Conférence du Président Laurent Fabius devant l’Académie des sciences morales et politiques
Dans un discours prononcé le 2 décembre 2024, le Président Fabius a dressé un bilan de sa présidence, en évoquant sa vision du Conseil constitutionnel.
Seul le prononcé fait foi
Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Monsieur le Chancelier,
Mesdames et Messieurs les membres de l’Académie,
Mesdames, Messieurs,
Pour la deuxième année consécutive, j’ai l’honneur et le plaisir de répondre à l’invitation de votre assemblée. L’an dernier, nous avions évoqué ensemble le thème de « la gouvernance ». Aujourd’hui, je me consacrerai au Conseil constitutionnel. Avec gratitude pour la générosité de votre nouvelle invitation mais aussi avec une certaine inquiétude de finir par vous lasser.
Mesdames et Messieurs,
Le 8 mars 2016, j’ai accédé à la présidence du Conseil constitutionnel que je quitterai le 7 mars prochain à minuit, une institution dont le rôle dans notre République est décisif, les pouvoirs étendus et la nature juridictionnelle affirmée. Il n’en a pas toujours été ainsi. Ce qui, aujourd’hui, peut paraître relever de l’évidence résulte en effet de plusieurs avancées successives que je rappellerai en quelques mots avant d’aborder plus longuement le thème central de mon propos, « le Conseil constitutionnel aujourd’hui ».
1 - Dans l’esprit des concepteurs de la Constitution de 1958, le Conseil constitutionnel n’était pas une juridiction. Sa dénomination – « Conseil » et non « Cour » - traduisait cette réserve. Sa vocation première consistait, parlons clair, à contrer les éventuels empiètements du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif. Ni l’identité des personnalités alors choisies pour y siéger, ni leur charge de travail de l’époque ne faisaient courir à l’institution et à ses membres un risque élevé de mutinerie ou de surmenage… Le Conseil – alors exclusivement masculin - était qualifié aimablement de « chien de garde de l’exécutif ». Et pourtant, je me souviens qu’un de mes excellents professeurs de droit, Jean Rivero, avait employé en introduction d’un de ses cours cette formule prémonitoire qui m’avait frappé :
« A la différence des satellites, disait-il, les institutions demeurent rarement sur l’orbite où leur créateur a entendu les placer ». Cette observation s’applique parfaitement au Conseil constitutionnel, dont le changement d’orbite par rapport à ses débuts, positif pour nos libertés et pour le droit, s’est déroulé en trois étapes principales.
1.1 - La première a consisté en une évolution - voire une révolution - juridique décidée par le Conseil constitutionnel lui-même. Le 16 juillet 1971, par sa décision fameuse auprès des juristes – Liberté d’association, le Conseil se déclare compétent pour censurer une disposition législative qui méconnaîtrait non seulement le texte de la Constitution mais, en visant également son préambule, un principe contenu dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et dans le Préambule de la Constitution de 1946, ces textes formant, avec ultérieurement la Charte de l’Environnement, le « bloc de constitutionnalité ». La décision de 1971 ouvre la voie à un contrôle large de la constitutionnalité des lois. Elle marque le début de la transformation du Conseil en une véritable Cour constitutionnelle, ce qu’il est devenu aujourd’hui même s‘il n’en a toujours pas reçu le nom.
La deuxième étape date de 1974. Alors que depuis sa naissance le Conseil ne pouvait être saisi que par les 4 plus hautes autorités de l’Etat – Président de la République, Premier ministre, Présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale -, la révision constitutionnelle de 1974, à l’initiative du Président Giscard d’Estaing, ouvre ce droit à 60 députés ou 60 sénateurs. L’opposition parlementaire devient ainsi habilitée à contester par saisine dite « a priori » la constitutionnalité des lois votées mais non encore promulguées : le nombre des lois déférées au Conseil augmente.
