Décision n° 2010-52 QPC du 14 octobre 2010
Le Conseil constitutionnel a été saisi par le Conseil d'État le 15 juillet 2010 (décision n° 322419 du 15 juillet 2010), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par la Compagnie agricole de la Crau, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de la loi du 30 avril 1941 portant approbation de deux conventions passées entre le ministre secrétaire d'État à l'agriculture et ladite compagnie.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu la loi du 30 avril 1941 portant approbation de deux conventions passées entre le ministre secrétaire d'État à l'agriculture et la Compagnie agricole de la Crau, ensemble lesdites conventions ;
Vu l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, notamment ses articles 2 et 7 ;
Vu la décision du Conseil d'État n° 295637 du 27 juillet 2009 ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour la société requérante par la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, Hannotin, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 30 juillet 2010 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 6 août 2010 ;
Vu les observations produites pour la société requérante par la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, Hannotin, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 23 août 2010 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 23 août 2010 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Christophe Nicolaÿ, pour la société requérante, et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 4 octobre 2010 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
- SUR LES DISPOSITIONS SOUMISES À L'EXAMEN DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL :
1. Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 30 avril 1941 susvisée : « Sont approuvées la convention du 30 octobre 1940 et la convention additionnelle du 14 décembre 1940, passées entre le ministre secrétaire d'État à l'agriculture, d'une part, et la Compagnie agricole de la Crau et des marais de Fos, représentée par M. P. Emery, président du conseil d'administration, et M. E. Lassalle, administrateur délégué, d'autre part, lesdites conventions ayant pour objet de remplacer la convention du 29 décembre 1888 approuvée par la loi du 26 avril 1889, portant modification de la convention du 7 mai 1881, relative à la concession du dessèchement des marais de Fos et de la mise en valeur de la Crau » ;
2. Considérant qu'aux termes de l'article 12 de la convention du 30 octobre 1940 précitée : « À dater du remboursement complet de la dette de la compagnie envers l'État... celle-ci abandonnera à l'État 25 % de son bénéfice net global... » ;
3. Considérant que, par la décision du 27 juillet 2009 susvisée, le Conseil d'État a jugé « qu'en approuvant les stipulations des conventions des 30 octobre et 14 décembre 1940, dont le contenu a été rappelé ci-dessus, la loi du 30 avril 1941 doit être regardée, non comme ayant approuvé des obligations réciproques dont auraient pu librement convenir les parties aux conventions, mais comme ayant imposé à la Compagnie agricole de la Crau, sans aucune contrepartie pour elle, l'obligation d'avoir à acquitter au profit de l'État, pour une durée indéterminée, un prélèvement obligatoire de caractère fiscal » ;
4. Considérant que l'article 61-1 de la Constitution reconnaît à tout justiciable le droit de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution garantit ; que les articles 23-2 et 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée fixent les conditions dans lesquelles la question prioritaire de constitutionnalité doit être transmise par la juridiction au Conseil d'État ou à la Cour de cassation et renvoyée au Conseil constitutionnel ; que ces dispositions prévoient notamment que la disposition législative contestée doit être « applicable au litige ou à la procédure » ; qu'en posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition ;
5. Considérant qu'il s'ensuit que, contrairement à ce que soutient le Premier ministre, la disposition litigieuse doit être regardée comme instituant non une obligation d'origine contractuelle mais une des impositions de toutes natures au sens de l'article 34 de la Constitution ;
- SUR LA CONSTITUTIONNALITÉ DES DISPOSITIONS CONTESTÉES :
6. Considérant que la société requérante soutient que les dispositions contestées, telles qu'interprétées par le Conseil d'État, mettent à sa charge une imposition qui est contraire au principe d'égalité devant les charges publiques ;
7. Considérant qu'aux termes de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » ; qu'en vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives ; qu'en particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose ; que cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ;
8. Considérant que la Compagnie agricole de la Crau est soumise à un prélèvement fiscal supplémentaire de 25 % de son bénéfice net global ; que cette différence de traitement au regard de l'imposition sur les bénéfices par rapport aux autres sociétés agricoles ne repose pas sur des critères objectifs et rationnels ; qu'elle est constitutive d'une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques ; qu'il s'ensuit que l'article 1er de la loi du 30 avril 1941, qui approuve ce prélèvement, doit être déclaré contraire à la Constitution ;
9. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que la présente déclaration d'inconstitutionnalité prend effet à compter de la publication de la présente décision ; qu'elle peut être invoquée à l'encontre des prélèvements non atteints par la prescription,
D É C I D E :
Article 1er.- L'article 1er de la loi du 30 avril 1941 portant approbation de deux conventions passées entre le ministre secrétaire d'État à l'agriculture et la Compagnie agricole de la Crau est déclaré contraire à la Constitution.
