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Présentation de la Cour suprême des Etats-Unis

Elisabeth ZOLLER - Professeur à l'Université de Paris II (Panthéon-Assas), Directeur du Centre de droit américain

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 5 (Dossier : États-Unis) - novembre 1998

De toutes les institutions américaines, la Cour suprême est longtemps restée l'institution la plus imperméable à l'esprit juridique français. Elevés dans une culture de défiance à l'égard du pouvoir judiciaire, les français y voyaient avant toute chose une institution antidémocratique, le « gouvernement des juges », et la plupart d'entre eux en restaient aux analyses menées par le grand comparatiste Edouard Lambert dans l'entre-deux-guerres. La jurisprudence de la Cour ayant complètement changé, les idées ne sont plus aussi négatives. Mais la Cour suprême reste encore une institution mal connue. Contrairement à l'opinion commune, elle n'est pas vraiment comparable aux cours constitutionnelles européennes, même pas à la Cour allemande qui pourtant lui doit tant, et encore moins au Conseil constitutionnel. La seule institution européenne avec laquelle la méthode analogique peut réellement faire sens est la Cour de justice des Communautés européennes. Pour comprendre ce que représente la Cour suprême dans le système constitutionnel américain, il faut s'imaginer un instant ce que pourrait être une Cour de Luxembourg qui aurait absorbé les compétences de la Cour de Strasbourg et qui serait devenue le tribunal suprême d'une union européenne achevée sous la forme des Etats-Unis d'Europe. En vérité, la Cour suprême ne se comprend qu'à une échelle continentale.

Alexis de Tocqueville avait bien vu que la Cour suprême occupe un « rang élevé (...) parmi les grands pouvoirs de l'Etat » et qu'à l'examiner de près, il est certain que « jamais un plus immense pouvoir judiciaire n'a été constitué chez aucun peuple ». Cette immense puissance a été expressément donnée à la Cour par le constituant qui voulait et qui avait besoin d'un pouvoir judiciaire fort. La Convention de Philadelphie ne laisse sur ce point aucun doute. Lorsqu'au printemps 1787, les délégués des jeunes Etats d'Amérique se réunirent à Philadelphie, le but de leur réunion et l'objet de leurs travaux étaient parfaitement clairs. Ils avaient pour mission de sauver une Confédération moribonde, c'est-à-dire de créer - comme ils le diraient au début de ce qui deviendrait la Constitution des Etats-Unis d'Amérique - une « union plus parfaite » (a More Perfect Union). Les motifs qui les animaient étaient divers. Mais les moyens par lesquels ils pensaient y parvenir se réduisirent rapidement à un seul. Initialement présenté par la Virginie, ce moyen consistait à créer, au-dessus des Etats, un gouvernement capable de se faire obéir. Cette solution impliquait l'établissement, au-dessus des Etats, d'un autre Etat, c'est-à-dire un autre gouvernement. Cet autre gouvernement serait nécessairement investi - comme l'avait expliqué Montesquieu dans l'Esprit des lois - des trois puissances que l'on rencontre dans tout Etat, la puissance législative, la puissance exécutrice et la puissance de juger. Avec cette superposition de deux entités étatiques, les constituants de Philadelphie ont crée ce qui est passé à la postérité comme « une grande découverte dans la science politique de nos jours », à savoir un Etat fédéral.

Le caractère fédéral des Etats-Unis explique dans une large mesure la puissance de la Cour suprême. Le pouvoir judiciaire peut, en effet, être plus ou moins grand selon le type d'Etat dans lequel il opère. Mais, dans un Etat fédéral, il est toujours une très grande puissance. La raison tient au fait que le grand problème de ce type de gouvernement est de savoir comment faire obéir à ses lois des Etats souverains et indépendants. Or, il n'y a que deux moyens pour obtenir l'obéissance, la contrainte ou la persuasion. Dans un Etat démocratique, la contrainte, qu'elle soit physique, économique ou financière, trouve rapidement ses limites. C'est sur la force morale que les gouvernants doivent compter pour faire obéir les gouvernés, et les lois n'y sont respectées que parce que les gouvernés sont convaincus qu'elles doivent l'être. Dans la construction de cette force de conviction qui doit s'attacher aux lois fédérales pour emporter l'adhésion des Etats fédérés, le pouvoir judiciaire de la fédération joue un rôle esssentiel, car c'est dans les jugements qu'il rend que doivent en principe s'évanouir les contestations portées contre elles. C'est pourquoi les constituants de Philadelphie firent du pouvoir judiciaire fédéral un vrai pouvoir dans l'Etat et qu'ils en assurèrent la dévolution « à une Cour suprême et à telles cours inférieures que le Congrès pourra, le cas échéant, ordonner et établir » [Article III, Section 1 de la Constitution fédérale]. La Cour suprême se trouve ainsi placée par la Constitution au sommet de la hiérarchie du pouvoir judiciaire des Etats-Unis.

Statut et désignation des juges

La Cour suprême est garantie par la Constitution dans son existence et dans son indépendance. Aux termes de l'Article III, Section 1, les juges de cette cour suprême unique (one supreme Court), comme tous les juges fédéraux des cours inférieures établies par le Congrès, ont l'assurance, d'une part, de conserver leurs charges tant qu'ils auront une bonne conduite (during good Behaviour), et d'autre part, de ne pas voir leurs traitements diminuer en cours de fonction ([they] shall [...] receive [...] a Compensation, which shall not be diminished during their Continuance in Office). L'inamovibilité de fait dont ils bénéficient ne les distrait toutefois pas d'une éventuelle procédure de destitution (impeachment), comme tous les « fonctionnaires civils » des Etats-Unis (officers), mais uniquement pour "trahison, corruption ou autres hauts crimes et délits (Treason, Bribery, or other high Crimes and Misdemeanors) conformément aux dispositions de l'Article II, Section 4. Seul le juge fédéraliste Samuel Chase fut effectivement mis en accusation en 1804 par les membres républicains de la Chambre des représentants, mais il fut acquitté l'année suivante par le Sénat. La procédure de destitution fut à nouveau déclenchée en 1969 contre le juge Abe Fortas pour corruption et malversations financières ; elle n'alla pas à son terme par suite de démission anticipée de l'intéressé. Quant au juge William O. Douglas nommé en 1939 par Roosevelt, il fit l'objet de deux procédures de destitution ; la première en 1953 pour avoir décidé, le 17 juin, de temporairement surseoir à l'exécution des époux Julius et Ethel Rosenberg accusés d'espionnage (le lendemain, un projet de destitution était déposé à la Chambre des représentants et un sous-comité d'enquête était immédiatement constitué, mais, le 19, la Cour suprême renversait l'ordonnance de sursis et les Rosenberg étaient exécutés); la seconde en 1970 pour avoir notamment exercé les fonctions de conseil juridique d'une fondation alimentée par des sommes provenant des jeux de hasard. Ces deux tentatives n'aboutirent pas et le juge Douglas se retira en 1975 au terme d'un mandat de trente-six ans et sept mois, le plus long mandat jamais exercé par un juge de la Cour.

