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Les délibérations 1974 - 1980 : Grand témoin

Valéry GISCARD D'ESTAING - Membre de l'Académie française, Ancien Président de la République

Cahiers du Conseil constitutionnel, hors série 2009 (25 ans de délibérations) - 30 janvier 2009

Monsieur le président, je ne sais pas exactement ce que vous attendez de moi. Je salue d'abord Messieurs les présidents, premiers présidents, le président du Conseil constitutionnel, mes chers collègues que j'aperçois sur ces bancs, les juristes fort nombreux, les étudiantes et les étudiants et ceux qui n'appartiennent à aucune de ces catégories, mais que la curiosité légitime a amené jusqu'ici.

Je ne sais pas ce que doit dire un grand témoin. D'abord, il fait évidemment appel à sa mémoire, c'est-à-dire à un outil incertain. Les écrits sont fidèles, les archives sont fidèles, la mémoire est la mémoire. On nous explique que le cerveau est la partie du corps qui vieillit le moins – c'est une grande découverte de la science contemporaine – mais cela n'exclut pas malgré tout qu'il soit un peu vulnérable.

Je fais quelques remarques sur ce que vous avez dit les uns et les autres. D'abord, professeur Rousseau, comme je vous l'avais déjà dit quand j'avais lu votre document, je ne crois pas qu'il soit très exact de décrire la période correspondante comme un affrontement entre ceux que vous appelez les gaullistes et ceux que vous appelez les giscardiens. Lorsque l'histoire sera écrite, dans trente ou quarante ans et que l'on pourra prendre une vue plus précise des choses, on se rappellera d'abord que le général de Gaulle est mort depuis quatre ans. C'est lui qui disait qu'il était gaulliste. Je n'ai jamais cru l'auto-gaullisme proclamé. De plus, il y avait des partis. Ces partis ont évolué. On verra d'ailleurs sur des sujets les positions qu'ils prennent les uns et les autres dans le temps et qui changent.

Je note en passant qu'à l'époque, j'avais été membre du Gouvernement du général de Gaulle pendant sept ans. Le mérite de ceux qui faisaient beaucoup de bruit n'avait pas été discerné par le général de Gaulle. Enfin, le ministre de la Justice qui était en fonction par exemple au moment des débats de 1976, c'était Olivier Guichard qui avait été le compagnon

le plus fidèle du général de Gaulle pendant sa traversée du désert. Le dernier garde des Sceaux de la période était Alain Peyrefitte, qui restera sans doute comme le grand mémorialiste de l'action politique du général de Gaulle. Cette classification est donc un peu simplifiée. Cela tient d'ailleurs peut-être au fait que l'on était proche à l'époque des évènements auxquels vous faisiez référence.

La deuxième remarque, c'est que la réforme du Conseil constitutionnel faisait partie d'un ensemble. Je ne suis pas un juriste ; vous allez d'ailleurs vous en apercevoir. Cela faisait partie d'un ensemble conceptuel qui était de faire en sorte que la démocratie française évolue dans un sens plus moderne et plus ouvert, ce qui supposait que l'on protège les minorités et que l'on ouvre le droit à la parole des minorités ou de ceux qui ne sont pas dans la majorité au pouvoir.

Ainsi, ma première décision a été l'instauration des questions d'actualité à l'Assemblée nationale. On l'a complètement oubliée, naturellement. Cette décision a été prise dès le printemps 1974 et elle a un peu changé le mode d'expression, le mode de débat entre les parlementaires de l'opposition qui, d'ailleurs, dans la durée, a changé et le pouvoir.

La deuxième réforme qui est venue tout de suite, un peu différente, était l'abaissement de l'âge électoral. Il s'agissait de faire entrer dans la société démocratique française un élément plus jeune, pensant qu'il était légitime que cet élément qui probablement, comme je le savais fort bien, ne voterait pas pour nous et serait porté au départ par les pulsations de la jeunesse, vers des positions plus extrêmes et parfois plus fantaisistes, ait le droit de s'exprimer et de prendre part au débat démocratique.

