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Faut-il donner un fondement constitutionnel au combat contre les organisations terroristes ?

Thierry TUOT - Conseiller d'État

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 51 (dossier : La Constitution et la défense nationale) - avril 2016 - p. 17 à 27

« Si j'apprenais que le diable vient de déclarer la guerre à Hitler, je veillerais à mentionner Lucifer favorablement au moins une fois à la chambre des communes. »

W.S. CHURCHILL, 1941

« Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l'humanité, une seule injure à la justice et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre, d'honneur, à déshonorer tout un peuple. »

Charles PÉGUY, Notre jeunesse

Dans la pénombre d'une chambre d'hôtel en Asie du sud-est l'insecte passe sans mal, en ajustant un instant son vol stationnaire, par l'interstice de la moustiquaire. Il n'émet aucun bruit et du reste un regard attentif ne verrait rien du battement de ses élytres : il n'en a pas.

Il s'approche du corps endormi et sous les draps et tourne autour du visage. Il cherche, un œil ouvert, un peu de salive au coin de la bouche.

Puis, gracieux, décrivant une courbe, il se pose sur l'épaule du dormeur. Il séjourne un instant. L'a-t-il piqué ? Il repart, et quitte la pièce. Au-dehors, il s'élève, à 200 mètres au-dessus des toits, cherche un instant une orientation, et transmet.

Car ce n'est pas un insecte. C'est un drone. Il vient de prélever un fragment suffisant d'ADN, et d'en transmettre l'analyse, par satellite, quelque part au quartier général du commandement des opérations spéciales.

Dix minutes après, la confirmation apparaît partout-sur les écrans proches et distants des états-majors, du commandement de l'opération, du chef de la mission, de l'officier en charge du pool de drone. C'est bien la cible recherchée, l'analyse de l'ADN comparée par les calculateurs avec ceux en mémoire est formelle. Le drone-tueur, un peu plus gros, de la taille d'un frelon, largué d'un autre qui depuis trois jours tourne au-dessus de la ville, descend lentement, sans bruit, entre dans la chambre, se pose sur l'homme endormi ; cette fois-ci, la piqûre le fait tressauter ; une seule fois. Il est mort.

La France vient de tuer le trésorier du plus dangereux mouvement terroriste ou l'homme d'affaires thaïlandais qui dormait dans la chambre d'à côté, ou la femme de chambre, qui s'est interposé par mégarde... Erreur de programmation, dysfonctionnement du drone, changement rapide d'occupants,... Car un drone est sûr à 100 % : de ce qu'on lui dit ! Alors même que la victime a été identifiée avec certitude, le geste peut encore être erroné. Demain, en Une de la presse nationale viendront les questions : que fut cet acte ? Acte de guerre ou assassinat ? Dommage collatéral au meurtre ? Qui a donné l'ordre et qui l'a exécuté ? Qui doit être décoré ou au contraire jugé -- les complices, informaticien et architecte du système, les généraux, les politiques, ou même comme au Moyen Âge, le drone lui-même ?

Dans le pays d'à côté, un homme s'apprête à rallumer un téléphone portable : l'appareil cherche à capter le signal du relais le plus voisin. Dans les airs, un drone relaie à l'identique la demande. D'un avion volant à vitesse supersonique à des dizaines de kilomètres se détache un petit missile qui vient tuer l'homme dans un éclair de phosphore. On n'en retrouve rien que de minuscules gouttes de métaux précieux qui était son téléphone.

On l'a trouvé ainsi : de cent terroristes avérés, seconds couteaux ou acteurs du combat, on a analysé le profil d'appel de leur téléphone, c'est à dire quelques années de données de connexion. En violant, même parfois avec leur consentement, les systèmes des opérateurs, on a réussi à se procurer les données de quelques dizaines de millions d'utilisateurs dans le même pays.

On a comparé, par un traitement massifié, ces données de connexion à celles des terroristes. Partout où un profil identique se révèle, un autre terroriste est identifié. Il suffit alors de suivre ce numéro, et au moment où il émet, de tuer la personne qui se sert du téléphone. Il semble qu'on ne se trompe qu'une fois sur deux -- rappelons que quand on a rasé Hambourg ou Dresde, on tuait beaucoup plus de non nazis que de zélateur d'Hitler, sans parler des jours où l'on a rasé Rouen, Amiens, ou Le Havre.

