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Chronique de droit privé

Thomas PIAZZON - Maître de conférences à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 49 - octobre 2015 - p. 183 à 194

Après une assez longue période d’accalmie, l’été 2015 s’annonce particulièrement chargé pour le contrôle a priori du Conseil, entre la loi relative au renseignement, pour laquelle les sages ont rendu leur décision le 23 juillet dernier, et la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques, dite « loi Macron » – ou encore « loi 147-9 » (3 x 49,3) ! – dont le Conseil a été saisi le 15 juillet. En attendant de consacrer une prochaine chronique à ces mastodontes législatifs, le privatiste doit se contenter, pour ce printemps, de quelques gazouillis constitutionnels moins médiatiques et, somme toute, plutôt rares. À l’exception notable du droit fiscal, un constat identique peut d’ailleurs être dressé pour les autres matières, ce qui pourrait être le signe d’un premier essoufflement de la QPC, cinq ans tout juste après son entrée en application. Affaire à suivre.

Ce ruisselet de QPC printanières n’en charrie pas moins, comme de coutume, sa décision relative aux taxis et autres VTC (qui emporte tout de même une censure au nom de la liberté d’entreprendre)(1) , ainsi que quelques autres plus originales, au premier rang desquelles figure la décision n° 2015-463 QPC du 9 avril 2015, M. Kamel B. et autre. Cette intéressante QPC portait sur l’article L. 612-7, 1 °, du code de la sécurité intérieure qui, pour la délivrance de l’agrément administratif nécessaire pour exercer certaines activités privées de sécurité, exige que l’entrepreneur individuel, le gérant ou l’associé d’une personne morale soit « de nationalité française ou ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen »(2) . Pour l’auteur de la saisine, cette condition créait une différence de traitement au détriment des personnes ayant une autre nationalité, différence contraire, selon lui, au principe d’égalité devant la loi. Le Conseil rejette ce grief : par ces dispositions, « le législateur a ( ) entendu assurer un strict contrôle des dirigeants des entreprises exerçant des activités privées de sécurité qui, du fait de leur autorisation d’exercice, sont associées aux missions de l’État en matière de sécurité publique ; qu’en prévoyant la condition de nationalité contestée, le législateur s’est fondé sur un motif d’intérêt général lié à la protection de l’ordre public et de la sécurité des personnes et des biens ; que la différence de traitement qui en résulte est fondée sur un critère en rapport direct avec l’objectif de la loi » (cons. 5). À première vue, cette motivation peut paraître un peu courte et critiquable, surtout à l’heure où « la littérature juridique spécialisée voit dans les rares différences qui persistent entre les Français et les étrangers des discriminations inadmissibles qu’il convient de combattre »(3) . Si, renonçant à assurer lui-même ces activités régaliennes de sécurité, l’État préfère s’en décharger sur le secteur privé, en quoi la nationalité des dirigeants est-elle un critère pertinent pour en limiter l’exercice ? Ainsi, si l’on compare cette affaire avec d’autres décisions du Conseil, on comprend que celui-ci, par le passé, ait admis que l’accès à certains emplois publics soit réservé aux nationaux(4). Mais il ne s’agit pas ici d’emplois publics et la justification souverainiste ne peut donc qu’être indirecte : les intéressés sont seulement « associé[s] aux missions de l’État en matière de sécurité publique ». Il fallait donc renforcer l’argumentation, ce que font les sages en faisant appel à la bonne à tout faire du droit, à savoir l’ordre public. Mais en quoi « la protection de l’ordre public et de la sécurité des personnes et des biens » devrait-elle, par principe, souffrir de l’extranéité des exploitants individuels, des gérants et mieux encore des simples associés ? Certes, le Conseil ajoute que le législateur « a ainsi entendu assurer un strict contrôle des dirigeants des entreprises » qui exercent leurs activités dans ce domaine sensible. Cependant, de ce point de vue, la bonne moralité et la compétence des intéressés – qui constituent deux autres critères d’attribution de l’agrément – ne devraient-elles pas prévaloir sur la condition, très mécanique, de leur nationalité ? À vrai dire, il paraît évident que ce contrôle de fond s’exercera plus facilement sur les nationaux que sur les étrangers, ce qui justifie certainement, au regard du droit constitutionnel, l’exigence de nationalité posée par le code de la sécurité intérieure, et donc la décision du Conseil. À tel point qu’un commentateur ironique, peu soucieux, comme beaucoup de nos concitoyens, des engagements bruxellois de la France, pourrait s’inquiéter de la possibilité offerte aux ressortissants de l’UE et de l’EEE d’exercer ces activités sur notre territoire national ! S’agissant en revanche des directeurs de casinos, des gérants des débits de tabac ou des dirigeants des services de pompes funèbres, pour lesquels la même restriction fondée sur la nationalité est applicable, la conformité de celle-ci à la Constitution paraît mal assurée au regard de la présente décision Cette dernière remarque permet d’achever ce bref commentaire de la décision n° 463 QPC sur une note plus générale. Par cette décision, le Conseil offre a priori une résistance à la « dévaluation » de la nationalité française fort justement pointée du doigt depuis de nombreuses années(5) . D’ailleurs, lorsqu’il censura le droit de prélèvement réservé à l’héritier français, dans une QPC jugée en août 2011, le Conseil insista, par la voie de son service juridique, sur ce qu’« une différence de traitement fondée sur le critère de la nationalité n’est pas ipso facto inconstitutionnelle. Dans certaines circonstances, elle peut être justifiée par l’objet de la loi »(6) . Il n’en reste pas moins que nombreuses sont les décisions de censure fondées sur cette inégalité de traitement. Qu’on songe, par exemple, à l’emblématique QPC n° 1 relative à la cristallisation des pensions des anciens combattants ressortissants des pays et territoires autrefois sous souveraineté française(7) . Au fond, la jurisprudence constitutionnelle illustre bien, dans son ensemble, le constat selon lequel « le culte des droits de l’homme conduit à mettre l’accent sur “l’homme en soi”, abstraction faite des particularités que lui imprime son appartenance à telle ou telle collectivité nationale, de telle sorte que la condition des étrangers se rapproche de celle des nationaux »(8) . À cet égard, la décision commentée fait bien figure d’exception, à une époque où, de surcroît, elle paraît spécifiquement justifiée, d’un point de vue politique, par les attentats et assassinats terroristes qui rendent particulièrement sensibles les questions de sécurité publique.