Comme celle des ambassadeurs, des autres ministres et consuls, et celle de tous les autres hauts fonctionnaires des Etats-Unis, la nomination des juges de la Cour suprême fait l'objet d'une procédure en deux temps ; ils sont désignés par le Président et doivent être confirmés par le Sénat [Article II, Section 2 (2)]. Sur plus de deux siècles de pratique institutionnelle (1789-1996), le Sénat a rejeté vingt-huit fois les propositions présidentielles. La dernière fois eut lieu le 23 octobre 1987 lorsque le Sénat refusa, par cinquante-huit voix contre quarante-deux, la confirmation du juge Robert H. Bork proposé par le Président Reagan. Si on laisse de côté l'hypothèse exceptionnelle où le Président viendrait à solliciter du Congrès, qui est maître de la composition de la Cour, une loi augmentant le nombre des juges (comme le Président Franklin D. Roosevelt l'envisagea un moment lors de la crise du New Deal), le Président ne peut en pratique faire une proposition de nomination que lorsque vient à se produire une vacance sur le siège. L'aphorisme toujours cité de Jefferson selon qui « un juge à la Cour suprême ne prend jamais sa retraite et meurt rarement » n'a plus la portée qu'elle a eue tout au long du XIXe siècle et pendant une bonne partie du XXe siècle. Depuis 1937, date à laquelle le Congrès vota une loi qui étendit aux juges de la Cour suprême les avantages de pension des juges fédéraux, les juges de la Cour peuvent prendre leur retraite soit à soixante-dix ans après dix ans de service, soit à soixante-cinq ans après quinze ans de service, à plein traitement. Mais personne ne peut les contraindre à se retirer et ils peuvent rester sur le siège aussi longtemps que leur santé le leur permet. C'est à eux seuls qu'il appartient de prendre une telle décision.

Le Président des Etats-Unis a une très grande liberté de choix dans la désignation des candidats qu'il souhaite proposer au Sénat pour exercer les fonctions de juges (associate Justice) ou, si le siège est vacant, celle de Président (Chief Justice) de la Cour suprême. La Constitution n'impose aucune qualification particulière ni d'âge, ni même de formation. Il est de tradition que le Président choisisse un candidat de la sensibilité du parti qui l'a fait élire. Mais cette pratique ne garantit nullement une fidélité partisane et on a souvent vu des juges réputés conservateurs par leur nominations devenir libéraux par leurs opinions. Parmi les exemples célèbres, il faut mentionner le Président Warren et le juge Brennan, l'un et l'autre nommés par le Président Eisenhower, ainsi que le juge Blackmun nommé par le Président Nixon et le juge Souter nommé par le Président Bush, qui tous évoluèrent vers des positions libérales. Les mouvements en sens inverse sont plus insolites. En pratique, la liberté de choix du Président est encadré par des usages. Lorsque les juges de la Cour suprême étaient astreints, en sus de leurs obligations à la Cour suprême, de présider chacun durant l'année les sessions de l'une des cours d'appel de circuits (cette obligation dura jusqu'à une loi judiciaire de 1891), les considérations géographiques jouaient un rôle important. Les Présidents considéraient comme souhaitable que leurs candidats soient originaires des Etats situés dans le ressort des cours de circuits qu'ils seraient amenés à présider. C'est ainsi qu'au XIXe siècle, les candidats devaient être géographiquement qualifiés pour occuper le siège de la « Nouvelle Angleterre » ou celui de « New York » ou encore celui de la « Virginie-Maryland ». Cet usage a aujourd'hui pris fin, mais il a été remplacé par d'autres. En particulier, l'origine ethnique ou religieuse des candidats n'est pas indifférente. L'usage veut qu'il y ait aujourd'hui au moins un siège « afro-américain » ainsi qu'un siège « catholique » et un siège « juif », et, depuis plus récemment, un (ou des) siège(s) féminins. Enfin, il ne faut pas négliger dans ce processus de désignation le rôle (parfois très important) que peuvent jouer certains lobbies institutionnels comme la puissante association américaine des avocats (American Bar Association) ou la très active union américaine des droits et libertés (American Civil Liberties Union).

Organisation et fonctionnement

Composition

La composition de la Cour est du ressort du Congrès. La première loi sur l'organisation judiciaire (Judiciary Act of 1789) créa la Cour avec six juges. Ce nombre passa à sept en 1807, à neuf en 1837, à dix en 1864. En 1866, pour empêcher le Président Jackson de faire une nomination à la Cour, le Congrès décida qu'aucune vacance ne serait pourvue avant que le nombre des juges (associate justices) ne se soit réduit de lui-même à six. Avant que les départs volontaires ou les décès en cours de mandat n'aient permis la réalisation de ce programme, le Congrès vota en 1869 une loi qui fixait définitivement le nombre des juges à neuf. Ce nombre n'a pas bougé depuis. En 1937, le Président Roosevelt proposa au Congrès de voter une loi qui aurait autorisé la nomination d'un juge supplémentaire pour chaque juge restant en fonction au-delà de 70 ans, avec une limite maximum de 15 juges sur le siège. L'intense combat politique qui permit la défaite de cette proposition de fournée de juges (« court-packing » plan), eut pour résultat paradoxal de sanctifier dans l'opinion publique le chiffre neuf et de donner un caractère quasi sacré à l'institution d'une Cour composée de neuf juges.