De quel droit tuons-nous ainsi ? Car ces deux historiettes de science-fiction, qui s'inspirent en réalité de faits récents et de technologies disponibles ou émergentes, posent les vrais problèmes constitutionnels du combat contre les terroristes(1).

1. Situation du problème

La question que nous avons à résoudre est celle des fondements juridiques du combat que nous devons mener contre une organisation terroriste susceptible d'agir massivement sur notre territoire. On laisse donc de côté les inévitables, et imprévisibles, actions de « loup solitaire » du type de Khaled Kelkal ou Mohamed Merah, psychopathes sans doute influencés par un contexte et par la propagande de divers mouvements, mais qu'au-delà de leurs proches n'entourent ni ne soutiennent aucune structure qu'il faudrait combattre ou démanteler.

La question est évidemment plutôt celle de Daech, ou des filiales d'Al Qaïda, c'est-à-dire d'organisations structurées et nombreuses, disposant de financements et souvent des ressources d'un territoire, s'autorisant n'importe quelle action de terrorisme sur notre sol ou contre nos intérêts.

À divers titres, nous ne pourrons les vaincre qu'en fondant l'action sur le renseignement, et en recourant à la violence armée, y compris pour éliminer les principaux protagonistes.

La première difficulté est précisément celle-ci : comment qualifier, et donc au nom de quoi légitimer ou censurer, l'acte de violence que l'on commet ? De quoi se rendent coupables les membres de la chaîne d'acteurs qui décident de supprimer un terroriste présumé, en recourant à des forces conventionnelles classiques au sol ou en l'air, mais, aussi, comme c'est déjà le cas notamment au Mali, en utilisant les technologies des drones ?

Cette élimination est-elle un acte de guerre, ou un crime ? La constitution permet d'exclure aujourd'hui le rattachement formel à un état de guerre, qui n'existe que quand le processus y conduisant a été respecté, soit à l'initiative de la France, ou en réponse à un agissement ou une déclaration formelle d'un autre État.

Le droit international est plus souple, ce qui permit, quand bien même la France voulait aveuglément n'y voir que du maintien de l'ordre intérieur, de trouver dans le droit international de quoi qualifier les guerres coloniales d'indépendance comme telles. Mais (et d'autres contributions abordent ce point dans cette livraison) le droit international est un peu court pour ces situations où le recours à la violence étatique est décidé, encombré des mêmes limitations que la légitime défense du droit pénal, qui s'adapte très mal au contexte. On ne peut dès lors exclure à l'autre extrémité du spectre juridique, que les actes commis faute d'être de guerre, soient des crimes, tant au sens du droit pénal interne, qu'à celui des dispositions conventionnelles générales régissant notamment les poursuites pénales internationales. Et l'on observera qu'entre ces deux pôles -- la guerre ou le crime -- aucun des états intermédiaires constitutionnels (l'état de siège, demain peut-être l'état d'urgence, l'article 16...), ni a fortiori législatif, ne permet de résoudre la question. Plus grave, on ne voit pas que les principes fondamentaux puissent permettre de légitimer pareille action, sauf dans les cas où précisément un ancrage conventionnel le permettrait.

Ce premier dilemme en révèle un second. On pourrait en effet surmonter le premier en déclarant la guerre : ce qui serait érigé l'adversaire (comme on se refusait déjà à le faire durant les guerres de décolonisation) en ce qu'on lui dénie la qualité : un État. C'est une impossibilité doublement incapacitante : elle ne permet de ce fait ni de tuer des soldats, ni de tuer des civils, pourrait-on cyniquement regretter.

On le voit, second dilemme, l'inadéquation de l'état de guerre à la caractérisation des opérations contre le terrorisme a pour conséquence l'incapacité à désigner l'ennemi autrement que de façon théorique, malheureusement dénuée d'efficacité opérationnelle.

