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Conseil constitutionnel et jurisprudence de la Cour EDH

Hélène SURREL - Professeur, Sciences Po Lyon, IDEDH, EA 3976

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 54 - janvier 2017

Si plusieurs décisions attestent manifestement de la convergence des standards constitutionnel et européen, le Conseil maintient, en revanche, une position contraire à celle de la Cour européenne s'agissant du cumul de poursuites et de sanctions « pénales » au sens de la Convention(1).

I - LES DROITS PROCÉDURAUX ET LES LIBERTÉS DE LA PERSONNE PHYSIQUE

Principe d'impartialité

À l'instar de la Cour européenne, le Conseil contrôle le risque de pré-jugement résultant d'un cumul de fonctions juridictionnelles au regard du principe de l'impartialité objective (décision n° 2016-548 QPC, Société Famille Michaud Apiculteurs SA et a., 1er juillet 2016). Était en cause ici le pouvoir du président du tribunal de commerce de se saisir d'office pour ordonner, sous astreinte, le dépôt de leurs comptes annuels à des sociétés commerciales n'ayant pas satisfait à cette obligation, et de procéder à la liquidation d'une telle astreinte (article L. 611-2, § 2 du code de commerce, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2010-1512 du 9 décembre 2010). Exclue, s'agissant des « sanctions ayant le caractère d'une punition »(2), l'auto-saisine peut être admise, au regard de l'article 16 de la DDHC, en présence d'un « motif d'intérêt général » - ici, la détection et la prévention des difficultés des entreprises - et de garanties propres à assurer le respect du principe d'impartialité. Après avoir souligné que « le prononcé de l'astreinte et sa liquidation sont les deux phases d'une même procédure », le Conseil relève le « caractère objectif » de la constatation par le président du tribunal de commerce du non-dépôt des comptes par une société, dont il découle que celle-ci ne préjuge pas de la position que le juge adoptera lorsqu'il fixera le taux de l'astreinte et procédera à sa liquidation (§§ 4-5).

Alors qu'en l'espèce, la cour d'appel de Pau avait conclu à la violation du principe d'impartialité au regard de l'article 6 § 1 de la CEDH(3), la position du juge constitutionnel paraît en harmonie avec celle de la Cour européenne qui ne requiert pas, en tant que telle, l'existence d'un motif d'intérêt général, mais vérifie que l'exercice successif de fonctions juridictionnelles différentes par un juge dans un même litige n'emporte pas un pré-jugement, prenant en compte, pour ce faire, l'étendue et la nature des mesures qu'il a adoptées auparavant(4).

Principe d'égalité devant la justice

Le Conseil adopte, dans la décision n° 2016-566 QPC, Mme Marie-Lou B. et a., du 16 septembre 2016, une approche résolument protectrice de l'équilibre des droits des parties dans la procédure, à propos de l'impossibilité pour les parties à une instance devant la chambre de l'instruction d'avoir accès, avant l'audience, aux réquisitions du ministère public, jointes au dossier de la procédure déposé au greffe, si elles ne sont pas assistées par un avocat (article 197, alinéas 3 et 4, du code de procédure pénale (CPP).