Les neuf juges de la Cour suprême constitue un seul et même collège. Celui-ci se compose d'un Président (Chief Justice) et de huit juges (Associate Justices). Par opposition à la tradition continentale de l'anonymat de la fonction judiciaire, les juges de la Cour suprême sont connus du grand public. Les arrêts (opinions) font apparaître la répartition des votes. Chaque juge a une individualité bien identifiée et on sait à la lecture de la décision la position prise par chacun d'eux sur l'affaire. Cette règle est toutefois écartée lorsque la décision de la Cour est rendue per curiam, c'est-à-dire lorsqu'aucun juge n'est désigné pour rédiger l'arrêt de la Cour et que celui-ci est réputé avoir été écrit par la Cour tout entière. Cette solution exceptionnelle se recommande lorsque la Cour n'entend pas que la position individuelle de ses membres sur certains problèmes soient identifiée, sans qu'il soit possible de donner un énoncé précis des questions sur lesquelles les juges peuvent souhaiter réserver pour l'avenir leur liberté d'opiner. Par exemple, la décision de la Cour sur le financement des partis politiques (Buckley v. Valeo, 1976) a été rendue per curiam et l'opinion de la Cour n'est pas signée.

En principe, le Président de la Cour est un simple primus inter pares. En pratique, la personnalité des titulaires de la charge donne à la fonction, selon les cas, un relief tout particulier. Les grands présidents laissent leurs noms attachés à la période correspondant à leur présidence. Le plus grand président de la Cour reste John Marshall (1755-1835) qui présida la Cour de 1801 à 1835 et qui est passé à l'histoire pour avoir été l'architecte judiciaire de l'unité nationale. Au XXe siècle, Earl Warren (1891-1974) qui présida la Cour de 1953 à 1969, a été l'instigateur d'une jurisprudence dynamique (judicial activism) qui a bouleversé non seulement les vieilles traditions des Etats du Sud, mais encore certains aspects de la société américaine en général, particulièrement dans le domaine de la protection des droits et libertés.

La Cour ne se divise jamais en chambres pour l'examen des affaires. Les « chambres » de la Cour (chambers) n'ont rien à voir avec des chambres au sens européen. Il s'agit des bureaux qui sont attribués à chaque juge et qui doivent leur appellation de « chambres » à la période de formation initiale où les juges devaient, faute de locaux suffisamment grands, tenir leurs bureaux à leur domicile. Aujourd'hui, chaque juge dispose de bureaux d'au moins trois pièces (suites) et d'un personnel attaché à ses « chambres », dont parmi eux plusieurs assistants judiciaires (law clerks). Ces jeunes juristes sont, pour la plupart, les jeunes diplômés sortis dans les meilleurs rangs des plus célèbres facultés de droit des Etats-Unis. Ce personnel est indispensable pour aider chaque juge à prendre connaissance de toutes les affaires soumises à la Cour. En effet, les requêtes et les mémoires sont systématiquement communiqués à tous les juges. Chaque juge a ainsi la possibilité d'examiner toutes les affaires qui sont soumises à la Cour. Mais les décisions sont toujours rendues au nom de la Cour tout entière en tant que collège unique.

Compétence

En même temps qu'il l'a placée à la tête du pouvoir judiciaire fédéral, l'Article III de la Constitution a investie la Cour suprême de deux chefs de compétence, une compétence de premier degré et une compétence d'appel.

La Cour suprême fonctionne d'abord comme cour de première instance dans toutes les affaires où elle a juridiction de premier degré (original juridiction). L'Article III, Section 2 (2) de la Constitution a inclus dans ce chef de compétence d'une part, les affaires qui mettent en cause les ambassadeurs, les autres ministres et les consuls, et d'autre part, les affaires dans lesquelles un Etat est partie. Le Congrès n'a jamais interprété « juridiction de premier degré » comme signifiant obligatoirement juridiction exclusive, sauf dans un cas, pour toutes les affaires entre deux ou plusieurs Etats [28 USC §1251(a)]. A l'exception de ces affaires qui doivent donc être en principe entendues par la Cour suprême, toutes les autres (celles mettant en cause les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls) peuvent être entendues par d'autres juridictions fédérales ou d'Etats. Le résultat est que ces affaires, qui n'ont jamais de toute façon occupé une place très importante, ont aujourd'hui pratiquement disparu du rôle de la Cour. Les affaires que la Cour entend au titre de sa compétence de premier degré concernent donc principalement les Etats, lesquels interviennent soit comme demandeur, soit comme défendeur. L'immunité de juridiction de l'Etat, rappelé par le Onzième Amendement, est certes opposable aux personnes privées et, en particulier, aux citoyens d'autres Etats. En revanche, elle est inopposable au souverain fédéral en sorte que les Etats-Unis peuvent former une action contre un Etat directement devant la Cour suprême.

Lorsque la Cour statue en première instance, elle est évidemment juge du fait. Les affaires qu'elle entend à ce titre mettent d'ailleurs souvent en cause des questions de fait complexes (par exemple, en matière de litiges frontaliers entre Etats). Ces affaires commencent toujours par une requête aux fins de poursuivre (motion for leave to file a complaint). Si la requête est rejetée, l'affaire est close. Si elle est acceptée, elle est inscrite au rôle et un procès (trial) au sens d'un examen judiciaire des faits s'ensuit inévitablement. Les juges de la Cour suprême n'assurent pas eux-mêmes cet examen. Celui-ci est conduit par un expert judiciaire nommé par la Cour (special master), généralement parmi les anciens avocats ou juges à la retraite. Sa fonction consiste à recueillir les preuves, entendre les témoins, enregistrer les dépositions, et, à la fin, proposer ses conclusions juridiques sur les faits qui lui ont été soumis. Toutes ces opérations sont conduites sous le contrôle de la Cour, les parties pouvant faire appel de toutes les décisions de l'expert judiciaire.

Parce qu'elle ne s'estime pas équipée pour juger le fait, la Cour interprète sa compétence de première instance de manière très restrictive. Elle considère qu'elle ne doit l'exercer que « parcimonieusement » (sparingly) et, chaque fois que les parties peuvent résoudre leurs différends devant une autre juridiction, elle préfère les renvoyer devant celle-ci.