Article 2.- Cette déclaration d'inconstitutionnalité prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées par son considérant 9.
Article 3.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 14 octobre 2010, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Mme Jacqueline de GUILLENCHMIDT, MM. Hubert HAENEL et Pierre STEINMETZ.
Rendu public le 14 octobre 2010.
Journal officiel du 15 octobre 2010, page 18540, texte n° 62
Recueil, p. 283
ECLI : FR : CC : 2010 : 2010.52.QPC
Les abstracts
- 3. NORMES LÉGISLATIVES ET RÉGLEMENTAIRES
- 3.7. RÉPARTITION DES COMPÉTENCES PAR MATIÈRES
- 3.7.4. Assiette, taux et modalités de recouvrement des impositions de toutes natures, régime d'émission de la monnaie
- 3.7.4.1. Recettes publiques
- 3.7.4.1.1. Prélèvements obligatoires
3.7.4.1.1.2. Impositions de toutes natures - Qualification
Par décision du 27 juillet 2009, le Conseil d'État a jugé " qu'en approuvant les stipulations des conventions des 30 octobre et 14 décembre 1940, dont le contenu a été rappelé ci-dessus, la loi du 30 avril 1941 doit être regardée, non comme ayant approuvé des obligations réciproques dont auraient pu librement convenir les parties aux conventions, mais comme ayant imposé à la Compagnie agricole de la Crau, sans aucune contrepartie pour elle, l'obligation d'avoir à acquitter au profit de l'État, pour une durée indéterminée, un prélèvement obligatoire de caractère fiscal ".
Il s'ensuit que, contrairement à ce que soutient le Premier ministre, la disposition litigieuse doit être regardée comme instituant non une obligation d'origine contractuelle mais une des impositions de toutes natures au sens de l'article 34 de la Constitution.
- 5. ÉGALITÉ
- 5.4. ÉGALITÉ DEVANT LES CHARGES PUBLIQUES
- 5.4.2. Champ d'application du principe
- 5.4.2.2. Égalité en matière d'impositions de toutes natures
5.4.2.2.30. Impôt sur les bénéfices (des sociétés)
Une société agricole est soumise à un prélèvement fiscal supplémentaire de 25 % de son bénéfice net global en vertu d'une loi de 1941. Cette différence de traitement au regard de l'imposition sur les bénéfices par rapport aux autres sociétés agricoles ne repose pas sur des critères objectifs et rationnels. Elle est constitutive d'une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. Il s'ensuit que l'article 1er de la loi du 30 avril 1941, qui approuve ce prélèvement, est contraire à la Constitution.
- 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
- 11.6. QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
- 11.6.2. Critères de transmission ou de renvoi de la question au Conseil constitutionnel
- 11.6.2.1. Notion de disposition législative et interprétation
- 11.6.2.1.1. Examen des dispositions telles qu'interprétées par une jurisprudence constante
11.6.2.1.1.1. Principes
L'article 61-1 de la Constitution reconnaît à tout justiciable le droit de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution garantit. Les articles 23-2 et 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 fixent les conditions dans lesquelles la question prioritaire de constitutionnalité doit être transmise par la juridiction au Conseil d'État ou à la Cour de cassation et renvoyée au Conseil constitutionnel. Ces dispositions prévoient notamment que la disposition législative contestée doit être " applicable au litige ou à la procédure ". En posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu'une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition.
- 11. CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONTENTIEUX DES NORMES
- 11.6. QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
- 11.6.2. Critères de transmission ou de renvoi de la question au Conseil constitutionnel
- 11.6.2.1. Notion de disposition législative et interprétation
- 11.6.2.1.1. Examen des dispositions telles qu'interprétées par une jurisprudence constante
11.6.2.1.1.2. Applications
Par décision du 27 juillet 2009, le Conseil d'État a jugé " qu'en approuvant les stipulations des conventions des 30 octobre et 14 décembre 1940, dont le contenu a été rappelé ci-dessus, la loi du 30 avril 1941 doit être regardée, non comme ayant approuvé des obligations réciproques dont auraient pu librement convenir les parties aux conventions, mais comme ayant imposé à la Compagnie agricole de la Crau, sans aucune contrepartie pour elle, l'obligation d'avoir à acquitter au profit de l'État, pour une durée indéterminée, un prélèvement obligatoire de caractère fiscal ".
Il s'ensuit que, contrairement à ce que soutient le Premier ministre, la disposition litigieuse doit être regardée comme instituant non une obligation d'origine contractuelle mais une des impositions de toutes natures au sens de l'article 34 de la Constitution.