Le troisième élément, c'était en effet la réforme du Conseil constitutionnel, la réforme de la saisine du Conseil. C'est une question qui avait été débattue auparavant. On peut retrouver, dans les travaux parlementaires antérieurs, un certain nombre d'initiatives, des propositions qui avaient toutes été écartées. Il me semblait, à voir fonctionner le Conseil que je ne connaissais pas bien, que cette limitation à quatre personnes pour vérifier la constitutionnalité d'une loi écartait tout de même du débat un très grand nombre de familles de pensées, de familles politiques, notamment ceux qui faisaient à l'époque partie de l'opposition. Cette réforme faisait donc partie d'un ensemble.

Ces droits n'étaient pas ce qu'ils sont devenus peut-être depuis, à savoir une notion très forte de majorité et une notion très forte de minorité et d'opposition. C'était plus des minorités que j'avais en tête. Il y avait encore au Parlement français des partis de taille moyenne. Il y a eu une discussion sur le chiffre. Faut-il mettre soixante ou faut-il mettre plus ? Vous savez qu'il y a eu une discussion pour savoir si on mettrait un chiffre plus important, mais couvrant à la fois les députés et les sénateurs. Nous étions respectueux des demandes du Parlement et c'est à sa demande que nous avons choisi la formule d'un nombre de députés ou un nombre de sénateurs et non pas l'addition des deux.

L'opposition n'a pas voté la réforme. Il faut s'en souvenir. Le Congrès s'est réuni. Elle a été votée par 488 voix contre 273. Dans ces 273 dont j'ai la liste, vous retrouvez le nom de mon successeur, le président François Mitterrand, le nom de grands socialistes de l'époque et le nom d'hommes talentueux qui, par la suite, se sont manifestés dans la vie politique de la France. Ils ont même d'ailleurs qualifié à l'époque cette réforme de réformette et c'est un mot qui a survécu. Vous trouverez cela dans les chroniques et les magazines. Dix ans plus tard, en 1984, il y a eu ici même une cérémonie pour célébrer le dixième anniversaire d'une réforme qu'aucun des célébrants n'avait votée.

Je le dis tout de suite, je me suis très bien entendu avec Roger Frey, avant cette période et pendant cette période. C'était un homme de bon sens, très loyal, réfléchi, qui cherchait l'expression moderne du bien public. Nos rapports n'étaient donc pas du tout conflictuels ou manœuvriers. Roger Frey qui a été, comme vous l'avez rappelé les uns et les autres, très opérationnel dans cette nouvelle activité du Conseil, a décidé au bout de trois ans de célébrer la réforme. Il y a eu ici même une séance, en novembre 1977, où nous avons échangé des discours. Roger Frey avait indiqué comment le Conseil avait vécu, vivait et vivrait cette réforme. Moi-même, j'ai fait part de mon attitude, de ma posture intellectuelle sur ce sujet. C'est là que j'ai prononcé la phrase que vous avez citée tout à l'heure : « Pas de gouvernement des juges, mais le règne, tout le règne de la Constitution ». C'était la vision que j'avais à l'époque.

J'ai terminé par deux remarques, l'une en disant que désormais, le Conseil constitutionnel jouerait un rôle éminent dans la protection des libertés puisqu'on complétait le dispositif légal français. Jusque-là toute institution, toute autorité se prêtait à un recours vers un juge, soit un juge judiciaire, soit un juge administratif, sauf la loi. La loi, elle, pouvait être contraire à la Constitution. Il manquait donc une sorte de couverture à l'ensemble de notre système. Ce nouveau dispositif la lui assurerait. Puis, j'avais indiqué une autre chose à laquelle d'ailleurs je suis resté très attaché et qui est le besoin de stabilité de nos institutions. D'ailleurs, je me suis tenu à cette règle puisque par la suite, il n'y a pas eu de réforme de la Constitution pendant le septennat, sauf une petite réforme technique qui était rendue nécessaire par l'indépendance de telle ou telle partie de notre ex-territoire colonial.

