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Le juge du droit de l’Union et la modulation dans le temps

Hervé CASSAGNABÈRE - Maître des requêtes au Conseil d'État, Référendaire à la Cour de justice de l'Union européenne

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 54 (dossier : La Constitution et le temps) - janvier 2017

Résumé : Quelques enseignements peuvent donc sans doute être retirés de la pratique du juge communautaire, qui a, au contraire, toujours disposé d'une telle faculté, prévue dès 1957 à l'article 174, alinéa 2, du traité de Rome pour l'annulation des règlements. L'usage extensif et pragmatique que la Cour de justice en a fait (1) n'a, par ailleurs, pas été sans rétroaction sur le pouvoir du juge national, juge de droit commun du droit de l'Union, de moduler les effets de ses propres décisions, pouvoir sur lequel la jurisprudence de la Cour exerce... une certaine modulation (2).


Les juridictions françaises ont, pour ainsi dire, vécu la quasi-totalité de leur existence sans agir sur les effets dans le temps de leurs décisions à caractère rétroactif : la jurisprudence AC !(1) du Conseil d'État remonte à 2004, comme d'ailleurs le rapport Molfessis remis au Premier président de la Cour de cassation, et ce n'est que depuis 2008 que l'article 62, alinéa 2, de la Constitution permet au Conseil constitutionnel de moduler dans le temps les effets d'une déclaration d'inconstitutionnalité rendue sur le fondement de l'article 61-1.

Quelques enseignements peuvent donc sans doute être retirés de la pratique du juge communautaire, qui a, au contraire, toujours disposé d'une telle faculté, prévue dès 1957 à l'article 174, alinéa 2, du traité de Rome pour l'annulation des règlements. L'usage extensif et pragmatique que la Cour de justice en a fait (1) n'a, par ailleurs, pas été sans rétroaction sur le pouvoir du juge national, juge de droit commun du droit de l'Union, de moduler les effets de ses propres décisions, pouvoir sur lequel la jurisprudence de la Cour exerce... une certaine modulation (2).

1 - Modulation et juge de l'Union

À partir d'une compétence reconnue de plano seulement pour les arrêts d'annulation de certains actes, la Cour s'est progressivement reconnu le pouvoir de moduler dans le temps les effets de la plupart de ses arrêts, quels que soient l'acte communautaire en cause ou la procédure au titre de laquelle elle a été saisie.

1.1 - Les arrêts rendus sur « recours direct »

L'article 174 du Traité de Rome(2), placé à la suite de l'article 173 régissant le recours en annulation des actes communautaires, traitait des conséquences d'un constat d'illégalité : « Si le recours est fondé, la Cour de justice des communautés européennes déclare nul et non avenu l'acte contesté. / Toutefois, en ce qui concerne les règlements, la Cour indique, si elle l'estime nécessaire, ceux des effets du règlement annulé qui doivent être considérés comme définitifs ».

Les pères fondateurs de la Communauté économique européenne ont ainsi souhaité, dès l'origine, donner à la Cour la possibilité de remédier à l'effet ex tunc et erga omnes de l'annulation des actes réglementaires, pour des motifs que l'on n'appelait pas encore « de sécurité juridique » mais que la Cour a qualifiés comme tels lorsqu'elle a commencé à faire usage de cette disposition. Elle a ainsi pu dire, après avoir annulé deux règlements de préférence tarifaire à l'égard de produits originaires de pays en voie de développement, que « compte tenu des circonstances de l'espèce et des exigences de sécurité juridique, il convient de déclarer définitifs, en vertu de l'article 174, alinéa 2, du Traité, les effets des deux règlements annulés »(3). On remarquera la cursivité de la motivation de l'époque, la Cour n'en disant pas plus et n'usant pas de la possibilité de faire de la dentelle en cherchant « ceux des effets » du règlement qui auraient pu, eux, ne pas être maintenus. Il faut probablement y voir le désir des juges de l'époque de ne pas se lier les mains avec des motivations trop précises, signe avant-coureur du pragmatisme, sinon de l'audace, qui a par la suite présidé à l'utilisation de l'article 174, alinéa 2.

La Cour, en effet, n'a pas hésité à donner des interprétations constructives de cette disposition. Elle s'est ainsi estimée libre de toute demande des parties, le « si elle l'estime nécessaire » s'entendant comme lui permettant de décider de maintenir les effets d'un acte réglementaire aussi bien à la demande d'une partie que d'office(4).

Le juge communautaire a par ailleurs interprété toujours plus lato sensu -- sinon praeter legem -- la notion de « règlement » au sens de l'article 174, alinéa 2.

En sus du véritable règlement communautaire, est d'abord venu s'ajouter en 1986 le budget des Communautés européennes(5). Après avoir conclu à l'invalidité de l'acte du président du Parlement européen de décembre 1985 arrêtant définitivement le budget pour l'année suivante, la Cour ne put que constater que, au moment de son arrêt (à la mi-1986), une partie importante de l'exercice s'était écoulée. Si bien que « la nécessité de garantir la continuité du service public européen ainsi que d'importants motifs de sécurité juridique » ont justifié que les paiements effectués et les engagements pris en exécution du budget jusqu'au jour du prononcé de l'arrêt de la Cour soient déclarés définitifs. Ce raisonnement a, par la suite, été appliqué par analogie en cas d'invalidité d'un budget rectificatif et supplémentaire des Communautés, intervenant après la clôture de l'exercice annuel concerné et ne pouvant avoir pour effet de bouleverser des paiements ou engagements de dépenses, ou des appels ou perception de ressources propres(6).

Un pas supplémentaire a été franchi en 1992 avec l'inclusion dans le champ de l'article 174, alinéa 2, de la directive communautaire. La Cour a alors motivé ce choix par deux considérations : d'une part, la directive dont elle avait décidé l'annulation (en l'occurrence la directive 90/366 relative au droit de séjour des étudiants) avait un « contenu normatif essentiel » qui n'était remis en cause ni par les États membres ni par les institutions ; d'autre part, le délai de transposition de cette directive était expiré. Dès lors, « d'importants motifs de sécurité juridique, comparables à ceux qui interviennent en cas d'annulation de certains règlements », ont justifié l'usage du pouvoir de maintien provisoire des effets de cet acte. Des motifs similaires ont conduit la Cour à faire jouer l'article 174, alinéa 2, en cas d'annulation d'une décision du Conseil prise sur une base juridique erronée « afin d'éviter une discontinuité dans les actions engagées » pour assurer l'interopérabilité des réseaux(7), ou d'une décision de la Commission portant sur l'octroi de subventions en faveur de projets de lutte contre l'exclusion sociale dont l'annulation intervenait au moment où l'essentiel sinon la totalité des paiements correspondants avaient été effectués(8). Quant aux accords internationaux, c'est l'impossibilité de les modifier unilatéralement sans engager de nouvelles négociations entre parties contractantes qui a conduit la Cour à limiter les effets de l'annulation de décisions du Conseil concernant la conclusion desdits accords(9).

