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Nature juridique de la décision de nomination des membres du Conseil constitutionnel: à propos de l'arrêt Dame Ba du Conseil d'État

Jacques ROBERT - Professeur émérite à l'Université Panthéon-Assas, Président honoraire de l'Université, Ancien membre du Conseil constitutionnel, Président du Centre français de droit comparé

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 7 - décembre 1999

Conseil d'État statuant au contentieux
N° 195616
Assemblée Mme Ba M. Thiellay, Rapporteur
M. Salat-Baroux, Commissaire du gouvernement

Lecture du 9 1999

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Vu la requête, enregistrée le 8 avril 1998 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, présentée par Mme Seynabou BA, demeurant 21, rue Michelet à Montreuil (93100); Mme BA demande au Conseil d'État l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du Président de la République du 21 février 1998, portant nomination de M. Pierre Mazeaud comme membre du Conseil constitutionnel ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la Constitution du 4 octobre 1958 ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;

Après avoir entendu en audience publique :

- le rapport de M. Thiellay, Auditeur,

- les conclusions de M. Salat-Baroux, Commissaire du gouvernement ;

Considérant qu'il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître de la décision par laquelle le Président de la République nomme, en application des dispositions de l'article 56 de la Constitution du 4 octobre 1958, un membre du Conseil constitutionnel ; que, dès lors, la requête par laquelle Mme BA demande l'annulation de la décision du 21 février 1998 du Président de la République nommant M. Mazeaud comme membre du Conseil constitutionnel doit être rejetée comme portée devant une juridiction incompétente ;

DÉCIDE :

Article 1er : la requête de Mme BA est rejetée comme portée devant une juridiction incompétente.

Article 2 : la présente décision sera notifiée à Mme Seynabou BA, à M. Pierre Mazeaud et au Président de la République.


Publié au Recueil Lebon

Abstract 01-01-03

ACTES LÉGISLATIFS ET ADMINISTRATIFS - DIFFÉRENTES CATÉGORIES D'ACTES - ACTES DE GOUVERNEMENT - Actes concernant les relations entre les pouvoirs publics - Existence - Nomination d'un membre du Conseil constitutionnel par le président de la République.

Abstract 17-02-02-01

COMPÉTENCE - ACTES ÉCHAPPANT A LA COMPÉTENCE DES DEUX ORDRES DE JURIDICTION - ACTES DE GOUVERNEMENT - ACTES CONCERNANT LES RELATIONS ENTRE LES POUVOIRS PUBLICS - Existence - Nomination d'un membre du Conseil constitutionnel par le président de la République.

Abstract 52-035

POUVOIRS PUBLICS - CONSEIL CONSTITUTIONNEL - Nomination d'un membre du Conseil constitutionnel par le président de la République - Acte de gouvernement.

Résumé 01-01-03, 17-02-02-01, 52-035 Il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître de la décision par laquelle le Président de la République nomme, en application des dispositions de l'article 56 de la Constitution, un membre du Conseil constitutionnel.

Textes cités Constitution 1958-10-04, art 56.


Tous ceux qui, par profession, sont des familiers de sa jurisprudence savent depuis longtemps que l'une des grandes coquetteries du Conseil d'État est la concision systématiquement poursuivie - et entretenue avec un plaisir gourmand - de ses arrêts.

N'en dire pas plus que ce qui vous est demandé. En livrer le moins possible. Ne révéler que l'indispensable.

Peur d'exposer trop indiscrètement ses motivations profondes ? Crainte des critiques minutieuses de la Doctrine ? Désir de ne point se lier les mains pour l'avenir par l'énoncé de principes imprudemment ou insuffisamment réfléchis ?

Toutes ces interrogations, le Conseil constitutionnel les connaît parfaitement bien, pour se les poser régulièrement depuis sa création.

Mais il y répond un peu différemment que le Conseil d'État. Ce doit être aussi, sans doute, sa coquetterie à lui···

Partagé entre le souci de ne pas traiter les questions qui sont hors débat et qui pourraient l'engager dans des voies incertaines et, pour l'instant inutiles, et son intention - profonde - d'expliquer, dans toutes ses implications, le pourquoi de la décision qu'il rend, le Conseil constitutionnel préfère faire œuvre pédagogique au lieu d'affirmer une prudence qui lui paraît souvent inopportune.

