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Le contrôle de constitutionnalité des actes communautaires dérivés: de la nécessité d'un dialogue entre les juridictions suprêmes de l'Union européenne

Olivier B. DORD - Maître de conférences en droit public à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 4 (Dossier : Droit communautaire - droit constitutionnel) - avril 1998

SUMMARY

The constitutional review of secondary legislation : about the necessity of an exchange between the supreme courts of the European Union

After having set up the question of the compatibility between primary community legislation and constitutional provisions, the specificity of community law brings out the question of the compatibility between secondary legislation acts and constitutional provisions.

Theoretically, constitutional courts could review secondary sources. In any case, the nature and the extent of this review have to be specified.

However, in the vast majority of cases, these acts are not reviewed. Nevertheless, constitutional courts are certainly ready to make their case law evolve. This reality should also conduct the European supreme courts to legal co-operation.


Dans les rapports réguliers qu'entretiennent désormais les constitutions nationales et les normes européennes, l'ordre juridique de l'Union européenne conserve sa spécificité. Le développement des traités originaires repose en effet sur trois caractéristiques. Le système communautaire est doté de ses propres organes juridictionnels. Ceux-ci sont à l'origine d'une interprétation particulièrement dynamique du droit originaire. En outre, les traités fondateurs génèrent un droit dit « dérivé » (règlements, directives, décisions, arrêts) que les institutions communautaires produisent de façon totalement autonome par rapport aux États membres. Enfin, la Cour de justice de Luxembourg va jusqu'à affirmer la primauté du droit communautaire sur l'ensemble des normes internes, constitution comprise.

Dans ces conditions, chaque État membre doit assurer une conciliation permanente entre le développement d'un véritable « droit de l'intégration » (Pierre Pescatore) et le respect de son ordre constitutionnel. Cette conciliation devient délicate lorsque la protection de cette constitution est confiée à une juridiction constitutionnelle, plus particulièrement à une cour constitutionnelle. Face aux prétentions du droit communautaire, le contrôle de la constitutionnalité des traités européens successifs a permis d'assurer la primauté de la Constitution. Il revient ainsi à ces cours de garantir, au cas par cas, l'adéquation entre les ordres constitutionnel et communautaire. L'intervention du pouvoir constituant, si elle est politiquement souhaitée et juridiquement possible, n'est requise que lorsque l'étape franchie par la construction communautaire excède le champ des habilitations, générales ou spéciales, accordées par la Constitution aux Communautés et à l'Union européenne. La ratification du traité de Maastricht l'a bien montré, celle du traité d'Amsterdam le confirmera.

Le cas des actes communautaires dérivés s'inscrit de façon différente dans cette problématique. On peut concevoir en effet que la ratification, par les États membres, des traités originaires vaut acceptation de l'ensemble des effets de droit qui en découlent, droit dérivé compris. On peut également considérer que les habilitations constitutionnelles sont autant de limites à l'exercice par les organes communautaires de leurs attributions. Dans ce dernier cas, un contrôle de constitutionnalité sur l'ensemble des normes communautaires (traités et actes dérivés) permettrait de faire respecter le champ des transferts de compétence ainsi accordés.

Sur un plan plus politique, la question du contrôle du droit communautaire dérivé est l'expression de deux types de réserve à l'encontre de la construction européenne. La défense d'un tel contrôle peut traduire une hostilité de principe au processus d'intégration par attachement à la souveraineté des États. Elle exprime aussi parfois une crainte quant au caractère pleinement satisfaisant du niveau de garantie juridictionnelle offert aux citoyens européens pour la protection de leurs droits fondamentaux. L'accès au prétoire communautaire reste étroit, alors que seule la Cour de Justice peut annuler un acte dérivé. La Convention européenne des droits de l'Homme ne fait toujours pas partie de la légalité communautaire, même si la jurisprudence s'en inspire.