Le pouvoir constituant a consacré cette orientation de la jurisprudence, le Traité de Lisbonne élargissant à l'ensemble des actes la possibilité prévue pour les seuls règlements. L'article 264 TFUE, descendant de l'article 174 TCE, voit donc son second alinéa prévoir que « toutefois, la Cour indique, si elle l'estime nécessaire, ceux des effets de l'acte annulé qui doivent être considérés comme définitifs ».

Un certain pragmatisme a en outre conduit la Cour à maintenir, non seulement pour le passé mais aussi pour l'avenir, les effets d'un acte annulé afin de laisser à son auteur le temps de faire entrer en vigueur l'acte rectificatif qu'il est tenu d'adopter en vertu de l'article 266 du traité FUE (ex-article 176 du traité de Rome). Cette souplesse, là encore non prévue expressis verbis par le traité, ne dure que le temps d'un « délai raisonnable » pour adopter le nouvel acte(10), qui a pu être fixé à trois mois(11) mais reste fonction de la complexité des mesures à prendre. Cette interprétation large a été rendue possible au vu du libellé du traité CECA(12), qui, contrairement au traité de Rome, précisait à son article 34, deuxième alinéa, que la Haute autorité disposait d'un « délai raisonnable pour prendre les mesures que comporte l'exécution d'une décision d'annulation ». Le but étant, naturellement, d'éviter de laisser naître, comme le dit la Cour, un « vide juridique »(13).

Si la Cour n'explicite pas systématiquement les raisons qui l'ont conduite à faire usage de ce pouvoir, elle a dernièrement laissé entendre qu'elle serait plus encline à le faire lorsque l'annulation de l'acte attaqué intervient pour une cause de légalité externe (incompétence de l'auteur ou violation des formes substantielles comme le choix erroné de la base juridique) sans que soient remis en cause sa finalité et son contenu(14). On constatera par ailleurs que dans sa jurisprudence plus récente, le maintien des effets de l'acte annulé se fait, au-delà des « importants motifs de sécurité juridique » des premiers arrêts, au nom de motifs d'intérêt général variés : préserver la stabilité des marchés et maintenir un niveau de vie équitable pour la population agricole en évitant de graves conséquences pour les personnes concernées(15) ; ne pas porter atteinte à l'efficacité du contrôle de substances psychoactives mises sous contrôle par la décision annulée et partant à la protection de la santé publique(16) ; éviter d'entraver l'accès au système d'information sur les visas, et donc de menacer l'ordre public(17) ; protéger la cote de crédit de la Banque européenne d'investissement et de ses opérations de financement(18) ; éviter de porter un préjudice sérieux à la réalisation d'actions entreprises par les États membres, avec le soutien de la Communauté, pour la protection de l'environnement(19) ; ne pas porter une atteinte sérieuse et irréversible à l'efficacité des mesures de gel de fonds prises à l'encontre de personnes ou d'entités soupçonnées de lien avec le terrorisme(20).

Cette diversité des solutions retenues est tout autant le reflet de la diversification du droit de l'Union dans des matières au-delà des domaines traditionnels de feu le droit communautaire, que de la lecture très libre que fait la Cour du « si elle l'estime nécessaire » de l'article 264 alinéa 2 TFUE. Du reste, le parfum de pouvoir discrétionnaire qui émane de cette incise pourrait très bien se combiner avec l'expression « ceux des effets de l'acte annulé » pour donner à la Cour un pouvoir de modulation non seulement ratione temporis mais aussi ratione materiae et personae(21). Ainsi, rien ne semble s'opposer, par exemple, à ce que le juge de l'Union limite dans le temps les effets d'une annulation pour le seul requérant(22).

Le Tribunal de l'Union (ex-Tribunal de première instance des Communautés européennes) peut, lui aussi, faire usage de cette disposition, en tant que juge de droit commun de la plupart des recours en annulation dirigés contre un acte de l'Union(23). S'il le fait peu, c'est en raison d'une particularité procédurale propre aux effets dans le temps de ses arrêts d'annulation : lorsqu'il annule un règlement, sa décision ne prend effet qu'à compter de l'expiration du délai de pourvoi ou du rejet de ce pourvoi par la Cour (article 60, alinéa 2, du Statut de la CJUE(24)). Le Tribunal peut, bien sûr, maintenir les effets d'un règlement annulé au-delà de ce délai(25). Il lui est ainsi arrivé de décider qu'une décision annulée conjointement avec un règlement (les deux actes infligeant des mesures restrictives identiques) fasse l'objet d'une modulation de ses effets dans le temps pour les « caler » sur ceux prévus pour le règlement(26).

Les arrêts rendus par la Cour à la suite du déclenchement de la procédure de manquement(27) font également partie de ceux rendus sur « recours directs ». La Cour n'exclut pas d'en limiter les effets dans le temps lorsqu'ils comportent une interprétation du droit de l'Union venant clarifier un état du droit si incertain que les autorités nationales en aient été conduites à manquer à leurs obligations communautaires et qu'ils risquent d'avoir des répercussions économiques graves pour l'État membre(28). Ainsi, dans une affaire conduisant au constat que le Royaume-Uni avait manqué à ses obligations découlant de la directive TVA en exonérant de cette taxe les péages autoroutiers, la Cour a été conduite à écarter l'argumentation du gouvernement de cet État membre sur les conséquences financières d'une application rétroactive de l'arrêt, en constatant qu'en tout état de cause, le Royaume-Uni n'avait pas été incité à un comportement non-conforme au droit communautaire en raison d'une incertitude objective et importante quant à sa portée. Elle l'a fait en faisant précéder sa réponse d'un « à supposer même que de telles considérations puissent conduire à une limitation des effets dans le temps d'un arrêt [en manquement] ». Cette solution implicite transpose, en réalité, la jurisprudence de la Cour sur les effets dans le temps des arrêts interprétatifs rendus sur renvoi préjudiciel, qui font l'objet des développements qui vont suivre.

