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Le Conseil constitutionnel lors de sa mise en place

Discours de Jean-Louis DEBRÉ au colloque « Georges POMPIDOU, membre du Conseil constitutionnel 1959-1962 » - 2 avril 2014

Le 20 février 1959, Georges Pompidou est nommé membre du Conseil constitutionnel.

Avant de laisser la parole au Professeur Pierre Avril et à Eric Roussel, permettez-moi d'évoquer rapidement cette institution, le Conseil constitutionnel, qui apparaît pour la première fois dans le paysage politique et juridique français.

Je voudrais aussi dire un mot des collègues de Georges Pompidou, de ces personnalités qui vont siéger avec lui, dans l'aile Montpensier du Palais Royal.

Le général de Gaulle n'est pour rien dans la création de cette institution affirme Léon Noël, qui fut le premier Président du Conseil. Il y a tout lieu de penser que telle est la réalité. Dans le discours de Bayeux de 1946, il n'est pas évoqué. De Gaulle est éloigné du monde des juristes, c'est un militaire, tourné vers l'action. Je me souviens de cette citation du Fil de l'épée : « Face à l'évènement, c'est à soi même que recourt l'homme de caractère···.Et loin de s'abriter sous la hiérarchie, de se cacher dans des textes, de se couvrir des comptes rendus, le voilà qui se dresse, se campe et fait front. »

Alors, pourquoi une telle création qui n'est pas dans notre tradition juridique ?

Depuis la Révolution nos légistes clament que la loi est l'expression de la volonté générale. La loi votée par le Parlement est réputée parfaite, seuls les représentants du Peuple peuvent la modifier, l'amender.

Mais depuis longtemps avait débuté chez certains juristes, une réflexion sur la nécessité de limiter le domaine de la loi, d'imposer au législateur ordinaire le respect de la Constitution. Se fondant sur « l'état actuel du droit public français » par l'arrêt Arrighi du 6 novembre 1936, le Conseil d'État avait refusé de contrôler la conformité de la loi à la Constitution, il en résultait pour certains l'opportunité d'une institution capable d'imposer au législateur le respect de la norme suprême : la constitution.

Michel Debré, rédacteur de la Constitution de 1958, avait la conviction que l'histoire du Parlement est celle d'une volonté permanente des députés et des sénateurs, par la loi, d'interférer dans la sphère ministérielle. Il voyait dans cette volonté, l'une des causes de l'effondrement du régime parlementaire de la IVème République. Il voulait permettre l'émergence d'un véritable pouvoir gouvernemental autonome et d'une institution capable de faire respecter la Constitution.

Léon Noël affirme que la création du Conseil constitutionnel s'inscrit dans la logique de la nouvelle répartition des compétences entre le domaine de la loi et celui du règlement, c'est exact. Mais ce conseil n'est pas arrivé par hasard. Il est l'aboutissement d'une lente maturation juridique et de la nécessité pour Michel Debré d'institutionnaliser le principe d'un contrôle de la loi : « pour protéger les principes fondamentaux de tout régime libéral » comme il l'écrit en 1945 dans « Refaire la France »

En attendant la mise en place des institutions de la Vème République, d'octobre 1958 à mars 1959, la Commission consultative provisoire exerce temporairement les attributions du Conseil.

Elle est composée du Vice-président du Conseil d'État, du Premier Président de la Cour de cassation et du Premier Président de la Cour des comptes. Elle rend deux décisions relatives à l'élection présidentielle sur la liste des candidats et sur les résultats. En outre, elle rend 99 décisions relatives aux contentieux des élections législatives, dont 4 annulations, ainsi que 3 décisions sur les élections sénatoriales. Son activité dure du 4 novembre 1958 au 16 février 1959.

Les membres du Premier Conseil constitutionnel sont nommés le 20 février 1959 et le 8 mars 1959, Ils s'installent, dans l'aile Montpensier du Palais-Royal, où siégeait le Conseil économique de la IVème République.

Le 13 mars 1959, le Conseil tient sa première séance.

