Vœux du Conseil constitutionnel au Président de la République
Le 8 janvier 2025, les membres du Conseil constitutionnel ont été reçus à l'Élysée par le Président de la République à l'occasion de la cérémonie de vœux.
Vœux du Conseil constitutionnel au Président de la République
Paris, Palais de l’Elysée
Mercredi 08 janvier 2025
Discours de M. Laurent Fabius,
Président du Conseil constitutionnel
Seul le prononcé fait foi
Monsieur le Président de la République,
Monsieur le Premier ministre,
Monsieur le Garde des Sceaux,
Mesdames et Messieurs, mes chers collègues,
Consolider le droit, moderniser le fonctionnement du Conseil constitutionnel et l’ouvrir davantage nationalement et internationalement : tels sont les trois objectifs que je nous étais fixés il y a bientôt 9 ans, lorsque j’ai eu l’honneur d’être nommé à la présidence de cette haute juridiction. En cette cérémonie de vœux dont nous vous remercions Monsieur le Président, la dernière pour mes collègues et amis Michel Pinault et Corinne Luquiens comme pour moi-même, je voudrais aborder quelques éléments de cette trilogie consolider-moderniser-ouvrir, qui fait le lien entre hier et demain.
1 - En termes numériques, 2024 pourrait, avec 28 audiences publiques, 37 séances de délibéré et 149 décisions, apparaître comme une année ordinaire dans la chronique du Conseil. En analysant de plus près ces chiffres, on mesure toutefois combien notre activité a, logiquement, été affectée par les particularités de l’année écoulée dans la vie politique de notre pays.
Premier constat : notre activité de contrôle a priori de la constitutionnalité des lois s’est beaucoup réduite avec le début de la XVIIème législature puisque, entre juillet et décembre dernier, le Conseil n’a été saisi que de 2 textes organiques, en contraste avec le premier semestre 2024 à l’issue duquel s’est achevée la XVIème législature : le Conseil avait alors rendu 10 décisions de ce type. Deuxième constat : le nombre des QPC jugées par le Conseil a été le plus faible depuis l’origine – seulement 42 en 2024. Avec le Conseil d’Etat et la Cour de cassation comme dans le cadre de l’Observatoire de la QPC que j’ai installé en 2023, nous faisons le constat que, si ce tassement s’explique certainement par le fait que nous avons déjà tranché plus de 1100 QPC depuis leurs débuts en 2010, une attention soutenue devra continuer de cibler la formation et l’information des professionnels du droit et du grand public, si on veut la poursuite du succès de ces « questions citoyennes » qui sont un progrès de l’Etat de droit. Troisième constat : en 2024, les gouvernements successifs nous ont saisis plus qu’à l’accoutumée de demandes de déclassement de dispositions législatives, puisque nous avons rendu 7 décisions à ce titre contre 3 l’année précédente. Enfin, le changement de législature a enclenché à partir de l’été 2024 un nouveau cycle de contentieux électoral, alors que nous venions de clore celui des comptes de la campagne sénatoriale de 2023. Le Conseil a déjà jugé 51 des 87 recours portés devant lui concernant les législatives de juin-juillet dernier et nous en terminerons le 6 mars prochain.
2 - Dans le bilan jurisprudentiel 2024, c’est la décision du 25 janvier 2024 sur la « loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » qui a été la plus commentée, surtout la partie censurant comme « cavaliers législatifs » - c’est-à-dire pour des motifs de procédure - 32 des 86 articles de cette loi. Il a moins été relevé que nous avons partiellement ou totalement jugé conformes à la Constitution 10 de ses articles, dont celui relatif à l’engagement de l’étranger de respecter les principes de la République.
