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Conseil constitutionnel et jurisprudence de la CEDH

Hélène SURREL - Professeur, Sciences Po Lyon, IDEDH, EA 3976

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 41 - Chronique de jurisprudence constitutionnelle - octobre 2013

I – Les droits procéduraux

Des décisions QPC attestent de la convergence des jurisprudences européenne et constitutionnelle en matière de droits procéduraux mais aussi de la complémentarité des contrôles de conventionnalité et de constitutionnalité. Le Conseil est particulièrement attentif au respect effectif du droit à être jugé par un tribunal impartial, droit qui revêt une grande importance dans la mesure où, selon la Cour européenne, sa violation, en première instance, ne peut en aucun cas être « compensée » par l'intervention ultérieure d'un organe respectant toutes les garanties de l'article 6 et pratiquant un contrôle de pleine juridiction au sens de la Convention(1). À la différence d'un vice de nature procédurale, ce vice de nature organique ne peut, en effet, être « purgé » à un stade ultérieur de la procédure en cause(2) puisqu'il « consomme définitivement la violation du droit à un ‚tribunal' »(3). Or, cette interprétation vaut pour tous les tribunaux au sens de la Convention qu'il s'agisse ou non de juridictions de type classique(4). Le Conseil a fait sienne cette conception, en jugeant, dans sa décision no 2012-280 QPC du 12 octobre 2012, Société Groupe Canal Plus et a., que, lorsqu'elles prononcent des sanctions ayant le caractère d'une punition, les autorités administratives indépendantes – en l'espèce, l'Autorité de la concurrence – sont tenues, au regard de l'article 16 de la Déclaration de 1789, de respecter le principe d'impartialité objective(5).

Le respect de ce dernier est en cause dans la décision no 2013-310 QPC du 16 mai 2013, M. Jérôme P., qui contient une réserve d'interprétation relative à la composition du conseil de l'ordre du barreau de Papeete, siégeant comme conseil de discipline, et visant à garantir une séparation effective entre les fonctions de poursuite et de jugement (cons. 9). En la matière, la jurisprudence européenne n'interdit par tout cumul de fonctions successives par un magistrat, prenant en compte la nature et la portée des mesures prises par celui-ci avant le jugement(6), mais elle requiert, en revanche, une séparation entre les fonctions de poursuite et d'instruction et celle de jugement et n'admet pas, par principe, le cumul des fonctions de poursuite et de jugement.

En l'espèce, le législateur a certes pu légitimement prévoir des règles de composition de l'organe disciplinaire différentes de celles applicables en métropole en raison de la situation particulière de la Polynésie française et, partant, ne pas instituer un conseil de discipline unique dans le ressort de chaque cour d'appel dans le but de remédier au risque de proximité entre les membres de l'organe disciplinaire et les avocats qui en sont justiciables. Mais le respect du principe d'impartialité commande, toutefois, que ni le bâtonnier en exercice de l'ordre du barreau de Papeete, ni les anciens bâtonniers ayant engagé la poursuite disciplinaire ne siègent au sein de l'organe disciplinaire dans la mesure où le bâtonnier peut être à l'origine de la saisine du conseil de l'ordre et est habilité, dans certains cas, à lui demander de suspendre provisoirement de ses fonctions l'avocat mis en cause.

Par ailleurs, appelé à se prononcer sur la constitutionnalité de l'article 695-46 du CPP, le Conseil, dans sa décision no 2013-314 QPC du 14 juin 2013, M. Jeremy F., consacre une protection plus généreuse du droit à un recours effectif que celle garantie au titre de la Convention, qui, faut-il le rappeler, ne constitue qu'un standard minimal (art. 53 CEDH). En l'espèce, saisie par le Conseil, la CJUE avait estimé que l'instauration par les États d'un recours suspensif à l'encontre de la décision d'exécution d'un mandat d'arrêt européen ou de la décision accordant le consentement à l'extension de ce dernier à d'autres infractions ou à une remise ultérieure était compatible avec la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, sous réserve de respecter les délais prévus pour l'adoption de la décision définitive(7). S'agissant d'un « droit correspondant » au sens de l'article 52 § 3 de la Charte des droits fondamentaux, elle avait relevé que la Convention n'imposait pas l'institution d'un double degré de juridiction et, partant, de droit à un recours suspensif. En effet, le droit à un recours à l'encontre d'une décision privative de liberté n'est pas garanti lorsqu'est en cause, comme dans le cadre du mandat d'arrêt européen, une décision prise par « un tribunal statuant à l'issue d'une procédure judiciaire » car « le contrôle voulu par l'article 5 par. 4 se trouve incorporé à la décision »(8). Mais, au regard de l'article 16 de la Déclaration de 1789, l'absence de recours à l'encontre de la décision de la chambre de l'instruction de la cour d'appel constitue une « restriction injustifiée au droit à exercer un recours juridictionnel effectif » (cons. 9).