1.2 - Les arrêts rendus sur renvoi préjudiciel

On sait que les questions préjudicielles que peuvent -- ou doivent -- poser les juridictions nationales en vertu de l'article 267 du traité FUE ont deux sortes de finalités : soit faire apprécier par la Cour la validité d'un acte de l'Union (c'était d'ailleurs la seule possibilité ouverte à l'origine de la Communauté), soit lui demander d'interpréter le droit de l'Union. Dans les deux cas, l'arrêt rendu par la Cour est revêtu de l'autorité de la chose jugée(29). Il tranche une question de droit qui lie la juridiction nationale saisie au principal(30), mais s'impose aussi au-delà à toutes les juridictions des États membres, à leurs administrations et aux institutions de l'Union(31).

Dans les deux cas également, les arrêts préjudiciels ont un effet ex tunc. Selon l'expression consacrée, lorsque la Cour interprète le droit de l'Union, elle éclaire et précise, lorsque besoin en est, la signification et la portée de cette règle telle qu'elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur : la règle ainsi interprétée peut donc, et même doit, être appliquée par le juge même à des rapports juridiques nés et constitués avant l'arrêt statuant sur la demande d'interprétation, si par ailleurs les conditions permettant de porter devant les juridictions compétentes un litige relatif à l'application de ladite règle se trouvent réunies(32). De même, les arrêts en appréciation de validité ont un effet identique à une annulation sur recours direct, c'est-à-dire que l'appréciation rétroagit à la date d'entrée en vigueur de l'acte annulé : le juge national ne peut plus l'appliquer(33), les institutions européennes doivent le rapporter, et les autorités nationales abroger les mesures nationales prises sur sa base. Cela n'est pas, d'ailleurs, sans rappeler les règles du droit public français en la matière et leur évolution à la suite de l'arrêt Leboucher et Tarandon(34) et du décret du 28 novembre 1983, et qui figurent aujourd'hui à l'article L. 243-2 du code des relations entre le public et l'administration(35).

Ce type d'arrêt préjudiciel et les arrêts en annulation ont en commun d'être, comme le dit souvent la Cour dans des termes qui ne dépayseront pas le juriste français, « les deux modalités du contrôle de légalité organisé par le traité ». D'abord par analogie avec le recours en annulation(36), puis par souci de cohérence(37), la Cour s'est octroyée la possibilité de limiter dans le temps les effets d'une déclaration d'invalidité d'un acte, qu'il soit règlement ou non, et qu'il soit rendu sur recours en annulation comme par la voie de l'exception d'illégalité(38). Non sans préciser dès le départ que « cette faculté est une compétence réservée à la Cour par le traité, dans l'intérêt de l'application uniforme du droit communautaire dans l'ensemble de la Communauté ». La limitation des effets dans le temps de la déclaration d'invalidité n'est, bien entendu, pas opposable aux personnes qui avaient introduit un recours ou une réclamation équivalente à la date de l'arrêt de la Cour. Si cette jurisprudence fait aujourd'hui consensus, rappelons pour mémoire qu'il n'en a pas été de même à l'époque de ses arrêts inauguraux, qui ont alors suscité un intense débat doctrinal, et, comme on le verra dans la seconde partie de cette étude, une résistance sans précédent de plusieurs juridictions, notamment supérieures(39).

Une même faculté ne pouvait qu'être étendue par la Cour aux arrêts préjudiciels en interprétation, même si cela s'est fait sur un fondement quelque peu différent. En l'absence de parallélisme et de nécessité de cohérence avec le recours en annulation, la Cour s'est appuyée sur ce qu'on peut appeler des considérations « de pure sécurité juridique », que rien ne résume mieux que les points 71 à 75 d'un des célèbres arrêts Defrenne(40). Rappelons que, dans cette affaire, la Cour a d'abord interprété l'article 119 du traité garantissant l'égalité de rémunération entre hommes et femmes comme ayant un effet direct le rendant susceptible d'être invoqué devant les juridictions nationales. Ces juridictions avaient en conséquence le devoir d'assurer la protection des droits conférés par cet article aux travailleurs féminins en cas de discrimination ou d'inégalité. Les gouvernements du Royaume-Uni et de l'Irlande avaient attiré l'attention de la Cour sur les conséquences économiques découlant des revendications très nombreuses qui découleraient de l'arrêt, et lui avaient demandé de limiter les effets de l'arrêt pour l'avenir. La Cour a alors jugé -- dans un style indirect qu'elle a depuis lors abandonné -- : « que, si les conséquences pratiques de toute décision juridictionnelle doivent être pesées avec soin, on ne saurait cependant aller jusqu'à infléchir l'objectivité du droit et compromettre son application future en raison des répercussions qu'une décision de justice peut entraîner pour le passé ; que cependant, en présence du comportement de plusieurs parmi les États membres et des attitudes prises par la Commission et portées itérativement à la connaissance des milieux concernés, il convient de tenir compte, à titre exceptionnel, de ce que les parties intéressées ont été amenées, pendant une période prolongée, à maintenir des pratiques contraires à l'article 119, quoique non encore interdites par leur droit national ; que le défaut, par la Commission, d'avoir introduit, à l'encontre des États membres concernés, des recours en manquement (...), malgré les avertissements donnés, a été de nature à consolider une impression erronée quant aux effets de l'article 119 ; que, dans ces conditions, il convient de constater que, dans l'ignorance du niveau global auquel les rémunérations auraient été établies, des considérations impérieuses de sécurité juridique tenant à l'ensemble des intérêts en jeu, tant publics que privés, empêchent en principe de remettre en cause les rémunérations pour les périodes passées ; qu'en conséquence, l'effet direct de l'article 119 ne peut être invoqué à l'appui de revendications relatives à des périodes de rémunération antérieures à la date du présent arrêt, sauf en ce qui concerne les travailleurs qui ont introduit antérieurement un recours en justice ou soulevé une réclamation équivalente ».