Cette question du contrôle des actes dérivés connaît aujourd'hui un regain d'intérêt. En France, la délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne a rendu public en mars 1996 un rapport d'information sur les relations entre droit communautaire dérivé et constitutions nationales. Est ainsi affirmée la nécessité absolue de « redonner à la Constitution son rang de norme suprême ». De plus, l'application de l'article 88-4 de la Constitution ne se limite pas au renforcement de l'information des assemblées parlementaires sur le processus décisionnel des Communautés. Elle permet également aux formations compétentes du Conseil d'État d'attirer régulièrement l'attention du Gouvernement sur l'existence de possibles contrariétés entre une proposition d'acte communautaire et les principes et règles de valeur constitutionnelle.

En Allemagne, la Cour constitutionnelle a été saisie d'une affaire mettant en cause la compatibilité de l'organisation communautaire du marché de la banane avec les droits fondamentaux, garantis par la Loi fondamentale. Plus généralement, la ratification du traité d'Amsterdam va accroître les risques de confrontation entre constitutions et actes dérivés. Ce traité prévoit en effet un nouveau renforcement des compétences dévolues à la Communauté européenne et donc à ses institutions. L'extension la plus significative résulte de l'intégration dans le traité C.E. de domaines placés, par le traité de Maastricht, dans le cadre intergouvernemental de l'Union européenne.

Cette communautarisation du « troisième pilier » pourra être interprétée comme contraire aux exigences constitutionnelles. Sont en effet concernées des matières (asile, libre circulation des personnes, franchissement des frontières) qui relèvent par nature des compétences régaliennes des États et des procédures (passage à la majorité qualifiée, puis à la codécision) qui impliquent elles-mêmes de nouveaux transferts de compétences. Si la question de la constitutionnalité de telles stipulations n'est pas posée lors de l'examen direct du traité d'Amsterdam, elle pourrait l'être lors de la contestation, devant les cours constitutionnelles, d'actes dérivés pris sur son fondement.

Pour autant, ce renouveau de la question du contrôle de constitutionnalité des actes communautaires dérivés doit être relativisé par le rappel de l'acquis en la matière. À la lumière des précédents, il semble en effet que cette question traduit surtout l'état d'inachèvement de la construction communautaire et l'absence d'un dialogue suffisant entre les juridictions suprêmes au sein de l'Union. Plus la coopération sera favorisée et renforcée, notamment entre les cours constitutionnelles et la Cour de justice, et moins ce type de contrariété sera vécu comme une crise.

C'est dans cette perspective qu'il convient d'établir la possibilité pour les cours constitutionnelles nationale d'exercer un contrôle sur les actes communautaires dérivés (I) avant d'analyser les modalités de son éventuelle mise en oeuvre (II).

I) Les actes communautaires dérivés sont-ils contrôlables ?

Du point de vue communautaire, la jurisprudence de la Cour de Justice est claire. Elle détient le monopole du contrôle de la légalité des actes dérivés. Le juge interne, ordinaire ou constitutionnel, est incompétent pour contrôler leur conformité aussi bien à l'égard des dispositions de sa propre Constitution nationale (C.J.C.E. 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft), que du droit communautaire originaire (C.J.C.E. 22 octobre 1987, Foto-Frost). Est ainsi condamnable toute procédure de droit interne portant atteinte à l'autonomie de l'ordre juridique communautaire, doté de ses propres organes juridictionnels de contrôle.

Du point de vue national, l'existence d'une cour constitutionnelle renforce la protection dont bénéficie la Constitution par rapport aux autres normes internes et internationales. Aucune Constitution d'un État membre de l'Union européenne ne prévoit de procédure permettant expressément à un organe juridictionnel interne d'exercer un contrôle, direct ou indirect, préventif ou a posteriori, sur les actes communautaires dérivés. La mise en oeuvre des procédures existantes, souvent celles utilisées pour le contrôle des lois, pourrait néanmoins être étendue aux actes dérivés. C'est déjà une situation courante pour les traités. Si les circonstances de l'espèce le réclamaient, la fin, en cette matière aussi, justifierait les moyens.

Après avoir vérifier si les cours constitutionnelles nationales ont les moyens d'assurer un tel contrôle (A), il conviendra de définir les situations qui pourraient légitimer son exercice (B).

