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Clôture : 25 ans de délibérations, ouverture des archives du Conseil

Bertrand MATHIEU, Professeur à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Président de l'Association française de droit constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel, hors série 2009 (25 ans de délibérations) - 30 janvier 2009

L'ouverture des archives du Conseil constitutionnel représente un événement marquant pour la connaissance de l'histoire constitutionnelle et politique des vingt cinq premières années de la Cinquième République. C'est le fruit d'une collaboration exemplaire entre le Conseil constitutionnel et l'Association française de droit constitutionnel

D'abord elle n'est possible en France, matériellement et juridiquement, que pour les archives d'une seule juridiction, le Conseil constitutionnel, d'autre part, à ma connaissance, aucune juridiction constitutionnelle n'a fait preuve d'un tel esprit d'ouverture, d'une telle transparence, pour employer une terminologie contemporaine. Le Président Debré a initié ce travail et Marc Guillaume, Secrétaire général du Conseil, a impulsé les recherches avec l'appui du service juridique.

Cet événement intervient à un moment clef de la vie du Conseil non seulement symboliquement le Conseil fête, comme les autres institutions de la V° République son cinquantième anniversaire, mais encore il est à la veille d'une nouvelle révolution alors que la révision de 1958 a enfin ouvert les portes à la procédure d'exception d'inconstitutionnalité ou question préjudicielle de constitutionnalité.

Durant les 25 années dont les délibérations sont dépouillées se déroulent au fil des pages les évènements marquants de la vie du Conseil : la mise en place, la révolution de velours de 1971, la réforme de 1974, l'alternance de 1981, tout est en place alors que le rideau se ferme sur les années postérieures à 1983. Il restera à découvrir les évolutions et les novations de la jurisprudence constitutionnelle à découvrir de nouvelles situations, de nouveaux personnages mais les règles auxquelles pièce obéit sont écrites. Tout du moins jusqu'aux premières délibérations qui traiteront de questions préjudicielles.

Sur le plan juridique et politique, les délibérations permettent de comprendre le cheminement intellectuel, le maniement des concepts, le poids des circonstances qui conduisent à telle ou telle décision. C'est un instrument irremplaçable d'explication, de la même manière que les travaux parlementaires permettent de comprendre le sens et les raisons d'une disposition législative. A l'heure où le juge occupe une place déterminante sur le plan normatif, le parallèle n'est pas fortuit. Certes les décisions se suffisent à elles mêmes pour dire le droit, mais les délibérés permettent de savoir comment s'élabore ce droit.

De ce point de vue, cette publication ne pourra que parachever l'acclimatation en France du contrôle de constitutionnalité qui a eu tant de mal à s'opérer pour des raisons historiques tenant essentiellement à une conception de la souveraineté de la loi qui trouve ses racines plus dans la troisième République que dans la Déclaration de 1789, et à une méfiance instinctive vis à vis du juge qui constitue l'un des fils rouges de la période qui voit la fin de la Monarchie et les débuts de la République.

La récolte est riche les débats qui viennent d'avoir lieu le démontrent. L'historien, celui qui s'intéresse à la vie politique et institutionnelle de la V° République comme le spécialiste du droit constitutionnel peuvent en faire leur miel.

I - Les hommes et l'histoire

Dépouiller ces documents, c'est sentir le poids de l'histoire vivante, retrouver comme dans un (déjà) vieux film, les images du conflit algérien, des premiers développements de la construction européenne, de l'ORTF, de la profonde controverse sur la dépénalisation de l'avortement, de l'émergence des femmes sur la scène politique··· De ce point de vue les murs de l'aile Montpensier du Palais royal sont perméables aux bruits de l'histoire, même si les rapports s'efforcent de l'être le moins possible. Les personnages, les neufs sont aussi les héros d'une pièce qu'ils contribuent à écrire. Les délibérés du Conseil constitutionnel sont des documents historiques, mais des documents vivants, qui montrent, non seulement comment se fabrique une décision ou un avis, mais aussi des rapports humains. Les spécificités de la composition du Conseil sont de ce point de vue exemplaires. Le Conseil est restreint, neuf membres ; ces membres ont des carrières antérieurs très diverses ; ils ont en général occupé des fonctions politiques de premier plan, ou se sont imposés dans le paysage doctrinal. Ils n'ont pas été formés par une carrière dans l'institution même comme ce peut être le cas pour d'autres juges, mais viennent au Conseil avec une solide expérience préalable. Politiquement, ils sont le plus souvent issus d'horizons différents, ils ont été nommés par des autorités différentes, s'agissant desquelles le facteur humain n'est pas non plus indifférent. Le renouvellement des membres par tiers tous les trois ans, conduit l'institution à évoluer sans ruptures, des nouvelles personnalités émergent, s'imposent progressivement, alors que d'autres pèsent le poids de leur expérience au sein du Conseil. Par ailleurs, la dynamique de groupe joue un rôle important dans l'obtention d'un accord. Elle est favorisée par la souplesse de l'organisation procédurale de la séance.