La modulation des effets dans le temps des arrêts interprétatifs doit ainsi être justifiée à la fois par une véritable incertitude sur l'état du droit et par les risques de troubles graves qu'engendrerait l'application de l'arrêt pour le passé. Elle se fait, bien entendu, sous réserve des recours déjà introduits, et demeure exceptionnelle. La Cour n'a recours à cette extrémité, comme elle le dit dans ses arrêts les plus récents, « que dans des circonstances bien précises, notamment lorsqu'il existe un risque de répercussions économiques graves dues en particulier au nombre élevé de rapports juridiques constitués de bonne foi sur la base de la réglementation considérée comme étant validement en vigueur et qu'il apparaît que les particuliers et les autorités nationales ont été incités à adopter un comportement non conforme au droit de l'Union en raison d'une incertitude objective et importante quant à la portée des dispositions du droit de l'Union, incertitude à laquelle ont éventuellement contribué les comportements mêmes adoptés par d'autres États membres ou par la Commission européenne ». Elle y a procédé, par exemple, lorsque son arrêt constitue un revirement ou une évolution de sa jurisprudence(41) ; lorsque les autorités nationales ont pu légitimement donner à penser aux milieux intéressés que la perception d'une taxe (en l'espèce l'octroi de mer) était conforme au droit communautaire et que sa remise en cause bouleverserait rétroactivement le système de financement des collectivités locales d'outre-mer(42) ; devant la particularité des règles édictées par les associations sportives pour les transferts de joueurs entre clubs de différents États membres et l'état d'incertitude quant à leur compatibilité avec la liberté de circulation des travailleurs(43) ; ou récemment pour éviter de remettre en cause des contrats de prévoyance complémentaires conclus de bonne foi sur la base de conventions collectives étendues à toute une branche en méconnaissance d'une interprétation du principe de transparence en matière de marchés publics à laquelle la Cour venait de procéder dans le même arrêt(44). Les conséquences financières d'un arrêt interprétatif sur les finances publiques d'un État (par exemple l'impossibilité de prélever une taxe(45)), n'ont, à l'inverse, jamais suffi à justifier, à elles seules, une modulation(46) : ainsi, un gouvernement d'un État membre dont la taxe sur la pollution automobile est jugée incompatible avec le droit de l'Union n'étoffe pas assez rigoureusement son argumentation en se bornant à exposer qu'il pourrait en résulter environ 40 000 recours dans un contexte de crise économique frappant le pays(47). La Cour refuse également de faire jouer le principe de la confiance légitime, qui ne saurait être invoqué par un gouvernement pour échapper aux conséquences d'une décision de la Cour constatant l'invalidité d'un acte communautaire dès lors que cela remettrait en cause la possibilité pour les particuliers d'être protégés contre un comportement des pouvoirs publics qui aurait pour fondement des règles illégales(48). Encore faut-il, en tout état de cause, que le risque de perturbations graves trouve directement son origine dans l'interprétation donnée par la Cour, ce qui n'est pas le cas lorsqu'il découle des critères qu'il appartient ensuite au juge d'appliquer(49).

Seul l'arrêt même qui statue sur l'interprétation sollicitée peut mettre en œuvre une limitation des effets dans le temps de l'arrêt préjudiciel(50) : il faut nécessairement, dit la Cour, « un moment unique de détermination des effets dans le temps » de l'interprétation donnée du droit de l'Union. C'est pour la Cour une garantie d'égalité de traitement des États membres et des autres justiciables face à ce droit, et, par là même, une garantie des exigences découlant du principe de sécurité juridique(51).

2 - Modulation et juge national du droit de l'Union

Il n'est jamais inutile de rappeler que la Cour de justice, comme l'Union elle-même, n'a qu'une compétence d'attribution(52). Relève ainsi de la compétence du juge national, juge de droit commun du droit de l'Union, toute question que les traités ne confient pas à la Cour. L'article 19, paragraphe 1, du traité UE prévoit, depuis la révision de Lisbonne, qu'il appartient aux États membres « d'établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l'Union ». Le droit primaire entérine en cela une jurisprudence ancienne de la Cour consacrant l'autonomie institutionnelle et procédurale des États membres en l'absence de réglementation communautaire en matière de recours(53). Toutefois, cette autonomie du juge national est nécessairement encadrée pour éviter une application par trop hétérogène du droit de l'Union. La Cour a, pour ce faire, recours aux deux principes, d'une part, d'équivalence (les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde du droit de l'Union ne doivent pas être moins favorables que pour les recours similaires en droit interne), d'autre part, d'effectivité (les modalités procédurales ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union).

Dans ce contexte, s'est posée avec une certaine acuité la question de l'usage par le juge national des possibilités, qu'il peut avoir en vertu des règles de procédures nationales, de maintenir provisoirement les effets d'une norme nationale incompatible avec le droit de l'Union(54).

2.1.

Un premier aspect de la question concerne les pouvoirs du juge national, juge a quo, lorsque la Cour de justice a elle-même fait droit, ou au contraire refusé de faire droit, à une demande de limitation dans le temps des effets de son arrêt préjudiciel.

Cette question a été récemment tranchée par le Conseil d'État dans le sens de l'autorité de la chose jugée par la Cour de justice(55). Dans son arrêt Vent de Colère(56), la Cour avait dit pour droit que le mécanisme de compensation intégrale des surcoûts assumés par les distributeurs d'électricité en raison de leur obligation d'achat de l'électricité d'origine éolienne à un prix supérieur à celui du marché au moyen d'un prélèvement supporté par l'ensemble des consommateurs finals constituait une « intervention au moyen de ressources d'État » au sens de l'article 107, paragraphe 1, TFUE. Le gouvernement français avait fait valoir que, si la Cour en jugeait ainsi, le Conseil d'État serait conduit à annuler les arrêtés attaqués, dès lors que ce dernier avait déjà jugé que les autres critères de la qualification du mécanisme d'aide d'État étaient remplis, et que cette aide n'avait pas été préalablement notifiée à la Commission. Il a donc demandé à la Cour de moduler dans le temps les effets de son arrêt afin que l'annulation qui serait ensuite prononcée ne soit pas rétroactive. La Cour lui a répondu sans ambages : d'une part, elle n'a pas cru à la bonne foi des milieux intéressés, puisque le gouvernement français « ne pouvait pas méconnaître l'interdiction de mise à exécution (...) d'une mesure d'aide et les conséquences juridiques qu'entraîne l'absence de notification de la mesure en cause » ; d'autre part, elle a rappelé, comme on l'a vu, que les conséquences financières qui pourraient résulter d'un arrêt préjudiciel « n'ont jamais justifié, par elles-mêmes, une limitation des effets dans le temps ».