Le fait qu'il y ait eu cette commémoration dix ans plus tard veut bien dire, malgré tout, que la réforme a fortement modifié la vie du Conseil. C'est ce que Messieurs les rapporteurs nous ont dit. D'abord, elle a modifié son activité car le Conseil, jusqu'en 1974, était producteur de huit ou dix décisions par an et au contraire, par la suite, le rythme s'est beaucoup accéléré. Puis, la nature même de ce pouvoir, que l'on va voir d'ailleurs à travers trois exemples, s'est peu à peu affinée et affirmée.

Une remarque qui s'est imposée à moi dans nos conversations avec mes anciens collaborateurs, dont je salue d'ailleurs l'un des plus brillants d'entre eux ici même, c'est que nous ne savions rien sur les délibérations du Conseil constitutionnel. Nous n'avons jamais posé une question, nous n'avons jamais interrogé personne et il n'y a eu aucune fuite. Par exemple, il a fallu attendre la publication des archives pour connaître des faits, des votes que nous n'avons jamais connus et que je vais maintenant, après vous, Messieurs les rapporteurs, commenter.

Cette ouverture des archives pose d'ailleurs un problème. Je le dis au président du Conseil constitutionnel. Nous sommes dans une société moderne qui cherche à partager le savoir et l'expérience ; nous le comprenons. Ce qui m'est un peu sensible, c'est le choix du délai. En effet, en choisissant un délai de 25 ans, vous restez parmi des gens vivants et de plus en plus. Lorsqu'on avait établi les délais des archives, par exemple pour les présidents de la République, on avait mis 60 ans. Pourquoi 60 ans ? C'était pour être sûr qu'il n'y aurait pas de personnes impliquées concernant ses actes, ses postures, ses explications. Là, vous êtes un peu à cheval et vous aurez culturellement une sorte de conflit entre cette publication et le devoir de réserve. Si des gens savent que ce qu'ils disent sera un jour ou l'autre publié, je crois que la forme de l'expression connaîtra une certaine altération.

Dernière remarque sur la vie du Conseil de cette époque : ses décisions étaient très brèves et très concises. Il y a un phénomène d'allongement de la décision, phénomène qui n'est pas propre au Conseil constitutionnel, mais qui est quasi biologique. Si vous prenez le groupe de décisions de cette période, vous verrez qu'il est plus compact et que les considérants sont plus resserrés. Ils sont d'ailleurs fort brillamment écrits car les rapporteurs faisaient aussi, comme maintenant d'ailleurs, un excellent travail, mais les décisions étaient plus concises.

Je voudrais commenter rapidement, dans le temps qu'il me reste, Monsieur le président, trois des saisines importantes que vous avez mentionnées, Messieurs les rapporteurs. D'abord, la première saisine tout à fait surprenante, a été la saisine à propos de la loi sur l'interruption volontaire de grossesse. Le calendrier est très court, la réforme constitutionnelle est votée dans les premières semaines du mois d'octobre. Il n'y avait donc pas de saisine jusque-là. La loi sur l'interruption volontaire de grossesse est elle-même votée au mois de novembre et le 3 décembre, il y a une saisine. C'est le premier exercice de ce droit de saisine. Il n'est pas fait par l'opposition, mais par une partie de ceux qui avaient été élus dans les élections antérieures avec l'ensemble de la majorité, par exemple Messieurs Foyer et Réthoré qui signent cette saisine.

C'est une surprise naturellement et en même temps, une inquiétude de ma petite équipe, pour la raison suivante. La loi sur l'interruption volontaire de grossesse avait déjà fait l'objet de propositions au Parlement, dans la période antérieure. Il y avait eu des propositions plus ou moins heureuses, plus ou moins élaborées, mais il y avait eu plusieurs débats. La majorité en place qui était la même avait repoussé tous ces textes. Or le Conseil constitutionnel, tel qu'il était, était entièrement composé de personnalités nommées avant. Pour des raisons de choix, de jugement tout à fait légitime, celles-ci pouvaient peut-être exprimer une majorité différente de celle qui venait à se manifester au Parlement et qui avait été, comme vous le savez, assez large parce que l'opposition avait rejoint la partie de la majorité qui avait voté pour. Qu'allait-il se passer au Conseil constitutionnel ? Nous n'en savions rien et nous n'en avons rien su.