II – Les droits substantiels

Sans surprise, en harmonie avec la jurisprudence européenne(9), qui valorise particulièrement la liberté d'expression, le Conseil juge, dans sa décision du 7 juin 2013, no 2013-319 QPC, M. Philippe B., l'exception de vérité des faits diffamatoires de l'article 35 c) de la loi du 29 juillet 1881 – selon lequel la vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée sauf « lorsque l'imputation se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision » – contraire à l'article 11 de la Déclaration de 1789. Faisant application des critères dégagés par la Cour européenne dans le cadre d'une jurisprudence fortement unificatrice – les atteintes à la liberté d'expression « doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif d'intérêt général poursuivi » (cons. 3) –, il estime qu'un juste équilibre entre les intérêts en présence n'est pas garanti. En effet, la disposition litigieuse « vise sans distinction (...) tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi que les imputations se référant à des événements dont le rappel ou le commentaire s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général ». De par « son caractère général et absolu », elle porte donc une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression (cons. 9)(10).

Pareille déclaration d'inconstitutionnalité s'inscrit résolument dans le droit fil de la jurisprudence européenne selon laquelle les restrictions à la liberté d'expression sont d'interprétation stricte lorsqu'est en cause un discours ou un débat politique ou un « sujet d'intérêt général ». L'impossibilité de faire valoir l'exception de vérité, s'agissant de propos portant sur une question d'intérêt public emporte violation de l'article 10 lorsque sont en cause des régimes dérogatoires au droit commun de la diffamation accordant une protection spéciale à certaines hautes autorités de l'État(11) ou d'un État étranger(12), lorsqu'il est impossible de rapporter la preuve de faits de plus de dix ans et de prouver sa bonne foi(13) ou encore lorsqu'une législation – assez proche de l'article 35 c) de la loi de 1881 – rend passible d'une condamnation pénale « quiconque, d'une manière telle qu'un tiers peut le remarquer, reproche à une autre personne une infraction pour laquelle la peine a déjà été exécutée »(14)/(15).

Enfin, confronté à la question de savoir si le fait d'exclure en principe que les relations de travail des personnes incarcérées fassent l'objet d'un contrat de travail (article 713-3 du CPP), sans organiser le cadre légal de ce travail, emporte violation des cinquième à huitième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 et porte atteinte tant au principe d'égalité qu'au respect de la dignité des personnes, dans la décision no 2013-320/321 QPC, M. Yacine T. et a., du 14 juin 2013, le Conseil fait manifestement preuve de réserve judiciaire. Après avoir rappelé l'état du droit positif – notamment l'obligation pour l'administration pénitentiaire de respecter la dignité des personnes détenues et le fait qu'un acte d'engagement, signé par le chef d'établissement et le détenu définit les droits et obligations des intéressés et les conditions de travail –, il estime in fine « qu'il est loisible au législateur de modifier les dispositions relatives au travail des personnes incarcérées afin de renforcer la protection de leurs droits » (cons. 9), esquivant de la sorte la question de savoir si les détenus sont dans une situation analogue à celle des salariés ordinaires. Pareille posture ne heurte cependant pas la jurisprudence de la Cour européenne qui, en présence d'une matière sensible qui concerne à la fois la politique pénale et la politique économique et sociale des États, se retranche jusqu'alors derrière la diversité des droits nationaux. Examinant une allégation de discrimination dans la jouissance du droit au respect des biens du fait de l'absence d'affiliation d'un détenu à un régime de retraite, dans l'affaire Stummer c/ Autriche (Gr. Ch., 7 juillet 2011), le juge de Strasbourg constate ainsi l'absence de violation – non sans avoir préalablement estimé qu'un détenu était dans une situation comparable à celle d'un salarié ordinaire au regard de la nécessité d'un système de prévoyance pour les personnes âgées –, en prenant appui sur l'absence de consensus européen en ce domaine(16). A fortiori, l'allégation de discrimination en raison de l'absence de régime complémentaire obligatoire pour un détenu travaillant dans une maison d'arrêt et affilié au régime de retraite de base obligatoire ne peut prospérer(17). Toutefois, la Cour, dans l'arrêt Stummer – rendu à une majorité serrée –, invite l'Autriche à demeurer attentive à l'évolution du droit.