Cela n'a pas empêché le ministre de l'Écologie de saisir le Conseil d'État d'une demande similaire, tendant à ce qu'il mette en œuvre sa jurisprudence AC !. Ce dernier a estimé, sans faire de renvoi préjudiciel et conformément à la jurisprudence Benedetti de la Cour(57), que le rejet par cette dernière de la demande de modulation du gouvernement français faisait obstacle à ce que le Conseil d'État fasse droit à des conclusions de même nature. Implicitement, le Conseil d'État a donc reconnu que l'autorité de chose jugée par la Cour de justice(58) s'attache non seulement à l'interprétation donnée du droit de l'Union, mais aussi aux effets qu'elle a expressément décidé de donner à son arrêt.

On se dit alors qu'il est loin, le temps où le Conseil d'État s'y refusait dans l'affaire ONIC(59) au motif que l'appréciation des effets de l'arrêt préjudiciel en appréciation de validité n'entrait pas dans les limites de la question posée. Le temps a finalement donné raison au commissaire du gouvernement B. Genevois, qui avait fondé ses conclusions contraires sur la prémisse que « la détermination de la portée dans le temps de l'invalidité de l'acte juridique de l'Union prononcée par la Cour fait corps avec la déclaration d'invalidité elle-même qui relève de la compétence de la Cour ». Vaut en effet aussi pour la modulation dans le temps décidée par la Cour la reconnaissance par le Conseil d'État, en 2006(60), qu'un arrêt préjudiciel allant au-delà de la question posée ne s'en impose pas moins au juge national.

2.2.

Le second aspect de la question concerne la marge de manœuvre du juge national en l'absence d'arrêt préjudiciel se prononçant explicitement sur les effets dans le temps d'une incompatibilité entre une norme nationale et le droit de l'Union. Un tel cas de figure peut concerner, précisons-le, l'hypothèse où l'incompatibilité résulte d'un arrêt de la Cour rendu sur renvoi du juge national dans lequel la Cour n'a pas eu à se prononcer sur la modulation.

Pour le juge national, pouvoir maintenir les effets d'une norme nationale incompatible avec le droit de l'Union tombe sous le sens, pour les mêmes raisons de sécurité juridique que celles qui ont conduit la Cour de justice à se reconnaître, comme on l'a vu, une compétence générale pour ce faire : notamment éviter un vide juridique qui pourrait être plus préjudiciable au droit de l'Union que l'annulation de l'acte incompatible sans période transitoire, et permettre à l'auteur de l'acte incompatible de revoir sa copie dans les meilleurs délais, en particulier dans des hypothèses où l'incompatibilité résulte non pas d'un problème de fond mais d'un vice de légalité externe facile à purger.

Si plusieurs commissaires du gouvernement ont proposé aux formations de jugement du Conseil d'État de décider que l'application de la jurisprudence Association AC ! n'était pas totalement exclue en cas de violation du droit communautaire(61), une telle solution était loin de paraître évidente du point de vue de la Cour, confrontée à un véritable dilemme. D'un côté, reconnaître un tel pouvoir aux juridictions nationales revenait à leur permettre de faire ce qu'elle fait elle-même pour les actes de l'Union, mais c'était risquer de voir fleurir des maintiens provisoires des effets d'actes non conformes au droit de l'Union décidés en ordre dispersé, et donc manquer à sa mission d'assurer l'uniformité d'application du droit de l'Union(62). D'un autre côté, se réserver le monopole de la modulation dans le temps des effets d'un constat d'incompatibilité d'une norme nationale avec le droit de l'Union était, pour la Cour, l'assurance de voir garantie cette uniformité d'application, mais au prix d'une interprétation fort constructive du traité, qui ne lui confère pas un tel pouvoir à l'égard du droit national.

Dans un arrêt de 2010(63), la Cour avait implicitement semblé exclure une telle possibilité, en rappelant qu'elle seule peut, à titre exceptionnel et pour des raisons impérieuses de sécurité juridique, « accorder une suspension provisoire de l'effet d'éviction exercé par une règle du droit de l'Union à l'égard du droit national contraire à celle-ci ». Et de redire que si des juridictions nationales avaient le pouvoir de donner aux dispositions nationales la primauté par rapport au droit de l'Union contraire à celles-ci, serait-ce même à titre provisoire, il serait porté atteinte à l'exigence d'uniformité d'application du droit de l'Union.

La question a été tranchée un peu plus explicitement deux ans plus tard, dans l'important arrêt Inter-Environnement Wallonie(64). Arrêt dont certains motifs ne se prêtent pas à une lecture tout à fait univoque, comme le montrera un renvoi postérieur du Conseil d'État (cf. infra), mais qui ne s'en prononce pas moins dans le sens d'une marge de manœuvre réduite du juge national pour procéder de son propre chef à une modulation dans le temps des effets d'un arrêt constatant qu'une norme nationale est incompatible avec le droit de l'Union. La Cour avait été saisie par le Conseil d'État belge, qui avait déclaré contraire au droit de l'Union un arrêté pris par le gouvernement wallon modifiant les dispositions du code de l'environnement relatives à la gestion durable de l'azote en agriculture. Si cet acte avait été purement et simplement annulé, la Belgique aurait failli à ses obligations de transposition de la directive 91/676/CEE du 12 décembre 1991 concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles. Or pour l'environnement, le vide juridique susceptible de résulter de la décision d'écarter la norme nationale sans période transitoire aurait pu être pire que le simple constat d'incompatibilité. La Cour a dès lors admis, pour la première fois, qu'une juridiction nationale puisse mettre en œuvre une modalité procédurale nationale l'habilitant à maintenir certains effets d'un acte annulé pour incompatibilité avec le droit de l'Union.