La Cour suprême fonctionne ensuite et surtout comme cour d'appel. C'est à ce titre qu'elle exerce principalement ce que les juristes européens considéreraient volontiers comme étant sa fonction proprement constitutionnelle. Ce vocabulaire appelle certaines précisions. La Cour suprême n'est pas tantôt juge constitutionnel, tantôt juge ordinaire. Elle ne juge pas tantôt des affaires constitutionnelles, tantôt des affaires qui échapperaient à ce qualificatif. S'il est vrai que toutes les affaires qu'elle juge ne mettent pas nécessairement en cause un problème de constitutionnalité, la Cour suprême n'en est pas moins toujours juge constitutionnel dans la mesure où son but unique est de faire exécuter la Constitution et les lois de l'Union.

La juridiction d'appel de la Cour s'étend à toutes les catégories d'affaires tranchées en première instance par les cours fédérales inférieures ou par les cours d'Etats et qui ressortent de la compétence du pouvoir judiciaire fédéral. Aux termes de l'Article III, Section 2 (1) de la Constitution, les affaires qui ressortent de la compétence du pouvoir judiciaire fédéral peuvent se répartir en deux catégories, celle qui se définissent comme telles à raison de leurs parties et celles qui relèvent du droit fédéral à raison de leur objet. Les affaires fédérales par la qualité des justiciables incluent notamment celles où les Etats-Unis sont partie, celles où les parties résident dans différents Etats et celles où les parties sont citoyens d'Etats différents (on parle alors de diversité de citoyenneté - diversity of citizenship jurisdiction). Les affaires fédérales à raison de leur objet comprennent toutes celles qui mettent en cause la Constitution, les lois fédérales ou les traités conclus par les Etats-Unis (il s'agit des affaires qui soulèvent un problème de droit fédéral - federal question jurisdiction) et toutes les affaires d'amirauté et de juridiction maritime. La Section 2 (2) du même Article III dispose que la juridiction d'appel de la Cour s'entend « pour le droit et pour le fait, avec telles exceptions et sous telles règles que le Congrès aura établies ». Cette clause des exceptions de la Section 2 soulève une question difficile, celle de savoir jusqu'où peut aller le pouvoir du Congrès de contrôler et de limiter la juridiction d'appel de la Cour. Le Congrès a jusqu'ici largement interprété la juridiction d'appel de la Cour sans être toutefois jamais allé jusqu'au bout des possibilités que lui ouvrent les dispositions constitutionnelles. D'autre part, toutes les attributions de compétence qu'il a décidées au profit de la Cour sont assorties d'exceptions. A la seule réserve de l'affaire Ex parte McCardle où la Cour s'est inclinée devant une loi du Congrès qui restreignait ses pouvoirs en matière d'habeas corpus , ces exceptions et ces limites n'ont jamais vraiment empêchée la Cour de remplir ses fonctions. Mais périodiquement des propositions de lois sont déposées au Congrès (par des représentants ou des sénateurs irrités par certaines décisions de la Cour) pour apporter des exceptions aux attributions de compétence décidées antérieurement par le Congrès. La mesure dans laquelle la Cour pourrait censurer des textes qui se présenteraient comme des violations graves et manifestes de la séparation des pouvoirs demeure un sujet de controverse.

Quelles que soient les limites de la clause des exceptions, il est incontestable que depuis 1789 le Congrès a conféré de larges compétences à la Cour pour statuer comme juridiction d'appel des décisions rendues par les cours inférieures dans des « affaires » (cases) ou dans des « différends » (controversies) au sens que l'Article III, Section 2 de la Constitution donne à ces deux termes. Les lois fédérales en vigueur donnent à la Cour le pouvoir de revoir (review) pratiquement toutes les décisions rendues par les cours fédérales d'appel et un nombre plus limité des décisions rendues par les cours fédérales de première instance. Enfin, depuis les origines, le Congrès a donné à la Cour le pouvoir de revoir toutes les décisions des cours suprêmes des Etats qui intéressent le droit fédéral constitutionnel et législatif ainsi que les traités des Etats-Unis.

Procédure

En même temps qu'elles définissent les compétences d'appel de la Cour, les lois fédérales prévoient toujours les procédures par lesquelles ces compétences peuvent être exercées. Dès la première loi fédérale sur l'organisation judiciaire de 1789 (Judiciary Act of 1789), deux dispositions se sont avérées être d'une importance fondamentale dans l'évolution des pouvoirs de la Cour.

La première est la Section 13 qui conférait à la Cour le pouvoir de prendre des ordonnances d'injonction (writ of mandamus). Dans une décision Marbury v. Madison (1803), la Cour décida qu'aux termes de l'Article III, Section 2 de la Constitution, un tel pouvoir ne pouvait pas s'exercer au titre de sa compétence de première instance, mais seulement au titre de sa compétence d'appel. Ce faisant, elle confirma l'un de ses pouvoirs les plus importants dont l'attribution n'avait pas été formellement tranchée (mais pas écartée non plus) au moment de l'élaboration de la Constitution, celui d'écarter une loi fédérale qui serait contraire à la Constitution.

La seconde disposition majeure du Judiciary Act of 1789 fut la Section 25 qui conférait à la Cour suprême le pouvoir de contrôler les décisions des cours suprêmes d'Etats qui mettraient en cause la Constitution, les lois et les traités des Etats-Unis. Ici encore, un tel pouvoir n'avait pas été formellement attribué à la Cour par la Constitution. Celle-ci s'était limitée dans son Article VI à poser le principe de la suprématie du droit fédéral et à indiquer que « les juges dans chaque Etat ser(aient) liés de ce fait », sans préciser (pour des raisons politiques liées à de possibles difficultés au moment de la ratification) qui serait chargé de garantir l'obligation. La décision de la Cour, Martin v. Hunter's Lessee (1816), écrite par le juge Story, qui confirma la constitutionnalité de la Section 25 provoqua une grave crise politique entre la Virginie et l'Union. Au coeur de la bataille juridique se trouvait le pouvoir de la Cour de censurer les décisions des cours suprêmes d'Etats. La Cour ne faiblit pas et, quelques années plus tard, elle réaffirma sous la plume de John Marshall son pouvoir de contrôle des décisions rendues par les cours d'Etats, même en matière criminelle, dès lors que l'affaire met en jeu une question de droit fédéral comme, par exemple, l'interprétation d'une loi du Congrès (Cohens v. Virginia, 1821). Cette jurisprudence a apporté un complément capital à la Constitution en confirmant le choix du Congrès de retenir la Cour suprême comme interprète de dernier ressort de toute question de droit fédéral. Les jugements de la Cour s'imposent ainsi à toutes les juridictions, fédérales et d'Etats.