Revue doctrinale

- Beaud, Olivier. L'offense au président de la République : petite leçon aux juridictions françaises sur la primauté de la liberté d'expression. [CEDH, 14 mars 2013, req. 26118/10]. Recueil Dalloz, 18 avril 2013, no 14, p. 968-973.

- Chevalier, Pierre. Nouveauté devant la Cour de cassation du moyen tiré de la violation du droit conventionnel d'accès au juge. [Cass. civ. 1re, 9 avril 2013, no 11-27071]. Recueil Dalloz, 2 mai 2013, no 16, p. 1100-1106.

- Denizeau, Charlotte. L'entrée du droit européen dans le bloc de constitutionnalité : bilan et perspectives. [Colloque « Droit constitutionnel et droits externes », AFDC, juin 2011]. Politeia, automne 2012, no 22, p. 283-307.

- Douchy-Oudot, Mélina. L'inconventionnalité de l'article L. 224-8, alinéa 1er, du code de l'action sociale et des familles. [Cass. civ. 1re, 9 avril 2013, no 11-27071]. Recueil Dalloz, 2 mai 2013, no 16, p. 1106-1109.

- Henriot, Patrick. Dépénalisation du séjour irrégulier des étrangers : l'opiniâtre résistance des autorités françaises (De l'arrêt El Dridi à la loi du 31 décembre 2012). [Libres propos]. La Revue des droits de l'homme [En ligne], juin 2013, no 3, 14 p.

- Magnon, Xavier. Le réflexe constitutionnel au service du réflexe conventionnel ? Quelle place pour la conventionnalité face au contrôle de constitutionnalité a posteriori ? In : Le reìflexe constitutionnel : question sur la question prioritaire de constitutionnalité. Bruxelles : Bruylant, 2012, p. 167-188.

- Surrel, Hélène. Chronique de CEDH. Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, juin 2013, no 40, p. 227-231.


(1) La juridiction doit être compétente pour les points de fait comme pour les questions de droit. V. Zumbotel c/ Autriche, 21 septembre 1993.

(2) De Cubber c/ Belgique, 26 octobre 1984, § 33. En l'espèce, l'intéressé se plaignait de ce que l'un des membres du tribunal correctionnel qui l'avait jugé comprenait un magistrat ayant précédemment rempli les fonctions de juge d'instruction dans les deux affaires en cause. La Cour y estime que si « Une juridiction supérieure ou suprême peut bien entendu, dans certains cas, effacer la violation initiale d'une clause de la Convention », « En l'espèce, les choses apparaissent cependant sous un jour différent. Le vice n'affectait pas simplement le déroulement de la procédure de première instance : résultant de la composition même du siège du tribunal d'Audenarde, il revêtait un caractère organique et la cour d'appel ne l'a pas corrigé puisqu'elle n'a pas mis à néant par ce motif l'ensemble du jugement du 29 juin 1979 ».

(3) L. Milano, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, Dalloz, 2006, p. 363.

(4) V. déc. Didier c/ France du 27 août 2002, req. no 58188/00, à propos du Conseil des marchés financiers.

(5) Cons. 16. Il avait précédemment jugé, à propos de la Commission bancaire, que les autorités administratives indépendantes exerçant des fonctions qualifiées de juridictionnelles par la loi étaient soumises au respect de ce principe (Cons. const., déc. no 2011-200 QPC du 2 décembre 2011, Banque populaire Côte d'Azur). Auparavant, la Cour européenne avait condamné « l'absence de distinction claire » entre les différentes fonctions de la Commission bancaire (Dubus S.A. c/ France, 11 juin 2009, § 61).

(6) Arrêt Hauschildt c/ Danemark, 24 mai 1989, A. Gouttenoire, GACEDH, no 31.