A- Les moyens de contrôle

a) Un contrôle préventif difficilement concevable

Le contrôle a priori des actes internes (la loi par exemple), ou internationaux (traités) présente l'incontestable avantage de régler les problèmes de constitutionnalité avant l'entrée en vigueur de ces derniers dans l'ordre interne. Pour les traités, notamment communautaires, cette procédure est la mieux à même d'assurer l'adéquation des ordres constitutionnel et communautaire. Étendre les avantages de cette procédure aux actes dérivés serait aussi souhaitable. Ceci est néanmoins parfaitement illusoire. Deux raisons justifient cette affirmation. D'une part, le contrôle purement préventif des actes dérivés est impossible. D'autre part, seul le contrôle préventif des propositions d'actes communautaires est envisageable. En France, cette problématique se pose avec une pertinence particulière.

-Premièrement, un contrôle de constitutionnalité a priori des actes dérivés communautaires n'est pas concevable. Ces derniers bénéficient en effet de leur propre procédure de mise en oeuvre, la publication au Journal officiel des Communautés européennes. Elle est autonome par rapport aux États membres et s'impose à eux. Une éventuelle déclaration de contrariété entre la Constitution nationale et un acte dérivé, selon une procédure de contrôle préventif, ne pourrait conditionner ni l'adoption de celui-ci, ni son entrée en vigueur intervenues antérieurement. Elle se traduirait au mieux par la suspension des effets juridiques qu'il produit déjà en droit interne. L'intérêt préventif et non curatif de cette procédure de contrôle de constitutionnalité est ainsi neutralisé. Si l'on souhaite lui préserver sa portée, il faut alors instaurer une procédure de contrôle de constitutionnalité des propositions d'actes communautaires.

-Secondement, si un contrôle de constitutionnalité a priori de ces actes doit être exercé, il ne peut l'être qu'au stade de la proposition d'acte communautaire. C'est une procédure comparable qui a été instituée, dans le cadre de l'application de l'article 88-4 de la Constitution. Les circulaires du Premier ministre en date du 31 juillet 1992 et du 21 avril 1993 ont confié au Conseil d'État le soin de déterminer les propositions d'actes communautaires qui doivent être transmises aux assemblées parlementaires. C'est au cours de cet examen que les formations consultatives du Conseil peuvent soulever l'existence de problèmes de constitutionnalité.

En Allemagne, une partie de la doctrine a également soutenu la consécration de ce type de procédure. L'affirmation par la Cour constitutionnelle de sa compétence pour contrôler a posteriori la constitutionnalité des actes dérivés, (jurisprudences « Solange I » de 1974 et « Solange II » de 1986) n'est pas restée sans conséquence. Certains auteurs ont en effet défendu la thèse selon laquelle la Cour devait aller jusqu'à assurer de façon préventive le respect par une proposition d'acte communautaire, des dispositions de la Loi fondamentale, notamment celles relatives aux droits fondamentaux. Cette perspective d'avènement d'une jurisprudence « Solange III » a été écartée par la Cour dans deux ordonnances rendues les 11 avril et 12 mai 1989. Elle a en effet refusé de contrôler deux propositions de directives communautaires, au motif, notamment, qu'il s'agissait d'actes juridiques inachevés.

Néanmoins, l'exercice d'un contrôle sur les propositions d'actes communautaires conduit à s'interroger sur la logique même du contrôle de constitutionnalité. Sur le plan interne, sa mise en oeuvre ne contribue-t-elle pas, par exemple, à altérer la nature même du contrôle de constitutionnalité en le privant d'effet juridique ? Ainsi, dans la procédure découlant de l'article 88-4 de la Constitution française, les avis ou notes transmis au Gouvernement par les formations compétentes du Conseil d'État ne lient aucunement ce dernier.