Examinant cette exclusion au regard des articles 6 et 16 de la Déclaration, il rappelle que la constitutionnalité de règles de procédure différentes est conditionnée par le caractère justifié de la différence de traitement et par la nécessité d'assurer des garanties égales aux justiciables. Aussi, dans la mesure où la loi autorise les parties à être assistées par un avocat ou à se défendre seules, le respect du principe du contradictoire et des droits de la défense exige-t-il qu'elles puissent également prendre connaissance des réquisitions du ministère public, le traitement réservé aux parties se défendant sans ministère d'avocat n'étant pas justifié par « la protection du respect de la vie privée, la sauvegarde de l'ordre public ou l'objectif de recherche des auteurs d'infraction, auxquels concourt le secret de l'information » (§ 9). Il s'agit, en effet, ici d'une procédure dont la juridiction est saisie et, partant, non soumise au secret de l'enquête ou de l'instruction. Semblable à celle de la Cour de cassation, adoptée au visa de l'article 6 de la CEDH(5), la position du Conseil fait indubitablement écho à la jurisprudence européenne relative au principe de l'égalité des armes, lequel « implique l'obligation d'offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause (...) dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire »(6) et suppose notamment que les parties disposent des mêmes moyens pour faire valoir leur position. Il ressort ainsi de l'arrêt Foucher c/ France (18 mars 1997) que l'accès au dossier et aux pièces de la procédure est garanti, devant la juridiction de jugement, à la personne qui assure seule sa défense. En l'espèce, le requérant ayant été directement cité devant le tribunal de police, sans instruction préalable, la question de la protection du secret de l'instruction ne se posait pas. En revanche, l'impossibilité pour la partie civile, qui n'est pas assistée par un avocat, d'avoir accès au dossier d'instruction ne viole pas l'égalité des armes, la préservation du secret de l'instruction justifiant de réserver cet accès aux avocats, seuls tenus au secret professionnel(7).

Droits de la défense

Le Conseil veille au respect des droits de la défense, dans la décision n° 2016-569 QPC, Syndicat de la magistrature et a., du 23 septembre 2016, en considérant que les dispositions litigieuses ne sauraient, sans les méconnaître, « autoriser qu'une transaction soit conclue sans que la personne suspectée d'avoir commis une infraction ait été informée de son droit à être assistée de son avocat avant d'accepter la proposition qui lui est faite, y compris si celle-ci intervient pendant qu'elle est placée en garde à vue » (§ 9). Était en cause la procédure de transaction pénale prévue à l'article 41-1-1 du CPP, qui permet, tant que l'action publique n'est pas mise en mouvement, à un officier de police judiciaire, sur autorisation du procureur de la République, de transiger sur la poursuite de certaines contraventions et de certains délits. Aux yeux du Conseil, pour que les droits de la défense soient assurés dans ce cadre, la procédure doit donc « reposer sur l'accord libre et non équivoque, avec l'assistance éventuelle de son avocat, de la personne à laquelle la transaction est proposée » (§ 8), ce qui supposerait, aux fins d'une défense réellement effective, que l'avocat ait alors accès à l'intégralité des pièces de la procédure dans le cas d'une transaction proposée pendant une garde à vue.

Cette réserve d'interprétation fait certainement écho aux exigences européennes quant au droit à l'assistance d'un avocat en présence d'une « accusation » au sens de l'article 6 de la Convention(8). Elle peut également être rapprochée de la jurisprudence relative au recours volontaire à l'arbitrage en « matière civile ». Analysant « le compromis d'arbitrage comme une renonciation partielle à l'exercice de certains droits garantis par l'article 6 - notamment le droit d'accès à un tribunal, la publicité des débats »(9), la Cour estime que cette renonciation ne heurte pas la Convention si elle est « libre, licite et sans équivoque »(10). Les garanties du procès équitable, auxquelles les parties n'ont pas renoncé, comme les droits de la défense, s'imposent donc au tribunal arbitral.