La requête en certiorari

Depuis l'origine, en 1789, et pour pratiquement un siècle durant, la juridiction d'appel de la Cour fut toujours obligatoire. La Cour pouvait être saisie soit par la procédure de l'appel, soit par une procédure distincte mais très proche, la procédure du writ of error [recours pour erreur de droit]. A la fin du XIXè siècle, il est devenu évident que la Cour ne pouvait plus faire face au flot de tous les appels dont elle était saisie. C'est alors que le Congrès commença à limiter la juridiction d'appel obligatoire de la Cour en instituant avec la loi Evarts de 1891 deux nouvelles procédures d'appel. Soit l'appel serait formé par requête aux fins d'obtenir un writ of certiorari , et dans ce cas, la Cour aurait pouvoir discrétionnaire pour refuser de statuer, soit l'appel serait formé par requête en appel pur et simple (appeal), auquel cas la Cour devrait juger l'affaire dont elle est saisie. La distinction appeal / certiorari prit une grande importance avec la loi judiciaire de 1925 (Judiciary Act of 1925) qui, sur les pressantes recommandations des juges de la Cour, étendit si largement la compétence d'appel discrétionnaire de la Cour que les requêtes en certiorari atteignirent près de 80 % des appels formés devant elle. Cette distinction entre l'appeal et le certiorari qui joua un rôle essentiel pendant près d'un siècle, a aujourd'hui perdu une grande partie de son intérêt depuis que, par une loi du 27 juin 1988, et toujours à l'invitation des juges suprêmes, le Congrès a fait de la requête en certiorari la procédure de droit commun pour saisir la Cour suprême d'une affaire en appel. Il en résulte que la Cour suprême a ce singulier pouvoir discrétionnaire de juger ou de ne pas juger les affaires qui lui sont présentées en appel.

Le writ of certiorari est une requête introductive d'instance qui énumère et développe en une dizaine de pages les raisons pour lesquelles, de l'avis de l'appelant, la décision rendue par la juridiction inférieure soulève des problèmes juridiquement si importants et pertinents sur le plan fédéral que la Cour suprême doit se prononcer sur eux et rejuger l'affaire au fond. La plupart du temps, le dossier de procédure accompagne la requête.

Chaque juge de la Cour suprême a connaissance de la requête en certiorari, du mémoire en défense présenté par l'intimé, et du jugement rendu par la cour inférieure. Il lui appartient (assisté(e) de ses law clerks) de se prononcer sur l'opportunité d'accorder le writ sollicité. Celui-ci n'est octroyé que si au moins quatre juges votent en sa faveur. Cette pratique est connue sous le nom de règle des quatre (rule of four). Si la requête est accueillie, l'affaire est inscrite au rôle de la Cour suprême. Des copies certifiées conformes de l'inscription sont alors communiquées aux parties et à la juridiction inférieure pour qu'elle adresse à la Cour suprême l'intégralité du dossier en en certifiant l'authenticité. L'affaire accueillie en certiorari fait l'objet d'une procédure écrite et orale selon des règles minutieusement décrites dans le Règlement de la Cour (Supreme court rules).

Le pouvoir de la Cour d'accueillir une requête en certiorari est purement discrétionnaire ; mais ce n'est pas un pouvoir arbitraire. Depuis qu'elle a reçu compétence discrétionnaire pour exercer sa juridiction d'appel, la Cour a toujours pris soin de définir dans son règlement les conditions auxquelles elle exercerait sa compétence. Le règlement a été modifié plusieurs fois, la dernière révision datant de 1995. Selon de fins connaisseurs de la procédure complexe de la Cour, l'énigme éternelle et centrale de toute la procédure est de déterminer les facteurs qui dans une affaire donnée peuvent conduire la Cour à satisfaire la requête en certiorari qui lui est soumise. La doctrine la plus autorisée considère que les mystères sont loin d'être tous levés. Dans le dernier état de la rédaction de la règle n°10 du règlement de la Cour qui définit les conditions auxquelles la Cour accorde ou refuse le writ of certiorari, la Cour explique :

"Un contrôle de constitutionnalité fondé sur un writ of certiorari n'est pas un droit, mais une grâce discrétionnaire de la Cour. Une requête en certiorari n'est accordée que pour des raisons impérieuses. Les critères suivants, tout en ayant un caractère purement illustratif et simplement énonciatif, peuvent être tenus pour une indication des motifs que la Cour prend en considération pour se prononcer :
(a) une cour d'appel fédérale a rendu une décision qui est en conflit avec une décision d'une autre cour d'appel fédérale sur le même sujet ; a décidé d'une importante question de droit fédéral d'une manière qui contredit une décision adoptée par une cour d'Etat en dernier ressort ; ou a elle-même violé (ou approuvé la violation par une cour d'Etat) des règles acceptées et usuelles de la conduite du procès judiciaire dans des proportions de nature à requérir de la Cour l'exercice de son pouvoir de contrôle ;
(b) une cour d'Etat de dernier ressort s'est prononcée sur une importante question de droit fédéral d'une manière qui contredit la décision d'une autre cour d'Etat de dernier ressort ou d'une cour d'appel fédérale ;
(c) une cour d'Etat ou une cour d'appel fédérale s'est prononcée sur une importante question de droit fédéral qui n'a jamais été, mais qui devrait être, tranchée par cette cour, ou s'est prononcée sur une importante question de droit fédéral d'une manière qui contredit les décisions applicables de cette cour.
Une requête aux fins d'obtenir un writ of certiorari est rarement acceptée lorsque l'erreur alléguée consiste dans une erreur de fait ou dans la fausse application d'une règle de droit clairement établie".

