Décision

Décision n° 2018-756 QPC du 17 janvier 2019

M. Jean-Pierre F. [Compétence des juridictions spécialisées en matière militaire pour les infractions commises par des militaires de la gendarmerie dans le service du maintien de l'ordre]
Conformité

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 17 octobre 2018 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 2508 du 16 octobre 2018), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Jean-Pierre F. par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2018-756 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 697-1 du code de procédure pénale.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;
  • l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
  • le code de la défense ;
  • le code de justice militaire ;
  • le code de procédure pénale ;
  • la loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011 relative à la répartition des contentieux et à l'allégement de certaines procédures juridictionnelles ;
  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations présentées pour le requérant par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées le 8 novembre 2018 ;
  • les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 8 novembre 2018 ;
  • les observations en intervention présentées pour la Ligue des droits de l'Homme par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées le 8 novembre 2018 ;
  • les secondes observations présentées pour le requérant par la SCP Spinosi et Sureau, enregistrées le 23 novembre 2018 ;
  • les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Patrice Spinosi, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour le requérant et la partie intervenante, Me Arié Alimi, avocat au barreau de Paris, pour le requérant, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 8 janvier 2019 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l'article 697-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi du 13 décembre 2011 mentionnée ci-dessus.

2. L'article 697-1 du code de procédure pénale, dans cette rédaction, prévoit :
« Les juridictions mentionnées à l'article 697 connaissent des crimes et délits commis sur le territoire de la République par les militaires dans l'exercice du service.
« Ces juridictions sont compétentes à l'égard de toutes personnes majeures, auteurs ou complices, ayant pris part à l'infraction.
« Par dérogation aux dispositions du premier alinéa ci-dessus, ces juridictions ne peuvent connaître des infractions de droit commun commises par les militaires de la gendarmerie dans l'exercice de leurs fonctions relatives à la police judiciaire ou à la police administrative ; elles restent néanmoins compétentes à leur égard pour les infractions commises dans le service du maintien de l'ordre.
« Si le tribunal correctionnel mentionné à l'article 697 se déclare incompétent pour connaître des faits dont il a été saisi, il renvoie le ministère public à se pourvoir ainsi qu'il avisera ; il peut, le ministère public entendu, décerner par la même décision mandat de dépôt ou d'arrêt contre le prévenu ».

3. Le requérant, rejoint par l'association intervenante, soutient que ces dispositions méconnaîtraient le principe d'égalité devant la justice en ce qu'elles donnent compétence à des juridictions spécialisées en matière militaire pour connaître des infractions commises par les militaires de la gendarmerie dans l'exercice du service du maintien de l'ordre. Ces dispositions institueraient une différence de traitement injustifiée entre les parties civiles selon que l'auteur de l'infraction commise dans l'exercice d'une mission de maintien de l'ordre présente la qualité de militaire ou celle de membre de la police nationale. Le requérant et l'association intervenante font valoir que cette différence de traitement ne saurait trouver sa justification dans le seul statut de militaire des intéressés, dans la mesure où le législateur a soumis ces derniers à la compétence des juridictions de droit commun pour les infractions commises dans l'exercice de leurs fonctions relatives à la police judiciaire ou administrative.

4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « elles restent néanmoins compétentes à leur égard pour les infractions commises dans le service du maintien de l'ordre » figurant au troisième alinéa de l'article 697-1 du code de procédure pénale.

5. Selon l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Son article 16 dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect des principes d'indépendance et d'impartialité des juridictions.

6. L'article 697-1 du code de procédure pénale réserve aux juridictions spécialisées en matière militaire prévues à l'article 697 du même code la compétence pour connaître des crimes et délits commis par les militaires dans l'exercice du service. Si son troisième alinéa apporte une dérogation à cette règle de compétence, pour ce qui concerne les militaires de la gendarmerie, s'agissant des infractions commises dans l'exercice de leurs fonctions relatives à la police judiciaire ou à la police administrative, il précise, en revanche, que les juridictions spécialisées en matière militaire demeurent compétentes à leur égard pour les infractions commises dans le service du maintien de l'ordre. Dans la mesure où les membres de la police nationale qui commettent de telles infractions dans l'exercice des missions de maintien de l'ordre relèvent des juridictions ordinaires, les dispositions contestées établissent une différence de traitement entre les justiciables selon la qualité de militaire de la gendarmerie ou de membre de la police nationale de l'auteur de l'infraction commise dans ces circonstances.