Il est vrai que, dans le contrôle de constitutionnalité, il se trouve en face d'une loi et si, d'aventure il en censure certaines de ses dispositions, il lui semble indispensable d'expliquer le plus clairement possible - et au besoin longuement - pour quelles raisons déterminantes neuf personnes nommées ont cru devoir arrêter le travail de plusieurs centaines de représentants élus de la nation···

Mais entre les développements de plusieurs pages des décisions du Conseil constitutionnel et le considérant unique de l'arrêt ci-dessus rapporté, un juste milieu aurait peut-être dû ou pu être trouvé. Pourquoi en effet traiter de manière inégale le représentant élu qui - avec d'autres - saisit le Conseil constitutionnel de la non conformité d'une loi à la Constitution et le citoyen-électeur qui introduit un recours pour excès de pouvoir contre un acte de l'exécutif ? La nature de l'acte en cause justifierait-elle la différence de comportement du juge ?

Le justiciable moyen n'a-t-il droit qu'à un dédaigneux renvoi du juge, sans aucune explication ? Nous ne voulons pas vous juger. Nous n'avons pas à vous dire pourquoi votre requête est rejetée. Le tour est joué. L'audience est levée···


Mme Ba - qui ne possède pas la nationalité française mais qui semble être ressortissante du Sénégal - a saisi le Conseil d'État d'une requête tendant à l'annulation de la décision du 21 février 1998 par laquelle le Président de la République a nommé M. Pierre Mazeaud membre du Conseil constitutionnel lors du renouvellement triennal normal de 1998. Elle estime qu'en tant que personne résidant sur le territoire national, elle a un intérêt direct à attaquer une telle nomination au sein d'une institution appelée à se prononcer sur la constitutionnalité de la loi qui, par principe, est susceptible de pouvoir lui être appliquée.

Sur le fond, elle prétend que la décision présidentielle de nomination est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation dans la mesure où M. Mazeaud ne présenterait pas - d'après elle - les garanties d'impartialité qu'exige sa fonction.

Elle reproche notamment à M. Mazeaud le dépôt, en 1997, d'une proposition de loi constitutionnelle portant révision de l'article 55 de la Constitution et tendant à ce que les traités ou accords internationaux n'aient plus une autorité supérieure que par rapport aux lois qui lui sont antérieures. Elle lui fait également grief d'avoir déposé un amendement devenu l'article 43 de la loi du 22 juillet 1993 limitant, d'après elle, à titre rétroactif, les conditions dans lesquelles peuvent être regardés comme ayant conservé la nationalité française les militaires sous les drapeaux au jour de l'indépendance des anciens territoires français d'Afrique et de Madagascar. Elle soutient que ce texte a eu pour effet de la priver de la possibilité d'obtenir la nationalité française par filiation.

À ces diverses prétentions, le Conseil d'État ne répond pas. Il se borne à un unique considérant de rejet pur et simple : « Considérant qu'il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître de la décision par laquelle le Président de la République nomme, en application des dispositions de l'article 56 de la Constitution, un membre du Conseil constitutionnel··· ».

En suite de quoi, la requête est rejetée comme portée devant une juridiction incompétente.


Confronté à un tel laconisme de plume, le commentateur qui n'ignore pas que l'affaire était particulièrement délicate et posait de nombreux problèmes juridiques sur lesquels il s'estimait en droit de recevoir quelques précieux éclaircissements, se trouve en face de trois questions majeures :

• Si le Conseil d'État s'est déclaré incompétent, n'était-ce point parce qu'une autre juridiction était déjà qualifiée pour connaître du litige ?

• Si aucune juridiction autre que lui n'était désignée, le Conseil d'État a-t-il estimé qu'il se trouvait en face d'un « acte de gouvernement » insusceptible de tout recours contentieux ?

• Si le Conseil d'État n'a pas jugé que la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel par le Président de la République constituait un « acte de gouvernement » pour quelles raisons, volontairement non précisées, s'est-il déclaré incompétent ?

I. À l'évidence, aucun texte constitutionnel ne donne explicitement au Conseil constitutionnel une compétence générale en matière de litiges portant sur les mandats de ses membres.

L'article 56 de la Constitution de 1958 se borne à indiquer que, composé de neuf membres dont le mandat dure neuf ans et n'est pas renouvelable, le Conseil constitutionnel se renouvelle par tiers tous les trois ans, les trois membres étant chaque fois respectivement nommés par le Président de la République, par le Président de l'Assemblée nationale, et par le Président du Sénat.