Il apparaît maintenant, à la lecture des archives, que finalement et de façon assez remarquable, peut être surprenante à certains égards, le Conseil ne s'est pas beaucoup divisé sur cette question car il n'a rien trouvé dans les textes constitutionnels. Il y a eu une petite allusion au droit à la vie, mais rédigée dans un contexte différent. Au final, il a considéré qu'il n'y avait pas, dans le texte adopté par le Parlement, de manquement à la règle constitutionnelle.

Cette décision qui est donc intervenue au début janvier 1975, a été très bien accueillie parce qu'elle a soulagé en fait beaucoup de monde, sur deux points. D'une part, sur la légitimité de la réforme. En effet, le débat était quasi théologique, dans certains milieux, dans certains groupes. Le fait que le Conseil constitutionnel dise que cette loi n'était pas contraire à la Constitution soulageait une partie de l'opinion. D'autre part, cela rassurait sur la durée de la réforme. En effet, il y avait encore des contestataires que l'on a d'ailleurs retrouvés cinq ans plus tard. Vous savez que pour adoucir un peu le dispositif, on avait introduit un article faisant que la loi n'était applicable que pendant cinq ans à l'issue desquels on consulterait à nouveau le Parlement et ainsi de suite. On l'a consulté cinq ans plus tard en redéposant exactement le même texte.

Au Conseil des ministres, chacun des ministres – c'est leur droit – avait une petite idée pour améliorer le texte, mais je leur ai dit que ce texte avait été voté tel quel, que le Conseil constitutionnel ne lui avait pas trouvé de défaut et qu'il fallait donc continuer à l'appliquer. On l'a représenté cinq ans plus tard et il y eu d'ailleurs un vote assez intéressant parce qu'ont été exprimés à nouveau des votes négatifs sur le texte. Cela soulageait donc et calmait en quelque sorte la tempête. Je crois que cela a contribué à donner au Conseil constitutionnel une sorte d'image d'arbitre dans certains grands débats juridico-politiques.

Le deuxième cas a été la saisine du Conseil constitutionnel par le président de la République. Je ne l'ai fait qu'une fois et je l'ai fait, comme vous le savez, à propos de l'acte international qui avait prévu l'élection du Parlement européen au suffrage universel. C'était en effet un accord que la France avait signé. Cet accord invitait les gouvernements à déposer des lois pour faire voter les citoyens, pour élire les parlementaires européens. Alors, que faire ?

Il y avait une grande agitation politique, animée naturellement par celles et ceux qui, en raison de leurs convictions, étaient hostiles à la construction européenne ou au moins à son accélération, en particulier un homme éminent, Michel Debré. Ils avançaient deux arguments. Le premier était un argument rousseauiste disant que les élus ou un groupe d'élus sont en quelque sorte détenteurs d'une part de la souveraineté nationale. C'est une idée que la jurisprudence ne reconnaît plus naturellement, mais c'est une idée postrévolutionnaire française. Si on élisait des députés européens, ils emporteraient avec eux, dans leurs bagages – il n'y avait pas encore de Thalys – une partie de la souveraineté nationale. Le deuxième argument était que l'expérience ancienne – sur ce point, ils avaient totalement raison – montrait que toutes les institutions cherchent à développer et à amplifier leur pouvoir et que ce Parlement ainsi élu prendrait prétexte de sa légitimité démocratique pour accroître ses pouvoirs. C'était donc un débat de fond assez tendu. Si on laissait le débat venir au Parlement, naturellement, on pouvait par la suite poser la question au Conseil constitutionnel, mais le sens n'était plus du tout le même. C'était simplement la conformité du texte voté avec la Constitution.

J'ai pensé qu'il fallait agir différemment et faire en sorte que le débat parlementaire puisse être clarifié sur le plan de la constitutionnalité et qu'il n'y ait pas, pendant ce débat, des gens pour monter à la tribune et dire qu'il fallait faire attention, que nous allions voter un texte anticonstitutionnel, qui dépouille la France de ses droits et ainsi de suite. Il fallait le faire avant.