L’étape la plus récente émane, là encore, du constituant. En 2008 est introduite, après un long cheminement, la « question prioritaire de constitutionnalité », la QPC. Cette procédure permet à tout justiciable – et non à quelques personnalités seulement - de mettre en cause, à l’occasion d’un litige, la conformité de toute disposition législative existante avec les « droits et libertés que la Constitution garantit » : c’est le nouvel article 61-1 de la Constitution. Avec celle que j’aime appeler « la question citoyenne », le prétoire du Conseil s’ouvre largement, après un filtrage opéré par le Conseil d’Etat ou par la Cour de cassation pour éviter les recours dépourvus de caractère sérieux. Cette compétence nouvelle du Conseil, le contrôle a posteriori des lois qu’elle permet, marque une étape décisive dans la juridictionnalisation de l’institution. Depuis 2010, date d’entrée en vigueur de la QPC, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, avec lesquels nos relations sont confiantes et respectueuses, ont renvoyé à notre examen plus de 1100 QPC, qui, malgré un tassement récent, constituent désormais environ 80 % de notre activité. Les statistiques montrent que pour un tiers des cas – ce qui est considérable -, nous avons prononcé des décisions de non-conformité partielle ou totale, annulant ainsi les dispositions législatives contestées.
1.2 - Les attributions du Conseil constitutionnel sont nombreuses. Elles sont définies par le Titre VII de la Constitution. Si celles de juge de la conformité des lois à la Constitution et de juge des élections présidentielle, législatives et sénatoriales sont bien connues, le Conseil est aussi saisi, automatiquement, de toutes les lois organiques et des règlements des Assemblées parlementaires. Il lui revient également, en application du fameux article 16, d’être officiellement consulté sur les mesures exigées par des circonstances exceptionnelles. En cas de referendum législatif, il juge des actes préparatoires du referendum, veille à la régularité des opérations et en proclame les résultats. De même, il intervient dans le cadre de la procédure du referendum d’initiative partagée (RIP). Moins connu, il revient au Conseil, par la voie dite du déclassement, de dire sur saisine du gouvernement si des dispositions législatives sont intervenues dans le domaine règlementaire et d’autoriser en ce cas leur modification par décret, ce qu’il a eu à décider plus de 300 fois. Le Conseil prononce la déchéance d’un parlementaire dont l’inégibilité se révèle après son élection, ce qu’il a fait à 28 reprises et il statue sur les incompatibilités parlementaires en prononçant si nécessaire la démission d’office de l’élu : il a été saisi à ce titre 41 fois. Enfin le Conseil constitutionnel est juge d’appel des comptes de campagne des candidats aux élections nationales.
Pour remplir ces multiples obligations, le Conseil s’appuie sur le collège de ses 9 membres et sur des collaborateurs. Comment ne pas citer parmi les personnalités nommées successivement au Conseil les noms de Georges Pompidou, René Cassin, Georges Vedel, Robert Badinter ou Simone Veil ? C’est à la fois le champ de compétences du Conseil, la qualité de ses membres et le contenu de ses décisions qui ont fait du Conseil constitutionnel l’institution majeure qu’il est devenu. Pour autant, les moyens dont il dispose, tous services confondus, sont modestes : 85 « équivalents temps plein » avec un budget annuel moyen de 14 millions d’euros, y compris les dotations spéciales pour le contrôle des élections ou des RIP. Moyens significativement inférieurs à beaucoup de ses homologues étrangers.
Le rôle du Conseil se lit surtout évidemment à travers sa jurisprudence et les « grandes » décisions qu’il a prises. Ce corpus a été construit, au moment où je m’exprime, par 4440 décisions dans le champ du contentieux électoral, 1865 au titre du contrôle de constitutionnalité des lois et 575 dans ses autres champs de compétence. Ce corpus est un bien commun puisqu’il est ce qui rend pleinement vivant le patrimoine constitutionnel français. Pendant le mandat de son premier Président, au début des années 60, le Conseil a jugé au total moins de 30 affaires. Pendant mon mandat, il en aura jugé près de 700. Y compris dans un contexte de crise comme la Covid 19, le Conseil a rendu ces dernières années des décisions nombreuses et importantes, respectant toujours les délais courts qui lui sont impartis (3 mois, 1 mois, 8 jours selon les cas). Contrôlant les lois dont il est saisi a priori ou a posteriori, le Conseil a ainsi veillé et il veille au respect de grands principes : égalité, laïcité, liberté d’expression, liberté de conscience, liberté d’entreprise, droit de grève, droit de propriété, respect de la vie privée, inviolabilité du domicile, droit de mener une vie familiale normale, présomption d’innocence, droits de la défense, spécificité de la justice pénale des mineurs, libre administration des collectivités territoriales – ainsi que plusieurs autres principes constitutionnels. Je souligne enfin deux aspects déterminants : d’une part, lorsqu’il exerce un contrôle de constitutionnalité, le Conseil juge des lois non des personnes ; d’autre part, en vertu de l’article 62 de la Constitution les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours et s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.