C’est au reste le même culte des droits de l’homme que l’on trouve à l’œuvre dans bien d’autres décisions, en particulier dans des décisions de non-renvoi de QPC au Conseil constitutionnel, autant d’affaires qui illustrent l’importance de la « fondamentalisation » du droit et son pouvoir d’attraction sur les plaideurs et leurs conseils, parfois au détriment de la pureté des concepts du droit privé. Ainsi, comment ne pas être surpris qu’un locataire invoque, pour obtenir le renouvellement de son bail (fut-il rural) le droit de propriété ! Dans cette drôle d’affaire (Cass. 3e civ., 27 mai 2015, n° 15-40.008), le requérant soutenait en effet que l’article L. 411-64 du code rural et de la pêche maritime, qui autorise en principe la reprise du bien loué par le bailleur lorsque le preneur a atteint l’âge de la retraite, portait atteinte « au droit de propriété du preneur (sic) consacré par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » ! Si l’on parle bien, au sujet du bail commercial, de la « propriété commerciale », un étudiant de première année en droit, au fait de la distinction entre les droits réels et les droits personnels, sait que l’expression est juridiquement abusive. La troisième chambre civile n’en accepte pas moins de répondre à la question sur le fond(9) , ce qui est conforme à la jurisprudence du Conseil qui, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme (laquelle protège aussi, il est vrai, les espérances légitimes des squatteurs ), accepte désormais la protection de certains droits personnels sur le fondement du droit de propriété(10) . S’agissant d’un contrat de location, ce mélange des genres qu’autorise la constitutionnalisation du droit n’en demeure pas moins perturbant. Et lorsque la propriété est envisagée sous un angle plus traditionnel, elle peut encore être combattue par les plaideurs sur le fondement du droit à un logement décent, nouvel avatar de la constitutionnalisation du droit aux succès peu nombreux – depuis son avènement en 1994(11) –, comme le montrent deux nouvelles décisions de non-renvoi rendues ce trimestre. Étaient respectivement en cause la convention d’occupation précaire des « locataires d’un bailleur public »(12) , moins protectrice que les dispositions de la loi du 6 juillet 1989 applicable aux baux d’habitation soumis au droit privé (Cass. 3e civ., 16 avril 2015, n° 14-25.381) et certaines dispositions du code de la construction et de l’habitation(13) critiquées « faute de prévoir qu’une personne ne peut être expulsée sans avoir la garantie de disposer d’une offre de relogement » (Cass. 2e civ., 13 mai 2015, n° 14-25.812). À l’inverse, il se trouve aussi, dans une optique cette fois très classique, des propriétaires d’immeuble pour critiquer, sur le fondement du droit de propriété, les obligations de relogement que certaines dispositions législatives ont pu créer (Cass. 3e civ., 17 juin 2015, n° 15-40.009)(14) .