Quant à l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, elle prévoit, dans son article 3, les termes du serment que les membres prêtent devant le Président de la République, dans son article 4, la nature et l'étendue des incompatibilités, dans son article 7, les obligations imposées aux membres pour garantir l'indépendance et la dignité de leurs fonctions (ne prendre aucune position publique sur les questions ayant fait, ou susceptibles de faire l'objet de décisions de la part du Conseil, ou de « commenter » sur les mêmes questions) enfin, dans son article 10, les cas de démission d'office d'un membre.

Ce dernier article précise notamment que le Conseil constitutionnel « constate, le cas échéant, la démission d'office de celui de ses membres qui aurait exercé une activité ou accepté une fonction ou un mandat électif incompatible avec sa qualité de membre du Conseil ou qui n'aurait pas la jouissance des droits civils et politiques ». L'article 11 ajoute l'incapacité physique permanente empêchant définitivement l'exercice des fonctions.

On notera enfin que le décret du 13 novembre 1959 dispose que le pouvoir de démission d'office prévu par l'article 10 de l'ordonnance pourra s'appliquer au cas des membres ayant méconnu leur devoir de réserve.

Rien, dans tous ces textes, ne donne une compétence quelconque au Conseil constitutionnel en ce qui concerne les litiges relatifs à la nomination d'un de ses membres et l'on rappellera - il l'a dit à de nombreuses reprises - qu'il ne saurait être habilité à statuer que dans les cas et suivant les modalités que la Constitution a fixés.

On voit mal d'ailleurs comment, - sans texte - une institution comme le Conseil constitutionnel pourrait s'ériger proprio motu en quelque sorte, juge de la nomination de ses membres.

Que l'on déplore que les textes soient sur ce point comme d'ailleurs sur d'autres, lacunaires, la chose est claire. On peut aussi en regretter l'ambiguïté···

Ce n'est pas d'hier que la doctrine s'interroge sur la signification exacte du « non renouvellement » du mandat des membres du Conseil constitutionnel (est-ce le seul renouvellement immédiat du mandat ?) ou sur les pouvoirs exacts d'un Président de la République nouvellement élu sur la nomination d'un nouveau Président du Conseil constitutionnel, ou sur les exigences posées pour exercer les fonctions de membre (exigence, par exemple, de nationalité) ou sur la révocation d'un membre (mais en cas de non fonctionnement seulement du Conseil ? et que fait-on de l'inamovibilité ?).

Ces points mériteraient d'être, une fois pour toutes, tranchés. Mais, pour l'instant, il n'y a ni texte totalement explicite, ni aucune jurisprudence.

Or qui d'autre que le Conseil constitutionnel pourrait d'aventure prétendre à une quelconque compétence dans ce domaine ? Dès l'instant qu'il s'en garde sagement, se faisant, une fois de plus, ici, l'interprétateur strict de sa compétence, il ne reste plus que le Conseil d'État vers lequel se tourner, juge de l'excès de pouvoir, voie voulue largement ouverte à tous··· Or il se déclare incompétent. Pourquoi ? Faute de réponse précise, on ne peut que sonder les reins et les cœurs. Avec quelle précaution !

II. La décision du Président de la République nommant un membre du Conseil constitutionnel constitue-t-elle un « acte de gouvernement » ?

Depuis le temps que l'on dit l'acte de gouvernement « introuvable », il devrait être perdu aujourd'hui définitivement··· Disons qu'il s'est singulièrement rétréci et que, d'un bout à l'autre de la Doctrine, avec certes des nuances d'interprétation, on ne regroupe plus sous cette appellation que deux catégories d'actes ou de décisions :

- les décisions qui concourent à l'exercice de la fonction parlementaire ou qui concernent les rapports avec les États étrangers ou des organisations internationales, ainsi que celles qui touchent à des opérations ou faits de guerre (sous réserve, bien entendu, des actes détachables) ;

- les actes « politiques » en raison des matières dans lesquelles ils sont accomplis et que certains n'hésitent pas à désigner sous le nom de « matières de gouvernement ».

Pour les premières décisions, on dira en effet que le juge n'a plus sa place car son intervention porterait une grave atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.

Pour les seconds actes, on mettra l'accent sur la vanité de l'action du juge dès lors que l'on ne se situe pas au plan du droit mais à un niveau « politique » qui n'est plus le sien.