Car la guerre trace une très commode frontière entre eux, et nous, précisément de part et d'autre de frontière, puis, quand l'invasion commence, de part et d'autre du front, pour autant qu'on puisse le définir. L'ennemi a un drapeau, et un uniforme, qui autorise à tirer à vue, sous certaines conditions, sur qui les portent. Quant à la population, quoi qu'en disent les conventions internationales, et celles de la morale, elle est aussi ennemie : on l'interne (comme les Japonais sur le sol américain en 1941) ou l'affame (comme les Allemands soumis au blocus entre 1914 et 1918), on la bombarde (à Rotterdam et Coventry avant Nuremberg et Nagasaki). « C'est la guerre » disent les officiers allemands à monocle dans les films, et ce n'est certes pas toujours si confortable qu'on le dit en droit (les alliés délibèrent gravement en 1939 de la possibilité de miner le Rhin, puisque la Belgique et la Hollande sont neutres ; on ne sait pas très bien quoi faire en mer sinon des erreurs, comme le torpillage du Lusitania...) Mais c'est assurément un puissant réducteur d'incertitude par l'organisation juridique de l'espace du permis et de l'interdit. Dans l'ordre interne, du moins, « je fais la guerre » est un sésame qui autorise sinon tout du moins beaucoup.

Mais comme nous ne faisons aujourd'hui pas la guerre au terrorisme, ni constitutionnellement, ni dans les faits, et que même les complexes, fragiles, et incertaines stipulations conventionnelles que donnent les règles d'engagement de l'ONU ne sont pas disponibles, nos soldats, comme ceux qui les commandent, civils et militaires, sont fort dépourvus : qui est l'ennemi ? Comment ouvrir le feu à coup sûr ? Et que sont les dommages collatéraux inévitables, parfois même recherchés (la 4e convention de Genève interdit de frapper les civils mêmes impliqués dans la fabrication d'armes ou dans l'économie de guerre, qui sont pourtant des cibles recherchées lorsqu'ils extraient du pétrole pour le compte de Daesh...). Qu'on y songe : nous pûmes nous réjouir que le dirigeant d'Al Qaïda fût tué par les navy seals américains. Mais comment qualifier cette opération sous l'empire de notre Constitution, sinon comme violation de la souveraineté d'un État, pour y assassiner des ressortissants étrangers y séjournant, sans fondement donné ni par la justice, qui ne les avait au mieux que pourchassés, ni par les circonstances, puisqu'on sait que la lâcheté congénitale des terroristes en l'espèce les priva même du courage de faire usage de leurs armes et qu'on put les tuer dans leur lit.

Pour éviter du moins d'assassiner des innocents, nous en sommes venus déjà à la tentative d'identifier à coup sûr cet ennemi certain, le terroriste dirigeant, afin de l'éliminer ou peut-être de le capturer. Le prélèvement d'ADN (qui fut opéré sur le corps de Ben Laden) par un drone et son analyse, sont encore, pour quelques mois seulement, une fiction, alors qu'en revanche, le profilage des données de connexion, et ce qu'on appelle élégamment une « signature strike », c'est-à-dire une frappe sur une cible identifiée par son téléphone portable ou par son profil de comportement, est la règle dans les exécutions américaines par drone armé(2). Les techniques de repérage puis identification reposent à cet égard sur l'accès de masse à des données identifiantes personnelles normalement protégées, par la loi et par le droit européen, de tout stockage, ou du moins de tout usage, hormis, en général, par consentement, ou à tout le moins exclusivement pour des fins légitimes. Or ces fins n'existent pas dans notre Constitution-même si on peut imaginer que le Conseil constitutionnel pourrait aisément faire de la survie de la nation un objectif constitutionnel assez élémentaire. Reste à déterminer si l'invocation de cet objectif justifierait tout, et comment s'opèrerait la conciliation avec d'autres droits fondamentaux. La violation massive des normes internationales, communautaires, et nationales, que serait aujourd'hui, si nous en avions les moyens, le vol des données de connexion, le stockage de données biométriques de référence, le prélèvement sauvage sur des individus, innocents et crapules confondues, de données identifiantes, est tout de même un ensemble un peu lourd à manier pour un juge qui voudrait sans texte lui donner un fondement. Mais il y a pire.

