Décision

Décision n° 2020-837 QPC du 7 mai 2020

Société A.D-Trezel [Conditions de revalorisation des loyers de certains baux commerciaux]
Conformité

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 6 février 2020 par la Cour de cassation (troisième chambre civile, arrêt n° 219 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour la société A.D-Trezel par la SCP Bernard Hémery, Carole Thomas-Raquin, Martin Le Guerer, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2020-837 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du dernier alinéa de l’article L. 145-34 du code de commerce, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;
  • l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
  • la loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 ;
  • le code de commerce ;
  • la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises ;
  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations présentées pour Mme Brigitte R. épouse S., partie au litige à l’occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Alain Bénabent, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, enregistrées le 14 février 2020 ;
  • les observations en intervention présentées pour M. François-Xavier M., Mmes Catherine M. épouse B., Virginie M. épouse A., Bérengère M. épouse D., Anne M. épouse R., Janine M., par Me François Crépeaux, avocat au barreau de Grasse, enregistrées le 17 février 2020 ;
  • les observations présentées pour la société requérante par la SCP Bernard Hémery, Carole Thomas-Raquin, Martin Le Guerer, enregistrées le 25 février 2020 ;
  • les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 26 février 2020 ;
  • les observations complémentaires présentées par le Premier ministre à la demande du Conseil constitutionnel pour les besoins de l’instruction, enregistrées le 17 avril 2020 ;
  • les observations complémentaires présentées pour les parties intervenantes par Me Crépeaux à la demande du Conseil constitutionnel pour les besoins de l’instruction, enregistrées le 20 avril 2020 ;
  • les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 21 avril 2020 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article L. 145-34 du code de commerce prévoit que, à moins d’une modification notable des éléments de détermination de la valeur locative qui sont mentionnés aux 1 ° à 4 ° de l’article L. 145-33 du même code, le loyer de renouvellement des baux commerciaux dont la durée n’est pas supérieure à neuf ans est plafonné.  Le dernier alinéa de cet article L. 145-34, dans sa rédaction résultant de la loi du 18 juin 2014 mentionnée ci-dessus, prévoit : « En cas de modification notable des éléments mentionnés aux 1 ° à 4 ° de l’article L. 145-33 ou s’il est fait exception aux règles de plafonnement par suite d’une clause du contrat relative à la durée du bail, la variation de loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente ».
 

2. La société requérante, rejointe par les parties intervenantes, soutient que ces dispositions porteraient atteinte au droit de propriété du bailleur. Elle fait valoir que cette limitation de l’augmentation du loyer lors du renouvellement du bail ne serait justifiée par aucun motif d’intérêt général et pourrait avoir pour effet d’imposer un niveau de loyer fortement et durablement inférieur à la valeur locative du bien, entraînant ainsi une perte financière importante pour le bailleur. De plus, elle soutient que si ces dispositions peuvent être écartées par les parties dès lors qu’elles ne sont pas d’ordre public, leur application aux baux en cours, conclus avant leur entrée en vigueur mais renouvelés postérieurement, conduit dans ce cas à priver, en pratique, les bailleurs de la possibilité d’y déroger.

3. Il est loisible au législateur d’apporter aux conditions d’exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.

4. L’article L. 145-33 du code de commerce dispose que le loyer du bail commercial renouvelé doit correspondre à la valeur locative du bien loué et que, à défaut d’accord des parties, cette valeur est déterminée d’après les caractéristiques du local considéré, la destination des lieux, les obligations respectives des parties, les facteurs locaux de commercialité et le prix couramment pratiqué dans le voisinage. Le premier alinéa de l’article L. 145-34 du code de commerce instaure un plafonnement du loyer ainsi renouvelé, en prévoyant que son taux de variation ne peut excéder la variation de l’indice trimestriel des loyers commerciaux ou de l’indice trimestriel des loyers des activités tertiaires intervenue depuis la fixation initiale du loyer du bail expiré.

5. Cette règle de plafonnement ne s’applique cependant pas aux baux initialement conclus pour une durée de plus de neuf années. Elle ne s’applique pas non plus aux baux dont la durée n’est pas supérieure à neuf ans lorsqu’est intervenue, entre la prise d’effet du bail initial et celle du bail à renouveler, une modification notable des caractéristiques du local considéré, de la destination des lieux, des obligations respectives des parties ou des facteurs locaux de commercialité. Dans ces deux cas, les dispositions contestées prévoient que la variation du loyer ne peut toutefois conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente.

6. Ces dispositions empêchent le bailleur de percevoir, dès le renouvellement de son bail et le cas échéant jusqu’à son terme, un loyer correspondant à la valeur locative de son bien lorsque ce loyer est supérieur de 10 % au loyer acquitté lors de la dernière année du bail expiré. Elles portent ainsi atteinte au droit de propriété.