2 - Mesdames, Messieurs,
Dès les premières semaines j’ai souhaité consulter plusieurs personnalités du monde juridique – anciens membres du Conseil, magistrats, avocats, professeurs de droit - afin d’acquérir une vue aussi pertinente que possible de ce qui pouvait encore être amélioré. J’en ai tiré la conclusion que le Conseil, pendant la durée de mon mandat, devrait s’efforcer de progresser dans trois directions principales : la consolidation du droit, la modernisation de ses méthodes et son ouverture tant nationale qu’internationale. C’est cette trilogie « consolider-moderniser-ouvrir » qui nous a guidés, avec mes collègues, pendant ces bientôt 9 années et ce triple examen auquel je voudrais maintenant procéder.
2.1 - La consolidation du droit s’est traduite par les décisions que le Conseil a été amené à prendre dans des domaines très divers. Parmi les plus importantes, je citerai : la valeur constitutionnelle du principe de fraternité (2018), les modalités d’une lutte contre la haine en ligne, respectueuse de la liberté d’expression et de communication (2018), les limites constitutionnelles de l’état d’urgence sanitaire (2020), les conditions d’utilisation d’algorithmes par l’administration (2020), la portée de la notion d’identité constitutionnelle de la France (2021), le champ d’application du référendum d’initiative partagée (notamment 2022), la protection constitutionnelle des générations futures dans le domaine de l’environnement (2023), la protection de la dignité des conditions de garde à vue (2023), l’accès des étrangers en situation régulière aux prestations sociales (2024).
On s’étonnerait sans doute – et à juste titre – si dans cette liste je ne mentionnais pas les décisions qui ont récemment entraîné le plus de réactions : la décision du 14 avril 2023 concernant le recul de l’âge légal de la retraite et celles du 25 janvier 2024 et du 11 avril 2024 relatives aux questions d’immigration. Elles illustrent, selon moi, une tendance de l’opinion à apprécier souvent nos décisions moins sur des critères juridiques que politiques.
2.2 - Concernant la réforme des retraites, le Conseil a eu à prendre trois décisions : deux concernant des propositions de RIP qui ont été jugées irrecevables, la troisième visant la loi elle-même reculant à 64 ans l’âge légal de départ en retraite, que le Conseil a validée, à l’exception de quelques dispositions dites « cavaliers sociaux ». Était d’abord critiquée la procédure suivie pour l’adoption de cette loi, en particulier le recours à une « loi de financement rectificative de la sécurité sociale » pour procéder à une réforme des retraites. Selon les requérants, il s’agissait d’un détournement de procédure dans le seul but de permettre au gouvernement de bénéficier de conditions d’examen accéléré, alors qu’une réforme de cette nature aurait dû, soutenaient-ils, être examinée selon la procédure législative ordinaire. Le Conseil a estimé que, si ces dispositions auraient pu effectivement figurer dans une loi ordinaire, le choix du gouvernement de les faire figurer au sein d’une loi de financement rectificative ne méconnaissait en lui- même aucune exigence constitutionnelle. Une autre critique concernait la clarté et la sincérité des débats parlementaires. Le Conseil a jugé - c’était le point le plus délicat – que la circonstance que plusieurs procédures prévues par la Constitution et par les règlements des Assemblées aient été utilisées cumulativement pour accélérer l’examen de la loi n’était pas, à elle seule, de nature à rendre inconstitutionnel l’ensemble de la procédure législative. En filigrane, la question posée était celle des possibilités et des limites de ce qu’on a appelé le « parlementarisme rationalisé » et que d’aucuns estiment plutôt être le « parlementarisme corseté ». Le Conseil n’a pas retenu cette argumentation.