Autres garanties du droit à un procès équitable

La décision n° 2016-552 QPC, Société Brenntag, du 8 juillet 2016, concernait la conformité à l'article 16 de la Déclaration de la mise en œuvre du droit d'accès, de manière inopinée ou non, aux lieux utilisés à des fins professionnelles et du droit de communication de livres, factures et autres documents professionnels conférés aux agents des services d'instruction de l'Autorité de la concurrence (ADLC) (article L. 450-3, alinéa 4, du code de commerce, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014). Dans le cadre des enquêtes de concurrence dites « simples », il n'est pas possible, à la différence des enquêtes dites « lourdes » (article L. 450-4 du code), de procéder à des perquisitions et des saisies. Seuls les documents volontairement remis par les intéressés peuvent être saisis. Toutefois, le refus de communication peut être à l'origine d'une injonction sous astreinte prononcée par l'ADLC, d'une amende infligée par cette autorité ou d'une sanction pénale. Alors que la requérante jugeait que le fait que les agents ne soient tenus ni de motiver les actes d'enquête, ni d'indiquer la date des infractions présumées portait atteinte aux droits de la défense, le Conseil affirme que le droit d'exiger la communication d'informations et de documents « ne saurait, en lui-même, (les) méconnaître » (§ 8), estimant qu'en l'absence de pouvoirs coercitifs des agents de l'ADLC, cette phase d'enquête administrative préalable n'est pas soumise au respect de cette garantie(11). Cette affirmation renvoie à la question de la détermination du « moment du procès équitable » c'est-à-dire de l'applicabilité de l'article 6 de la Convention sachant que, pratiquant un contrôle in globo des procédures en cause, le juge européen est susceptible de vérifier que certaines garanties ont bien été respectées, sauf à compromettre le caractère équitable du procès, durant une phase d'information préliminaire ou une procédure administrative(12). Si aucun fait n'est ici reproché à l'intéressé, pour autant, il existe a priori un soupçon d'infraction, notamment dans l'hypothèse où l'enquête dite « simple » prépare une enquête dite « lourde ». Toutefois, la contestation du déroulement de l'enquête ou du procès-verbal est possible devant l'ADLC, dont la décision peut être contestée devant la cour d'appel de Paris. Ainsi un recours de pleine juridiction au sens de la Convention peut être exercé devant une instance respectant, elle, toutes les garanties de l'article 6 de la CEDH.

Sur l'allégation de violation du droit à un recours effectif, le Conseil, après avoir estimé que « les demandes de communication d'informations et de documents formulées (...) ne sont pas en elles-mêmes des actes susceptibles de faire grief » (§ 9), considère que la régularité des mesures d'enquête, en l'absence de recours spécifique, peut néanmoins, être contrôlée, relevant que « si une procédure est engagée contre une entreprise à la suite d'une enquête administrative pour pratique anticoncurrentielle ou si une astreinte ou une sanction est prononcée à l'encontre d'une entreprise, la légalité des demandes d'informations peut être contestée par voie d'exception » et, qu'« en cas d'illégalité de ces mesures, même en l'absence de décision faisant grief, le préjudice peut être réparé par le biais d'un recours indemnitaire » (§ 9). Il estime enfin qu'il n'est pas non plus porté atteinte au principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser dans la mesure où « le droit reconnu aux agents habilités d'exiger la communication d'informations et de documents, prévu par les dispositions contestées, tend à l'obtention non de l'aveu de la personne contrôlée, mais de documents nécessaires à la conduite de l'enquête de concurrence » (§ 12)

Droit à un procès équitable, liberté individuelle et liberté d'aller et de venir

La décision n° 2016-561/562 QPC, M. Mukhtar A., du 9 septembre 2016 atteste clairement de la réception de la jurisprudence relative au droit à la liberté et à la sûreté garanti par l'article 5 de la CEDH.