En effet, ces données, depuis ce que la caméra du drone, ou du combattant chargé de la désignation d'objectif pour un Vecteur aérien, filme, jusqu'à celles évoquées ci-dessus, n'ont de sens, par leur masse même, que traitées. Ces traitements sont structurés par des algorithmes, ils sont dessinés et conçus par des hommes, ou par eux-mêmes parfois. Les traitements les plus sophistiqués sont désormais en effet capables, comme d'ailleurs les robots, d'adopter un nouveau traitement en cours de route, pour s'adapter aux données, ou pour chercher des significations nouvelles au traitement des données déjà opérées. Le rôle crucial de ces traitements, dans l'identification et la désignation de la cible pose à nouveau frais la question de la responsabilité, lorsque l'acte a dépendu de façon essentielle du traitement opéré. En Indochine ou en Algérie, la photographie aérienne était regardée avec une loupe-un troupeau de moutons se révélait Katyba en mouvement et on pouvait trouver le nom de l'officier qui, le cas échéant, avait inversé les facteurs. Mais ici, l'opérateur n'y est pour rien : incriminera-t-on l'informaticien qui a rédigé le protocole par lequel la machine est devenue capable de produire toute seule ses propres algorithmes ou bien, comme on le proposait en introduction, comme au Moyen Âge qui jugeait les animaux, jugera-t-on la machine(3) ?

Question d'autant plus redoutable, qu'on glisse peu à peu vers la prise de décision d'ouvrir le feu par les traitements eux-mêmes : pour des raisons d'opportunité, le bref moment où le terroriste sort de sa cachette, où le véhicule présente sa partie vulnérable, l'automatisation seule permet parfois d'être efficace. Le stade suivant n'est sans doute pas celui de la science-fiction des années 1970, où des robots prennent le pouvoir mais, peut-être plus inquiétant, et en tout cas totalement hors de prévision de notre droit positif actuel, celui du mélange total entre appareillage technique (capteurs des données, traitement), et être humain : le soldat augmenté, chimiquement ou mécaniquement par les technologies NBIC(4) peut devenir le bâtard de la nature humaine et de la technologie, la chimère dévastant les foyers ennemis ; ou peut-être un jour les nôtres.(5)

Ces interrogations désignent assez clairement les axes de l'évolution constitutionnelle qu'il serait utile de discuter, qui est nécessaire, et qui appelle un débat bien au-delà des cercles militaires et juridiques. Une nation ne doit permettre aux siens de tuer en son nom qu'avec précaution, parcimonie, et sûreté. Pour la France, mère, dans cet ordre, des arts, des armes et des lois, ne pas donner un fondement philosophique et moral, donc ensuite politique et juridique, clair, à ces évolutions serait renoncer à cette composante essentielle de notre identité constitutionnelle qui irrite tant, mais à proportion qu'elle rassure, aussi, et enthousiasme : être l'exemple donné au monde de la liberté et du droit, qui nous a toujours permis de parler plus fort que nos richesses ne nous y auraient autorisé.

2. Faut-il constitutionnaliser le combat contre le terrorisme ?

On ne peut toutefois commencer à constitutionnaliser le problème que pose le combat contre le terrorisme organisé et les armes qui le caractérisent qu'en répondant à trois questions.

Doit-on se servir de ces armes ? On ne prétend pas ici ouvrir une réflexion opérationnelle sur les techniques du combat contre le terrorisme ; mais plus simplement à tirer les leçons de l'histoire récente, qui tiennent en trois phrases.

Conduire une guerre conventionnelle contre le terrorisme est à la fois impossible et insoutenable-impossible comme le montre Israël, après les guerres coloniales et les fiascos afghans et irakiens, car un pays démocratique ne peut supporter la réprobation internationale des pertes civiles massives, ou des pertes militaires même modestes quantitativement, sans parler du coût terrifiant des opérations modernes même quand sa survie est en jeu, qu'il est riche et fort d'un très large consensus social, comme Israël un État, pourtant capable (ce que nous ne sommes pas) d'identifier son ennemi, ne peut le frapper que quelques semaines. Et, on le voit hélas, inutilement.

Le deuxième principe est que le ressort principal, voire exclusif, du succès est dans le renseignement. Quand l'ennemi est insaisissable et indiscernable, sans scrupules et prêt au sacrifice, qu'on n'a ni allié ni même sympathie, on gagne par le savoir, la pénétration, la divination et la connaissance. L'exemple qui devrait nous inspirer, est celui de l'Algérie, qui a vaincu le terrorisme sur son sol essentiellement ainsi.