2.3 - S’agissant de la « loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », le Conseil par une décision du 25 janvier 2024 a partiellement ou totalement jugé conformes à la Constitution 10 des articles qui lui étaient déférés. La partie la plus commentée de sa décision a été celle censurant comme « cavaliers législatifs », c’est-à-dire pour des motifs de procédure, 32 des 86 articles de cette loi. Le Conseil, confirmant sur ce point sa jurisprudence traditionnelle, ne s’est donc pas prononcé sur le fond des dispositions visées, qui pourront faire l’objet d’un nouvel examen si elles sont de nouveau adoptées et déférées. Une partie des commentaires s’est montrée critique : j’ai dû intervenir publiquement pour rappeler la continuité de notre jurisprudence et les termes de la Constitution. J’ai souligné que, si des formes de préférence nationale peuvent être prévues par le législateur, la préférence nationale systématique – je souligne le terme « systématique » – n’est, elle, pas permise par la Constitution. J’ai aussi relevé que cet état du droit ne saurait être modifié par la voie d’un référendum direct de l’article 11, mais seulement par la voie de l’article 89 de la Constitution consacré expressément à la révision de celle-ci. En clair, il ne peut y avoir de révision de notre Constitution sans un accord préalable des deux assemblées parlementaires.
2.4 - La confusion que je mentionnais entre droit et politique peut aboutir d’ailleurs à une situation assez paradoxale. En 2023, à la suite de sa décision sur l’âge de la retraite, le Conseil a été critiqué comme penchant, osons le mot, « à droite ». Mais début 2024, à la suite de ses décisions immigration, le même Conseil, composé du même collège, était critiqué cette fois comme penchant indubitablement « à gauche » ! On peut admettre que, sur des sujets aussi délicats, la frontière entre analyse juridique et sensibilité politique n’est pas toujours aisée. On peut estimer cette situation difficilement évitable, nos concitoyens n’étant pas tous des spécialistes du droit. On peut aussi constater que la nature des saisines parlementaires contribue à cette confusion : elles se répartissent en effet de plus en plus en 2 catégories, celles qui visent à trancher clairement un point de droit, celles qui tendent à prolonger sur le terrain juridique un débat mené sur le plan politique. Tout cela est exact, mais n’enlève rien à la nécessité de progresser encore pour renforcer l’autorité du Conseil et l’adhésion à ses décisions. Cela montre aussi le travail d’éducation et d’information qui reste à mener, malgré les progrès déjà accomplis, pour faire mieux comprendre l’office du Conseil constitutionnel, excellemment résumé par mon prédécesseur et ami Robert Badinter : « toute loi inconstitutionnelle est nécessairement mauvaise, mais toute loi mauvaise n’est pas nécessairement inconstitutionnelle ».
Remarque importante : au sein du Collège, il peut advenir que nous divergions sur les réponses aux saisines dont nous sommes l’objet. Il peut arriver – quoique rarement – que le Président doive faire procéder à un vote, mais toutes nos décisions juridictionnelles, je le souligne, sont prises par la collégialité des membres. Cette notion de collégialité apparaît d’autant plus centrale que, pendant 9 années, les membres du Collège vivent largement ensemble pour remplir leur office. Concrètement, chacune et chacun de mes collègues occupe un bureau au même étage du Palais Royal, les échanges sont permanents et, pour l’anecdote, chacun de nos délibérés, en général le jeudi, est accompagné d’un déjeuner, lui aussi collégial. Une acrimonie systématique ou une insociabilité caractérisée sont donc à éviter. Oui, le Conseil constitutionnel est une institution collégiale.
Mesdames, Messieurs,
3 - Outre la consolidation de notre droit, j’ai évoqué parmi les trois priorités du mandat qui s’achève, la modernisation des méthodes de jugement et de travail du Conseil ainsi que le renforcement de son ouverture nationale et internationale.