Le Conseil examine tout d'abord l'allégation du requérant selon laquelle, en posant le principe de l'incarcération de la personne dont l'extradition est demandée, sans permettre au premier président de la cour d'appel ou au magistrat désigné par lui, lorsqu'il est saisi aux fins de prononcer cette incarcération, de laisser en liberté la personne réclamée, l'article 696-11 du CPP violerait la liberté individuelle. Il estime que, sauf à méconnaître cette liberté et à porter une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et de venir, les dispositions en cause ne peuvent « être interprétées comme excluant la possibilité pour le magistrat du siège saisi aux fins d'incarcération dans le cadre d'une procédure d'extradition de laisser la personne réclamée en liberté sans mesure de contrôle dès lors que celle-ci présente des garanties suffisantes de représentation » (§ 12). Cette garantie est essentielle dans la mesure où le procureur général qui a décidé de ne pas laisser en liberté la personne réclamée n'est pas un « juge ou (...) ou autre magistrat habilité à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l'article 5, § 1 et § 3 de la Convention(13). En outre, « le respect des droits de la défense exige que la personne présentée au premier président de la cour d'appel ou au magistrat qu'il a désigné puisse être assistée par un avocat et avoir, le cas échéant, connaissance des réquisitions du procureur général » (§ 13). En revanche, le droit à un recours effectif est garanti, la personne placée sous écrou extraditionnel ayant la faculté de demander à tout moment à la chambre de l'instruction sa mise en liberté et, à cette occasion, de contester la régularité de l'ordonnance de placement sous écrou extraditionnel.

Examinant ensuite la constitutionnalité des deuxième et troisième phrases de l'alinéa 2 de l'article 696-19 du CPP, le Conseil rappelle, dans le droit fil de la jurisprudence européenne, qu'« en matière de privation de liberté, le droit à un recours juridictionnel effectif impose que le juge judiciaire soit tenu de statuer dans les plus brefs délais » (§ 17). Toutefois, ici, les délais prévus pour que la chambre de l'instruction, saisie d'une demande de mise en liberté formée par une personne incarcérée dans le cadre d'une procédure d'extradition -- soit, au plus tard dans les vingt jours de la réception de la demande voire quinze jours lorsque la demande de mise en liberté a été formulée dans les quarante-huit heures à compter du placement sous écrou extraditionnel -- « ne sont pas excessifs au regard, notamment, de la nécessité pour le juge de déterminer si la personne présente les garanties suffisantes de représentation à tous les actes de la procédure » (§ 18). Soulignant, dans l'arrêt Sanchez-Reisse c/ Suisse que le « bref délai » au sens de l'article 5 § 4 de la CEDH, ne peut être défini in abstracto, le juge européen estime, cependant, que la durée de vingt jours devant l'Office fédéral de la police, puis de vingt-six devant le Tribunal fédéral, pour statuer sur les demandes de mise en liberté d'un détenu extraditionnel, est excessive(14). Par ailleurs, aucune norme législative ne prévoit de durée maximum au placement sous écrou extraditionnel, ni d'obligation d'un réexamen périodique du bien-fondé de la détention par un juge, l'intéressé pouvant, cependant, solliciter à tout instant de la procédure sa mise en liberté devant la chambre de l'instruction. Mais pour que la liberté individuelle soit respectée, l'autorité judiciaire doit, aux yeux du Conseil, contrôler « la durée de l'incarcération, en tenant compte notamment des éventuels recours exercés par la personne et des délais dans lesquels les autorités juridictionnelles et administratives ont statué ». En outre ce contrôle exige qu'elle « fasse droit à la demande de mise en liberté lorsque la durée totale de la détention, dans le cadre de la procédure d'extradition, excède un délai raisonnable » (§ 21). Pour la Cour de Strasbourg, la libération d'une personne en détention provisoire s'impose dès que le maintien en détention n'est plus raisonnable(15).

Principe de nécessité des délits et des peines

La « saga » du principe non bis in idem se poursuit avec quatre décisions QPC dans lesquelles l'abandon du critère du « même ordre de juridiction » est confirmé(16) de même que persiste la divergence des jurisprudences constitutionnelle et européenne. Il est vrai qu'épouser la conception européenne conduirait à remettre en cause un nombre important de dispositifs normatifs.