C'est la raison pour laquelle j'ai saisi le Conseil constitutionnel de l'article 54 et qui n'est donc pas l'article de la saisine courante, pour recueillir son avis. C'est Roger Frey qui a conduit la manœuvre. Il n'y a eu aucune pression. Nous n'avons pas communiqué avec les membres du Conseil et nous ne savons que maintenant ce qui s'est passé, comme vous l'avez raconté. Simplement, quand il est venu m'apporter la notification de la décision finale, en janvier 1977, Roger Frey m'a dit que le Conseil constitutionnel avait considéré qu'il n'y avait pas d'obstacle à l'adoption de la loi, mais je peux vous dire que cela a été difficile.

Cela a été en effet difficile parce que le premier rapport a été confié à François Goguel qui était plutôt hostile à la démarche européenne et, en tout cas, très hostile au texte. Au moment du premier vote, comme vous l'avez raconté, cela a été quatre contre quatre à cause d'une abstention. Si le président avait voté ou voté dans l'autre sens, naturellement, l'avis aurait été négatif. La procédure a été interrompue par une sorte de coup d'État de Paul Coste-Fleuret qui était membre du Conseil constitutionnel et a exigé, dès le lendemain, qu'on poursuivre la discussion à partir d'un rapport qu'il faisait parce que François Goguel ne voulait pas modifier le sien. Finalement, on a voté sur le rapport de Paul Coste-Fleuret et il a été adopté par une voix de majorité. Or maintenant que nous connaissons les ravages faits par le non français au référendum sur le traité constitutionnel, je vous laisse imaginer ce qu'aurait été un vote négatif de la France à cette époque sur l'élection au suffrage universel du Parlement européen.

C'est donc une procédure intéressante, qui s'est révélée périlleuse et au total positive. Par la suite, on a bien vu que, naturellement, les parlementaires européens n'avaient pas emporté une partie de souveraineté nationale à Bruxelles et que ce n'était pas eux, mais les instances communautaires, c'est-à-dire les traités, qui pouvaient éventuellement modifier les pouvoirs du Parlement.

Le troisième cas a été aussi assez curieux ; vous en avez parlé également. C'est la censure de la loi de finances pour 1980. Les rapports étaient très tendus entre le Premier ministre, Raymond Barre, homme éminent, excellent, grand serviteur du pays, avec une partie de la majorité au Parlement. La longue discussion budgétaire était l'occasion de faire monter cette tension. La situation financière était difficile parce qu'on entrait dans le deuxième choc pétrolier. Les finances publiques étaient assez bonnes, assez saines quand on les compare à ce qui a suivi, mais elles étaient tout de même fragiles, comme souvent en France. Raymond Barre se battait bec et ongles pour contenir la dite dépense publique.

Or je me trouvais être l'un des auteurs, en tout cas le présentateur, de la loi organique sur les discussions budgétaires. Cette loi organique remonte au 2 janvier 1959. J'étais à l'époque secrétaire d'État au Budget du général de Gaulle. C'était en fait le résultat d'un travail antérieur mené au Parlement de la IVè République, notamment parmi d'autres, sous l'impulsion de Paul Reynaud. Le texte est très intéressant. C'est lui qui a instauré l'article central d'équilibre, dit article 40, que l'on va retrouver indéfiniment dans les débats budgétaires par la suite. Je connaissais donc bien cette procédure.

Le débat s'engage sur le projet de budget et le Premier ministre dit devant le Parlement qu'il y a beaucoup trop de dépenses publiques, qu'il faut les réduire, alors que toutes les interventions sur le budget visent à les augmenter. On connaît cette pratique courante. La solution, c'est de laisser faire et de mettre un article d'économie. Raymond Barre avait imaginé de mettre un article d'économie à hauteur de 500 millions de francs de l'époque. Le groupe RPR, à ce moment-là, avait été constitué. On ne parle plus de gaullisme, on parle de RPR. Le groupe RPR disait que c'était beaucoup trop peu, qu'il faudrait mettre deux milliards. Où les prendre ? Sur les dépenses militaires, pas question. Sur l'éducation, pas question. La police, n'en parlons pas. La justice n'a pas d'argent, etc.