Enfin, la dernière leçon est que le combat implique l'usage de la violence, et la plus extrême. Il n'est pas d'exemple qu'on puisse vaincre sans tuer. Le moins possible, le mieux possible, avec sûreté, netteté, et utilité, et il faut pouvoir le faire vite, sans risque, parce qu'à défaut on revient sur la première difficulté.

Si l'on accepte ces constats, qu'on croit fondés sur l'expérience, alors nous devons donner aux renseignements une ampleur et des moyens jamais atteints. Et au combat, les outils et surtout les procédures qui le rendent efficace, sûre, et légitime et légal. Nous devons donc entrer dans les scénarios décrits en introduction.

Peut-on, alors, s'il est impossible de se passer de ces armes, en régir l'usage autrement qu'à partir d'un nouveau fondement constitutionnel ? On ne voit pas qu'on puisse trouver par la loi en l'état du droit constitutionnel et surtout international un fondement pérenne et sûr aux activités et moyens nécessaires ; ce n'est peut-être pas hors de portée, on l'a dit pour le juge constitutionnel ; mais on ne peut souhaiter que pareil débat, définir le combat et son but, choisir ses moyens et ses limites, soit décidé exclusivement par un juge. Qu'il accompagne des évolutions sociales, confirme des tendances, ou les éclaire hardiment, certes ; qu'il porte seule la charge de définir un cadre dans lequel la nation puisse affirmer les armes de sa survie dépasse de beaucoup la fonction de juger et appelle que le peuple en décide.

Quant au droit international, on ne voit pas qu'il puisse utilement parvenir à donner ce fondement, pas plus du reste qu'on ne saurait le souhaiter. La sécurité collective, en dépit des progrès accomplis, reste impuissante quand la montée aux extrêmes la prend au dépourvu -- le génocide rwandais n'a pas été arrêté malgré qu'on ait eu vingt ans pour observer sa préparation et 4 mois pour le stopper chaque jour ; et mille autres tragédies montrent que le système onusien, pour réduire un peu la sauvagerie des mœurs interétatiques, ne peut la dominer.

Plus cyniquement, demander au monde le contrat de permission de tuer, est d'accepter qu'on la partage. Que demain l'Allemagne, l'Italie, le Royaume-Uni ou l'Espagne demandent aussi à aller éliminer des terroristes dans leur lit, passe. Mais la Pologne ultraconservatrice d'aujourd'hui, la Russie amie des tchétchènes, la Chine, sans même parler de la Syrie ou du Sud Soudan ?

L'assertion constitutionnelle de notre droit de nous défendre, même si elle est copiée demain par des dictateurs, préserve des mollesses, mais aussi des généralisations abusives du droit international.

Faut-il alors modifier la Constitution ? Question inséparable d'une réflexion sur ce qui domine la Constitution et sur sa nature même.

La question n'est pas aisée, car, par définition, aucune norme ne détermine le contenu d'une constitution. La seule qui leur soit supérieure c'est la révolution... Il n'est cependant pas interdit d'avoir, comme disait l'autre, une certaine idée de la constitution. Pour le sujet qui nous préoccupe, le débat classique-une constitution n'est-elle que l'organisation des pouvoirs, comme sous la 3e République, ou aussi une affirmation des droits fondamentaux, comme sous la 4e et la 5e ou enfin, n'est-elle que la norme suprême, dès lors amendable, notamment pour corriger une jurisprudence ou traiter de n'importe quel problème ? Le débat est en passe d'être tranché par la pratique, en faveur de la troisième solution, comme l'inscription de la parité hommes-femmes, l'interdiction de la peine de mort, et la charte de l'environnement l'indiquent assez.

Mais ce qui compte ici n'est pas soluble par ces éléments du débat. Certes le combat contre le terrorisme met en cause la liberté, et le fonctionnement des pouvoirs. Mais surtout il sollicite le droit pour agir au dehors des frontières. Si l'on s'accorde sur l'incapacité actuelle du droit international a policé efficacement ses actions, si même il ne les entrave pas, alors ancrer dans le droit les actions nécessaires passent par une inscription constitutionnelle de leur fondement et de leurs limites.