Nous avons en effet procédé à une modernisation significative de nos méthodes de jugement. Cette modernisation a pris diverses formes. Par exemple la simplification et la clarification de l’écriture de nos décisions, le remplacement de l’historique « considérant » par la rédaction en paragraphes, la disparition des mystérieuses « portes étroites » remplacées avantageusement par des « contributions extérieures » désormais publiques. Ou bien encore l’instauration, afin que le Collège soit parfaitement éclairé, d’un dialogue entre ses membres et les parties au cours de l’audience publique hebdomadaire que nous tenons généralement le mardi et qui est diffusée sur Internet. Comme il en existait déjà un pour les QPC, le Conseil s’est doté d’un règlement intérieur de procédure concernant le contrôle a priori de la constitutionnalité des lois qui s’applique depuis 2022, améliorant ainsi les conditions du débat contradictoire à travers notamment l’audition de parlementaires auteurs d’une saisine. Une transformation profonde de nos outils numériques a été accomplie au service du travail juridictionnel du Conseil, avec le déploiement d’un site internet QPC 360 °, la refonte des outils de gestion de nos décisions et l’établissement récent d’un Schéma stratégique d’intelligence artificielle. Dans cette modernisation, les conditions de travail des personnels ont été améliorées, cependant qu’était menée à bien une refonte de nos locaux pour faciliter leur ouverture au public et aux partenaires du Conseil, avec notamment diverses dispositions favorables à la sécurité et à l’environnement.
4 - Le Conseil a aussi choisi de s’ouvrir davantage au plan national et international.
4.1 - Le cœur de notre mission est de rendre la justice constitutionnelle. Mais le Conseil ne doit pas s’isoler pour autant dans une sorte de tour d’ivoire juridique. Cela impliquait notamment que le Conseil renforce la pédagogie sur sa propre activité, rendant celle-ci plus accessible aux spécialistes comme au plus grand nombre. C’est ce que nous avons décidé de faire, par exemple en publiant désormais un rapport annuel d’activité tous les 4 octobre, jour anniversaire de la Constitution, ou en organisant périodiquement en région des audiences publiques du Conseil constitutionnel consacrées à l’examen des QPC. 11 déplacements de ce type se sont déroulés depuis 2019, relayés par la presse et appréciés par nos hôtes locaux.
L’esprit d’ouverture impliquait de nous adresser davantage aux spécialistes : c’est l’objet par exemple de la remise annuelle par le Conseil d’un prix de thèse, de la création de notre revue semestrielle Titre VII ou encore de la création récente d’un Comité d’histoire du Conseil constitutionnel. Même volonté d’ouverture envers les élèves et les étudiants. D’où le lancement d’un partenariat entre le Conseil constitutionnel et l’Education nationale : depuis 2016, les élèves des écoles et des collèges peuvent participer au concours national « Découvrons notre Constitution ». Le Conseil accueille désormais régulièrement des rencontres, des débats. Depuis 2017, nous réunissons rue de Montpensier chaque année une « Nuit du droit » sur de grands sujets juridiques. L’initiative a gagné toute la France, y compris – et je les en félicite - nos Académies. En 2024, la Nuit du droit a rassemblé plus de 220 manifestations. La même volonté d’ouverture nous a conduits à prendre d’autres initiatives parmi lesquelles la réalisation d’un documentaire télévisé, d’une bande dessinée ou encore l’ouverture d’une boutique dédiée au Conseil.
4.2 - L’ouverture internationale du Conseil avait été engagée par certains de mes prédécesseurs. Une nouvelle étape a été franchie avec un double objectif : mieux connaître l’activité des autres Cours ; rayonner davantage à l’étranger. Certes le Conseil constitutionnel est juge de la constitutionnalité des lois et non de leur conventionnalité, c’est-à-dire de leur conformité avec les normes internationales, laquelle relève du Conseil d’Etat et de la Cour de Cassation. Cette répartition soulève certaines questions que j’aborderai, si vous le souhaitez, dans les échanges postérieurs à mon propos, mais elle n’exclut nullement, bien au contraire, de multiples contacts internationaux.
Avec nos homologues, nous avons créé des solidarités croissantes de travail. Nous avons développé particulièrement nos relations avec la Cour constitutionnelle fédérale allemande de Karlsruhe, renforcé nos échanges avec les Cours latines d’Italie, d’Espagne et du Portugal, approfondi « le dialogue européen des juges », avec les Cours de Luxembourg (CJUE) et de Strasbourg (CEDH). Nous assurons le Secrétariat général de l’Association des Cours Constitutionnelles francophones. Notre indépendance de décision n’en souffre nullement, mais notre analyse des problèmes et des solutions en tire profit. Dans un monde où les grandes questions sont souvent internationales, interdisciplinaires et intergénérationnelles, mieux connaître les approches de nos partenaires – et réciproquement – est nécessaire. Sans jamais oublier, comme je l’avais déjà mesuré lorsque je dirigeais notre diplomatie, que le droit français est un élément important du rayonnement de la France.