Cette rédaction de 1995 qui a remplacée celle de 1990 est plus restrictive. Centrale parmi les raisons qui peuvent justifier l'octroi ou le refus d'un certiorari reste à l'évidence la contrariété de jugements. Le conflit entre décisions juridictionnelles est la raison de base. Il peut s'agir de contrariété de jugements entre différentes cours fédérales d'appel (les conflits entre cours de circuits sont les cas les plus fréquents), ou de conflits entre une cour d'appel et la Cour Suprême, ou encore de divergences entre différentes décisions d'une même cour d'appel, ou enfin de conflits entre cours d'Etats. En tout état de cause, aussi décisive soit-elle, cette condition n'est jamais suffisante. Capitale à cet égard est la phrase d'ouverture dont on peut dire qu'elle relève d'un truisme dans la mesure où le pouvoir purement discrétionnaire de la Cour est depuis longtemps établi. Il n'en reste pas moins que cette phrase est nouvelle, signe que c'est bien la discrétionnarité de ce pouvoir de juger qui est l'élément décisif et le critère distinctif du writ of certiorari. En second lieu, à la place des « raisons spéciales et importantes » qui justifiaient la délivrance du writ dans la version de 1990, celle de 1995 exige des « raisons impérieuses ». Très significatif est aussi le changement des adjectifs qui qualifient la question de droit fédéral dont la Cour estime devoir se saisir. Dans les trois alinéas du texte, cette question a été précédée de l'adjectif « importante ». A défaut d'autres précisions, c'est en prenant des exemples de questions dont la Cour se saisit qu'on arrive à comprendre ce qu'est une importante question de droit fédéral et la vérité est qu'il n'y a pas de règle absolue dans ce domaine. Il n'y a que des indices qui peuvent tenir, par exemple, à la nature du litige, à la manière dont la cour inférieure s'est prononcée, à l'état du droit sur la question, à la nature et au nombre des personnes susceptibles d'être concernées par le jugement. Un de ces multiples indices est aussi la publicité donnée dans les médias à l'affaire. L'affaire de la protection des mineurs contre le discours obscène sur Internet en est un exemple. C'est moins la difficulté constitutionnelle en tant que telle que la publicité donnée par les médias à la loi du Congrès qui soumettait à des sanctions pénales le discours indécent sur Internet qui a fait qu'il était pratiquement certain que la Cour se prononcerait sur le problème [Reno v. American Civil Liberties Union (1997)].

A l'origine, la requête en certiorari est née du besoin d'alléger le rôle d'une Cour encombrée et surchargée d'affaires. Aujourd'hui, alors qu'elle est saisie d'environ 7500 recours par an, la Cour fait grand usage du pouvoir discrétionnaire dont elle dispose si l'on juge par la parcimonie avec laquelle elle accueille les requêtes en certiorari qui lui sont présentées. Alors que de 1971 à 1988, la Cour Suprême jugeait une moyenne de 147 affaires par an, dès 1989 le nombre des décisions tomba à 132. En 1990, il n'était plus que de 116, et pour l'année judiciaire 1995, il a atteint le chiffre de 77. Ce déclin spectaculaire s'explique pour diverses raisons. On peut y voir avec beaucoup de juristes américains une réévaluation complète par la Cour de son rôle dans le système juridique américain, induite notamment par le départ de juges libéraux et l'arrivée de juges conservateurs. Mais il est aussi possible d'y voir la recherche d'une nouvelle distribution des pouvoirs dans l'Union. Dans la mesure où les refus d'accorder les requêtes en certiorari signifient le maintien des jugements rendus par les juridictions inférieures, fédérales et d'Etats, ils contribuent d'une certaine manière à décongestionner le gouvernement fédéral.

Travail interne et rédaction des arrêts

La Cour tient une session annuelle qui commence officiellement le premier lundi d'octobre et qui dure en pratique environ neuf mois, jusqu'à la fin juin ou, le cas échéant, jusqu'à ce que les affaires en l'état d'être jugées aient été décidées, date à laquelle la Cour interrompt ses travaux, étant ici précisé qu'elle ne s'ajourne formellement qu'au mois d'octobre suivant.

C'est durant sa session effective que la Cour se prononce sur la recevabilité des requêtes en certiorari, qu'elle entend les plaidoiries des parties et qu'elle rend ses arrêts (opinions). Selon la procédure ordinaire, lorsqu'une affaire a été retenue par la Cour pour être jugée, les parties sont invitées à déposer leurs mémoires et pièces écrites, et à se préparer pour les plaidoiries orales qui sont soumises à des limites de temps draconiennes. Parler devant la Cour suprême est un honneur insigne dans la carrière d'un avocat. Le règlement de la Cour fixe avec une extrême minutie les règles de présentation que doivent suivre les parties pour la présentation de leurs arguments écrits et oraux. Ces règles ne sont allégées que pour les requérants indigents, le plus souvent des détenus, qui sont autorisés à présenter leurs requêtes in forma pauperis. Sous réserve de l'accord des parties, un (ou plusieurs) tiers - considéré(s) alors comme « ami(s) de la Cour » (amicus curiae) - peut soumettre à la Cour un mémoire à l'appui des conclusions de l'une d'elles. C'est souvent le cas dans les affaires qui intéressent le droit des libertés fondamentales. Tous les documents produits par les parties et les « amis de la Cour » sont communiqués à tous les juges de la Cour.

Durant le cours ordinaire de la session annuelle, chaque semaine voit sa distribution régulière de nouvelles requêtes et pièces de procédure. Elles sont examinées d'abord individuellement par chaque juge assisté de ses law clerks, puis collégialement par tous les juges au cours d'une « conférence » (conference). La conférence est une réunion privée, tenue à huis clos dans la salle des conférences (conference room) de la Cour et à laquelle personne hormis les juges ne peut assister. Au cours de la session annuelle, les « conférences » se tiennent en principe au rythme de deux par semaine. La conférence est la forme institutionnelle que prend la Cour comme organe collégial de décision. C'est en son sein que prises toutes les décisions ; par exemple, l'acceptation ou le rejet des requêtes en certiorari, les délibérations sur les affaires en cours de jugement, les décisions sur les affaires en l'état d'être jugées et même les décisions concernant la marche ordinaire de la Cour.