Cette autorisation semble avoir vocation à rester tout à fait exceptionnelle. Elle est, en effet, intervenue dans un contexte particulier où l'acte annulé constituait lui-même une mesure de transposition d'une précédente directive européenne. La Cour a posé quatre conditions : l'acte national attaqué doit constituer une mesure de transposition correcte de la directive ; la juridiction de renvoi doit apprécier si l'adoption et l'entrée en vigueur du nouvel acte prévoyant le maintien de certains actes pris sur le fondement de l'arrêté attaqué ne permettent pas d'éviter les effets préjudiciables sur l'environnement découlant de l'annulation de l'acte attaqué ; l'annulation de l'acte attaqué doit avoir pour conséquence de créer un vide juridique, au regard de la transposition de la directive qui serait plus préjudiciable à l'environnement ; un maintien exceptionnel des effets d'un tel acte national ne pourrait se justifier que durant le laps de temps strictement nécessaire à l'adoption des mesures permettant de remédier à l'irrégularité constatée. La rédaction de l'arrêt, centrée sur les données de l'affaire au principal, -- et notamment le fait que l'arrêté était illégal pour des raisons de procédure et non incompatible au fond avec le droit de l'Union -- témoigne de ce que la Cour n'a pas voulu porter un coup trop rude au principe selon lequel le juge national doit sur-le-champ laisser inappliquée une réglementation nationale contraire au droit de l'Union. La solution retenue semblait également cantonnée au domaine particulier du droit de l'environnement, dans lequel le droit primaire comprend des dispositions(65) appelant l'Union à assurer un niveau élevé de protection et d'amélioration de la protection de l'environnement. Il faut ainsi voir l'arrêt Inter-Environnement Wallonie comme une tentative de conciliation inter-temporelle entre ces impératifs d'ordre constitutionnel et le principe de primauté du droit de l'Union -- qui demeure, comme on le sait, une pure création jurisprudentielle(66).

Un renvoi préjudiciel du Conseil d'État français a récemment permis d'affiner les contours de cette jurisprudence et d'en éclairer certains des motifs. L'arrêt Association France Nature Environnement(67) précise, en premier lieu, que la première condition posée par l'arrêt Inter-Environnement Wallonie doit s'entendre, au-delà de la directive 91/676 alors en cause, comme englobant toute mesure qui, bien qu'ayant été adoptée en méconnaissance des obligations prévues par la directive 2001/42, procède à la « transposition correcte du droit de l'Union dans le domaine de la protection de l'environnement ». C'est donc un champ élargi, quoique dans le domaine limité de l'environnement, qui s'ouvre à la jurisprudence Association AC !. La Cour précise, en second lieu, que la faculté exceptionnelle ainsi octroyée au juge national « ne saurait s'exercer qu'au cas par cas, et non pas de façon abstraite ou globale » : est ainsi explicité le point 63 de l'arrêt Inter-Environnement Wallonie, où la Cour avait dit que « ladite faculté doit être exercée compte tenu des circonstances spécifiques de l'affaire dont elle est saisie ». En troisième lieu, la Cour éclaire le Conseil d'État sur le point de savoir s'il était « dans tous les cas » tenu de saisir la Cour à titre préjudiciel avant de faire usage de la faculté exceptionnelle de maintenir provisoirement les effets d'un acte incompatible. Il est vrai que l'arrêt Inter-Environnement Wallonie pouvait se prêter à plusieurs interprétations en ce qu'il disait que la juridiction nationale « pourra exceptionnellement être autorisée à » faire usage de cette faculté : cette autorisation doit-elle être conférée par la Cour au cas par cas ? La Cour répond en suivant un raisonnement identique à celui qui l'avait conduite à adopter sa célèbre jurisprudence Cilfit(68) par laquelle elle avait adopté la « théorie de l'acte clair » qui était celle du Conseil d'État : de même que, selon cette jurisprudence, le renvoi préjudiciel n'est pas automatique et ne s'impose pas si l'application correcte du droit de l'Union s'impose avec une évidence telle qu'elle ne laisse place à aucun doute raisonnable, de même le Conseil d'État ne serait pas tenu de saisir la Cour pour qu'elle vérifie que les conditions posées par l'arrêt Inter-Environnement Wallonie sont remplies, s'il faisait la « démonstration circonstanciée de l'absence de tout doute raisonnable ».

Précisons que la motivation de cet arrêt est centrée sur le cas des juridictions nationales dont les décisions ne sont plus susceptibles de recours juridictionnel, seules tenues de saisir la Cour à titre préjudiciel lorsqu'elles ont le moindre doute sur l'interprétation ou l'application correcte du droit de l'Union. Faut-il en déduire qu'a contrario, les juridictions nationales dont les décisions sont encore susceptibles de recours juridictionnel sont habilitées à mettre en œuvre l'arrêt Inter-Environnement Wallonie sans être tenues de saisir la Cour de justice ? Si rien ne s'y oppose dans l'arrêt France nature environnement, on observera avec intérêt la jurisprudence à venir sur ce point, car cet arrêt dit que l'acte attaqué doit être une mesure de « transposition » du droit de l'Union. En attendant, le Conseil d'État a semble-t-il pris les devants en disant lui-même, dans sa décision faisant suite au renvoi préjudiciel dans cette affaire(69), ce que peut faire le juge administratif saisi du recours contre un plan ou programme dans lequel excipé à bon droit de l'illégalité du décret de transposition de la directive 2001/42 : il lui appartient d'apprécier s'il y a lieu de maintenir provisoirement en vigueur l'acte attaqué et de vérifier, à ce titre, si les conditions fixées par la jurisprudence de la Cour de justice sont remplies. Le juge de base peut donc faire ce que le Conseil d'État ne s'est pas estimé en mesure d'opérer dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir contre le décret de transposition : il « ne saurait maintenir provisoirement en vigueur, eu égard à leur portée, les dispositions jugées contraires au droit de l'Union, faute de pouvoir porter, par avance, une appréciation circonstanciée, au regard des conditions énoncées par la Cour, sur les décisions dont la légalité pourrait être mise en cause en raison de l'annulation du décret litigieux ». Ce décret, en effet, ne fixe que des règles à caractère général qui n'ont pas, par elles-mêmes, d'incidence sur la protection de l'environnement : c'est donc bel et bien au niveau du juge de terrain, saisi du contentieux contre les plans ou programmes, que se joue la mise en œuvre de la jurisprudence Inter-EnvironnementWallonie, par le truchement de l'exception d'illégalité -- ce qui est heureux étant donné le caractère perpétuel de celle-ci.

