 mars 2023, cons. 9, 10, 11, 12, 13, 14, JORF n°0060 du 11 mars 2023, texte n° 70)
  • 5. ÉGALITÉ
  • 5.1. ÉGALITÉ DEVANT LA LOI
  • 5.1.4. Respect du principe d'égalité : différence de traitement justifiée par une différence de situation
  • 5.1.4.23. Droit de la santé

Le Conseil constitutionnel est saisi de dispositions qui prévoient que la cause d'exonération pour risque de développement ne peut pas être invoquée pour s'exonérer de dommages causés par un élément du corps humain ou un produit issu de celui-ci.
En application du 4° de l’article 1386-11 du code civil, le producteur est responsable de plein droit du dommage causé par un défaut de son produit à moins qu’il ne prouve que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il l’a mis en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence de ce défaut. Les dispositions contestées prévoient que le producteur ne peut pas invoquer cette cause d’exonération lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par un produit issu de celui-ci. Il en résulte une différence de traitement dans l’engagement de la responsabilité du producteur selon que le dommage a été causé par un tel élément ou produit ou par tout autre produit défectueux.
Il ressort des travaux parlementaires que, afin de préserver la recherche et l’innovation, le législateur a entendu permettre à un producteur, responsable de plein de droit du fait d’un produit défectueux, de s’exonérer de cette responsabilité lorsque l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il l’a mis en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence de ce défaut. Les éléments du corps humain et les produits issus de celui-ci sont définis par les dispositions du livre II de la première partie du code de la santé publique qui, avec les dispositions des articles 16 à 16-9 du code civil relatifs au respect du corps humain, en régissent le don ou l’utilisation. Ces éléments et produits emportent par eux-mêmes des risques spécifiques, indépendamment de tout processus de fabrication. Ainsi, eu égard à la nature et aux risques spécifiques que présentent les éléments du corps humain et produits issus de celui-ci, le législateur a pu prévoir que, en cas de dommages causés par ces derniers, le producteur ne peut pas se prévaloir de la cause d’exonération pour risque de développement. Dès lors, la différence de traitement résultant des dispositions contestées, qui est fondée sur une différence de situation, est en rapport avec l’objet de la loi.

(2023-1036 QPC, 10 mars 2023, cons. 9, 10, 11, 12, 13, 14, JORF n°0060 du 11 mars 2023, texte n° 70)
  • 7. DROIT INTERNATIONAL ET DROIT DE L'UNION EUROPÉENNE
  • 7.4. QUESTIONS PROPRES AU DROIT COMMUNAUTAIRE OU DE L'UNION EUROPÉENNE
  • 7.4.4. Lois de transposition des directives communautaires ou de l'Union européenne ou d'adaptation du droit interne aux règlements européens
  • 7.4.4.2. Absence de contrôle de la constitutionnalité de la loi de transposition ou d'adaptation
  • 7.4.4.2.4. Autres exceptions à l'absence de contrôle
  • 7.4.4.2.4.3. Marge d'appréciation laissée au législateur par le texte européen

Le Conseil constitutionnel est saisi de dispositions relatives à la cause d'exonération pour les producteurs pour risque de développement introduite en droit interne en application d'une directive européenne. En l’absence de mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’est pas compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive ou des dispositions d’un règlement de l’Union européenne. Si l’article 7 de la directive du 25 juillet 1985 prévoit notamment une cause d’exonération de responsabilité pour les producteurs pour risque de développement, son article 15 dispose que, par dérogation, les États membres peuvent l’exclure de leur législation. Dès lors, en prévoyant qu’en cas de dommages causés par les éléments et produits issus du corps humain, le producteur ne pourra pas invoquer la cause d’exonération pour risque de développement, les dispositions contestées ne se bornent pas à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises de la directive du 25 juillet 1985. Le Conseil constitutionnel est donc compétent pour contrôler la conformité de l’article 1386-12 du code civil aux droits et libertés que la Constitution garantit.

(2023-1036 QPC, 10 mars 2023, cons. 5, 6, 7, JORF n°0060 du 11 mars 2023, texte n° 70)
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