Les débats de la conférence sont dirigés par le Président de la Cour. Sur les vingt-huit présidents qu'a comptés la Cour, chacun a eu son style et l'historiographie de la Cour est fournie sur ce chapitre. Les juges prennent la parole et votent par ordre d'ancienneté. On a parfois dit que, sous certains présidents, les votes auraient pu être pris par ordre renversé d'ancienneté (les plus jeunes votant les premiers). Le Président Rehnquist a expliqué qu'il s'agissait là d'une légende. Les affaires communiquées aux juges au cours de la session sont en principe discutées au cours de la conférence qui se situe deux semaines après leur mise en distribution. Les demandes en certiorari ne sont discutées que si elles ont fait l'objet d'une inscription à l'ordre du jour d'une conférence. L'inscription à l'ordre du jour commence avec une inscription sur la liste de discussion (discuss list). Elle se fait à la demande d'au moins un juge auquel il appartient, le moment venu, de développer les motifs pour lesquels à son avis la Cour doit accorder le certiorari demandé. Celui-ci n'est effectivement accordé que si trois au moins de ses collègues partagent ses vues.

La conférence est l'instance où la Cour en tant qu'organe collégial arrête sa position sur le sort du jugement rendu par la juridiction inférieure. La décision intervient après l'audition des plaidoiries orales. Le jugement de la juridiction inférieure est confirmé ou renversé à la majorité des voix et la décision de la Cour est consignée dans une opinion majoritaire. L'arrêt (opinion) de la Cour est écrit par un juge de la majorité qui est désigné soit par le président de la Cour si celui-ci est dans la majorité, soit dans le cas contraire par le juge de la majorité le plus ancien. Le projet d'opinion circule à travers les juges de la majorité, chacun pouvant requérir de l'auteur du projet des modifications et faire des suggestions de rédaction. Les juges qui ne sont pas d'accord avec la décision prise par la Cour sur le jugement inférieur ont la possibilité d'expliquer les raisons de leur désaccord en rédigeant une opinion dissidente (dissenting opinion). Certains juges sont passés à la postérité pour la clairvoyance de leur dissentiment dans certaines affaires. C'est le cas, en particulier, du juge Oliver Wendell Holmes (juge de 1902 à 1932). Les juges qui, en revanche, sont d'accord avec la décision prise, mais qui se séparent des motifs retenus pour y parvenir, peuvent en expliquer les raisons dans une opinion individuelle (concurring opinion). Dans les hypothèses très exceptionnelles où les juges ne peuvent s'entendre sur une opinion majoritaire de la Cour (le cas s'est produit dans les affaires qui concernaient la peine de mort), chaque juge écrit une opinion séparée et le jugement est rendu à la pluralité des voix (plurality opinion).

Le style des opinions de la Cour est réputé. La Cour a compté en son sein des juges qui sont passés à la postérité pour la qualité de leur plume. John Marshall, Oliver W. Holmes, Louis D. Brandeis, Robert H. Jackson, William O. Douglas en sont des exemples. Depuis quelques annnées, la présence de nombreux assistants judiciaires, bien souvent chargés par les juges eux-mêmes de préparer un avant-projet de leurs opinions, s'est conjuguée avec les nouvelles ressources qu'offre l'informatique (logiciels de traitement de texte et accès aux banques de données juridiques) pour introduire de profonds changements dans le style des arrêts. La multiplication des notes infra-paginales et l'abondance des références jurisprudentielles donnent à ces décisions un visage nouveau.

Rôle de la Cour

Aucune cour constitutionnelle dans aucun pays n'a joué et ne joue un rôle comparable à celui de la Cour suprême aux Etats-Unis. Cette place exceptionnelle que la Cour occupe dans l'histoire et dans la société américaine peut s'expliquer par l'importance de ses trois fonctions essentielles.

En premier lieu, la Cour a pour fonction de résoudre des différends qui mettent en cause les Etats de l'Union. Sans doute les affaires opposant directement des Etats ne représentent-elles qu'un nombre insignifiant de l'ensemble des affaires jugées par la Cour. Mais là n'est pas l'essentiel. Le fait décisif est à rechercher dans la fonction symbolique qui s'attache au pouvoir d'avoir pour justiciables des Etats et de faire comparaître des souverains à la barre. De plus, au-delà des litiges opposant directement des Etats, il ne faut jamais perdre de vue que les affaires formées indirectement contre les Etats constituent le pain quotidien du travail de la Cour. C'est, en effet, contre les cinquante Etats de l'Union que la Cour a reçu le pouvoir de faire prévaloir la Constitution, les lois et les traités des Etats-Unis. Il en résulte que, le plus souvent, même si ce n'est qu'indirectement, ce sont des Etats avec leurs législatures, leur exécutif, leurs cours et tribunaux et, au bout du compte, bien entendu, leurs électeurs qui sont jugés par la Cour. Tocqueville avait bien vu qu'à mesurer ces enjeux, « on sent qu'on n'est point là dans l'enceinte d'une cour de justice ordinaire ».

En second lieu, la Cour a la charge de garantir l'interprétation et l'application uniforme du droit fédéral. Cette fonction n'a cessé de se développer à proportion de l'extension des pouvoirs législatifs et réglementaires de l'Union. Aujourd'hui, une importante partie de l'activité de la Cour consiste à interpréter non seulement la Constitution, mais encore et surtout les lois fédérales et les règlements édictés par les multiples agences rattachées au gouvernement fédéral. Avec la prolifération de ces textes, la Cour a renoncé à l'idée qu'il pourrait exister une federal common law générale qu'elle serait chargée de faire respecter, notamment dans les domaines du droit commercial, du droit des sociétés, du droit de la propriété immobilière ou du droit de la responsabilité délictuelle, comme elle l'admit pendant presque un siècle à partir de la décision Swift v. Tyson (1842). Il faut dire que le défaut majeur de cette construction jurisprudentielle était que ce droit commun fédéral n'était pas opposable aux Etats en sorte que se développaient deux systèmes de common law concurrents (fédéral et d'Etat). La Cour abandonna l'idée d'un droit fédéral commun général dans la décision Erie Railway Co. v. Tompkins (1938). Depuis cette date, la seule common law générale admise par la Cour est celle qui peut subsister et se développer au niveau des Etats (state common law). Mais ce vestige des origines anglaises du système juridique américain ne subsiste que pour autant qu'il ne s'oppose pas au droit fédéral constitutionnel qui est pour la Cour suprême le point infranchissable des pouvoirs des Etats.