Autre question qui nécessiterait d'amples développements : si le raisonnement tenu par la Cour dans ces affaires d'environnement se fonde sur l'existence de bases juridiques de droit primaire confiant à l'Union des objectifs devant être conciliés avec la primauté du droit de l'Union, serait-il si compliqué de trouver d'autres bases juridiques parmi les nombreux autres titres de compétence de l'Union qui seraient applicables par analogie ? On sent bien que le champ des possibles n'a pas fini d'être exploré.

Conclusion

Une observation et une question en guise de conclusion.

Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de voir un juge national bénéficier de nouveaux pouvoirs de modulation dans le temps, pouvoirs reconnus notamment au vu de l'exemple européen, et en même temps de voir ces prérogatives elles-mêmes « modulées » par la jurisprudence de la Cour de justice. Pourtant cet effet contradictoire est inhérent à la dialectique plus générale du « double mouvement parallèle d'altération » de la compétence juridictionnelle sous l'effet du droit de l'Union : mouvement d'extension pour permettre un contrôle effectif des droits garantis par l'ordre juridique de l'Union ; mouvement de mise en cause au nom de l'uniformité d'application de droit de l'Union(70). Aussi, sans doute vaut-il mieux parler, plutôt que de pouvoirs et prérogatives, d'une « responsabilité de veiller à l'après-jugement(71) » que la Cour et les juridictions nationales ont en partage.

Tout ceci serait-il valable pour le Conseil constitutionnel, dont le seul renvoi préjudiciel en date(72) n'a pas porté sur l'application dans le temps ? Comment le Conseil, saisi d'un texte de mise en œuvre du droit de l'Union, tiendrait-il compte de l'autorité de la chose jugée qui s'attacherait à la modulation, accordée ou refusée, par la Cour d'un arrêt d'annulation ou d'invalidité des dispositions correspondantes ? Accepterait-il de jouer le jeu de la jurisprudence Inter-Environnement Wallonie dans le cadre d'une QPC portant sur une loi de transposition du droit de l'Union en matière d'environnement (voire d'autres branches du droit de l'Union) ? Ces questions nécessiteraient à elles seules une étude -- mais surtout quelques précédents...