Le Conseil se devait de concilier la prudence et l'audace. La prudence était nécessaire pour se faire accepter tant du pouvoir politique que des autres juridictions suprêmes de l'ordre judiciaire et de l'ordre administratif. L'audace était la condition de la constitution d'un véritable corpus constitutionnel propre à s'imposer dans l'ordre juridique. Par ailleurs, dans les périodes difficiles dans lesquelles sont rodés les mécanismes institutionnels (référendums, mise en œuvre de l'article 16), comme au moment de l'alternance, en 1981, le Conseil constitutionnel sait qu'il joue sa crédibilité et peut être plus encore sur les réponses qu'il apporte aux questions qui lui sont posées. Si les décisions rendues à ces occasions démontrent que la réponse est d'abord juridique, les délibérés expriment une très forte conscience des enjeux politiques Mais, de manière réflexive, sur ce terrain, le Conseil sait faire la part du politique et du juridique. Il n'est pas l'auteur, ni le censeur des choix politiques.

II - Le positionnement institutionnel du Conseil

Si la Constitution de 1958 a créé l'institution et a ainsi forgé l'instrument qui permettra l'existence d'un véritable contrôle juridictionnel de la loi, elle ne prend aucunement parti sur la nature de l'institution, en particulier rien ne permet de lui reconnaître un caractère juridictionnel. En 1959, le Président Debré l'a rappelé dans ses propos introductifs, le Conseil nait dans un environnement marqué par le tropisme de l'absolutisme parlementaire et la volonté de rupture avec cette situation. On retrouve ainsi au Conseil cette césure entre les membres marqués par la volonté d'incarner la tradition de la souveraineté parlementaire et ceux qui s'inscrivent dans la modernité des institutions nouvelles. En fait, la rupture opérée par Constitution de la V°République se manifeste au Conseil non pas tant par la novation que représente l'institution et par sa place dans le système institutionnel que par la conversion que représente pour ses membres la rupture avec le postulat de la souveraineté de la loi. Il semblerait cependant qu'une majorité de membres considèrent le Conseil comme une juridiction.

III - La construction persévérante d'une véritable jurisprudence

S'il est un domaine où le Conseil conduit avec constance une véritable politique c'est bien sur le plan de sa jurisprudence. C'est cette rigueur juridique, cette prévisibilité de la jurisprudence qui assoit sa légitimité. Cette politique se manifeste de plusieurs manières.

Dès les débuts de son fonctionnement, le Conseil fait une référence abondante aux précédents. Toute prise de position est conçue comme une pierre qui participe à un édifice en construction. La référence aux précédents est particulièrement abondante lorsque le Conseil se trouve confronté à des questions politiquement délicates. C'est notamment le cas en 1962 en 1969 en 1980 en 1982. Les tentatives de certains membres pour opérer de véritables renversements de jurisprudence sont en général vouées à l'échec.

Ce souci du respect du précédent a comme contrepartie la volonté de ne pas se lier pour l'avenir au delà de ce qui est nécessaire à résoudre la question posée. D'ou le respect de l'imperatoria brevitas et, le plus souvent, l'absence de prise de position au delà de ce qui est nécessaire pour répondre à la saisine. Comme le déclare Louis Gros : « nous serons les enfants de nos décisions, elles nous lient pour l'avenir ».