7. En premier lieu, les juridictions spécialisées en matière militaire prévues à l'article 697 du code de procédure pénale sont désignées parmi les tribunaux de grande instance et les cours d'assises. Elles présentent trois spécificités par rapport à ces juridictions judiciaires ordinaires. Leur ressort territorial est nécessairement étendu à celui d'une ou de plusieurs cours d'appel. Les magistrats des tribunaux correctionnels spécialisés en matière militaire y sont spécialement affectés après avis de l'assemblée générale. Enfin, en vertu des articles 698-6 et 698-7 du même code, lorsque les cours d'assises spécialisées jugent un crime autre que de droit commun ou lorsqu'il existe un risque de divulgation d'un secret de la défense nationale, elles sont uniquement composées de magistrats. Ces règles d'organisation et de composition de ces juridictions spécialisées en matière militaire présentent, pour les justiciables, des garanties égales à celles des juridictions pénales de droit commun, notamment quant au respect des principes d'indépendance et d'impartialité des juridictions.

8. En second lieu, la gendarmerie nationale relève des forces armées. À ce titre, les militaires de la gendarmerie sont soumis aux devoirs et sujétions de l'état militaire définis à la quatrième partie du code de la défense. Comme les autres militaires, ils sont justiciables, en raison de leur statut, des infractions d'ordre militaire prévues aux articles L. 321-1 à L. 324-11 du code de justice militaire, lesquelles peuvent être commises de manière connexe à des infractions de droit commun. En outre, ils sont justiciables, en vertu de l'article L. 311-3 du même code, de peines militaires spécifiques, prononcées par la juridiction, comme la destitution ou la perte de grade. Enfin, ils sont également soumis à certaines procédures spécifiques d'exécution des peines, définies au titre VI du livre II du même code. Compte tenu de ces particularités de l'état militaire, il était loisible au législateur, au nom de l'objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice, de prévoir la spécialisation des formations juridictionnelles chargées de connaître des infractions de droit commun commises par eux dans l'exercice de leur service, afin de favoriser une meilleure appréhension de ces particularités.

9. Les militaires de la gendarmerie demeurent soumis à ces règles spéciales dans leur activité de maintien de l'ordre. Par conséquent, ils ne sont pas placés, pour les infractions commises dans ce cadre, dans la même situation que les membres de la police nationale.

10. Dès lors, en dépit des similitudes du cadre d'action des militaires de la gendarmerie et des membres de la police nationale dans le service du maintien de l'ordre, le législateur n'a pas, en se fondant sur les particularités de l'état militaire des gendarmes pour prévoir la compétence des juridictions spécialisées en matière militaire, instauré de discrimination injustifiée entre les justiciables. Il lui était loisible de procéder ainsi indépendamment de la circonstance qu'il ait prévu une exception à la compétence des juridictions spécialisées en matière militaire dans le cas particulier d'infractions commises à l'occasion de l'exercice par les militaires de la gendarmerie de leurs fonctions relatives à la police judiciaire ou administrative.

11. Il résulte de tout ce qui précède que le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la justice doit être écarté.

12. Les mots « elles restent néanmoins compétentes à leur égard pour les infractions commises dans le service du maintien de l'ordre » figurant au troisième alinéa de l'article 697-1 du code de procédure pénale, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarés conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. - Les mots « elles restent néanmoins compétentes à leur égard pour les infractions commises dans le service du maintien de l'ordre » figurant au troisième alinéa de l'article 697-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011 relative à la répartition des contentieux et à l'allégement de certaines procédures juridictionnelles, sont conformes à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 15 janvier 2019, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.

Rendu public le 17 janvier 2019.