C'est là l'affirmation qu'une constitution est aussi l'assertion d'un « être au monde » de la Nation française. Notre tradition a toujours été de ne pas stipuler que pour nous-mêmes. Nos principes, contrairement à d'autres modèles, n'ont jamais été communautaristes et se voulaient universels. Dire comment nous concevons notre lutte pour notre survie, lorsque ce n'est pas dans le cadre reçu du droit de la guerre coutumière et conventionnelle, est à la fois contribution à la création, à terme, d'un nouvel instrument de droit international susceptible d'être partagé entre démocraties, et protection immédiate de nos intérêts. Ériger au rang de notre identité constitutionnelle les moyens et conditions de la défense de notre peuple est rendre immune aux censures conventionnelles les actes accomplis au nom de cette cause, si du moins, nous demeurons dans des limites raisonnables.

3. Quels fondements constitutionnels ?

Quel pourrait être le contenu des dispositions constitutionnelles nécessaires(6) ?

Nous avons besoin de légitimer des actes qui peuvent être d'extrême violence, l'emploi de moyens militaires, contre les individus, avec le risque de victimes innocentes ; et une action de renseignements, couvrant notamment l'identification de l'ennemi ou du moins des suspects, de leur soutien et moyen, potentiellement sans limite dans les techniques auxquelles recourir. La Constitution devrait donc à la fois, identifier objectifs, moyens, interdictions, et processus.

Le débat sur l'état d'urgence, qui semble d'expérience s'avérer à la fois inutile, et dangereux, montre qu'il nous manque entre la paix, qui permet la police, et la guerre, qui permet la bataille, un état intermédiaire, qui emprunte au second le combat en vue de la destruction, de l'ennemi ou de ses capacités, et au premier de rechercher des criminels ainsi que d'assurer la protection de la population. Cet état intermédiaire doit identifier une menace imminente contre laquelle il faut lutter en vue de son éradication. Il ne peut traiter de cas récurrents isolés, mais seulement de la lutte contre l'organisation terroriste durable. C'était à nouveau, de combat contre une organisation pour la survie de la nation, doit permettre de prendre des mesures en rapport avec l'objectif poursuivi, approprié, et proportionné, comportant l'usage en premier de la force armée.

Il doit aussi donner les moyens dérogatoires d'identifier avec une certitude raisonnable les membres, les personnes morales aussi, de l'organisation combattue : aussi bien collectivement (les groupements, financeurs, filiale, etc.) qu'individuellement. Des atteintes délibérées aux données personnelles, avec ou sans l'accord des personnes et organisations visées en français hors des frontières devront trouver là un fondement.

Il faut naturellement réaffirmer des limitations, aussi bien de principe (ce que les termes adéquats, proportionnées et en rapport avec les fins imposent) qu'essentielles comme la prohibition de la torture, des souffrances inutiles, le recours à la violence uniquement à défaut de pouvoir emmener en justice..., la prohibition des actions collectives ou punitives (c'est-à-dire les actions visant un groupe dans lequel terroriste peut se trouver ou l'interdiction de causer un dommage par voie de rétorsion). La 4e convention de Genève comprend à cet égard les principes de limitation du combat qu'on ne peut que gagner à reprendre ici.

Il conviendrait aussi d'aborder la question du consentement de l'État où l'action se déroule, afin par exemple que les accords de défense que nous signons comportent des clauses en ce domaine (sommes nous prêts à consentir la réciprocité ? Cette seule question suffit à illustrer la très grande difficulté de la question à résoudre et l'urgence d'un débat politique de fond...).

Reste une difficulté majeure, celle de la procédure. La décision de recourir à cet état intermédiaire, pour une durée évidemment donnée et renouvelable, doit appartenir au parlement, même si un déclenchement d'urgence peut être possible. Et il faut alors exiger, contrairement à l'état d'urgence dont les pouvoirs sont déconnectés de la finalité, sauf dans la jurisprudence plus protectrice du Conseil d'État(7), la finalité, la caractérisation de l'ennemi, et les motifs du combat, soient établis par la loi elle-même. Qu'en sera-t-il pour les cas individuels ? Cet état devient-il le permis de tuer cher à James Bond ? Ou doit-on envisager une procédure préalable de désignation des cibles et de validation judiciaire de la légitimité des actes à leur rencontre ? La nécessité opérationnelle se combine mal avec une procédure juridictionnelle préalable. Et celle-ci ne pourrait sans doute que valider qu'on cherche à appréhender pour juger sur le territoire national, comme on le fit, non sans mal du reste, pour les pirates somaliens. Un procès sommaire in abstentia sans contradictoires n'est guère satisfaisant, même si la procédure onusienne suivie en Syrie, notamment par le Royaume-Uni, y ressemble beaucoup, sans même qu'un tribunal intervienne d'ailleurs. L'établissement de la liste de combattants ennemis identifiés, permettant sous le contrôle du juge un classement comme ennemi susceptible de justifier le recours à la force est peut-être la voie la moins insatisfaisante...