(7) CJUE, 30 mai 2013, Jeremy F. c/ Premier ministre, C-168/13 PPU.

(8) De Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgique, 18 juin 1971, A .12, § 76 (décisions d'internement de vagabonds) ; V. J.-P. Marguénaud, GACEDH, no 20. Ce principe s'applique en matière d'extradition, comme le montre l'arrêt du 5 juin 2012, Khodzhamberdiyev c/ Russie, § 103, cité par la CJUE (pt 43).

(9) V. M. Levinet, GACEDH, no 59. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe avait d'ailleurs invité la France à modifier l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 à la lumière de la jurisprudence de la Cour (résolution 1577(2007), 4 octobre 2007, Vers une dépénalisation de la diffamation, pt 17.6.2).

(10) V., mutatis mutandis, Cons. const., déc. no 2011-131 QPC du 20 mai 2011, Mme Térésa C. et a., à propos du cinquième alinéa de l'article 35 b) de la loi de 1881 (interdiction de rapporter la preuve de la vérité des faits de plus de dix ans), cons. 6.

(11) V., parmi d'autres, Castells c/ Espagne, 23 avril 1992, A.236 (élu condamné pour délit d'injure au gouvernement) ou Otegi Mondragon c/ Espagne, 15 mars 2011 (délit d'injure grave au roi).

(12) Colombani et a. c/ France, 25 juin 2002. En l'espèce, était en cause la condamnation de l'auteur d'un article et du directeur du quotidien pour offense proférée à l'encontre du Roi du Maroc, en application de l'article 36 de la loi de 1881, disposition ensuite abrogée par la loi no 2004-404 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. Alors que la Cour avait estimé, dans l'arrêt Artun et Güvener c/ Turquie, du 26 juin 2007, « que ce qui a été énoncé dans l'arrêt Colombani et autres c. France au sujet des chefs d'États étrangers, vaut à plus forte raison s'agissant de l'intérêt d'un État de protéger la réputation de son propre chef d'État : pareil intérêt ne saurait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d'informer et d'exprimer des opinions à son sujet » (§ 31), elle ne condamne pas, en soi, le délit d'offense au président de la République régi par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 et pour lequel l'exceptio veritatis n'est pas admise. Après avoir mis l'accent sur le fait que la liberté de la presse n'était pas en cause, elle estime qu'il n'y a pas lieu d'apprécier la compatibilité de la qualification pénale retenue avec la Convention, dès lors qu'à la différence de l'affaire turque, « elle n'a produit aucun effet particulier ni conféré de privilège au chef de l'État concerné vis-à-vis du droit d'informer et d'exprimer des opinions à son sujet » (Eon c/ France, 14 mars 2013, § 55 ; requérant condamné pour avoir brandi un écriteau revêtant la phrase « Casse toi pov'con » , violation de l'article 10 en raison du caractère disproportionné du recours à une sanction pénale).

(13) Mamère c/ France, 7 novembre 2006. En l'espèce, le requérant avait été condamné pour complicité de diffamation envers un fonctionnaire. Aux termes de l'article 35 b) de la loi du 29 juillet 1881, la vérité des faits diffamatoires ne pouvait être prouvée « lorsque l'imputation se réfère à des faits qui remontent à plus de dix années ».

(14) Schwabe c/ Autriche, 28 août 1992. En l'espèce, le requérant avait été condamné pour diffamation et pour avoir reproché à un homme politique un délit pénal passé. Or, pour la Cour, les condamnations passées des hommes politiques constituent un « sujet d'intérêt général » ; elles « peuvent, de même que son comportement public à d'autres égards, entrer en ligne de compte pour apprécier son aptitude à exercer des fonctions politiques » (§ 32 et § 34).

(15) Touchant aussi la liberté de la presse, le Conseil, dans sa décision no 2013-311 QPC du 17 mai 2013, Société Écocert France, estime que les formalités substantielles de l'acte introductif d'instance en matière de presse, supposées trop formalistes, ne portent pas une atteinte excessive au droit à un recours juridictionnel.

(16) V. nos obs., RDP, 2012, p. 790 et p. 799. V. également déc., Floroiu c/ Roumanie, 12 mars 2013, req. no 15303/10.

(17) Déc. Paillet c/ France, 11 octobre 2011, req. no 16264/07.