Au niveau communautaire, la pertinence d'un tel mécanisme est aussi remise en cause par les règles du processus décisionnel. Ainsi, ce contrôle préventif est particulièrement efficace dans l'hypothèse où le Conseil des ministres de l'Union statue à l'unanimité. Mais ceci tend aujourd'hui à devenir l'exception. De la même façon, la Commission européenne, détentrice du monopole en matière d'initiative, peut modifier sa proposition au cours du processus de décision. Le contenu de la proposition qui aurait fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité pourrait être sensiblement différent de celui qui sera finalement adopté. L'exemple de la proposition de directive relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données illustre ces limites. Cette directive a été adoptée le 24 novembre 1995. Sa transposition législative pose toujours certains problèmes de constitutionnalité, pourtant soulevés, dès sa phase de négociation, par le Conseil d'État.

Trois États membres de l'Union connaissent une procédure de contrôle à priori. Mais la question du contrôle des actes dérivés se pose avec plus d'acuité en France. D'une part, contrairement aux États ibériques concernés, le système de contrôle de constitutionnalité français est essentiellement préventif. D'autre part, les dispositions de l'article 54 de la Constitution visent un « engagement international », alors que les constitutions espagnole (Art. 95) et portugaise (Art. 278, §1) concernent explicitement les « traités ». Ces éléments expliquent qu'une partie de la doctrine française soutient la thèse d'un possible contrôle préalable des actes dérivés, en se fondant notamment sur le caractère imprécis, et donc absorbant, de la notion d'engagement international. Cette affirmation présuppose l'appartenance du droit dérivé à cette dernière catégorie.

Trois éléments permettent néanmoins de contester une telle position. Premièrement, la notion précitée doit être interprétée dans le contexte général de l'article 54, c'est-à-dire en relation avec les termes « ratifier ou approuver ». L'interprétation systématique de ces dispositions constitutionnelles permet donc de circonscrire, à première vue, la compétence du Conseil constitutionnel au titre de l'article 54, aux seuls engagements internationaux nécessitant, pour contraindre l'État, une procédure de ratification ou d'autorisation. Rappelons simplement que le droit communautaire dérivé non seulement ne relève pas d'une telle procédure, mais en est par définition dispensé.

La prise en compte de la jurisprudence constitutionnelle permet également de critiquer cette thèse. La nature préventive des procédures de contrôle de constitutionnalité en France ne souffre que de rares exceptions (Art. 37, §2 et décision n° 85-187 D.C.). Dans le cadre de l'article 54, le Conseil a refusé d'étendre cette jurisprudence aux cas des traités, condamnant par là tout examen des engagements internationaux par voie d'exception, c'est-à-dire a posteriori. Serait-il logique, pour le Conseil constitutionnel, d'admettre l'exercice d'un contrôle sur les actes dérivés, quand celui-ci produit des effets équivalents à ceux d'un contrôle répressif ?

Enfin, les parlementaires français ont tiré toutes les conséquences de l'état du droit positif. Afin de mettre un terme à l'immunité constitutionnelle dont bénéficient les actes dérivés, ils ont déposé pas moins de trois propositions de révision constitutionnelle. Celles-ci visaient à instaurer un contrôle de la compatibilité à la Constitution soit des actes, soit des propositions d'actes communautaires.

À l'opposé du contrôle préventif, l'exercice d'un contrôle répressif sur les actes communautaires dérivés est envisageable.

b) Un contrôle répressif généralement envisageable

L'exercice d'un contrôle a posteriori est la voie la plus praticable pour apprécier la constitutionnalité du droit communautaire dérivé. En effet, l'existence des voies de recours devant les cours constitutionnelles conditionne la possibilité d'ouverture de ce contrôle. Et toutes les cours sont dotées de procédures qui permettraient techniquement un contrôle répressif des acte dérivés. Néanmoins, la compatibilité de sa mise en oeuvre avec l'autonomie du système communautaire se pose. La suspension par une cour constitutionnelle de l'application d'un acte dérivé serait en effet assimilée à un manquement de l'État à ses obligation communautaires, au titre de l'article 5 du traité C.E.