Où, dans cette grille tout à la fois ferme et imprécise la désignation par le Président de la République d'un membre du Conseil constitutionnel peut-elle bien trouver sa place ?

• Si l'on songe à la classer dans la première catégorie des décisions, il faudrait - au niveau institutionnel - assimiler le Conseil constitutionnel au Parlement ou à un État ou une organisation étrangère, ou en faire une sorte de nouveau pouvoir, totalement autonome. Mais il semble exclu par exemple de le constituer - comme d'aucuns y penseraient - en pouvoir judiciaire. Le Conseil constitutionnel n'est nullement au sommet d'un tel pouvoir, comme l'est la Cour suprême américaine··· Il est en dehors de toute hiérarchie institutionnelle. Il se trouve même délibérément au-dessus dès l'instant, comme le précise l'article 62 de la Constitution, que ses décisions, insusceptibles de tout concours, s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. Par ailleurs, l'assimiler au Parlement serait une hérésie quand toute la « politique » suivie depuis des années par le Conseil constitutionnel a précisément consisté pour lui à refuser d'être considéré comme un « juge de la loi ». Il l'a rejeté dans de nombreuses décisions. Il ne saurait avoir les mêmes prérogatives et attributions que le Parlement et ne veut à aucun prix jouer le rôle d'une troisième chambre. Il a, bien mieux, eu le souci constant d'éviter, notamment dans ses décisions de « conformité sous réserves », de tenir en quoi que ce soit la main du législateur pour lui dicter ce que, demain, il devrait faire···

• Quant à considérer la décision de nomination, par le Président de la République, d'un membre du Conseil constitutionnel comme un « acte politique », on nage en pleine confusion. Comment admettre que se situe dans les « matières de gouvernement » une désignation personnelle faite, discrétionnairement par le chef de l'État, sans obligation de contreseing ? On rappellera en effet que parmi les actes du Président de la République dispensés de contreseing, tels qu'ils sont énumérés par l'article 19 de la Constitution, figurent les nominations des membres du Conseil constitutionnel (prévus à l'article 56). On notera qu'il s'agit là d'une nomination à la plus haute juridiction du pays par le Président seul. Comment et à quel titre le gouvernement pourrait-il être ou se sentir concerné ?

On ajoutera qu'au moment où semble s'être définitivement éteinte la controverse sur la nature juridictionnelle du Conseil constitutionnel, il serait pour le moins curieux que l'on qualifie de « politique » la décision de nomination de ses magistrats.

Au regard donc de la jurisprudence française actuelle, qu'elle soit constitutionnelle ou administrative, on ne voit guère, surtout en l'absence de tout texte explicite, sur quelle base juridique pourrait être solidement assise la reconnaissance de la qualité d'acte de gouvernement à la décision présidentielle de nomination d'un membre du Conseil constitutionnel.

Dès lors, si aucune juridiction autre que le Conseil d'État n'a reçu compétence explicite pour statuer sur les recours introduits contre les décisions de nomination des membres du Conseil constitutionnel et s'il s'avère juridiquement impossible de classer de telles décisions dans la catégorie des actes de gouvernement, pourquoi fermer au requérant la seule voie qu'il lui reste : celle du recours pour excès de pouvoir ?

III. Le recours pour excès de pouvoir doit être admis - et il l'a toujours été - chaque fois que le législateur, même s'il n'a pas prévu la compétence d'une autre juridiction que la juridiction administrative, n'a pas expressément voulu priver le justiciable de sa protection.

Reconnaître donc - sur des arguments douteux - la qualification d'acte de gouvernement à la décision de nomination d'un membre du Conseil constitutionnel aurait précisément pour conséquence de fermer par avance à tout justiciable le droit fondamental au recours pour excès de pouvoir. Or, il n'est pas insensé de penser que la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel peut être susceptible de léser certaines personnes.

Après tout, un membre du Conseil constitutionnel en exercice, l'une des trois autorités de nomination, voire toute personne ayant le pouvoir de saisir le Conseil constitutionnel, n'auraient-ils pas intérêt à contester une telle nomination ?

Pour ne prendre qu'un seul exemple, celui des parlementaires, comment ne pas leur reconnaître un intérêt pour agir contre une semblable nomination alors que le Conseil constitutionnel va statuer sur les lois issues de leurs délibérations et de leurs votes, qu'ils peuvent, à soixante, le saisir eux-mêmes des textes qu'ils n'ont pas votés, et que leur élection personnelle pourra être contestée devant lui ?