(1) CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC !, Rec. p. 197. Cf. not. J.-H. Stahl et A. Courrèges, RFDA 2004. 438 s. ; J.-C. Bonichot, « L'arrêt AC ! : évolution ou révolution ? », AJDA 2004.1049.
(2) Devenu entre-temps 231 CE, et aujourd'hui 264 TFUE.
(3) CJCE, 27 septembre 1988, Commission c/ Conseil, aff. 51/87, point 22.
(4) CJCE, 1er avril 2008, Parlement et Danemark c/ Commission, aff. C-14/06 et C-295/06, point 85.
(5) CJCE, 3 juillet 1986, Conseil c/ Parlement, aff. 34/86, point 48.
(6) CJCE, 31 mars 1992, Conseil c/ Parlement, aff. C-284/90, point 37.
(7) CJCE, 28 mai 1998, Parlement c/ Conseil, aff. C-22/96, points 41 et 42.
(8) CJCE, 12 mai 1998, Royaume-Uni c/ Commission, aff. C-106/96, point 40.
(9) CJCE, 11 septembre 2003, Commission c/ Conseil, aff. C-211/01, point 57.
(10) CJCE, 12 janvier 1984, Turner c/ Commission, aff. 266/82.
(11) CJUE, 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation c/ Conseil et Commission, aff. C-402/05 P et C-415/05 P).
(12) Traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) signé à Paris le 18 avril 1951.
(13) CJCE, 5 février 2004, Rieser Internationale Transporte, aff. C-157/02.
(14) CJUE, 7 septembre 2016, Allemagne c/ Parlement et Conseil, aff. C-113/14.
(15) CJUE, 7 septembre 2016, Allemagne c/ Parlement et Conseil, aff. C-113/14.
(16) CJUE, 16 avril 2015, Parlement c/ Conseil, aff. C-317/13 et C-679/13.
(17) CJUE, 16 avril 2015, Parlement c/ Conseil, aff. C-540/13.
(18) CJCE, 6 novembre 2008, Parlement c/ Conseil, aff. C-155/07.
(19) CJCE, 25 février 1999, Parlement c/ Conseil, aff. C-164/97 et C-165/97.
(20) CJUE, 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat International Foundation c/ Conseil et Commission, aff. C-402/05 P et C-415/05 P).
(21) « L'article 174, al. 2 permet à la Cour de limiter à la fois l'effet erga omnes et l'effet ex tunc d'un arrêt d'annulation », M. Mertens de Wilmar, Europaïsche Verfassungsgerichtarbeit -- Festschrift für Hans Kutscher (1981, p. 283).
(22) Voir à cet égard l'arrêt du Tribunal du 16 mai 2016, Iran Transfo c/ Conseil, aff. T-392/11, points 54 à 56.
(23) Ne ressortissent plus, en effet, à la compétence directe de la Cour que les recours des États contre les actes législatifs, du moins selon le Statut dans sa rédaction en vigueur à l'heure où sont écrites ces lignes.
(24) Protocole n° 3 annexé aux Traités.
(25) TUE, 21 mars 2012, Fulmen c/ Conseil, aff. T-439/10 et T-440/10.
(26) Même arrêt.
(27) Articles 258 à 260 TFUE
(28) CJCE, 12 septembre 2000, Commission c/ Royaume-Uni, aff. C-359/97, et 7 juin 2007, Commission c/ Grèce, aff. C-178/08.
(29) CJCE, 5 mars 1986, Wünsche c/ Allemagne, aff. C-69/85, Rec., p. 947, point 13.
(30) CJCE, 3 février 1977, Benedetti, aff. 56/76.
(31) CJCE, 27 mars 1963, Da Costa, aff. 28 à 30/62 ; 8 avril 1987, Heisch, *D. *1987-460, note J.C. Bonichot. Pour être tout à fait précis, il faudrait parler d'un effet quasi-erga omnes qui tient à ce que l'existence d'un arrêt d'interprétation ou de non-invalidité est un motif valable pour ne pas renvoyer une affaire devant la Cour de justice, contrairement à ce qui serait le jeu normal de l'article 267 TFUE. Toutefois, il est toujours loisible au juge national de renvoyer une affaire : il n'en est en rien légalement empêché.
(32) CJCE, 27 mars 1980, Amministrazione delle finanze dello Stato c/ Denkavit italiana, aff. 61/79.
(33) CJCE, 13 mai 1981, International Chemical Corporation, aff. 66/80.
(34) CE, 12 mai 1976, Rec. p. 246, AJDA 77-261.
(35) Sur l'ensemble de ces questions, cf. L. Coutron, La contestation incidente des actes de l'Union européenne, Bruylant, 2007, p. 677 et s.
(36) « Pour les mêmes motifs de sécurité juridique que ceux qui sont à la base de l'article 174, alinéa 2 du Traité » : CJCE, 15 octobre 1980, Providence agricole de la Champagne, aff. 4/79 ; Maïseries de Beauce, aff. 109/79 ; Roquette c/ France, aff. 145/79.
(37) CJCE, 27 février 1985, Produits de Maïs c/ Administration des douanes et droits indirects, aff. 112/83.
(38) Art. 277 TFUE, ex-art. 184 du traité de Rome.
(39) CE, 26 juillet 1985, ONIC, concl. B. Genevois, AJDA 1985, p. 615 ; CE, 13 juin 1986, ONIC, concl. J-C. Bonichot, RTDE 1986, p. 533.
(40) CJCE, 8 avril 1976, Gabrielle Defrenne c/ Société anonyme belge de navigation aérienne Sabena, aff. 43/75. Rec. 1976, p. 455. En doctrine : C. Philip, RTDE, 1976, p. 529-535 ; W. Van Gerven, « Contribution de l'arrêt Defrenne au développement du droit communautaire », CDE, 1977, p. 131-143 ; A. Kohl, « Observations sur la »non-rétroactivité ! « de l'autorité ! De l'arrêt Defrenne prononcé le 8 avril 1976 par la Cour de justice des Communautés européennes », Revue critique de jurisprudence belge, 1977, p. 231-242.
(41) CJCE, 2 février 1988, Blaizot c/ Université de Liège e.a., aff. 24/86.
(42) CJCE, 16 juillet 1992, Administration des douanes et droits indirects c/ Legros e.a., aff. C-163/90.
(43) CJCE, 15 décembre 1995, Bosman e.a., aff. C-415/93.
(44) CJUE, 17 décembre 2015, UNICE et Beaudout père et fils, aff. C-25/14. -- Chron. E. Broussy, H. Cassagnabère, C. Gänser, AJDA 2016, p. 306.
(45) CJCE, 13 février 1996, Bautiaa et Société française maritime c/ Directeurs des services fiscaux des Landes et du Finistère, aff. C-197/94 et C-252/94.
(46) CJUE, 19 décembre 2013, Vent De Colère e.a., aff. C-262/12 -- obs. H. Cassagnabère, RJEP, mai 2014, comm. n° 20 ; C. Boiteau, AJDA, 5 mai 2014, p. 828.
(47) CJUE, 7 juillet 2011, Nisipeanu, aff. 263/10.
(48) CJUE, 19 septembre 2000, Ampafrance, aff. C-177/99 à C-181/99.
(49) CJUE, 21 mars 2013, RWE Vertrieb, aff. C-92/11.
(50) CJCE, 17 mai 1990, Barber, aff. C-262/88, point 41.
(51) CJCE, 10 janvier 2006, Skov et Bilka, aff. C-402/03.
(52) Art. 5, paragraphes 1 et 2, du traité UE.
(53) CJCE, 16 décembre 1976, Rewe-Zentralfinanz et Rewe-Zentral, aff. 33/16. Précisions que depuis lors, le droit de l'Union est intervenu en matière de recours dans un domaine bien précis, celui des marchés publics.
(54) P. Cassia se faisait l'écho de cette difficulté peu de temps après la lecture de la décision Association AC !, dans l'éditorial de l'AJDA, 2005, p. 1025.
(55) CE, 28 mai 2014, Association « Vent de Colère ! Fédération nationale » et autre, n° 324852 ; D. Girard, Revue Générale du Droit, octobre 2014.
(56) CJUE, 19 décembre 2013, Association Vent de Colère ! e.a., aff. C-262/12 ; précité, note 42.
(57) Précité, note 30.
(58) S'agissant d'un renvoi préjudiciel, on peut présumer que les trois conditions d'identité de l'article 1351 du code civil sont présumées.
(59) Précitée, note 39.
(60) CE, Ass., 11 décembre 2006, De Groot, nº 234560, Rec. p. 512, concl. F. Seners, RFDA 2007-372 ; chron. C. Landais et F. Lenica, AJDA 2007-136 ; comm. D. Simon, Europe, mars 2007 ; comm. F. Dieu, RTDE 2007-473 ; obs. Rémy-Corlay, RTD civ. 2007-299.
(61) Concl. D. Casas sur CE, 23 février 2005, Association pour la transparence des marchés publics, Rec., p. 71, ou de Christophe Devys sur CE, 28 avril 2006, Dellas, Rec., p. 206.
(62) CJCE, 22 octobre 1987, Foto-Frost, aff. 314/85, point 15.
(63) CJUE, 8 septembre 2010, Winner Wetten, aff. C-409/06, points 67 à 69.
(64) CJUE, 28 févr. 2012, Inter-Environnement Wallonie ASBL e.a., aff. C-41/11.
(65) Les articles 3, paragraphe 3, du traité UE et 191, paragraphes 1 et 2, du traité FUE.
(66) CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ ENEL, aff. 6/64 ; cf. aussi la déclaration n° 17 annexée au traité de Lisbonne et relative à la primauté, qui se borne à se référer à la jurisprudence de la Cour.
(67) CJUE, 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, aff. C-379/15.
(68) CJCE, 6 octobre 1982, Cilfit, aff. 283/81.
(69) CE, 3 novembre 2016, Association France Nature Environnement, n° 360212.
(70) Cf. J. Sirinelli, « L'impact du droit de l'Union européenne sur le contentieux administratif », in J.-B. Auby et J. Dutheil de la Rochère (dir.), Droit administratif européen, 2e éd., Bruxelles, Bruylant, p. 1223.
(71) C. Landais et F. Lenica, Chronique de la décision AC !, AJDA, 2004, p. 1183.
(72) Cf. CJUE, 30 mai 2013, F., aff. C-168/13 ; obs. M. Aubert, E. Broussy, H. Cassagnabère, AJDA, 2013, p. 1684.