Décision

Décision n° 2021-954 QPC du 10 décembre 2021

Mme Fatma M. [Effet collectif de la déclaration recognitive de nationalité française]
Non conformité totale

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 6 octobre 2021 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 703 du 30 septembre 2021), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Fatma M. par Me Solal Cloris, avocat au barreau du Val-de-Marne. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2021-954 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 153 du code de la nationalité française, dans sa rédaction issue de la loi n° 60-752 du 28 juillet 1960 portant modification de certaines dispositions du code de la nationalité.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;
  • l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
  • le code de la nationalité française ;
  • la loi n° 60-752 du 28 juillet 1960 portant modification de certaines dispositions du code de la nationalité ;
  • la loi n° 73-42 du 9 janvier 1973 complétant et modifiant le code de la nationalité française et relative à certaines dispositions concernant la nationalité française ;
  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations présentées pour la requérante par Me Cloris, enregistrées le 28 octobre 2021 ;
  • les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
  • les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Cloris, pour la requérante, et M. Antoine Pavageau, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 30 novembre 2021 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L'article 153 du code de la nationalité française, dans sa rédaction issue de la loi du 28 juillet 1960 mentionnée ci-dessus, détermine les effets de la déclaration recognitive de nationalité française souscrite sur le fondement de l'article 152 du même code. Il prévoit :
« Les enfants mineurs de dix-huit ans, non mariés, des personnes ayant bénéficié des dispositions de l'article 152 suivront la condition :
« 1 ° S'ils sont légitimes, de leur père ou, en cas de prédécès de celui-ci, de leur mère survivante ;
« 2 ° S'ils sont enfants naturels, du parent à l'égard duquel leur filiation est d'abord établie ou, en cas de prédécès de celui-ci, de l'autre parent survivant ».

2. La requérante reproche à ces dispositions de prévoir que seule la déclaration recognitive de nationalité souscrite par le père bénéficie à ses enfants légitimes mineurs, alors que la même déclaration souscrite par leur mère n'emporte un tel effet qu'en cas de prédécès du père. Il en résulterait une différence de traitement contraire au principe d'égalité devant la loi et au principe d'égalité entre les hommes et les femmes.

3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le 1 ° de l'article 153 du code de la nationalité française.

- Sur le fond :

4. Selon l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

5. Le troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dispose : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme ».

6. L'article 152 du code de la nationalité française prévoit que les personnes domiciliées dans certains territoires ayant accédé à l'indépendance, auxquelles une autre nationalité est conférée par disposition générale alors qu'elles possèdent la nationalité française, peuvent se voir reconnaître cette dernière nationalité par déclaration reçue par le juge compétent du lieu où elles établissent leur domicile sur le territoire de la République française.

7. Les dispositions contestées de l'article 153 du même code prévoient que les enfants légitimes mineurs de dix-huit ans non mariés suivent la condition de leur père lorsque celui-ci a souscrit une déclaration recognitive de nationalité française. En revanche, lorsque cette déclaration a été souscrite par leur mère, ils suivent la condition de cette dernière uniquement en cas de prédécès du père. Dès lors, ces dispositions instaurent une différence de traitement, d'une part, entre les enfants légitimes selon que la déclaration a été souscrite par le père ou la mère, d'autre part, entre le père et la mère.

8. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu maintenir une unité familiale en s'assurant que tous les enfants légitimes mineurs d'un même couple possèdent la même nationalité.

9. Toutefois, un tel motif n'est pas de nature à justifier la différence de traitement résultant de ce que seule la déclaration recognitive de nationalité souscrite par le père produise des effets à l'égard des enfants du couple. Cette différence de traitement n'est pas davantage justifiée par une différence de situation.

10. Par conséquent, les dispositions contestées méconnaissent les exigences résultant de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 et doivent donc être déclarées contraires à la Constitution.

- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :

11. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières.

12. D'une part, les dispositions déclarées inconstitutionnelles ont été abrogées par la loi du 9 janvier 1973 mentionnée ci-dessus.