Mais il est vrai que la décision de nomination d'un membre du Conseil constitutionnel est une décision très spécifique, d'une nature particulière.

La Constitution de la Ve République a délibérément voulu en effet qu'aucune condition ne soit posée à la désignation d'un membre du Conseil. Aucune qualité n'est requise ; aucun critère n'est exigé. Ni d'âge ni de formation universitaire (juridique) ni de compétence, ni d'expérience professionnelle ou politique. Le choix de chacune des trois autorités de nomination est entièrement libre. Ainsi l'ont souhaité les constituants de l'époque. Ainsi en a-t-il été toujours depuis.

En cela notre Constitution tranche avec de nombreuses autres constitutions qui ont - elles - souhaité que ne puissent être nommés dans leurs cours ou conseils constitutionnels que des personnes justifiant d'un nombre - fixé - d'années (10, 15 ou 20···) d'exercice d'une profession juridique.

En France, la décision par laquelle le Président de la République nomme un membre du Conseil constitutionnel est un acte qu'il prend en toute indépendance, sans se préoccuper de la réunion de conditions que l'on a précisément voulu écarter.

Mais si aucune condition n'est exigée, sur quoi portera l'éventuel contrôle du Conseil d'État ? Sur le strict et seul respect des règles de droit. Or nous avons constaté qu'en ce domaine complexe de la désignation des membres du Conseil constitutionnel, elles se réduisent à fort peu de chose. Vérifier que l'intéressé est de nationalité française et qu'il n'est pas privé de ses droits civils et politiques ? ··· Il est à penser que l'erreur de droit sera rare. Faut-il que le Conseil d'État aille alors plus loin et étende son contrôle à celui de l'erreur manifeste d'appréciation ?

La question est infiniment délicate. Convient-il de traiter le décret de nomination du Président de la République comme une décision d'amnistie dont l'appréciation à laquelle se livre le chef de l'État lorsqu'il en accorde le bénéfice ne saurait être utilement présentée devant le juge de l'excès de pouvoir ? Ou comme un acte « administratif » ordinaire entrant dans la gestion constitutionnelle de l'État ? Après tout, il y a longtemps que le Conseil d'État a affirmé sa compétence pour connaître des litiges relatifs à la composition du Conseil Supérieur de la Magistrature, faisant bien la distinction entre ce qui relève du fonctionnement de la justice judiciaire et ce qui relève de son organisation. N'aurait-on pas pu songer à appliquer cette jurisprudence au Conseil constitutionnel même s'il ne fait pas partie, à proprement parler, de la « justice judiciaire » ? Mais il est une juridiction, ce que n'est pas le CSM !


Le Conseil d'État pouvait, pour sortir de cette encombrante affaire, opter entre trois solutions. Il en a volontairement choisi une quatrième. A-t-il bien fait ?

La première solution consistait - le Commissaire du gouvernement M. Salat-Baroux, dans d'excellentes conclusions en avait, à plusieurs reprises, évoqué l'hypothèse - à reconnaître à la décision de nomination d'un membre du Conseil constitutionnel le caractère d'acte de gouvernement et dès lors à rejeter le recours du requérant comme introduit contre un acte insusceptible de tout recours contentieux. Mais on a vu plus haut que la base juridique d'une telle opinion n'était point d'une très grande solidité et que son expression publique aboutissait à prendre « de jure » position sur des questions plus amples.

À l'évidence, le Conseil d'État a dû beaucoup discuter de ce problème ; qu'en a pensé la majorité de son assemblée ? Nul ne le saura jamais. Ce qui est sûr, c'est qu'elle n'a point souhaité donner explicitement son avis sur ce point. Le « bout de l'oreille » n'apparaîtrait-t-il pas cependant dans le fait que la décision du Conseil figure, dans le plan de classement du Recueil Lebon, sous la rubrique « Acte du gouvernement » ? ···

La seconde solution consistait à ne pas classer la décision de nomination dans la catégorie des actes de gouvernement et donc, en dehors de toute autre juridiction désignée pour le faire, accepter d'examiner l'affaire sur le recours pour excès de pouvoir introduit contre la décision.

On pouvait d'ailleurs le faire très vite en rejetant la requête pour manque évident d'intérêt à agir de la requérante.