Si, au pays des droits de l’homme, tout argument est ainsi réversible, il faut globalement saluer l’attitude actuelle des juges suprêmes français de ne point laisser ces velléités « fondamentalistes » emporter notre droit, quand bien même certaines dispositions peuvent être regardées comme injustes(15) ou, parce qu’elles sont anciennes, quelque peu dépassées. À ce titre, cette chronique a souvent été l’occasion d’évoquer de vieilles dispositions qui, bien qu’abrogées, trouvent encore à s’appliquer dans certaines hypothèses et peuvent donc faire l’objet de QPC. Étaient par exemple critiqués, dans une affaire récente (Cass. 1re civ., 15 avril 2015, n° 15-40.007), les anciens articles 281 et suivants du code civil relatifs au maintien du devoir de secours à la charge de l’époux demandeur en cas de divorce pour rupture de la vie commune, dispositions abrogées – en même temps que ce cas de divorce lui-même – par la réforme résultant de la loi du 26 mai 2004. Le requérant contestait en l’espèce le fait qu’il doive continuer de verser une pension alimentaire (dont l’essence est d’avoir la vie dure )(16) à son ex-conjoint (qui peut avoir la vie longue ), alors qu’une telle situation ne peut plus se présenter depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2004. Pour l’auteur de cette QPC, il en résultait une « atteinte au principe constitutionnel d’égalité des justiciables devant la loi tel qu’affirmé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ». Dans la période d’instabilité législative que nous subissons, une telle question, de prime abord saugrenue, ne manque pas en réalité d’intérêt théorique et pratique. C’est qu’entre 1975 et 2004, c’est tout l’esprit du droit de la famille en général et du droit du divorce en particulier qui a été profondément modifié, jusqu’à la création d’un véritable « droit au divorce » (de valeur législative, en l’état de notre droit positif !) par la loi de 2004, laquelle a précisément substitué le divorce pour altération définitive du lien conjugal (art. 237 et 238 C. civ.) à l’ancien divorce pour rupture de la vie commune, au centre de cette affaire. Désormais, deux ans de séparation de fait suffisent à obtenir le divorce, quelles que soient les causes de la séparation, et le demandeur n’est plus tenu d’assumer les conséquences de cette rupture, comme cela était le cas auparavant, d’où le versement d’une pension alimentaire. Tout au contraire, le demandeur peut désormais prétendre à une prestation compensatoire, quand bien même il serait à l’origine de la rupture(17) . Dix ans après ce renversement complet de perspective, il va de soi que l’ancien divorce pour rupture de la vie commune paraît bon à ranger sur l’étagère poussiéreuse d’un droit de la famille vintage que l’on n’enseigne plus à l’Université et qui est inconciliable avec la philosophie individualiste dominant aujourd’hui le mariage et donc, en creux, le divorce. Est-ce à dire que la foudre constitutionnelle doive tomber sur ces dispositions d’un autre siècle ? La Cour de cassation ne l’a pas pensé, qui fait sienne une formule souvent employée par le Conseil constitutionnel : « La différence de traitement qui résulte de la succession de deux régimes juridiques dans le temps n’[est] pas, en soi, contraire au principe d’égalité ». On sait pourtant que, dans l’exercice de son office traditionnel, la Cour de cassation s’est parfois montrée sensible aux profondes divergences qui peuvent résulter de la succession dans le temps de certains textes. Ainsi, à une époque plus ancienne et dans le même domaine du droit de la famille, la Cour n’hésita pas à composer avec l’autorité de la chose jugée – en principe « sacro-sainte » pour les questions de conflits de lois dans le temps – dans le but de faire bénéficier les enfants ayant déjà agi en justice de l’élargissement de l’action en recherche de paternité naturelle qu’autorisait la loi du 8 janvier 1993(18) Sans doute la situation d’un mari ayant demandé le divorce pour rupture de la vie commune est-elle, il est vrai, moins digne de considération que celle de l’enfant privé de père. On relèvera que la Cour de cassation invoque aussi, dans sa décision, un argument qui ne manque pas de sel au regard des évolutions précédemment rappelées du droit de la famille : le maintien du devoir de secours, dans cet ancien cas de divorce, « répond ( ) à l’objectif d’intérêt général de stabilité des situations juridiques que le législateur s’est assigné » et qu’il a, depuis lors, profondément enterré. Il n’y a probablement que la QPC pour permettre, en 2015, une telle exhumation des vertus de la stabilité matrimoniale ! Dans cette affaire, en conclusion, le mari requérant a divorcé trois ans trop tôt, et la Déclaration des droits de l’homme ne lui sera d’aucun secours.