13. D'autre part, la remise en cause des situations juridiques résultant de l'application des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait des conséquences manifestement excessives si cette inconstitutionnalité pouvait être invoquée par tous les descendants d'un enfant légitime qui ne s'est pas vu reconnaître la nationalité française du fait que la déclaration recognitive de nationalité a été souscrite uniquement par sa mère.

14. Par conséquent, il y a lieu de prévoir que la déclaration d'inconstitutionnalité du 1 ° de l'article 153 du code de la nationalité française prend effet à compter de la publication de la présente décision. Elle ne peut être invoquée que par les enfants légitimes dont la mère a souscrit, dans les délais prescrits, une déclaration recognitive de nationalité sur le fondement de l'article 152 du code de la nationalité française, alors qu'ils étaient mineurs, âgés de moins de dix-huit ans et non mariés. Leurs descendants peuvent également se prévaloir des décisions reconnaissant que, compte tenu de cette inconstitutionnalité, ces personnes ont la nationalité française. Cette déclaration d'inconstitutionnalité peut être invoquée dans toutes les instances en cours ou à venir.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. - Le 1 ° de l'article 153 du code de la nationalité française, dans sa rédaction issue de la loi n° 60-752 du 28 juillet 1960 portant modification de certaines dispositions du code de la nationalité française, est contraire à la Constitution.

Article 2. - La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 12 à 14 de cette décision.

Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 9 décembre 2021, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.

Rendu public le 10 décembre 2021.

JORF n°0288 du 11 décembre 2021, texte n° 137
ECLI : FR : CC : 2021 : 2021.954.QPC

Les abstracts

  • 5. ÉGALITÉ
  • 5.1. ÉGALITÉ DEVANT LA LOI
  • 5.1.2. Discriminations interdites

L'article 152 du code de la nationalité française prévoit que les personnes domiciliées dans certains territoires ayant accédé à l'indépendance, auxquelles une autre nationalité est conférée par disposition générale alors qu'elles possèdent la nationalité française, peuvent se voir reconnaître cette dernière nationalité par déclaration reçue par le juge compétent du lieu où elles établissent leur domicile sur le territoire de la République française. Les dispositions contestées de l'article 153 du même code prévoient que les enfants légitimes mineurs de dix-huit ans non mariés suivent la condition de leur père lorsque celui-ci a souscrit une déclaration recognitive de nationalité française. En revanche, lorsque cette déclaration a été souscrite par leur mère, ils suivent la condition de cette dernière uniquement en cas de prédécès du père. Dès lors, ces dispositions instaurent une différence de traitement, d'une part, entre les enfants légitimes selon que la déclaration a été souscrite par le père ou la mère, d'autre part, entre le père et la mère. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu maintenir une unité familiale en s'assurant que tous les enfants légitimes mineurs d'un même couple possèdent la même nationalité. Toutefois, un tel motif n'est pas de nature à justifier la différence de traitement résultant de ce que seule la déclaration recognitive de nationalité souscrite par le père produise des effets à l'égard des enfants du couple. Cette différence de traitement n'est pas davantage justifiée par une différence de situation. Par conséquent, les dispositions contestées méconnaissent les exigences résultant de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Non-conformité

(2021-954 QPC, 10 décembre 2021, cons. 6, 7, 8, 9, 10, JORF n°0288 du 11 décembre 2021, texte n° 137)
  • 5. ÉGALITÉ
  • 5.1. ÉGALITÉ DEVANT LA LOI
  • 5.1.6. Violation du principe d'égalité
  • 5.1.6.10. Nationalité