Cette prudence du Conseil dans la cristallisation de sa jurisprudence n'empêche pas les membres du Conseil d'aborder ou de débattre de questions qui seront par la suite tranchées dans des décisions postérieures. Alors que de telle ou telle décision a pu apparaître comme novatrice, la solution paraissant ainsi surgir brutalement dans le champ juridique, elle est en réalité le fruit d'une plus ou moins longue maturation. Cette maturation peut être consciemment opérée ou plus simplement préparée par l'invocation marginale mais réitérée de la question en jeu. L'exemple le plus topique en la matière tient à la reconnaissance de la valeur constitutionnelle du Préambule de la Constitution. Mais cet exemple n'est pas le seul. On peut faire une analyse similaire s'agissant de la question du contrôle de la loi promulguée ou de la question, qui n'est pas nécessairement aujourd'hui définitivement tranchée, du contrôle de la répartition des compétences entre la loi et le règlement.

Cependant, la capacité des membres du Conseil à se projeter dans l'avenir est parfois prise en défaut, tout du moins à la lumière des délibérés. Ainsi lors de la séance des 14 et 15 janvier 1975 il y a peu de débats sur les répercussions de l'absence de contrôle de conventionalité de la loi par le Conseil constitutionnel, notamment en ce qui concerne le nouvel équilibre, voire la nouvelle concurrence qui va s'instaurer entre le Conseil constitutionnel et les autres juges s'agissant de la protection des droits et libertés fondamentaux.

Aujourd'hui encore, la jurisprudence du Conseil constitutionnel se caractérise par une grande prudence et une réelle rigueur dans l'utilisation se son système normatif de référence. Le Conseil fait parler la Constitution mais contrairement à d'autres juridictions étrangères ou européennes, il ne tend pas à considérer la Constitution comme constituant essentiellement une norme d'habilitation. Les débats sur les Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ou, plus largement, sur Préambule manifestent de manière constante le souci de ne pas glisser vers le « gouvernement des juges ».

L'un des grands mérites de cette ouverture des délibérés est de permettre de découvrir les références, absentes des décisions, aux sources inspiratrices de telle ou telle décision jurisprudentielle. Il ressort en fait de l'ensemble des délibérés analysés, et quelle que soit la période retenue, une assez grande liberté du Conseil vis à vis de ces sources externes. Ainsi les références doctrinales sont présentes, mais n'occupent pas une place excessive. Le droit comparé et le droit international jouent un rôle subsidiaire. En revanche, le Conseil est très attentif à la jurisprudence des autres juridictions nationales, Cour de cassation et surtout Conseil d'Etat. En fait, et de ce dernier point de vue, le Conseil ne s'inscrit pas dans une logique de suivisme vis à vis de son puissant voisin du Palais Royal, il ne reprend pas nécessairement les solutions retenues. En revanche le Conseil constitutionnel s'inspire nettement des méthodes du Conseil d'Etat.

Cependant le Conseil reste prudent s'agissant de l'autorité de ses décisions. Cette question qui connaîtra certainement de nouveaux développements, alors que la réforme constitutionnelle de 2008 instaure une procédure d'exception d'inconstitutionnalité devant le juge ordinaire susceptible de déboucher sur une question préjudicielle adressée au Conseil constitutionnel.


Les leçons qui peuvent être tirées de cette analyse sont multiples et elles peuvent être appréciées sous de très nombreuses facettes. On voudrait ici, et de manière probablement subjective, en retenir quelques unes. D'abord la composition du Conseil a largement participé à l'équilibre de sa jurisprudence. La réunion d'un petit groupe de personnalités d'origine professionnelle différente crée une alchimie et favorise une liberté d'expression qui s'avèrent propices à l'élaboration de décisions équilibrées. La présence, notamment, de personnalités fortes d'une solide expérience politique, de membres ayant exercé au plus haut niveau des fonctions juridictionnelles et d'universitaires spécialisés dans les questions juridiques est le gage d'une jurisprudence qui se construit dans le respect des prérogatives du pouvoir politique et le souci de la rigueur juridique. D'autre part, la cohérence de la politique jurisprudentielle, une interprétation rigoureuse des normes de référence permet au Conseil d'éviter le travers de bien des juridictions qui tendent à se substituer au pouvoir politique, alors même que le Conseil intervient au cœur du jeu politique. Ce fût sûrement une condition essentielle de son acceptation par les acteurs politiques, dans un pays naturellement hostile au gouvernement des juges. Enfin, la juridictionnalisation de sa procédure, très timidement engagée durant la période qui nous intéresse ici, est probablement aujourd'hui la condition de sa pleine intégration au sein de ce que l'on s'aventurera à appeler le pouvoir juridictionnel.