Photo de groupe suite à la conférence des chefs des cours suprêmes des États membres de l'Union Européenne
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Laurent Fabius - Conférence des chefs des cours suprêmes des Etats membres de l’Union européenne : « Le rôle des juges dans la consolidation de l’Etat de droit en Europe »

Cour de cassation – 21 février 2022
Discours de M. Laurent Fabius, Président du Conseil constitutionnel

Seul le prononcé fait foi,


Madame la Première présidente de la Cour de cassation et Monsieur le Procureur général, Monsieur le Vice-Président du Conseil d’Etat, Monsieur le Président de la Cour de Justice de l’Union européenne, Monsieur le Président de la Cour européenne des droits de l’homme, Chers Présidents, collègues et amis,

Quel peut être le sens d’une conférence des chefs de Cours Suprêmes de l’Union européenne sur « la consolidation de l’Etat de droit en Europe » au moment précis où, en violation évidente du droit, à quelques dizaines ou centaines de kilomètres de nos frontières, menace ce qu’il faut appeler une guerre ?

« Dans les grandes crises, le cœur se brise ou se bronze ». Ces mots fameux d’Honoré de Balzac dans la Comédie humaine rencontrent une résonance particulière aujourd’hui face au « brutalisme » qui se répand, de l’Est de l’Europe aux marches du Capitole, et qui tente de remettre en cause le respect des mécanismes essentiels de l’Etat de droit.

Les discours contre l’Etat de droit s’accompagnent souvent d’une défiance envers un supposé « gouvernement des juges ». C’est méconnaître le rôle de nos juridictions. L’Etat de droit est l’idée qu’il existe un ensemble de droits et libertés fondamentaux qu’il revient en permanence aux pouvoirs publics de chercher à concilier, sous le contrôle des juges compétents. Mais attention ! Ces juges n’ont pas vocation à empêcher les pouvoirs publics de poursuivre des objectifs de valeur constitutionnelle ou d’intérêt général. Je souligne sur ce point les mots pertinents d’un de mes prédécesseurs - Georges Vedel - s’exprimant sur les pouvoirs du juge constitutionnel : le juge « n’est pas, disait-il, un censeur, mais un aiguilleur ; il n’interdit pas la marche du train : il se borne, en vertu des règles qu’il est chargé d’appliquer, à le diriger sur la bonne voie [...] Loin de porter atteinte à la souveraineté nationale, loin de censurer la volonté générale, il assure le respect de l’une et de l’autre en assurant celui de la Constitution qui est leur expression suprême et totale ». Je partage chacun de ces termes.

S’agissant de la France, le contrôle de la conformité des lois à nos règles constitutionnelles s’est particulièrement déployé depuis la création en 2008 de la Question Prioritaire de Constitutionnalité que j’aime à appeler la « question citoyenne ». Celle-ci a constitué un grand progrès puisqu’elle permet à chaque justiciable partie à un procès de saisir le Conseil constitutionnel via le filtre de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat. Bien sûr, nous n’ignorons pas que le constituant est susceptible de faire évoluer le corpus des exigences constitutionnelles, mais nous savons aussi que son intervention doit elle-même être conçue dans le respect des règles inscrites dans la Constitution, sauf à priver celle-ci de sa force.

Notre rôle intervient également dans le cadre de l’articulation entre le droit national et les normes européennes. Dans ce domaine, le Conseil constitutionnel français veille à assurer une saine cohabitation entre la suprématie constitutionnelle et la primauté du droit de l’Union européenne. Les textes issus des directives européennes sont un exemple de cette répartition fine des compétences. Selon notre jurisprudence, le Conseil constitutionnel n’est compétent pour contrôler la conformité à la Constitution de textes qui se bornent à « tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive de l’Union européenne » que lorsque ces textes mettent en cause un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France et si ce principe ne trouve pas de « protection équivalente » dans le droit de l’Union européenne. Ce contrôle contribue donc à une protection augmentée de l’Etat de droit qui traduit, non pas une concurrence, mais une complémentarité entre les offices constitutionnel et européen, comme cela ressort des termes mêmes du Traité sur l’Union européenne. La récente décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne confortant le mécanisme dit de « conditionnalité budgétaire » à l’égard des gouvernements récalcitrants quant à l’Etat de droit devrait utilement renforcer le respect de celui-ci. J’ajoute que le Conseil constitutionnel, s’il n’est pas juge de la conformité de loi nationale à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, est également très attaché au dialogue utile qu’il conduit avec la Cour européenne des droits de l’homme, sous la forme notamment d’un dialogue de nos jurisprudences, dans la même optique de protection de l’Etat de droit.

Chers collègues, deux remarques pour terminer. Dans un contexte de multiplication des tensions, des crises et même des affrontements, il nous revient à la fois de résister aux dérives et également d’anticiper. Le degré de confiance et de résistance à l’égard de l’Etat de droit dépend en effet de la capacité des institutions et notamment des juges à répondre aux risques actuels et à venir. A cet égard, la question de la responsabilité envers les générations futures sera une de celles qui devront de plus en plus retenir notre attention. Dans cet effort de résistance et d’anticipation, la force du droit dépendra largement du rapprochement de nos systèmes juridiques autour de valeurs communes, à commencer par celles portées par l’Etat de droit.

Au début de mon propos je posais la question du sens de cette réunion au moment même où, près de nous, tonne le canon et sonne le glas. Et bien, je crois tenir la réponse. Le sens de notre rencontre est précisément de montrer d’une façon claire que notre communauté de valeurs, qui définit l’identité européenne, est fondée sur le respect du droit. Et que celui-ci protège notre indépendance et notre liberté à tous, y compris celle des Etats et des peuples dont, paradoxalement, les gouvernements apparaissent vouloir le remettre en cause.

Merci.