Même si sa jurisprudence ouvre largement un recours qui, pour certains, dans certains cas, est la dernière possibilité de se faire entendre, le Conseil d'État requiert tout de même la preuve de l'existence d'un intérêt suffisant. Or dans le cas d'espèce, la requérante qui n'était pas de nationalité française n'imputait grief à M. Pierre Mazeaud que le dépôt de textes, du temps où il était parlementaire, qui n'avaient point l'heur de lui plaire. Il eût été facile de la débouter sur ce point. Pas d'intérêt, pas d'action.

La troisième solution - à laquelle le Commissaire du Gouvernement semblait personnellement vouloir inviter, dans ses conclusions, l'assemblée du Conseil d'État à se ranger - consistait, non pas à se placer, pour rejeter la requête, sur le terrain de l'absence d'intérêt pour agir mais sur celui de l'erreur manifeste d'appréciation dont serait entachée - selon le requérant - la décision de nomination de M. Pierre Mazeaud, motif qui, pour le Commissaire du Gouvernement « n'est pas au nombre des moyens qui sauraient être utilement soulevés devant le juge de l'excès de pouvoir ». Qu'est-ce à dire exactement, la formule utilisée par le Commissaire du Gouvernement pouvant prêter à quelque ambiguïté ? Le Commissaire du Gouvernement incitait-il le Conseil d'État à refuser - au plan des principes - de contrôler l'erreur manifeste d'appréciation dans ce genre de désignation ou simplement l'incitait-il, se saisissant de ce contrôle, à dire qu'en l'espèce, compte tenu de la personnalité de M. Pierre Mazeaud, il ne pouvait être « utilement » soulevé ?

La différence est sensible entre les deux interprétations même si l'une et l'autre aboutissent finalement au même résultat - qu'il faut approuver - à savoir le rejet de la requête.

En effet, la première interprétation conduisait le Conseil d'État à refuser d'exercer tout contrôle sur l'erreur manifeste d'appréciation éventuelle commise par l'autorité de nomination. La seconde l'entraînait à se saisir d'un tel contrôle mais à le déclarer, en l'espèce, inutilement soulevé. Dans une autre espèce, l'accueillerait-il ?

La Haute Assemblée n'a voulu ni suivre son Commissaire du Gouvernement ni retenir la première ou la seconde solution.

Elle a choisi le rejet de la requête, solution sur laquelle nul ne peut être sérieusement en désaccord (pour des raisons sans doute différentes), mais sur la seule base de l'incompétence.

Incompétence pourquoi ? Sur le fondement de quelle argumentation, de quels textes, de quels précédents ? On ne sait.

« Il n'appartient pas à la juridiction administrative de connaître de la décision par laquelle le Président de la République nomme··· un membre du Conseil constitutionnel··· ». Un point, c'est tout.

On comprend bien le grand embarras du Conseil d'État.

Déclarer officiellement l'acte de nomination, acte de Gouvernement ? Difficile.

Accepter la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre une telle décision, n'est-ce pas s'engager inexorablement dans un premier temps, sur la voie - ô combien délicate - d'un examen purement théorique de la régularité d'un choix présidentiel discrétionnaire et sans doute, dans un second, à la longue inévitable, de l'appréciation des mérites de la personne nommée ? Souhaitons-nous, dans ces zones névralgiques, des solutions « à l'américaine » avec toutes leurs dérives ?

À l'évidence, le Conseil d'État n'en voulait pas. Nous non plus.

La chance - peut-on ici parler de chance ? - a voulu que ce soit la personnalité de M. Pierre Mazeaud qui se trouve engagée dans un tel débat.

Qui pourrait sérieusement la contester ? De toutes les qualités et compétences que l'on ne demande à personne, qui peut soutenir que M. Pierre Mazeaud ne soit pas amplement doté ? Brillant parlementaire, juriste éprouvé, son nom était depuis longtemps cité dans les couloirs du Conseil. Sa désignation n'a surpris personne. Elle a réjouit au contraire tout le monde···


Reste que l'on se demande - on se le demandera sans doute encore longtemps - pourquoi, sur quelle argumentation précise, le Conseil a estimé qu'il ne lui appartenait pas de connaître de la décision de nomination de M. Pierre Mazeaud au Conseil constitutionnel.

Il serait grave qu'aucune raison juridique sérieuse ne puisse publiquement être avouée··· À moins de penser qu'il n'appartient pas au Conseil d'État de se saisir d'une telle question, simplement parce que celui-ci ne le désire pas. Bigre !

Mme Ba est, sans nul doute, restée sur sa faim. Nous aussi.