Décision

Décision n° 2018-737 QPC du 5 octobre 2018

M. Jaime Rodrigo F. [Transmission de la nationalité française aux enfants légitimes nés à l'étranger d'un parent français]
Non conformité totale

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 9 juillet 2018 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 830 du 4 juillet 2018), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Jaime Rodrigo F. par Me Vincent Lassalle-Byhet, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2018-737 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des 1 ° et 3 ° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 sur la nationalité.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;
  • l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
  • la loi du 10 août 1927 sur la nationalité ;
  • l'ordonnance n° 45-2441 du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité française ;
  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations présentées pour le requérant par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées les 31 juillet et 16 août 2018 ;
  • les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 31 juillet 2018 ;
  • les pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me François Sureau, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour le requérant, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 25 septembre 2018 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. Le 1 ° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 mentionnée ci-dessus prévoit qu'est Français : « Tout enfant légitime né d'un Français en France ou à l'étranger ; ».

2. Le 3 ° du même article 1er prévoit qu'est Français : « Tout enfant légitime né en France d'une mère française ; ».

3. Le requérant reproche à ces dispositions de réserver au père français la transmission de la nationalité française à son enfant légitime né à l'étranger et, corrélativement, de priver l'enfant légitime né à l'étranger d'une mère française du bénéfice d'une telle transmission. Il en résulterait une méconnaissance du principe d'égalité devant la loi et du principe d'égalité entre les sexes.

4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « en France » figurant au 3 ° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927.

- Sur le fond :

5. Selon l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

6. Le troisième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 dispose : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme ».

7. Les dispositions contestées subordonnent l'attribution de la nationalité française à l'enfant légitime d'une mère française et d'un père étranger à la condition qu'il soit né en France. Au contraire, en application du 1 ° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927, l'enfant légitime né d'un père français est français quel que soit son lieu de naissance. Ainsi, les dispositions contestées instaurent une différence de traitement entre enfants légitimes nés à l'étranger d'un seul parent français, selon qu'il s'agit de leur mère ou de leur père, ainsi qu'une différence de traitement entre les pères et mères.

8. En prévoyant l'attribution par filiation maternelle de la nationalité française, les dispositions du 3 ° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 poursuivaient un objectif démographique d'élargissement de l'accès à la nationalité française. Le législateur a toutefois assorti cette mesure de la condition contestée, laquelle en restreint le bénéfice aux seuls enfants nés en France. Les motifs alors invoqués à l'appui de cette condition reposaient, d'une part, sur l'application des règles relatives à la conscription et, d'autre part, sur le souci d'éviter d'éventuels conflits de nationalité.

9. Toutefois, aucun de ces motifs n'est de nature à justifier les différences de traitement contestées. Dès lors, les dispositions contestées méconnaissent les exigences résultant de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.

10. Les mots « en France » figurant au 3 ° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 doivent donc être déclarés contraires à la Constitution.

- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :

11. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.

12. D'une part, l'article 1er de la loi du 10 août 1927 a été abrogé par l'article 2 de l'ordonnance du 19 octobre 1945 mentionnée ci-dessus. À compter de son entrée en vigueur, le 22 octobre 1945, la nationalité française a été transmise aux enfants légitimes par filiation maternelle quel que soit leur lieu de naissance, y compris ceux nés avant cette ordonnance et encore mineurs à la date de son entrée en vigueur. D'autre part, la remise en cause des situations juridiques résultant de l'application des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait des conséquences manifestement excessives si cette inconstitutionnalité pouvait être invoquée par tous les descendants des personnes nées à l'étranger de mère française n'ayant pas obtenu la nationalité française du fait de ces dispositions, qui, dans la mesure où elles étaient applicables aux personnes mineures lors de leur entrée en vigueur, ont produit leurs effets à l'égard des enfants nés entre le 16 août 1906 et le 21 octobre 1924.