De nouveau confronté à la question de la compatibilité du cumul de poursuites et de sanctions pénales au sens de la CEDH, le Conseil maintient donc une position contraire à celle de la Cour EDH (Décision n° 2016-550 QPC, M. Stéphane R. et a., du 1er juillet 2016) dans la mesure où il subordonne l'incompatibilité du cumul au respect de certains critères. Il réaffirme ainsi que « le cumul de l'application de dispositions instituant des sanctions, lorsque celles-ci sont infligées à l'issue de poursuites différentes en application de corps de règles distincts, peut méconnaître le principe de nécessité des délits et des peines », à condition, toutefois, que les sanctions en jeu répriment les mêmes faits et ne soient pas d'une nature différente et que les intérêts sociaux protégés soient les mêmes (§ 5).

Était en cause le possible cumul de poursuites et de sanctions devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) et devant le juge pénal (article L. 314-18, alinéa 1, du code des juridictions financières (CJF)) s'agissant uniquement des deux incriminations prévues aux articles L. 313-4 et L. 313-6 du CJF, et non de toutes celles poursuivies devant la CDBF.

Dans le droit fil de la jurisprudence européenne selon laquelle les sanctions pécuniaires infligées par la CDBF sont de nature « pénale » au sens de la Convention(17), le Conseil considère qu'il s'agit de sanctions ayant le caractère d'une punition, emportant, dès lors, l'applicabilité de l'article 8 de la DDHC, et formule une réserve d'interprétation. Relevant que les dispositions contestées permettent qu'une personne visée à l'article L. 312-2 du CJF, poursuivie devant la CDBF pour l'une des infractions édictées par les articles L. 313-1 à L. 313-8 du même code, soit également poursuivie devant une juridiction pénale pour une infraction pénale(18), il estime que si celles-ci « n'instituent pas, par elles-mêmes, un mécanisme de double poursuite et de double sanction, elles le rendent toutefois possible ». Or, pareils cumuls doivent respecter le principe de nécessité des délits et des peines, « qui implique qu'une même personne ne puisse faire l'objet de poursuites différentes conduisant à des sanctions de même nature pour les mêmes faits, en application de corps de règles protégeant les mêmes intérêts sociaux » (§ 7).

Le Conseil adopte une position analogue dans la décision n° 2016-572 QPC, M. Gilles M. et a., du 30 septembre 2016, à propos du possible cumul de poursuites pénales pour le délit de diffusion de fausses informations avec des poursuites devant la commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers pour manquement à la bonne information du public (articles L. 465-2 et L. 621-15 du code monétaire et financier, dans leur rédaction résultant de la loi n° 2010-1249 du 22 octobre 2010)(19). Par contre, en présence de sanctions de nature différente, le cumul n'est pas prohibé. Telle est la conclusion du Conseil statuant sur la conformité du 6 ° de l'article L. 653-5 du code de commerce, dans la décision n° 2016-270, M. Pierre M., du 29 septembre 2016, s'agissant du cumul des sanctions de faillite personnelle ou d'interdiction de gérer pouvant être prononcées par le juge civil ou commercial pour certains manquements visés dans l'article L. 653-5 du code et des sanctions pénales pour les mêmes manquements constitutifs du délit de banqueroute. En effet, « Les sanctions de faillite personnelle ou d'interdiction de gérer pouvant être prononcées par le juge civil ou commercial pour les manquements mentionnés dans les dispositions contestées sont identiques à celles encourues devant la juridiction pénale pour les mêmes manquements constitutifs du délit de banqueroute. En revanche, le juge pénal peut condamner l'auteur de ce délit à une peine d'emprisonnement et à une peine d'amende, ainsi qu'à plusieurs autres peines complémentaires d'interdictions » (§ 7). Également retenue, dans la décision n° 2016-573 QPC, M. Lakhdar Y., du 29 septembre 2016(20), cette approche est donc bien différente de celle du juge européen puisqu'il ne suffit pas ici d'être en présence de sanctions ayant le caractère d'une punition mais de sanctions analogues, la détermination de ce caractère pouvant d'ailleurs, dans certains cas, s'avérer délicate.