Plus précisément, deux voies s'offrent au juge constitutionnel pour examiner un acte dérivé. Il peut être saisi directement de l'acte si les procédures existantes le permettent. Au besoin, il interprète largement sa compétence. C'est la démarche adoptée par la Cour constitutionnelle allemande dans son arrêt du 29 mai 1974 « Solange I ». Elle a accepté de contrôler deux règlements communautaires au titre de l'article 100, §1 de la Loi fondamentale alors que le texte subordonne la recevabilité de la question préjudicielle à l'existence d'une loi !

Le juge pourrait aussi agir par voie d'exception en examinant les normes internes d'application (règlement incomplet) ou de transposition (directive). La question de l'étendue du contrôle exercé est alors posée. S'agit-il de l'examen des seules mesures internes, comme l'a fait le Tribunal constitutionnel portugais, dans son arrêt n° 184 du 1er février 1989 à propos de l'application d'un règlement communautaire relatif au F.E.D.E.R. ? Ou bien le contrôle est-il poussé jusqu'à l'acte dérivé lui-même ?

Toutefois, les moyens de contrôler ne suffisent pas. Il faut encore en avoir l'occasion. Or, à de très rares exceptions près, les cours constitutionnelles refusent d'assurer l'examen de la conventionnalité des lois. Elles ne se considèrent pas comme des gardiennes de la légalité communautaire, rôle qui revient au juge ordinaire. Elles assurent exclusivement le respect de l'ordre constitutionnel. Aussi est-ce uniquement en cas de conflit entre norme constitutionnelle et droit communautaire dérivé que le contrôle est envisageable.

B- Les hypothèses de contrôle

On peut résumer à trois les hypothèses de contrariété entre droit constitutionnel et droit communautaire dérivé. Les deux premières impliquent un conflit direct entre cet acte et des normes constitutionnelles dont le degré de protection est différent (a et b). La troisième concerne la situation particulière où l'acte dérivé viole de façon indirecte la norme constitutionnelle qui permet son édiction (c).

a) La contrariété avec une norme constitutionnelle ordinaire :

Cette contrariété est effective lorsque l'acte dérivé est en lui-même contraire à un principe constitutionnel. Cela signifie qu'un tel acte peut être à la fois conforme aux traités originaires et contraire à la Constitution. Cela aurait été certainement le cas de la proposition de directive sur le droit de vote des ressortissants des États membres aux élections municipales dans l'État membre de résidence, présentée par la Commission européenne le 4 juin 1988, si elle avait été adoptée. La censure par la décision du Conseil constitutionnel du 9 avril 1992 de stipulations identiques, contenues dans le traité de Maastricht, le démontre a posteriori.

b) La contrariété avec une norme constitutionnelle intangible :

Certaines cours constitutionnelles protègent et consacrent même parfois des principes qualifiés de « fondamentaux ». Ceux-ci correspondent à l'identité de la Constitution nationale. Ainsi, schématiquement, l'article 79, §3 de la Loi fondamentale garantit le fédéralisme et les droits fondamentaux. Un conflit entre ces principes et un acte dérivé serait particulièrement aigu. Non seulement cette contrariété impliquerait la censure de la cour constitutionnelle, mais une révision de la constitution serait aussi improbable dans la mesure où certaines cours vont jusqu'à opposer ces principes fondamentaux au pouvoir constituant. C'est ce que la Cour constitutionnelle italienne a exprimé dès ses arrêts n° 98 du 27 décembre 1965, Acciairie San Michele/C.E.C.A. et n° 1146 du 29 décembre 1988.

c)La violation de l'étendue des habilitations constitutionnelles :

Les Communautés bénéficient de compétences d'attribution conférées par les États membres. Dans l'exercice de leur pouvoir normatif, les institutions communautaires peuvent méconnaître cette répartition des compétences et excéder l'étendue des habilitations constitutionnelles accordées. Cette violation de la Constitution est assimilable à un véritable excès de pouvoir. La question de l'acte dérivé ultra vires se pose notamment pour les arrêts de la Cour de justice, compte tenu de la nature très constructive de sa jurisprudence. La Cour constitutionnelle allemande, dans son arrêt du 12 octobre 1993 relatif au traité de Maastricht a aussi fermement mis en garde contre ce type de comportement.