Il est vrai qu’en dehors même de l’angle très spécifique du droit transitoire (lato sensu), le principe d’égalité, fondé sur l’article 6 de la Déclaration de 1789, ne fait pas plus recette aujourd’hui qu’hier, même dans le domaine – qui pourrait cependant, en théorie, lui être propice – de la multiplicité des régimes spéciaux de sécurité sociale, ainsi que l’ont jugé la Cour de cassation et le Conseil d’État dans deux affaires récentes. La première décision concernait les règles spécifiques applicables aux pensions de réversion dans le régime des marins qui, contrairement au régime général, exclut la pension en cas de remariage du conjoint (Cass. 2e civ., 11 juin 2015, n° 15-40.010). La Cour conclut au non-renvoi, « les conditions d’attribution des prestations de même nature accessibles aux ayants droit des travailleurs ayant relevé d’un régime spécial ( ) trouvant leur justification dans la distinction des régimes de sécurité sociale ». En d’autres termes, la distinction des régimes de sécurité sociale est justifiée par la distinction des régimes de sécurité sociale CQFD ! La seconde décision, moins significative, portait sur certaines dispositions du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre qui prévoient une procédure de reconnaissance des maladies professionnelles distinctes de celles du code de la sécurité sociale (CE, 29 juin 2015, n° 387025). Le Conseil d’État écarte toute atteinte au principe d’égalité, refusant comme la Cour de cassation de perturber constitutionnellement le mille-feuille pourtant inextricable de la sécurité sociale.