5 - Mesdames, Messieurs, les actions et mérites du Conseil constitutionnel n’empêchent pas de réfléchir à telle ou telle évolution possible, que je voudrais maintenant aborder. Des réflexions nombreuses sont menées sur ce sujet qui émanent en général de formations politiques ou de la doctrine, qui joue un rôle utile, y compris parfois critique.
5.1 - Certains imaginent et souhaitent un système juridique d’ensemble radicalement différent de l’actuel. Le Conseil constitutionnel cumulerait, en plus de ses fonctions présentes, les compétences de la Cour de Cassation et du Conseil d’Etat. Une telle révolution, qui bouleverserait un système éprouvé, tout en laissant d’ailleurs sans solution de multiples questions, nous rapprocherait de la Cour Suprême Américaine, laquelle n’apparaît pas nécessairement aujourd’hui comme un modèle. Je résumerai mon appréciation sur cette perspective par une formule brève : « il ne faut pas prendre toutes les mouches qui volent pour des idées… ».
D’autres pistes retiennent, elles, le cadre général actuel mais, s’inspirant souvent d’exemples étrangers, suggèrent des modifications de portées diverses. Les plus nombreuses sont relatives au mode de désignation des membres du Conseil. Il est exact que sur ce point le système français est particulier et que, en confiant cette responsabilité à 3 hautes personnalités politiques et sans leur fixer aucun critère de choix, il peut exposer la composition du Conseil au reproche de manque d’indépendance. D’autres solutions existent, confiant souvent ce rôle au Parlement ou à des autorités juridiques. Il a été proposé par exemple, en ce sens, de compléter les 9 membres du Collège actuel par 3 membres désignés, eux, par le Vice-Président du Conseil d’Etat et par les Premiers Présidents de la Cour de Cassation et de la Cour des Comptes. Mon expérience des diverses situations à travers le monde me conduit à penser qu’aucune formule n’est parfaite, et en particulier que n’a rien d’évident la thèse pourtant fréquente d’une non- politisation qui serait obtenue à coup sûr par une désignation parlementaire. Il demeure que des pistes sont sans doute envisageables concernant la désignation des membres. J’y reviendrai.
Plusieurs propositions de réformes portent sur la qualification de ceux-ci. En règle quasi générale à l’étranger, des conditions de compétence juridique sont requises.
Par exemple, en Allemagne, les candidats à un poste de juge constitutionnel, qui doivent être âgés de plus de 40 ans, doivent avoir réussi les 2 examens d’Etat qui sanctionnent les études juridiques et posséder les qualifications requises pour pouvoir exercer les fonctions de juge ; en outre, au moins 3 membres de chacun des deux « Sénats » qui composent la Cour de Karlsruhe doivent provenir des Cours Suprêmes et y avoir siégé au moins 3 ans. En France, les textes n’exigent pas de compétence spécifique.
Le fonctionnement interne du Conseil, ses pratiques, font aussi l’objet de diverses réflexions. Selon les uns, la brièveté des délais impartis au Conseil pour statuer serait un handicap à supprimer. Cette brièveté constitue à mon sens plutôt un atout, même si elle est contraignante quant aux méthodes et à la charge de travail. Selon certains, le rôle du Secrétariat général et du service juridique dans les décisions du Conseil serait excessif ; mieux vaudrait, comme dans d’autres Cours Supérieures, que chaque membre soit assisté par 2 ou 3 « référendaires » de son choix. S’il est exact que les collaborateurs du Conseil sont très compétents et heureux qu’ils aident les membres dans la préparation des décisions, je confirme que ce sont bien ces derniers – et eux seuls – qui décident, après un délibéré qui constitue le cœur de chaque décision.