7. Toutefois, en premier lieu, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu éviter que le loyer de renouvellement d’un bail commercial connaisse une hausse importante et brutale de nature à compromettre la viabilité des entreprises commerciales et artisanales. Il a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général.

8. En deuxième lieu, les dispositions contestées permettent au bailleur de bénéficier, chaque année, d’une augmentation de 10 % du loyer de l’année précédente jusqu’à ce qu’il atteigne, le cas échéant, la nouvelle valeur locative.

9. En dernier lieu, les dispositions contestées n’étant pas d’ordre public, les parties peuvent convenir de ne pas les appliquer, soit au moment de la conclusion du bail initial, soit au moment de son renouvellement. En outre, s’agissant des baux conclus avant la date d’entrée en vigueur de ces dispositions et renouvelés après cette date, l’application de ce dispositif ne résulte pas des dispositions contestées, mais de leurs conditions d’entrée en vigueur déterminées à l’article 21 de la loi du 18 juin 2014.

10. Il résulte de ce qui précède que le législateur n’a pas porté une atteinte disproportionnée au droit de propriété. Le dernier alinéa de l’article L. 145-34 du code de commerce, qui ne méconnaît aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doit donc être déclaré conforme à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
 
Article 1er. - Le dernier alinéa de l’article L. 145-34 du code de commerce, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, est conforme à la Constitution.
 
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 7 mai 2020, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.
 
Rendu public le 7 mai 2020.
 

JORF n°0113 du 8 mai 2020, texte n° 67
ECLI : FR : CC : 2020 : 2020.837.QPC

Les abstracts

  • 4. DROITS ET LIBERTÉS
  • 4.7. DROIT DE PROPRIÉTÉ
  • 4.7.5. Contrôle des atteintes à l'exercice du droit de propriété
  • 4.7.5.1. Principe de conciliation avec des objectifs d'intérêt général

Les dispositions contestées prévoient que, lorsque le loyer de renouvellement du bail commercial n'est pas plafonné, sa variation ne peut toutefois conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l'année précédente. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu éviter que le loyer de renouvellement d'un bail commercial connaisse une hausse importante et brutale de nature à compromettre la viabilité des entreprises commerciales et artisanales. Il a ainsi poursuivi un objectif d'intérêt général.

(2020-837 QPC, 07 mai 2020, cons. 7, JORF n°0113 du 8 mai 2020, texte n° 67)
  • 4. DROITS ET LIBERTÉS
  • 4.7. DROIT DE PROPRIÉTÉ
  • 4.7.5. Contrôle des atteintes à l'exercice du droit de propriété
  • 4.7.5.3. Atteinte au droit de propriété non contraire à la Constitution

Les dispositions contestées prévoient que, lorsque le loyer de renouvellement du bail commercial n'est pas plafonné, sa variation ne peut toutefois conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l'année précédente.
Ces dispositions empêchent le bailleur de percevoir, dès le renouvellement de son bail et le cas échéant jusqu'à son terme, un loyer correspondant à la valeur locative de son bien lorsque ce loyer est supérieur de 10 % au loyer acquitté lors de la dernière année du bail expiré. Elles portent ainsi atteinte au droit de propriété. Toutefois, en premier lieu, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu éviter que le loyer de renouvellement d'un bail commercial connaisse une hausse importante et brutale de nature à compromettre la viabilité des entreprises commerciales et artisanales. Il a ainsi poursuivi un objectif d'intérêt général. En deuxième lieu, les dispositions contestées permettent au bailleur de bénéficier, chaque année, d'une augmentation de 10 % du loyer de l'année précédente jusqu'à ce qu'il atteigne, le cas échéant, la nouvelle valeur locative. En dernier lieu, les dispositions contestées n'étant pas d'ordre public, les parties peuvent convenir de ne pas les appliquer, soit au moment de la conclusion du bail initial, soit au moment de son renouvellement. En outre, s'agissant des baux conclus avant la date d'entrée en vigueur de ces dispositions et renouvelés après cette date, l'application de ce dispositif ne résulte pas des dispositions contestées, mais de leurs conditions d'entrée en vigueur déterminées à l'article 21 de la loi du 18 juin 2014. Pas d'atteinte disproportionnée au droit de propriété.

(2020-837 QPC, 07 mai 2020, cons. 6, 7, 8, 9, JORF n°0113 du 8 mai 2020, texte n° 67)
À voir aussi sur le site : Commentaire, Dossier documentaire, Décision de renvoi Cass., Références doctrinales, Version PDF de la décision, Vidéo de la séance.
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