JORF n°0015 du 18 janvier 2019, texte n° 63
ECLI : FR : CC : 2019 : 2018.756.QPC

Les abstracts

  • 5. ÉGALITÉ
  • 5.2. ÉGALITÉ DEVANT LA JUSTICE
  • 5.2.3. Juridictions
  • 5.2.3.1. Composition et compétence des juridictions
  • 5.2.3.1.3. Cour d'assises ou tribunal correctionnel compétents pour certaines infractions

L'article 697-1 du code de procédure pénale réserve aux juridictions spécialisées en matière militaire prévues à l'article 697 du même code la compétence pour connaître des crimes et délits commis par les militaires dans l'exercice du service. Si son troisième alinéa apporte une dérogation à cette règle de compétence, pour ce qui concerne les militaires de la gendarmerie, s'agissant des infractions commises dans l'exercice de leurs fonctions relatives à la police judiciaire ou à la police administrative, il précise, en revanche, que les juridictions spécialisées en matière militaire demeurent compétentes à leur égard pour les infractions commises dans le service du maintien de l'ordre. Dans la mesure où les membres de la police nationale qui commettent de telles infractions dans l'exercice des missions de maintien de l'ordre relèvent des juridictions ordinaires, les dispositions contestées établissent une différence de traitement entre les justiciables selon la qualité de militaire de la gendarmerie ou de membre de la police nationale de l'auteur de l'infraction commise dans ces circonstances.
En premier lieu, les juridictions spécialisées en matière militaire prévues à l'article 697 du code de procédure pénale sont désignées parmi les tribunaux de grande instance et les cours d'assises. Elles présentent trois spécificités par rapport à ces juridictions judiciaires ordinaires. Leur ressort territorial est nécessairement étendu à celui d'une ou de plusieurs cours d'appel. Les magistrats des tribunaux correctionnels spécialisés en matière militaire y sont spécialement affectés après avis de l'assemblée générale. Enfin, en vertu des articles 698-6 et 698-7 du même code, lorsque les cours d'assises spécialisées jugent un crime autre que de droit commun ou lorsqu'il existe un risque de divulgation d'un secret de la défense nationale, elles sont uniquement composées de magistrats. Ces règles d'organisation et de composition de ces juridictions spécialisées en matière militaire présentent, pour les justiciables, des garanties égales à celles des juridictions pénales de droit commun, notamment quant au respect des principes d'indépendance et d'impartialité des juridictions.
En second lieu, la gendarmerie nationale relève des forces armées. À ce titre, les militaires de la gendarmerie sont soumis aux devoirs et sujétions de l'état militaire définis à la quatrième partie du code de la défense. Comme les autres militaires, ils sont justiciables, en raison de leur statut, des infractions d'ordre militaire prévues aux articles L. 321-1 à L. 324-11 du code de justice militaire, lesquelles peuvent être commises de manière connexe à des infractions de droit commun. En outre, ils sont justiciables, en vertu de l'article L. 311-3 du même code, de peines militaires spécifiques, prononcées par la juridiction, comme la destitution ou la perte de grade. Enfin, ils sont également soumis à certaines procédures spécifiques d'exécution des peines, définies au titre VI du livre II du même code. Compte tenu de ces particularités de l'état militaire, il était loisible au législateur, au nom de l'objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice, de prévoir la spécialisation des formations juridictionnelles chargées de connaître des infractions de droit commun commises par eux dans l'exercice de leur service, afin de favoriser une meilleure appréhension de ces particularités.
Les militaires de la gendarmerie demeurent soumis à ces règles spéciales dans leur activité de maintien de l'ordre. Par conséquent, ils ne sont pas placés, pour les infractions commises dans ce cadre, dans la même situation que les membres de la police nationale. Dès lors, en dépit des similitudes du cadre d'action des militaires de la gendarmerie et des membres de la police nationale dans le service du maintien de l'ordre, le législateur n'a pas, en se fondant sur les particularités de l'état militaire des gendarmes pour prévoir la compétence des juridictions spécialisées en matière militaire, instauré de discrimination injustifiée entre les justiciables. Il lui était loisible de procéder ainsi indépendamment de la circonstance qu'il ait prévu une exception à la compétence des juridictions spécialisées en matière militaire dans le cas particulier d'infractions commises à l'occasion de l'exercice par les militaires de la gendarmerie de leurs fonctions relatives à la police judiciaire ou administrative.

(2018-756 QPC, 17 janvier 2019, cons. 6, 7, 8, 9, 10, JORF n°0015 du 18 janvier 2019, texte n° 63)
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