Un autre sujet de réflexion concerne, à propos de nos décisions, la pratique ou l’absence de ce qu’on appelle les « opinions dissidentes » ou « opinions séparées ». Dans plusieurs autres Cours constitutionnelles la pratique est que, pour des affaires délicates, un ou plusieurs membres du Collège non seulement puissent opiner différemment de la majorité – ce qui est bien sûr toujours possible –, mais que soit publiée leur opinion, motivée d’une façon précise. L’argument est que cette pratique permettrait de montrer que la diversité des solutions possibles a bien été examinée, ce qui conforterait l’autorité des décisions prises. Une telle approche possède ses mérites ; elle n’est cependant pas retenue par le Conseil constitutionnel pour au moins trois raisons : l’adopter interdirait de respecter nos délais brefs de jugement ; l’autorité de nos décisions est plutôt renforcée qu’affaiblie par la cohésion externe qui les accompagne ; enfin le secret des délibérés, qui caractérise tout notre système juridictionnel et que nous prêtons serment de respecter lors de notre entrée en fonction, constitue une garantie d’indépendance pour chaque juge. C’est donc seulement après 25 ans que les archives de nos travaux sont ouvertes, ce qui constitue d’ailleurs une disposition exceptionnelle pour une juridiction.
D’autres thèmes suscitent également la réflexion. La durée du mandat des juges varie selon les Cours constitutionnelles – allant parfois jusqu’à une nomination à vie. Cette formule ne me semble pas souhaitable, les 9 années du mécanisme français, non renouvelables, me paraissant mieux adaptées. La question de « l’effet utile » de nos décisions se pose également et elle est fréquemment soulevée par les avocats. Le Conseil est conscient de cette difficulté, il y est attentif et il a affiné récemment sa jurisprudence en ce sens. Je relève enfin que le Président (ou la Présidente) de notre Conseil est choisi par le Président de la République alors que, dans d’autres systèmes, il ou elle est élu par ses collègues ou désigné à l’ancienneté. Le système français peut bien sûr être discuté, il évite en tous cas les campagnes électorales internes, qui ne me paraissent pas constituer la priorité de ce type d’institution.
5.2 - On le voit, de multiples pistes sont avancées concernant l’avenir du Conseil constitutionnel – encore n’en ai-je cité que quelques-unes. A l’expérience, et en tirant des leçons du panorama international que j’ai eu l’occasion de fréquenter, 4 pistes pourraient être, selon moi, examinées, en me concentrant sur ce qui concerne les membres du Conseil, afin de consolider le rôle des « Sages » au service du droit. J’emploie à dessein l’expression « pistes examinées », car je ne voudrais en aucun cas donner le sentiment ni d’une critique rétrospective de ma part, qui serait indélicate, ni d’un catalogue magique pour le futur, qui serait illusoire.
5.2.1 - Une première piste est la suppression de la catégorie des membres de droit du Conseil constitutionnel, à savoir les anciens Présidents de la République. Il est vrai que l’étrange disposition du 2ème alinéa de l’article 56 n’a été introduite à l’origine que parce que ceux-ci ne bénéficiaient pas à l’époque d’une pension de retraite et qu’on estimait qu’un siège de droit au Conseil constitutionnel pouvait financièrement combler cette lacune. Signe de la considération qu’on portait alors au rôle du Conseil et à ses membres… Le statut financier des anciens Présidents de la République a été revu à la hausse et le Conseil de 2025 n’est plus celui du début des années 60. Avec le soutien du Collège, j’ai donc plaidé publiquement depuis plusieurs années – sans aucun succès - pour qu’une prochaine révision de la Constitution abandonne cette caractéristique que le Conseil ne partage qu’avec quelques Cours exotiques. Je note cependant que les anciens Présidents actuellement concernés se sont sagement appliqués à eux-mêmes et sans texte cette modification qui fait l’objet d’un quasi consensus.
5.2.2 - Une deuxième piste pourrait être d’instituer pour les personnalités nommées au Conseil, dont il me paraît salutaire qu’elles aient suivi des parcours diversifiés, l’exigence de disposer d’une expérience juridique solide. Cette piste peut se réclamer notamment de la convergence en ce sens des Cours constitutionnelles de la plupart des démocraties avancées. Les critères varient d’une Constitution à l’autre : depuis une simple formulation générique de compétence juridique jusqu’à l’explicitation fine d’un nombre précis requis d’années d’études ou d’exercice du droit. La consécration de cette exigence, fût- ce en termes généraux, renforcerait sans doute l’efficacité du mécanisme des auditions parlementaires des personnalités pressenties, institué par la révision constitutionnelle de 2008. Le bouleversement induit par la QPC sur le rôle du Conseil constitutionnel plaide en ce sens.