Enfin, les dernières lignes de cette chronique seront consacrées au principe de la liberté contractuelle qui, pour ce trimestre encore, connaît une actualité digne d’intérêt, principalement à travers la décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015, Société SAUR SAS. Cette QPC portait sur l’article L. 115-3, al. 3, du code de l’action sociale et des familles qui interdit aux distributeurs d’eau de « procéder, dans une résidence principale, à l’interruption, ( ) pour non-paiement des factures, de la ( ) distribution d’eau tout au long de l’année ». La société requérante invoquait une double atteinte, d’une part à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre et, d’autre part, au principe d’égalité devant la loi et les charges publiques(19) . Sur la première série de griefs, il était reproché à ces dispositions leur caractère général et absolu, notamment parce qu’elles n’exigent pas que les usagers concernés soient dans une situation de précarité(20) . Convoquant ses considérants de principe relatifs non seulement à la liberté contractuelle, à la liberté d’entreprendre et à la protection des contrats légalement conclus, mais encore celui – déjà évoqué – sur l’objectif de valeur constitutionnelle offrant « la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent », qui joue ici un rôle important, le Conseil écarte les griefs du requérant au terme d’une motivation dont chaque étape apparaît clairement. Le Conseil constate, dans un premier temps, qu’en « garanti[ssant] l’accès à l’eau ( ) pendant l’année entière », le législateur a « poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent » (cons. 7), objectif qui, dans sa fonction « validante » traditionnelle, va constituer le socle de cette décision en autorisant une atteinte aux droits et libertés invoqués par le requérant et garantis par la Constitution. Dans un second temps, les sages examinent les nombreux traits caractéristiques de l’interdiction posée par la loi, faisceau de circonstances conduisant à écarter les griefs en cause : le service public de distribution d’eau potable est exploité en régie directe par les communes, affermé ou concédé à des entreprises, de sorte que l’usager « n’a pas le choix de son distributeur » ; de son côté, celui-ci ne peut refuser de contracter avec un usager raccordé au réseau qu’il exploite ; le marché est en outre réglementé par la loi, notamment pour les règles de tarification ; enfin, les sages constatent que « la disposition contestée est une dérogation à l’exception d’inexécution du contrat de fourniture d’eau qui ne prive pas le fournisseur des moyens de recouvrer les créances correspondant aux factures impayées ». Il en déduit que « l’atteinte à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre qui résulte de l’interdiction d’interrompre la distribution d’eau n’est pas manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi par le législateur » (cons. 8). Plus que la solution elle-même, ce sont ses sous-entendus qui, dans une lecture a contrario, sont intéressants pour le droit privé. Dans cette voie, sans doute peut-on minimiser la référence à la liberté d’entreprendre qui, comme cela est souvent le cas dans la jurisprudence du Conseil, accompagne la liberté contractuelle sans être au cœur du raisonnement(21) . Sur l’essentiel, ensuite, cette décision paraît consacrer indirectement un aspect à notre connaissance inédit de la liberté contractuelle (au sens très large) : la possibilité de mettre en œuvre des sanctions en cas d’inexécution du contrat. En ce sens, les sages visent même expressément, et « en outre », l’exception d’inexécution (mais non la résiliation du contrat qui est aussi prohibée pour le distributeur d’eau, puisqu’il ne peut refuser de contracter) et considèrent implicitement mais nécessairement que le droit du créancier de recouvrer sa créance est protégé par le principe constitutionnel de la liberté contractuelle(22) – la créance étant en elle-même protégée, comme l’on sait, par le droit de propriété. Sauf à considérer que cette référence au recouvrement des créances n’est qu’un indice au sein du faisceau plus large qui conduit au rejet du grief. L’existence d’un service public, le caractère forcé du contrat pour le distributeur, l’atteinte à la liberté de choix du contractant pour l’usager et le caractère réglementé du marché pourraient-ils cependant suffire à justifier, à eux seuls, le rejet du grief d’atteinte à la liberté contractuelle si, par ailleurs, la créance du distributeur était tout simplement effacée en cas de facture impayée ? Il est permis d’en douter, de sorte que la possibilité pour le créancier d’obtenir le paiement forcé apparaît bien comme un élément déterminant de la décision. Il n’est dès lors pas impossible d’aboutir à la conclusion suivante : si un créancier peut être privé, sous certaines conditions, de l’exception d’inexécution, le principe constitutionnel de la liberté contractuelle impose que la loi lui offre « des moyens de recouvrer les créances correspondant aux factures impayées ». Voilà qui ouvre de belles perspectives à la liberté contractuelle (au sens constitutionnel de ces termes) ! À noter que le Conseil estime aussi, dans cette décision, que « le législateur pouvait, sans porter une atteinte excessive aux contrats légalement conclus, modifier, y compris pour les conventions en cours, le cadre légal applicable aux contrats de distribution d’eau » (cons. 9), nouvelle référence improbable à la notion de cadre légal en matière de conflit de lois dans le temps, après celle relevée dans sa décision n° 2014-441/442/443 QPC du 23 janvier 2015(23) .