Du moins est-ce le débat qu'on croit devoir être tenu. Le refuser est dangereux, tant pour le pays, que pour le peuple, et pour nos soldats.

La rhétorique guerrière ne peut en effet mordre sur la réalité. L'action nécessaire s'opère à ce jour sans base politique ou juridique solide, partant sans aucune certitude morale. Notre position internationale, assurée dans l'émotion de la solidarité, peut devenir demain très fragile, si nos actes apparaîssent sans foi ni loi. La nation elle-même, si elle n'approuve pas les choix, d'abord moraux, faits pour répondre aux attentats, pensera que la menace terroriste est l'alibi de la réduction des libertés civiles : alors l'agression se doublera de la servitude sans que la victoire justifie le sacrifice des libertés. La colère succédera à la terreur après en avoir été séparée par l'appétit. Enfin, et peut-être surtout, la poignée d'êtres d'exception, nos concitoyens qui acceptent de risquer leur vie contre un ennemi à la fois imprévisible, invisible et implacable, nos soldats, n'accepteront pas durablement qu'au péril de leur existence s'ajoutent, après l'exécution de leur mission, la réprobation morale et même la condamnation pénale. Nous leur devons la sécurité, et certes non l'impunité, mais la sérénité dans l'accomplissement d'un devoir bien borné, dont la conception, la nature et les limites auront été mûrement réfléchis et débattus, puis décidés.

Comme l'illustrent l'histoire et les deux citations qui ouvraient cette contribution à la réflexion, les démocraties sont invincibles-pourvues qu'elles demeurent fidèles à leur nature démocratique.

(1) Synthèses récentes et parfois un peu trop futuristes dans Benjamin Wittes et Gabriella Blum, The future of violence : robots and germs, hackers and drones, confronting a new age of threat, Basix Books ; et Andrew Cockburn, Kill Chain, the rise of the high tech assasins, Henry Holt ; discussion juridique de la question abordée ici dans le cadre constitutionnel américain dans Owen Fiss, A war like no other : the constitution in a time of terror, New Press.
(2) Les conditions de ces frappes font l'objet de directives présidentielles restées secrètes ; on n'en dispose que d'un résumé délivré par le président Obama lors de son discours de 2013 à l'université nationale de défense.
(3) Pour saisir les enjeux éthiques et moraux du débat dont découlent les approches juridiques encore embryonnaires, le classique récent demeure AC Grayling, IAmong the dead cities, is the targeting of civilians in war ever justified, Bloomsbury ; en français, une des rares et intéressantes contributions au débat, sous l'angle moral, est celle de Grégoire Chamaillou, Théorie du drone, La fabrique.
(4) Nanotechnologies, biotechnologies, informatiques et capteurs.
(5) Un aperçu utile de la notion de « soldat augmenté » (« enhanced warrior ») est donné par une présentation générale des études du centre de recherche des écoles de St Cyr dans un numéro spécial de la revue DSI, décembre 2015.
(6) Il n'y a apparemment pas vraiment de précédents applicables à l'étranger dont on pourrait s'inspirer -- raison de plus de prendre les devant ; les règles présidentielles américaines prévoient en substance la possibilité d'éliminer « hors du champ de bataille » les individus présentant une menace imminente pour les États-Unis, qu'on ne peut capturer, avec l'accord du pays où ils se trouvent ou si ce pays est incapable de les empêcher de nuire, et à condition d'avoir la quasi-certitude de ne blesser ni tuer aucun civil ; ces règles n'ont pas grande valeur juridique et reflètent plutôt les contraintes du droit international mais sont un guide utile.
(7) 11 décembre 2015, Domenjoud et Verrier c/ Ministre de l'Intérieur, 395009 et 394990, à publier au recueil, concl. X. Domino à paraître.