Cette mise en place du Conseil se réalise dans une remarquable indifférence. Ainsi le premier et bref article que journal « Le Monde » consacre au Conseil n'évoque pas ses missions et le contrôle de la constitutionnalité de la loi. Il porte sur le fait que le nom du Premier président du Conseil constitutionnel constitue un plaisant palindrome.

Plusieurs caractéristiques sont communes à ces neuf premiers membres qui sont tous des hommes. La moyenne d'âge est de 64 ans.

Contrairement à une idée qu'a voulu propager Léon Noël, presque tous les membres sont des juristes. Charles Le Coq de Kerland, Jean Gilbert-Jules, Jean Michard-Pélissier, Maurice Delépine, Maurice Patin, Victor Chatenay et Léon Noël ont fait des études de droit, trois sont docteurs en droit. Le seul non juriste est Louis Pasteur Valléry-Radot, qui est passé par la faculté de médecine.

Ayant donc presque tous fait des études juridiques, tous les membres, hormis Louis Pasteur Valléry Radot, ont exercé des métiers juridiques. Le Conseil constitutionnel compte alors trois membres du Conseil d'État, Léon Noël, Maurice Delépine et Georges Pompidou. Il compte un Président de chambre à la Cour de cassation, Maurice Patin, trois avocats, dont un ancien bâtonnier d'Amiens, Jean Gilbert-jules, Charles Le Coq de Kerland, Jean Michard-Pelissier.

Deux membres ont appartenu au Conseil supérieur de la magistrature : Maurice Delépine et Charles Le Coq de Kerland.

Pourquoi traîne la rumeur selon laquelle ce premier Conseil constitutionnel n'aurait pas compté de juristes ? Peut-être parce que Léon Noël, que l'on peut sans doute soupçonner d'égocentrisme, indique dans ses mémoires que peu de membres savaient suffisamment bien le seconder !

Sans doute aussi, déjà, du fait de la déception d'universitaires, notamment Charles Eisemann et Maurice Duverger, de ne pas voir des professeurs nommés membres de la nouvelle institution, ils en critiquèrent donc la mise en place.

Tous les membres ou presque de ce premier conseil ont été résistants et même souvent d'héroïques résistants

Entré dans la résistance le 19 juin 1940, Le Coq de Kerland a été chef du réseau de la première présidence du Palais de justice. Il est dénoncé en 1942 et gagne la zone sud pour y monter un autre réseau.

Très actif dans la résistance, Louis Pasteur Valléry-Radot fut président du comité médical de la résistance.

Chatenay fonde dès juin 1940, dans la région d'Angers, le premier réseau de résistance En 1943 à Paris, la Gestapo cherche à l'arrêter, lui tire dessus et le blesse mais il s'échappe. Il poursuit son activité secrète.

Après avoir voté les pleins pouvoirs à Pétain. Jean Michard-Pelissier rejoint la résistance

Léon Noël démissionne de la fonction publique dès juillet 1940, organise de nombreuses réunions clandestines et se rallie à de Gaulle en 1943.

Autre point commun : Plusieurs des membres ont poursuivi leur participation à la Résistance par un engagement politique après la libération. Léon Noël est député de l'Yonne, Louis Pasteur Valléry-Radot, député de la Seine, Victor Chatenay, député du Maine-et-Loire, Jean Gilbert-Jules est sénateur de la Somme. Michard-Pellisier qui avait été de l936 à juillet 1940 député est Vice Président du Conseil de l'union française.

Un membre a déjà été ministre : Jean Gilbert-Jules successivement secrétaire d'État aux finances puis ministre de l'intérieur. Deux membres ont fait partie du Comité consultatif constitutionnel : Léon Noël et Jean Gilbert-Jules.

Ils ne partagent pas tous les mêmes orientations politiques Michard-Pellisier et Gilbert-Jules sont Radicaux socialistes. Pasteur Valléry-Radot a appartenu comme député au Rassemblement du Peuple français crée par le général de Gaulle de même que Victor Chatenay et naturellement Léon Noël.

Autre caractéristique commune : ces hommes ont eu des vies dans lesquelles ils ont affronté de dures épreuves qui ont révélé leur force de caractère peu commune. C'est ce qui manque peut-être à nos « héros » politiques contemporains.