II) Les actes communautaires dérivés sont-ils contrôlés ?

Cette question concerne en premier lieu le droit interne. Il revient à chaque cour constitutionnelle d'affirmer ou non sa compétence pour contrôler le droit dérivé. Deux données semblent ici déterminantes. La conception interne, moniste ou dualiste, des rapports entre droit interne et droit international d'une part. L'affirmation par la Cour de justice de la primauté du droit communautaire sur le droit constitutionnel d'autre part.

Cela a conduit certaines cours a réaffirmé clairement la prééminence de l'ordre constitutionnel. Mais la plupart s'est ralliée à la position développée par la Cour constitutionnelle italienne : les ordres juridiques interne et communautaire sont coordonnés mais autonomes. Cette conception permet de mieux prévenir les contrariétés en assurant l'effet direct des actes dérivés en droit interne, mais dans les seuls domaines transférés.

La procédure de l'article 177 du traité C.E. n'a pas favorisé l'instauration d'une coopération entre juridictions suprêmes. Les cours constitutionnelles n'ont jamais saisi directement la Cour de justice, considérant le renvoi préjudiciel comme une tutelle inacceptable. Si l'on a pu voir s'esquisser parfois une prise en compte réciproque des jurisprudences constitutionnelle et communautaire, ce ne fut pas dans le domaine des relations entre constitutions et droit dérivé.

Après avoir rappelé l'argumentation des cours constitutionnelles qui exerceraient un contrôle sur les actes dérivés (A), nous tenterons d'analyser les raisons de celles qui ne semblent pas le pratiquer (B).

A- L'affirmation d'un contrôle potentiel

Cette catégorie regroupe les cours constitutionnelles qui affirment pouvoir exercer un contrôle sur le droit dérivé, à titre de compétence de principe, même suspendue (Allemagne), ou de compétence résiduelle limitée à des circonstances exceptionnelles (Italie, Autriche).

1)- Le contrôle de constitutionnalité du droit communautaire dérivé est l'une des singularités de l'insertion de l'Allemagne dans l'Union européenne. Depuis 1974 (arrêt « Solange I »), la consécration de la compétence de la Cour constitutionnelle pour exercer ce contrôle ne s'est jamais démentie. Assouplie dans ses modalités, cette compétence a été renforcée dans son principe.

Dans un premier temps, cette compétence est légitimée par le niveau supérieur de garantie des droits fondamentaux assuré par la Loi fondamentale. On assiste alors progressivement à un rapprochement des jurisprudences (abandon de la théorie de la congruence structurelle par la Cour de Karlsruhe, meilleure protection des droits par la Cour de Justice). La Cour constitutionnelle peut alors suspendre l'exercice de sa compétence, « em>tant que le niveau de protection communautaire des droits sera équivalent à celui assuré par la Loi fondamentalerelation de coopération avec la C.J.C.E.

Dans ce même arrêt du 12 octobre 1993, la Cour constitutionnelle semble toutefois donner un second motif à l'exercice d'un contrôle sur les actes dérivés : la violation de la loi d'incorporation du traité, prise au titre des articles 23 et 24, §1 de la Loi fondamentale. Depuis son arrêt « Kloppenburg » du 8 avril 1987, la Cour a développé une argumentation justifiant sa compétence pour vérifier l'étendue des attributions des institutions communautaires. La Cour peut ainsi vérifier si les actes dérivés interviennent bien dans le champ des compétences transférées par la loi d'incorporation. En cas de dépassement, la Cour a affirmé l'inapplicabilité en Allemagne de l'acte dérivé concerné.

2)- C'est au prix d'ajustements successifs et de renoncements que la Cour constitutionnelle italienne est enfin parvenue à concilier les exigences de la primauté du droit communautaire et le dualisme strict énoncé par la Constitution de 1947 (arrêt n°170 du 8 juin 1984, Granital). Il est néanmoins un domaine où la jurisprudence italienne a été fixée de façon précoce et durable : l'impossibilité de contrôler les actes communautaires dérivés.