Arrive en séance le vote sur l'article d'équilibre et le porte-parole du groupe RPR – je ne me souviens plus qui c'était – prévient que les députés du groupe ne voteront pas cet article d'équilibre s'il n'y a pas deux milliards d'économies. Raymond Barre répond que ce n'est pas possible, qu'il ne peut pas aller au-delà des 500 millions d'économies. L'article n'a pas été voté.

La situation était étrange parce que le Parlement était en train d'examiner le budget. Comme vous le savez, cet article d'équilibre se trouve à la fin de la première partie, avant le début de la seconde. Il y a donc tous les cahiers budgétaires. Les rapporteurs qui ont fait leur travail, qui ont préparé leur discours, etc. ont dit qu'ils continuaient et qu'ils verraient à la fin comment arranger les choses, ce qu'ils ont fait. Il est évident que ce n'était pas conforme à la loi organique. La loi organique est très explicite et dit : « La seconde partie de la loi de finances de l'année ne peut être mise en discussion devant une assemblée avant le vote de la première partie ». Tout cela est clair.

Le texte a été adopté par les deux assemblées et il y a eu un recours de l'opposition, du groupe socialiste, devant le Conseil constitutionnel. Le débat a été très intéressant. Tout le monde pensait que le Conseil constitutionnel accepterait et laisserait passer, surtout que le Premier ministre avait trouvé une solution très ingénieuse. Enfin, je pense que ce n'est pas lui ; ce sont peut-être quelques-uns de ses proches. C'était la suivante. On s'était arrêté à l'article d'équilibre. Ensuite, il y avait toute la seconde partie. On a fait redéposer un nouveau texte complet, de A jusqu'à Z et, sur ce texte, on a utilisé l'article 49-3. Le faisant, on faisait voter l'article d'équilibre par la contrainte et comme il était voté, on pouvait dire que tout le système était remis sur pied.

Le Conseil constitutionnel s'est prononcé. Nous le savons maintenant, le vote a été de quatre voix contre cinq. Je ne vous cache pas que moi, j'étais de l'avis du Conseil constitutionnel. Cela tendait un peu mes rapports avec le Premier ministre qui était évidemment d'un avis contraire. Je trouvais vraiment que le texte était tout à fait évident et que nous n'avions pas à le contourner. Comme souvent en France, la température a baissé brutalement, ce qui a été facilité par l'arrivée des vacances de Noël. On a convoqué une session extraordinaire du Parlement pour reprendre l'ensemble de la discussion, qui s'est passée rapidement et facilement ; finalement, la loi de finances pour 1980 a été adoptée conforme.

Dans toute cette affaire, il y a une sorte de cheminement. On voit le Conseil constitutionnel affirmer son autorité, d'abord sur le fait qu'il a non pas une fonction d'arbitrage, mais une sorte de lecture publique des grands textes nationaux, ensuite, qu'il peut, sur un sujet international dans lequel la France est engagée, fournir une réponse claire sur la question de savoir s'il est compatible ou non avec nos textes constitutionnels. Enfin, il peut imposer à un Gouvernement qui lui était plutôt sympathique, de reprendre son travail et de réexaminer une question lorsque manifestement, les règles n'ont pas été suivies.

Voilà le souvenir que me laisse cette période du point de vue du Conseil constitutionnel. Je reviens à ce que j'ai dit au début, nous n'en avons rien su. Vous pouvez faire des recherches, Messieurs les professeurs, vous vérifierez que nous n'en avons rien su. Aucun membre du Conseil constitutionnel ne peut dire qu'il a été approché et aucun mémorialiste n'a indiqué que les choses étaient différentes. Naturellement, la vie passe, les choses changent, mais je crois que cette culture du Conseil constitutionnel – je m'adresse à vous, Monsieur le président – avait de grands mérites. Dans une certaine mesure, il serait bon de la préserver.