Enfin, la troisième fonction de la Cour, la plus importante de toutes dans la mesure où elle justifie et englobe les deux autres, est de faire respecter la Constitution fédérale. Sans la Cour, la Constitution serait restée oeuvre morte. En 1908, Charles Evans Hughes, à l'époque gouverneur de l'Etat de New York, aurait dit au cours d'un discours officiel devant la chambre de commerce d'Elmira : « Nous sommes soumis à une Constitution, mais la Constitution est ce que les juges disent qu'elle est ». La formule est vraie, mais peut-être moins sur le plan matériel ( car la Cour est bien moins libre qu'on ne le prétend de donner le contenu qu'elle souhaite aux normes constitutionnelles, surtout depuis l'avènement de la démocratie de masse) que sur le plan formel. L'oeuvre la plus importante de la Cour est d'avoir construit le statut juridique de la Constitution. C'est elle qui a donné à ce document valeur de texte sacré et qui en fait l'arche sainte de la République américaine, d'une part, en en garantissant d'abord, comme l'y invitait la clause de suprématie, le caractère de loi suprême de l'Union, mais d'autre part et surtout en faisant de la Constitution fédérale la seule loi suprême du peuple américain. La Constitution des Etats-Unis est opposable à tous, tous sont obligés par elle.

La Constitution est loi suprême d'abord et principalement pour les Etats. C'est pour cela qu'elle a été faite et, dès les origines, la Cour a donné la plus grande portée à la clause de suprématie. Deux arrêts sont ici essentiels : McCulloch v. Maryland (1819) et Gibbons v.Ogden (1824). Dans le premier, l'Etat du Maryland s'était octroyé le droit de taxer la succursale de la banque nationale qui opérait sur son territoire ; dans le second, l'Etat de New York avait concédé le monopole de la navigation à vapeur sur ses eaux intérieures et fluviales. La clause de suprématie a permis à la Cour d'invalider ces deux mesures. La jurisprudence McCulloch a posé le principe que même une compétence réservée des Etats - en l'espèce, le pouvoir fiscal - ne pouvait pas être exercée d'une manière qui empêcherait ou entraverait l'exécution de ses activités par un organe du gouvernement fédéral. La jurisprudence Gibbons a posé la règle que la réglementation par un Etat d'une activité sise sur son territoire et en principe placé sous son contrôle devait s'effacer devant la réglementation posée par la loi fédérale matériellement contraire et constitutionnellement valide.

Plus tard, la Cour a élargi la portée de la suprématie constitutionnelle dans ses effets sur les Etats. A l'origine, elle avait jugé (comme l'y invitaient les intentions du constituant) que les huit premiers amendements qui énoncent un certain nombre de droits et libertés essentielles n'étaient pas opposables aux Etats (Barron v. Baltimore, 1833). Autrement dit, le Bill of Rights était bien loi suprême pour le Congrès, mais non pour les Etats. L'adoption du Quatorzième Amendement après la guerre de Sécession (1868) devait mettre fin à cette exception. La Cour n'en tira cependant toutes les conséquences qu'au XXe siècle lorsque progressivement, elle décida, droit après droit, liberté après liberté, que ce n'était pas une, mais pratiquement toutes les clauses du Bill of Rights qui s'imposaient aux Etats. Cette jurisprudence a été le grand oeuvre de la Cour Warren (1953-1969) et elle est passée à l'histoire comme la grande période de l'activisme judiciaire (judicial activism).

La Constitution est ensuite loi suprême pour les organes du gouvernement fédéral. A l'inverse de ce qu'il disposait pour les Etats, le texte adopté à Philadelphie ne précisait pas formellement le statut de la Constitution pour les pouvoirs constitués. Dans le mémorable arrêt Marbury v. Madison (1803), la Cour suprême a considéré que la Constitution s'imposait à eux et, en particulier, au Congrès. L'apport de la jurisprudence Marbury est d'avoir posé le principe du contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois comme corollaire obligé du principe de la suprématie constitutionnelle.

Enfin, il n'est pas jusqu'à la société civile qui puisse échapper au règne de la Constitution comme loi suprême. Après l'adoption du Quatorzième Amendement destiné à accorder aux noirs l'égalité des droits civils et politiques, la Cour avait jugé que les dispositions de ce texte n'étaient opposables qu'aux Etats, non aux personnes privées (Civil Rights Cases, 1883). Pour elle, cet amendement ne pouvait trouver à s'appliquer que dans l'hypothèse où serait en cause une action d'Etat (state action). L'interprétation de ce dernier concept a été considérablement assouplie au XXe siècle, grâce à quoi la Cour suprême a pu imposer le respect des droits et libertés garantis par la Constitution aux personnes privées. La jurisprudence de la Cour a été relayée par l'action du Congrès avec l'adoption de la grande loi de 1964 sur les droits civils (Civil Rights Act of 1964).

A l'aube du XXIe siècle comme en 1835, « la paix et l'existence même de l'Union dépendent de la sagesse des juges qui (...) composent (la Cour ». A l'évidence, l'une et l'autre seront de plus en plus mises à l'épreuve avec le multiculturalisme et la mondialisation. Comme au XIXe siècle, c'est vers les tribunaux, donc vers la Cour, que les Américains se tourneront pour trouver des réponses à leur interrogations politiques. La position qu'occupent aujourd'hui les Etats-Unis dans le champ planétaire donne à sa jurisprudence une portée qu'elle n'avait pas. La puissance de la Cour suprême n'en est donc que plus grande encore. Mais cette puissance n'a pas changé de nature ; c'est toujours une puissance d'opinion et « la puissance d'opinion est celle dont il est le plus difficile de faire usage, parce qu'il est impossible de dire exactement où sont ses limites. Il est souvent aussi dangereux de rester en-deçà que de les dépasser ».