II - LES DROITS SUBSTANTIELS

Liberté de mettre fin aux liens du mariage

Dans la décision n° 2016-557 QPC, M. Bruno B., du 29 juillet 2016, le Conseil adopte logiquement une approche plus protectrice que celle de la Cour EDH en consacrant, pour la première fois, la liberté constitutionnelle de mettre fin aux liens du mariage, en tant que composante de la liberté personnelle (articles 2 et 4 de la DDHC). Était ici en cause la constitutionnalité du 1 ° de l'article 274 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce, le requérant considérant que cette disposition faisait obstacle au prononcé du divorce lorsque l'époux débiteur d'une prestation compensatoire en capital prenant la forme du versement d'une somme d'argent se trouve dans l'incapacité de constituer la garantie exigée par le juge. Aux termes de l'article 270 du code civil, l'un des époux peut, en effet, être tenu de verser à l'autre une prestation compensatoire ayant un caractère forfaitaire et prenant la forme d'un capital dont le montant est fixé par le juge, le 1 ° de l'article 274 du code permettant à ce dernier de subordonner le prononcé du divorce à la constitution des garanties prévues à l'article 277(21). Le Conseil examine donc si la limitation litigieuse à la liberté de mettre fin aux liens du mariage résultant de l'obligation de constituer une telle garantie est proportionnée à l'objectif poursuivi de protection du conjoint créancier de la prestation compensatoire. Or, dans la mesure où il revient au juge d'apprécier de subordonner le prononcé du divorce à la constitution de garanties et également la capacité du débiteur à constituer celles-ci, il estime que les dispositions en jeu « ne peuvent donc avoir d'autre effet que de retarder le prononcé du divorce », la limitation incriminée s'avérant, dès lors, proportionnée (§ 7).

Attentif au respect du pluralisme des États, le juge européen n'a pas consacré un « droit au divorce » au titre de l'article 12 de la Convention, fondant notamment son refus de faire une interprétation évolutive sur les termes de cette disposition et le renvoi aux législations nationales y figurant, de même que sur les travaux préparatoires dont il ressort qu'il s'agissait d'une « omission délibérée »(22). Toutefois, lorsque le droit national autorise le divorce, le droit des personnes divorcées de se remarier ne doit pas être soumis à des restrictions déraisonnables(23). Ainsi la longueur excessive de la procédure emporte violation de l'article 12 dans la mesure où elle a eu pour conséquence d'empêcher l'intéressé -- chrétien pratiquant attachant une grande importance au mariage et ayant une relation sérieuse avec une autre femme -- de se remarier, le maintenant, ainsi, dans un état prolongé d'incertitude à propos de son second mariage(24). Mais, comme le relève le juge Berro-Lefevre dans une opinion dissidente, il est, cependant, difficile de savoir où la Cour « place le cursus » lorsqu'il s'agit de déterminer si la période d'attente avant de pouvoir se remarier est ou non raisonnable.

S'il revient bien au juge français d'apprécier, dans le cadre d'une procédure contradictoire, si la constitution d'une garantie est appropriée, on ne peut donc exclure l'hypothèse dans laquelle l'impossibilité pour l'intéressé de fournir une telle garantie l'empêcherait de se remarier pendant une très longue période. À cet égard, le Service juridique du Conseil évoque, cependant, la possible transposition au 1 ° de l'article 274 du code civil de la jurisprudence de la Cour de cassation, selon laquelle « le prononcé du divorce ne peut être subordonné au versement effectif du capital alloué au titre de la prestation compensatoire, lorsque le débiteur n'est pas en mesure de verser ce capital dans les conditions prévues par l'article 275 »(25).