5.2.3 - Une troisième piste consisterait dans l’exigence pour les personnalités appartenant à l’exécutif ou au Parlement de respecter un certain délai de viduité (par exemple 3 ans) avant de pouvoir être nommées au Conseil. Ce délai pourrait aider au traitement de questions récurrentes de déport ou de récusations. Concernant à la fois les ministres et les parlementaires, il montrerait d’une façon claire qu’il ne faut pas, s’agissant du Conseil, confondre la politique et le droit. Je répète que, pour toutes ces pistes, je me place sur un plan général et pour le futur.
5.2.4 - Quatrième piste : veiller, sinon à une parité absolue femmes/hommes dans un collège de… 9 membres, en tous cas à augmenter le nombre des femmes membres du Conseil. Depuis sa création, sur 88 personnalités y compris les anciens Présidents de la République ayant siégé au Conseil, on compte seulement 12 femmes, dont aujourd’hui 3 sur 9. S’il y a eu depuis quelques années une heureuse amélioration, il existe encore une marge de progression, d’autant plus que, comme on le sait, la France compte de nombreuses et éminentes juristes.
Au total, on aura compris que, selon moi, dans le choix des membres du Conseil doivent primer la compétence, l’expérience et l’indépendance. Ces quatre pistes, si on veut les formaliser, impliqueraient l’adoption ou la modification de plusieurs textes. Il serait cependant tout à fait possible que les autorités de nomination décident de les appliquer sans texte et spontanément.
Mesdames, Messieurs,
Les étapes qu’a connues le Conseil constitutionnel depuis 66 ans, sa jurisprudence, la modernisation et l’ouverture auxquelles il a été procédé ont fait du Conseil l’institution majeure qu’il est devenu aujourd’hui. Il veille non seulement à ce que les lois nouvelles soient conformes au texte de notre Constitution mais à ce que toutes les lois lui soient conformes ainsi qu’aux grands principes qui s’en dégagent. Je n’ignore pas pour autant qu’un mouvement existe dans plusieurs pays, dont le nôtre, qui, pour diverses raisons, porte des critiques contre les juges constitutionnels, ces juges qui décideraient à la place du peuple et contre la Constitution ! Je souhaite qu’on réfléchisse bien à ce qu’est le constitutionnalisme et la Constitution.
Le constitutionnalisme s’est imposé sur notre continent après la seconde guerre mondiale, et à l’Est après la chute du mur de Berlin, en réponse aux tragédies qu’avaient engendrées des totalitarismes dont certains avaient accédé au pouvoir par le jeu démocratique ordinaire. Pour faire barrage au retour de ces désastreuses dérives, nos pères ont alors conçu l’exigence d’un modèle démocratique avancé, qui intègre un mécanisme solide protégeant l’essentiel, à savoir les droits et les libertés fondamentales, en commençant par la dignité de la personne humaine. C’est ainsi qu’il a été admis dans nos Constitutions que, si la loi est l’expression de la volonté générale, elle doit elle-même respecter la Constitution, ce corps de principes et de règles qui étymologiquement nous « tiennent ensemble » et qui sont au cœur de nos sociétés démocratiques. Pour autant, jamais les promoteurs du constitutionnalisme n’ont entendu empiéter sur les compétences des législateurs. Le constitutionnalisme ne vaut que par la conscience qu’ont les juges constitutionnels des limites de leur rôle qui, ainsi que le Conseil Constitutionnel français le rappelle souvent dans ses décisions, n’est pas de substituer leur appréciation à celle du législateur, mais seulement de s’assurer que la loi ne méconnaît pas la « loi des lois », c’est-à-dire la Constitution.
J’évoquerai, pour finir, l’élection américaine récente. Dans ce grand pays, qui a longtemps servi de modèle à nos démocraties et dont nous n’oublions pas qu’il a permis jadis à notre nation de redevenir libre, voici qu’on chercherait désormais en vain les limites juridiques au pouvoir du futur Président et donc la garantie du principe, fondamental dans un Etat de droit, de la séparation des pouvoirs. Qui peut dire avec certitude que cette situation ne pourrait en aucun cas advenir en France ? A ceci près que le Conseil constitutionnel est là, qui veille au respect de notre Constitution et de l’Etat de droit. Cela me paraît essentiel pour notre démocratie.