13. Par conséquent, il y a lieu de prévoir que la déclaration d'inconstitutionnalité des mots « en France » figurant au 3 ° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 prend effet à compter de la publication de la présente décision. Elle peut être invoquée par les seules personnes nées à l'étranger d'une mère française entre le 16 août 1906 et le 21 octobre 1924 à qui la nationalité française n'a pas été transmise du fait de ces dispositions. Leurs descendants peuvent également se prévaloir des décisions reconnaissant que, compte tenu de cette inconstitutionnalité, ces personnes ont la nationalité française. Cette déclaration d'inconstitutionnalité peut être invoquée dans toutes les instances introduites à la date de publication de la présente décision et non jugées définitivement à cette date.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. - Les mots « en France » figurant au 3 ° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 sur la nationalité française sont contraires à la Constitution.

Article 2. - La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet dans les conditions fixées au paragraphe 13 de cette décision.

Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 4 octobre 2018, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.

Rendu public le 5 octobre 2018.

JORF n°0231 du 6 octobre 2018, texte n° 75
ECLI : FR : CC : 2018 : 2018.737.QPC

Les abstracts

  • 5. ÉGALITÉ
  • 5.1. ÉGALITÉ DEVANT LA LOI
  • 5.1.2. Discriminations interdites

Les dispositions contestées subordonnent l'attribution de la nationalité française à l'enfant légitime d'une mère française et d'un père étranger à la condition qu'il soit né en France. Au contraire, en application du 1° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927, l'enfant légitime né d'un père français est français quel que soit son lieu de naissance. Ainsi, les dispositions contestées instaurent une différence de traitement entre enfants légitimes nés à l'étranger d'un seul parent français, selon qu'il s'agit de leur mère ou de leur père, ainsi qu'une différence de traitement entre les pères et mères. En prévoyant l'attribution par filiation maternelle de la nationalité française, les dispositions du 3° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 poursuivaient un objectif démographique d'élargissement de l'accès à la nationalité française. Le législateur a toutefois assorti cette mesure de la condition contestée, laquelle en restreint le bénéfice aux seuls enfants nés en France. Les motifs alors invoqués à l'appui de cette condition reposaient, d'une part, sur l'application des règles relatives à la conscription et, d'autre part, sur le souci d'éviter d'éventuels conflits de nationalité. Toutefois, aucun de ces motifs n'est de nature à justifier les différences de traitement contestées. Dès lors, les dispositions contestées méconnaissent les exigences résultant de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.

(2018-737 QPC, 05 octobre 2018, cons. 6, 7, 8, 9, JORF n°0231 du 6 octobre 2018, texte n° 75 )
  • 5. ÉGALITÉ
  • 5.1. ÉGALITÉ DEVANT LA LOI
  • 5.1.6. Violation du principe d'égalité
  • 5.1.6.10. Nationalité

Les dispositions contestées subordonnent l'attribution de la nationalité française à l'enfant légitime d'une mère française et d'un père étranger à la condition qu'il soit né en France. Au contraire, en application du 1° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927, l'enfant légitime né d'un père français est français quel que soit son lieu de naissance. Ainsi, les dispositions contestées instaurent une différence de traitement entre enfants légitimes nés à l'étranger d'un seul parent français, selon qu'il s'agit de leur mère ou de leur père, ainsi qu'une différence de traitement entre les pères et mères. En prévoyant l'attribution par filiation maternelle de la nationalité française, les dispositions du 3° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 poursuivaient un objectif démographique d'élargissement de l'accès à la nationalité française. Le législateur a toutefois assorti cette mesure de la condition contestée, laquelle en restreint le bénéfice aux seuls enfants nés en France. Les motifs alors invoqués à l'appui de cette condition reposaient, d'une part, sur l'application des règles relatives à la conscription et, d'autre part, sur le souci d'éviter d'éventuels conflits de nationalité. Toutefois, aucun de ces motifs n'est de nature à justifier les différences de traitement contestées. Dès lors, les dispositions contestées méconnaissent les exigences résultant de l'article 6 de la Déclaration de 1789 et du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946.