Droit au respect de la vie privée

En l'absence de toute garantie entourant les perquisitions susceptibles d'être ordonnées par des autorités administratives, à domicile de jour comme de nuit, dans le cadre de l'état d'urgence, le Conseil ne peut que constater, dans la décision 2016-567/568 QPC, M. Georges F. et a., du 23 septembre 2016, l'inconstitutionnalité du 1 ° de l'article 11 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, dans sa version résultant de l'ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960. Ce faisant, il adopte une position en harmonie avec la jurisprudence européenne qui exige, en la matière, des « garanties adéquates et suffisantes contre l'arbitraire », a fortiori lorsque les autorités sont habilitées à effectuer des perquisitions sans mandat judiciaire, ce qui implique alors « un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs »(26). Or, ici, le législateur, « en ne soumettant le recours aux perquisitions à aucune condition et en n'encadrant leur mise en œuvre d'aucune garantie » n'a manifestement pas assuré « une conciliation équilibrée entre l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et le droit au respect de la vie privée », en particulier de l'inviolabilité du domicile (§ 8).

Par ailleurs, dans la décision précitée n° 2016-552 QPC, Société Brenntag, le Conseil admet la moindre protection du domicile professionnel, relevant en l'espèce que les dispositions sur le droit de communication des agents de l'Autorité de la concurrence « ne sont pas relatives à l'entrée dans un lieu à usage d'habitation » et, partant, ne méconnaissent pas l'article 2 de la DDHC (§ 14). Considérant que le droit au respect du domicile implique « pour une société le droit au respect de son siège social, son agence ou ses locaux professionnels », la Cour européenne n'exclut pas « que le droit d'ingérence puisse aller plus loin pour les locaux commerciaux d'une personne morale »(27).

Était en cause, dans la décision précitée n° 2016-569 QPC, Syndicat de la magistrature et a., la participation à l'exécution des peines de l'état-major de sécurité des conseils départementaux de prévention de la délinquance et de la cellule de coordination opérationnelle des forces de sécurité intérieure des zones de sécurité prioritaires. Titulaires de prérogatives de coordination de l'action des différents intervenants en la matière, ces autorités administratives sont, en effet, habilitées, dans ce cadre, à échanger certaines informations confidentielles sur les personnes condamnées suivies en milieu ouvert avec les juridictions de l'application des peines et le service pénitentiaire d'insertion et de probation (4 ° du I de l'article L. 132-10-1 du code de la sécurité intérieure (CSI), dans sa rédaction issue de la loi n° 2014-896 du 15 août 2014). Or, pareils échanges, s'ils visent légitimement à favoriser l'exécution des peines et à prévenir la récidive, portent une atteinte disproportionnée à l'article 2 de la Déclaration. Le législateur a, en effet, prévu la possible transmission de « toute information » que les juridictions de l'application des peines et le service pénitentiaire d'insertion et de probation « jugent utile » au bon déroulement du suivi et du contrôle des personnes condamnées « sans définir la nature des informations concernées, ni limiter leur champ » (§ 26). Comme le Conseil, le juge européen, qui considère que la communication de données à caractère personnel porte atteinte au droit au respect de la vie privée, contrôle rigoureusement la qualité de la « loi » au sens de la Convention et l'existence de garanties contre d'éventuels abus(28).