Revue doctrinale

Articles relatifs aux décisions du Conseil constitutionnel

17 mai 20132013-669 DC

Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe

– Roux, Jérôme. « Vox clamantis in deserto : L’appel ignoré du Conseil constitutionnel à “priver d’effet” le recours illicite à la PMA et GPA », La Semaine juridique. Édition générale, 20 avril 2015, n° 16, p. 787-794.

13 juin 20132013-672 DC

Loi relative à la sécurisation de l’emploi

– Coursier, Philippe. « Clauses de désignation : à quand la fin de l’Ancien Régime ? », La Semaine juridique. Social, 21 avril 2015, n° 16, p. 10-13.

27 septembre 20132013-343 QPC

Époux L. [Détermination du taux d’intérêt majorant les sommes indûment perçues à l’occasion d’un changement d’exploitant agricole]

– Deumier, Pascale. « Les décisions QPC, le retard du législateur, les instances en cours et l’office de la Cour de cassation. [Cass. 1re civ., 28 janvier 2015, n° 13-20701] », La Semaine juridique. Édition générale, 30 mars 2015, n° 13, p. 593-596.

16 janvier 20152014-438 QPC

SELARL GPF Claeys [Conversion d’office de la procédure de sauvegarde en une procédure de redressement judiciaire]

– Rolland, Blandine. « Retour sur la saisine d’office en cas de conversion de procédure », Procédures, avril 2015, n° 4, p. 34-35.

23 janvier 20152014-441/442/443 QPC

Mme Michèle C. et autres [Récupération des charges locatives relatives aux énergies de réseaux]

– Gahdoun, Pierre-Yves. « La limitation de la liberté contractuelle par la notion de “cadre légal” », Recueil Dalloz, 2 avril 2015, n° 13, p. 779-783.

6 février 20152014-447 QPC

Époux R. [Effet du plan de redressement judiciaire à l’égard des cautions]

– Crocq, Pierre. « La constitutionnalité de l’inégalité des effets du plan de continuation à l’égard des cautions simples et des cautions solidaires », Revue Lamy droit civil, mai 2015, n° 126, p. 34-36.

– Juillet, Christophe. « La distinction des cautions simple et solidaire et le principe d’égalité devant la loi », Recueil Dalloz, 23 avril 2015, n° 15, p. 898-901.

– Pouliquen, Elodie. « Cautions simple et solidaire face au plan de redressement : une distinction constitutionnelle », Revue Lamy droit civil, avril 2015, n° 125, p. 36-37.

Articles thématiques

Droit civil– Bazy-Malaurie, Claire. « L’apport de la QPC à la protection de la propriété. La jurisprudence du Conseil constitutionnel (2010-2014). [Dossier : la propriété] », Justice & Cassation, 2015, p. 57-66.