Notre autre décision du 11 avril 2024 sur l’initiative de referendum d’initiative partagée (RIP) visant à réformer l’accès aux prestations sociales des étrangers n’a, elle, été que peu relevée. Elle n’est pourtant pas moins importante en ce qu’elle juge du champ du référendum législatif de l’article 11 de la Constitution. Elle confirme là aussi notre jurisprudence : la Constitution ne s’oppose pas à ce que le bénéfice de certaines prestations sociales dont jouissent les étrangers en situation régulière sur le territoire français soit soumis à une condition de durée de résidence ou d’activité, mais « cette durée ne saurait être telle qu’elle prive de garanties légales les exigences résultant du Préambule de la Constitution de 1946 impliquant la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale en faveur des personnes défavorisées ».
Sur ces sujets comme sur quelques autres, ce qui frappe, c’est notamment que beaucoup de commentaires ont tendance à confondre le droit - qui est notre office - avec la politique - qui ne l’est pas -. J’ai d’ailleurs dû intervenir publiquement pour rappeler que, si l’on souhaite modifier la Constitution, c’est exclusivement selon la procédure prévue à cet effet par son article 89, ce qui requiert un accord des deux assemblées sur un même texte avant que celui-ci ne soit éventuellement soumis au referendum s’il ne l’est au Congrès.
Enfin, 2024 restera dans les mémoires comme l’année de la 25ème réforme de la Constitution consacrée le 8 mars 2024 à la liberté des femmes de recourir à l’IVG, intervenue précisément selon les prévisions de l’article 89 de la Constitution.
3 - Ce bilan 2024 doit être, bien sûr, replacé dans une perspective plus vaste de la consolidation de notre droit pendant ces 9 années. Durant la totalité du mandat de son premier Président, le Conseil constitutionnel avait jugé moins de 30 affaires ; pendant mon mandat, plus de 2000. Parmi les plus importantes de nos décisions, je citerai la valeur constitutionnelle du principe de fraternité (2018), les limites constitutionnelles de l’état d’urgence sanitaire (2020), les conditions d’utilisation d’algorithmes par l’administration (2020), la portée de l’identité constitutionnelle de la France (2021), le champ d’application du referendum d’initiative partagé (2022), la protection constitutionnelle des générations futures dans le domaine de l’environnement (2023), le recul de l’âge légal de départ à la retraite (2023), et l’accès des étrangers en situation régulière aux prestations sociales (2024). Au total, le « chien de garde de l’exécutif », que le Conseil apparaissait être à ses débuts, s’est transformé en gardien vigilant de la constitutionnalité des lois. Il a rempli son rôle, crucial dans une démocratie, de défenseur des libertés, qui doivent être conciliées avec la protection légitime de la sécurité. En changeant de siècle, le Conseil constitutionnel, qui a donné à sa salle d’audience le nom de mon prédécesseur et ami Robert Badinter, est devenu une Cour constitutionnelle, même s’il n’en a pas encore reçu le titre.
4 - 2016, le Conseil a simplifié et clarifié l'écriture de ses décisions, transformé les moliéresques « considérants » en de simples paragraphes, rendu transparentes les jadis mystérieuses « portes étroites », instauré un dialogue à l'audience entre les parties. Nous avons doté le Conseil d'un règlement intérieur de procédure, pour les saisines parlementaires comme pour les QPC. Nous avons transformé profondément nos outils numériques et été bien sûr attentifs aux conditions de travail de nos collaborateurs, cependant que nous menions à bien un programme complet de rénovation de nos locaux. En 2024, nous avons appuyé ou pris en charge directement de nouvelles formules de formation et d’information sur les QPC, avec par exemple le lancement d’un diplôme universitaire « QPC et libertés » et l’ouverture de stages dans nos murs conjointement pour des magistrats des deux ordres et des avocats. Nous nous sommes dotés aussi d’un Comité d’histoire du Conseil constitutionnel et avons adopté un schéma stratégique d’intelligence artificielle.