(2018-737 QPC, 05 octobre 2018, cons. 5, 7, 8, 9, JORF n°0231 du 6 octobre 2018, texte n° 75 )
  • 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
  • 11.6. QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
  • 11.6.3. Procédure applicable devant le Conseil constitutionnel
  • 11.6.3.5. Détermination de la disposition soumise au Conseil constitutionnel
  • 11.6.3.5.1. Délimitation plus étroite de la disposition législative soumise au Conseil constitutionnel

Saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les 1° et 3° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 sur la nationalité, le Conseil constitutionnel juge que la question porte sur les mots « en France » figurant à ce 3°.

(2018-737 QPC, 05 octobre 2018, cons. 4, JORF n°0231 du 6 octobre 2018, texte n° 75 )
  • 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
  • 11.8. SENS ET PORTÉE DE LA DÉCISION
  • 11.8.6. Portée des décisions dans le temps
  • 11.8.6.2. Dans le cadre d'un contrôle a posteriori (article 61-1)
  • 11.8.6.2.2. Abrogation
  • 11.8.6.2.2.1. Abrogation à la date de la publication de la décision

Les dispositions contestées (les mots « en France » figurant au 3° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 sur la nationalité) ont été abrogées par l'ordonnance du 19 octobre 1945. Il y a lieu de prévoir que la déclaration d'inconstitutionnalité de ces dispositions prend effet à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel.

(2018-737 QPC, 05 octobre 2018, cons. 12, 13, JORF n°0231 du 6 octobre 2018, texte n° 75 )
  • 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
  • 11.8. SENS ET PORTÉE DE LA DÉCISION
  • 11.8.6. Portée des décisions dans le temps
  • 11.8.6.2. Dans le cadre d'un contrôle a posteriori (article 61-1)
  • 11.8.6.2.4. Effets produits par la disposition abrogée
  • 11.8.6.2.4.2. Remise en cause des effets
  • 11.8.6.2.4.2.1. Pour les instances en cours ou en cours et à venir

L'article 1er de la loi du 10 août 1927 a été abrogé par l'article 2 de l'ordonnance du 19 octobre 1945. À compter de son entrée en vigueur, le 22 octobre 1945, la nationalité française a été transmise aux enfants légitimes par filiation maternelle quel que soit leur lieu de naissance, y compris ceux nés avant cette ordonnance et encore mineurs à la date de son entrée en vigueur. En outre, la remise en cause des situations juridiques résultant de l'application des dispositions déclarées inconstitutionnelles aurait des conséquences manifestement excessives si cette inconstitutionnalité pouvait être invoquée par tous les descendants des personnes nées à l'étranger de mère française n'ayant pas obtenu la nationalité française du fait de ces dispositions, qui, dans la mesure où elles étaient applicables aux personnes mineures lors de leur entrée en vigueur, ont produit leurs effets à l'égard des enfants nés entre le 16 août 1906 et le 21 octobre 1924. Par conséquent, la déclaration d'inconstitutionnalité des mots « en France » figurant au 3° de l'article 1er de la loi du 10 août 1927 peut être invoquée par les seules personnes nées à l'étranger d'une mère française entre le 16 août 1906 et le 21 octobre 1924 à qui la nationalité française n'a pas été transmise du fait de ces dispositions. Leurs descendants peuvent également se prévaloir des décisions reconnaissant que, compte tenu de cette inconstitutionnalité, ces personnes ont la nationalité française. Cette déclaration d'inconstitutionnalité peut être invoquée dans toutes les instances introduites à la date de publication de la décision et non jugées définitivement à cette date.

(2018-737 QPC, 05 octobre 2018, cons. 12, 13, JORF n°0231 du 6 octobre 2018, texte n° 75 )
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