L'article 152 du code de la nationalité française prévoit que les personnes domiciliées dans certains territoires ayant accédé à l'indépendance, auxquelles une autre nationalité est conférée par disposition générale alors qu'elles possèdent la nationalité française, peuvent se voir reconnaître cette dernière nationalité par déclaration reçue par le juge compétent du lieu où elles établissent leur domicile sur le territoire de la République française. Les dispositions contestées de l'article 153 du même code prévoient que les enfants légitimes mineurs de dix-huit ans non mariés suivent la condition de leur père lorsque celui-ci a souscrit une déclaration recognitive de nationalité française. En revanche, lorsque cette déclaration a été souscrite par leur mère, ils suivent la condition de cette dernière uniquement en cas de prédécès du père. Dès lors, ces dispositions instaurent une différence de traitement, d'une part, entre les enfants légitimes selon que la déclaration a été souscrite par le père ou la mère, d'autre part, entre le père et la mère. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu maintenir une unité familiale en s'assurant que tous les enfants légitimes mineurs d'un même couple possèdent la même nationalité. Toutefois, un tel motif n'est pas de nature à justifier la différence de traitement résultant de ce que seule la déclaration recognitive de nationalité souscrite par le père produise des effets à l'égard des enfants du couple. Cette différence de traitement n'est pas davantage justifiée par une différence de situation. Par conséquent, les dispositions contestées méconnaissent les exigences résultant de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Non-conformité

(2021-954 QPC, 10 décembre 2021, cons. 6, 7, 8, 9, 10, JORF n°0288 du 11 décembre 2021, texte n° 137)
  • 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
  • 11.6. QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
  • 11.6.3. Procédure applicable devant le Conseil constitutionnel
  • 11.6.3.5. Détermination de la disposition soumise au Conseil constitutionnel
  • 11.6.3.5.1. Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel juge que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur un champ plus restreint que la disposition renvoyée.

(2021-954 QPC, 10 décembre 2021, cons. 3, JORF n°0288 du 11 décembre 2021, texte n° 137)
  • 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
  • 11.8. SENS ET PORTÉE DE LA DÉCISION
  • 11.8.6. Portée des décisions dans le temps
  • 11.8.6.2. Dans le cadre d'un contrôle a posteriori (article 61-1)
  • 11.8.6.2.2. Abrogation
  • 11.8.6.2.2.3. Disposition déjà abrogée

Le Conseil constitutionnel constate que les dispositions qu'il déclare inconstitutionnelles ont été abrogées par la loi du 9 janvier 1973.

(2021-954 QPC, 10 décembre 2021, cons. 12, JORF n°0288 du 11 décembre 2021, texte n° 137)
  • 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
  • 11.8. SENS ET PORTÉE DE LA DÉCISION
  • 11.8.6. Portée des décisions dans le temps
  • 11.8.6.2. Dans le cadre d'un contrôle a posteriori (article 61-1)
  • 11.8.6.2.4. Effets produits par la disposition abrogée
  • 11.8.6.2.4.2. Remise en cause des effets
  • 11.8.6.2.4.2.1. Pour les instances en cours ou en cours et à venir

D'une part, les dispositions déclarées inconstitutionnelles ont été abrogées par la loi du 9 janvier 1973. D'autre part, la remise en cause des situations juridiques résultant de l'application de ces dispositions aurait des conséquences manifestement excessives si cette inconstitutionnalité pouvait être invoquée par tous les descendants d'un enfant légitime qui ne s'est pas vu reconnaître la nationalité française du fait que la déclaration recognitive de nationalité a été souscrite uniquement par sa mère. Par conséquent, il y a lieu de prévoir que la déclaration d'inconstitutionnalité du 1° de l'article 153 du code de la nationalité française prend effet à compter de la publication de la décision. Elle ne peut être invoquée que par les enfants légitimes dont la mère a souscrit, dans les délais prescrits, une déclaration recognitive de nationalité sur le fondement de l'article 152 du code de la nationalité française, alors qu'ils étaient mineurs, âgés de moins de dix-huit ans et non mariés. Leurs descendants peuvent également se prévaloir des décisions reconnaissant que, compte tenu de cette inconstitutionnalité, ces personnes ont la nationalité française. Cette déclaration d'inconstitutionnalité peut être invoquée dans toutes les instances en cours ou à venir.

(2021-954 QPC, 10 décembre 2021, cons. 12, 13, 14, JORF n°0288 du 11 décembre 2021, texte n° 137)
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