Charles Le Coq de Kerland fut ainsi un as de l'aviation naissante pendant la première guerre mondiale.

Victor Chatenay fut gravement blessé pendant la première guerre mondiale et laissé pour mort sur le champ de bataille. Son frère, monté au front pour récupérer son cadavre, le sauva. Il participa ensuite à la bataille de Verdun. Cet homme courageux participa, après la guerre, à la première édition des 24 heures du Mans.

Léon Noël, ancien préfet du Haut Rhin, est le seul civil présent en 1940 à Rethondes dans la délégation française de quatre personnes dirigée par le général Hutzinger, avec aussi le général Bergeret et l'amiral Le Luc. Il écoute Keitel dicter les conditions de l'armistice. Selon ses mémoires, ce n'était qu'un « aboiement furieux ». Il regarde Hitler « l'air morne (···), la casquette ridicule parce qu'elle dissimulait un casque ». Et Léon Noël, à qui le général Hutzinger tend la plume, refuse de signer l'armistice.

Ces hommes firent face aux événements de l'histoire avec grandeur et caractère. Maurice Delépine fut en 1940 relevé de ses fonctions de Conseiller d'État par le Gouvernement de Vichy, il ne réintégra le Conseil d'État qu'en en 1944. Louis Pasteur Valléry Radot, juge au procès Salan en 1962, ne cacha pas son opposition à un verdict de peine de mort. Le verdit de détention à perpétuité mit en fureur le Général de Gaulle ce qui l'éloigna fortement de lui.

Ce premier Conseil constitutionnel est ainsi composé d'hommes de convictions qui aiment la France, l'ont défendue sur les champs de bataille, l'ont servie avec grandeur, dignité et caractère, sont animés par le culte de l'Etat. Il est composé de juristes venant du Conseil d'État, de la Cour de cassation et du barreau.

Ce tableau du premier Conseil constitutionnel serait incomplet sans quelques mots sur Vincent Auriol et René Coty, anciens Présidents de la République et membres de droit. Eux aussi ont fait des études juridiques. Eux aussi sont avocats, René Coty ayant été bâtonnier du Havre. Eux aussi ont eu des vies marquées par les deux conflits mondiaux. Engagé volontaire en 1914, René Coty a participé notamment à la bataille de Verdun. Vincent Auriol fut l'un des 80 parlementaires à refuser de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. En septembre 1940, le Gouvernement de Vichy le fit arrêter puis placer en résidence surveillée en 1941. En 1942 il passe à la clandestinité et entre dans la résistance, gagnant Londres en 1943 pour se mettre au service du général de Gaulle.

Auriol, Coty, leur cohabitation au conseil ne fut pas un long fleuve tranquille, loin s'en faut.

Le 20 février 1959, Georges Pompidou est donc nommé au Conseil constitutionnel par le Président de la République, le général de Gaulle. Le tirage au sort lui attribue un mandat de 9 ans. Il restera membre du Conseil durant 3 ans et 1 mois. Bernard Chenot (jusqu'en août 1964) et André Deschamps (jusqu'en mars 1968) seront successivement désignés par le Président de la République pour la durée du mandat de Georges Pompidou restant à courir.

Georges Pompidou, Maurice Patin et Léon Noël ont été désignés par le général de Gaulle.

Victor Chatenay, Michard Pellisier, Valléry Radot l'ont été par le Président de l'assemblée nationale, jacques Chaban- Delmas.

Gilbert-Jules, Maurice Delépine et Le Coq de Kerland, ont été choisit par Gaston Monnerville, Président du Sénat.

Georges Pompidou est le benjamin de ce Conseil. Né en 1911, Il n'a pas combattu pendant la première guerre mondiale, ni participé à la résistance pendant la seconde guerre mondiale. Mais il a déjà une expérience très vaste. Nommé maître des requêtes au Conseil d'État en 1946, il y a travaillé huit ans et est devenu un très bon juriste. Collaborateur du Général de Gaulle, il a été, entre mai 1958 et janvier 1959, son directeur de son cabinet à Matignon.