5 - Notre modernisation est allée de pair avec une large ouverture. Il fallait doter le Conseil d’un rapport annuel d’activité. Ouvrir physiquement nos locaux de la rue de Montpensier à de multiples colloques. Renforcer nos liens avec les spécialistes du droit comme avec le grand public, en particulier les jeunes par un partenariat avec l’Education nationale. Deux initiatives parmi beaucoup d’autres doivent être soulignées. La création de La Nuit du droit : pour l’édition d’octobre 2024, le même soir 220 manifestations ont permis en métropole, outre-mer et hors de nos frontières des échanges nourris, sous des formes variées, sur la place du droit dans notre société. Nos audiences délocalisées se sont révélées un autre succès : elles font connaître à un large public, directement et par les médias locaux, les missions et le fonctionnement du Conseil, en même temps qu’elles permettent aux membres du Collège un contact direct avec les magistrats, les avocats et les réalités de terrain. Le Conseil tiendra sa douzième audience délocalisée le mois prochain.
Parallèlement, nos contacts avec nos homologues de tous les continents se sont accrus. Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe, Cours latines d’Italie, d’Espagne et du Portugal, Association des Cours Constitutionnelles Francophones, Cours européennes de Strasbourg et de Luxembourg : les échanges réciproques ont été nombreux et fructueux.
6 - Monsieur le Président de la République, avec d’autres j’ai depuis longtemps appelé l’attention sur ce qu’il était convenu d’appeler un « malaise démocratique français ». Les symptômes en étaient nombreux, allant de l’abstention lors des scrutins jusqu’à une défiance croissante envers les élus nationaux, en passant par la multiplication des comportements inciviques et violents ainsi que par des « coups de grisou » périodiques dans tel secteur géographique ou professionnel. Or voici que ce malaise menace de devenir, s’il ne l’est pas déjà, une véritable crise démocratique. Qu’entendons-nous, que voyons-nous autour de nous ? Incertitude, inquiétude, lassitude, instabilité, agressivité, extrémités. Là où on souhaiterait détermination, ambition, visibilité, solidarité et efficacité. Comme Président du Conseil constitutionnel, il ne m’appartient évidemment pas de détailler les remèdes à cette crise profonde, mais je veux mettre en garde contre un risque qui grandit : plutôt que chercher du côté des comportements adoptés et des politiques pratiquées, imputer cette crise à notre Constitution et, dès lors, remettre celle-ci en cause.
Mes propos à cet égard seront sans ambiguïté. Un : évitons de confondre nos institutions et la pratique de ces institutions. Ce n’est pas parce que certaines pratiques institutionnelles sont contestées, voire contestables, qu’on doit mettre en cause les institutions elles-mêmes. Deux : des modifications constitutionnelles ou infra constitutionnelles peuvent être souhaitées et souhaitables ; cela n’autorise pas à récuser l’ensemble de nos institutions démocratiques. Trois : face aux énormes défis intérieurs et extérieurs, face aux fracas des mutations brutales de cette fin de quart de siècle, n’oublions pas le puissant atout que représente notre Constitution. Depuis 66 ans et le Général De Gaulle, rompant avec l’instabilité précédente, la stabilité adaptative de notre loi des lois nous a permis de surmonter de multiples et graves épreuves. Notre Constitution a permis et elle permet à l’Etat de tenir et aux Français de « tenir ensemble ». L’oublier serait une faute. La stabilité n’est pas le contraire du mouvement, mais la condition de sa possibilité.
Dans 2 mois, jour pour jour, le mandat de 3 d’entre nous s’achèvera. Les autorités de nomination auront fait connaître leur choix, sous le contrôle des commissions compétentes des Assemblées. Un nouveau collège se mettra en place, qui devra allier compétence, expérience et indépendance. Je veux saisir l’occasion de ces derniers vœux pour remercier chaleureusement mes collègues du Conseil, d’aujourd’hui comme d’hier, qui ont collégialement avec moi veillé au respect de la Constitution dont, Monsieur le Président, vous êtes le garant. Le temps a passé vite dans ces fonctions au service de la justice et de la République. Ce fut un honneur de servir l’une et l’autre.
A vous, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je souhaite le meilleur, car vous tenez dans vos mains une part importante du destin de la France.