– Mésa, Rodolphe. « Le paiement de la prestation compensatoire au moyen d’un abandon de biens. [Cass. civ. 1re, 22 octobre 2014, n° 13-24802] », Revue Lamy droit civil, avril 2015, n° 125, p. 40-44.

Droit social– Baugard, Dirk. « La QPC reprochant à l’article L. 1235-5 du Code du travail de porter atteinte au principe d’égalité devant la loi ne présente pas un caractère sérieux. [Cass. soc, 10 octobre 2014, n° 14-40037] », Constitutions, janvier-mars 2015, n° 2015-1, p. 79-85.

– Dutheillet de Lamothe, Olivier. « La QPC en droit du travail : Le point de vue du juge constitutionnel », Droit social, juin 2015, n° 6, p. 480-485.

– Florès, Philippe ; Vialettes, Maud. « Droit du travail et QPC : nouvelles sources, nouvelles ruptures : Le point de vue du juge du filtre », Droit social, juin 2015, n° 6, p. 486-496.

– Radé, Christophe. « QPC et droit du travail : l’occasion manquée ? », Droit social, juin 2015, n° 6, p. 497-507.

(1) Ce sont plus précisément trois nouvelles questions relatives à ce contentieux récurrent qui sont tranchées par le Conseil dans sa décision n° 2015-468/469/472 QPC du 22 mai 2015, Société UBER France SAS et autre. En l’espèce, les articles L. 3120-2, III, 1 °, et L. 3122-9 du code des transports, issus la loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014, sont jugés conformes à la Constitution (sous une réserve anecdotique pour le second) ; selon le Conseil, en revanche, l’article L. 3122-2 du même code, issu de la même loi, porte atteinte à la liberté d’entreprendre en interdisant aux exploitants de voitures de transport avec chauffeur la tarification horokilométrique de leurs prestations (cons. 17 et s.). À noter qu’une nouvelle QPC relative à cette guerre entre taxis et VTC a été récemment transmise au Conseil (Cass. com., 23 juin 2015, n° 15-40.012, au sujet de l’article L. 3124-13, al. 1er, du code des transports).
(2) Rédaction issue de l’ordonnance n° 2012-351 du 12 mars 2012 relative à la partie législative du code de la sécurité intérieure (ratifiée en novembre 2014). La condition de nationalité est toutefois plus ancienne, puisqu’elle trouve son origine dans la loi n° 83-629 du 12 juillet 1983 réglementant les activités privées de surveillance, de gardiennage et de transport de fonds.
(3) Y. Lequette, « La nationalité française dévaluée », in L’avenir du droit. Mélanges en hommage à François Terré, Dalloz-Puf-Jurisclasseur, 1999, p. 349 et s., spéc. n° 6, p. 351.
(4) Cons. const., déc. n° 91-293 DC du 23 juillet 1991, Loi portant diverses dispositions relatives à la fonction publique, cons. 6 et s. ; déc. n° 98-399 DC du 5 mai 1998, Loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile, cons. 13 et s.
(5) Voir Y. Lequette, article préc.
(6) Commentaire de la décision n° 2011-159 QPC du 5 août 2011, Mme Elke B. et autres, site Internet du Conseil, p. 4. Sur l’impact potentiel de cette décision pour le critère classique de la nationalité en droit international privé, voir L. D’Avout, « Droit international privé et question prioritaire de constitutionnalité », LPA, 27 octobre 2011, n° 214, p. 18.
(7) Cons. const., déc. n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010, consorts L.
(8) Y. Lequette, article préc., n° 3, p. 350, et « I. De la différence des droits au droit à la différence », n° 7 et s., p. 352 et s. Cet article fut à la source d’une vive controverse (F. Bellivier et E. Pataut, « L’avenir du droit. Mélanges en hommage à François Terré », Rev. crit. DIP, 1999, p. 903) magistralement close par l’auteur (Y. Lequette, « Compte rendu du compte rendu de L’avenir du droit », Rev. crit. DIP, 1999, p. 911).