(1) Cette chronique a été rédigée avant que la Cour européenne ne rende l'arrêt A. et B. c/ Norvège (Gr. Ch. 15 novembre 2016).
(2) Pour la Cour EDH, le cumul des fonctions de poursuite et de jugement est, en soi, contraire au principe d'impartialité (par exemple, 27 août 1991, Demicoli c/ Malte).
(3) V. Cons. const., commentaire site internet, pp. 5-6.
(4) V., par exemple, 11 juin 2009, Dubus SA c/ France, absence de distinction claire entre les fonctions de poursuite, d'instruction et de jugement dans l'exercice du pouvoir juridictionnel de la Commission bancaire, §§ 55-62.
(5) Cass. crim., 19 novembre 2014, n° 13-87.965 ; principes du contradictoire et de l'équilibre des droits des parties.
(6) Cour EDH, 27 octobre 1993, Dombo Beheer B. V. c/ Pays-Bas, § 33.
(7) Cour EDH, 1er février 2005, Frangy c/ France et 14 juin 2005, Menet c/ France.
(8) Voy. F. Sudre (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, PUF, 2015, n° 37, arrêt Salduz c/ Turquie du 27 novembre 2008.
(9) F. Sudre, Droit international et européen des droits de l'homme, PUF, 13e éd., 2016, n° 376.
(10) Cour EDH, 28 octobre 2010, Suda c/ République Tchèque, § 48.
(11) Dans la pratique, l'assistance d'un avocat semble, cependant, acceptée (E. Daoud, S. Albertin, « L'Autorité de la concurrence : les pouvoirs d'enquête au crible des droits de la défense », RLDA, mai 2014, p. 104).
(12) Parmi d'autres, CEDH, 24 novembre 1993, Imbrioscia c/ Suisse ; 5 avril 2012, Chambaz c/ Suisse.
(13) Cour EDH, 23 novembre 2010, Moulin c/ France, § 59, violation de l'article 5 § 3.
(14) Cour EDH, 21 octobre 1986, Sanchez-Reisse c/ Suisse, violation de la garantie de célérité de l'article 5 § 4, § 55 et § 60.Voy. aussi sur la conduite de la procédure avec diligence, au visa de l'article 5, Cass. crim., 5 octobre 2016, n° 16-84.669.
(15) Cour EDH, 27 juin 1968, Neumeister c/ Autriche.
(16) Cons. const., décisions nos 2016-545 QPC et 2016-546 QPC du 24 juin 2016, cette chron., cette Revue, octobre 2016, n° 53, p. 180.
(17) 26 septembre 2000, Guisset c/ France, § 59.
(18) Il s'agit notamment du détournement de fonds publics (article 432-15 du code pénal), de la commission de faux (article 441-1 du code pénal) et de l'escroquerie (article 313-1 du code pénal).
(19) La loi n° 2016-819 du 21 juin 2016 introduit dans le CMF un article L. 465-3-6 prohibant un cumul de poursuites devant l'AMF (au titre de l'article L. 621-15) et devant le juge pénal pour les mêmes faits et les mêmes personnes.
(20) § 13. Était en cause la conformité du 2 ° de l'article L. 654-2 et du 2 ° de l'article L. 654-5 du code de commerce. Par ailleurs, le Conseil sanctionne une hypothèse de cumul de sanctions au regard du principe d'égalité devant la loi (§ 17).
(21) « Indépendamment de l'hypothèque légale ou judiciaire, le juge peut imposer à l'époux débiteur de constituer un gage, de donner caution ou de souscrire un contrat garantissant le paiement de la rente ou du capital »
(22) Cour EDH, 18 décembre 1986, Johnston et a. c/ Irlande, §§ 52-53, interdiction temporaire de remariage.
(23) Cour EDH, 18 décembre 1987, F. c/ Suisse, § 38.
(24) 27 novembre 2012, V. K. c/ Croatie. Ici, le fait que les autorités n'aient pas, contrairement à ce qu'exigeait le droit national qui attribuait une nature urgente aux procédures de divorce, conduite efficacement la procédure et pris suffisamment en compte les circonstances spécifiques de l'affaire revêtent un poids important (§ 106).
(25) Cons. const., commentaire site internet, p. 11. Cass. 1re civ., 3 déc. 2008, n° 07-14.609.
(26) Cour EDH, 10 novembre 2015, Slavov et a. c/ Bulgarie, § 144. Voy. Cons. const., décision n° 2016-536 QPC, 19 février 2016, Ligue des droits de l'homme, cette chron., cette Revue, n° 52, juin 2016, p. 158.
(27) CEDH, 16 avril 2002, Sociétés Colas Est et a. c/ France, § 41 et § 49.
(28) CEDH, 26 mars 1987, Leander c/ Suisse, à propos d'un registre secret de la police.