(9) Pour la Cour, la disposition contestée « répond à un motif d’intérêt général de politique agricole et prévoit, dans des termes complets et explicites, des modalités de mise en œuvre et des limites assorties de garanties procédurales et de fond visant à concilier les intérêts du bailleur et du preneur, sans qu’il en résulte une atteinte disproportionnée aux droits de chacun. »
(10) Voir V. Mazeaud, « Droit réel, propriété et créance dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », RTD civ., 2014, p. 29 et s.
(11) Cons. const., déc. n° 94-359 DC du 19 janvier 1995, Loi relative à la diversité de l’habitat, cons. 7.
(12) QPC portant sur l’article L. 221-2 du code de l’urbanisme.
(13) QPC portant sur les articles L. 613-1, L. 613-2 et L. 613-3 du code de la construction et de l’habitation, ensemble l’article 66-1 de la loi n° 91-650 du 9 juillet 1991 portant réforme des procédures civiles d’exécution.
(14) QPC portant sur les articles 15, III, al. 1er, de la loi du 6 juillet 1989 renvoyant à l’article 13 bis de la loi du 1er septembre 1948. Le non-renvoi est justifié par la nature réglementaire des dispositions en cause.
(15) Voir déjà cette chronique in Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2015, n° 46, p. 141.
(16) Bien différente, dans son régime juridique, de la prestation compensatoire qui a cours depuis 1975 dans les autres cas de divorce, et dont le versement (en principe en capital, échelonné au maximum sur huit ans) est seul susceptible d’être ordonné par le juge depuis la loi de 2004, quel que soit le cas de divorce.
(17) Sous réserve que l’équité commande de ne point lui en attribuer une (art. 270, al. 3, C. civ.).
(18) Cass. 1re civ., 21 septembre 2005, n° 02-15.586 : Bull. civ. I, n° 340, p. 282 ; D., 2006, p. 207, note M. Lamarche (« Les lois passent l’autorité de la chose jugée trépasserait ? ») ; comp. Dr. fam., 2005, comm. n° 239, note P. Murat.
(19) Sur la seconde série de griefs, l’argumentation de la société requérante présentait un caractère économique plutôt pertinent : « Les dispositions contestées contraignent les distributeurs d’eau à reporter sur l’ensemble des usagers le surcoût résultant du non-paiement des factures par certains d’entre eux » (cons. 14). Le Conseil s’en est tenu, pour sa part, à une logique strictement juridique : l’interdiction d’interrompre le service est « sans effet sur les créances des distributeurs d’eau sur les usagers » (cons. 16), de sorte que le grief d’atteinte au principe d’égalité devant les charges publiques « manque en fait ».
(20) Condition prévue à l’origine du texte contesté, mais ensuite supprimée par le législateur en 2013, peut-être bien par inadvertance.
(21) En tout état de cause, la motivation du Conseil mêle encore une fois les deux, y compris au sein du considérant de principe qui les énonce, sans aucune distinction et sans même préciser que la liberté d’entreprendre est ici envisagée sous l’angle de la liberté d’exercice de la profession. Au fond, le juste constat est peut-être le suivant : lorsque la liberté contractuelle est invoquée par un professionnel, le Conseil lui adjoint, de manière à notre sens superfétatoire, le principe de la liberté d’entreprendre.
(22) Bien sûr, une telle référence à la notion de liberté contractuelle peut paraître étonnante au civiliste, qui s’attendrait plutôt, en matière d’exécution du contrat, à une référence au concept frère de force obligatoire. Mais le Conseil n’a jamais visé celui-ci par le passé et cette considération de vocabulaire est, au bout du compte, assez secondaire.
(23) Voir cette chronique in Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2015, n° 48, p. 200 et D., 2015, p. 779, note P.-Y. Gahdoun (« La limitation de la liberté contractuelle par la notion de “cadre légal” »).