Dans un arrêt n° 183 du 27 décembre 1973, Frontini, la Cour constitutionnelle a exclu tout contrôle sur les règlements communautaires. Deux raisons ont été avancées. Ces actes sont issus d'un ordre juridique autonome par rapport à l'ordre constitutionnel italien. L'article 34 de la Constitution limite l'étendue de sa compétence aux normes de rang législatif. Les règlements communautaires sont donc directement applicables en droit interne sur le fondement de la loi d'incorporation du traité de Rome.

La Cour a toutefois consacré la théorie des contre-limites. Est réservée l'hypothèse selon laquelle l'acte dérivé sortirait des limites fixées par l'article 11 de la Constitution pour l'adhésion de l'Italie à un traité et violerait « em>les principes fondamentaux de l'ordre juridique constitutionnel ou les droits inaliénables de la personne

3)- L'adhésion de l'Autriche aux Communautés européennes a été rendue possible par l'adoption référendaire de la loi constitutionnelle fédérale du 12 juin 1994. En effet, au titre à l'article 44, §3 de la Loi constitutionnelle fédérale autrichienne de 1920, toute révision totale de la Constitution fédérale doit avant sa promulgation être soumise, pour référendum, à la population fédérale toute entière. Compte tenu de l'ampleur des modifications apportées aux principes fondamentaux de l'ordre constitutionnel autrichien, la consultation du Peuple ne pouvait, en l'espèce, être écartée.

Le traité d'adhésion de l'Autriche aux Communautés trouve ainsi sa source juridique dans cette loi constitutionnelle. Remédiant aux effets du dualisme, celle-ci autorise les organes compétents à ratifier le traité et procède à l'ouverture de l'ordre juridique interne au droit communautaire. La procédure prévue à l'article 50, sous alinéa 3 de la loi constitutionnelle fédérale de 1920 n'a pas été utilisée pour les traités communautaires. Cette disposition permet en effet de procéder à la ratification de traités qui seront explicitement désignés comme « amendement à la constitution ». Ils sont alors incorporés au droit constitutionnel interne. Il en a été ainsi de la Convention européenne des droits de l'Homme qui a rang constitutionnel en Autriche.

En conséquence, le droit communautaire, originaire comme dérivé, n'a pas été incorporé au droit constitutionnel autrichien. Il ne fait pas partie de la hiérarchie des normes internes. Deux systèmes juridiques coexistent donc sur le territoire autrichien. Bien que coordonnés, le droit communautaire s'impose au droit interne dans son application, ils demeurent néanmoins autonomes. En outre, la Loi constitutionnelle fédérale de 1920 limite les compétences de la Cour constitutionnelle au seul contrôle de la constitutionnalité des lois (Art. 140) et règlements nationaux (Art. 139). La Cour ne peut, a priori, exercer aucun contrôle sur les actes dérivés. La doctrine semble pourtant réserver les cas extrêmes de violation d'un principe fondamental ou de méconnaissance des limites de l'habilitation constitutionnelle.

B- L'absence de possibilité de contrôle

Cette seconde catégorie regroupe les cours constitutionnelles qui se sont déclarées incompétentes pour exercer un contrôle sur le droit dérivé (Espagne), et celles dont la jurisprudence le laisserait penser (Belgique, France).

1)- L'article 161-1-a de la Constitution espagnole de 1978 attribue compétence au Tribunal constitutionnel pour les recours en inconstitutionnalité contre les lois et les dispositions normatives ayant force de loi. Cependant, la loi organique relative à ce même Tribunal précise que les traités internationaux constituent l'une des six catégories de normes dont il peut connaître. Le texte ne dit mot du droit dérivé.

Malgré le peu de jurisprudence disponible, le Tribunal constitutionnel espagnol semble incompétent pour examiner les actes dérivés. Dans une sentence n°28 du 14 février 1991, il a d'abord refusé, par principe, de contrôler la conformité au droit communautaire de la loi relative aux élections européennes. À l'appui de cette position, le Tribunal fait remarquer que « em>le droit communautaire européen dispose de ses propres organes de garantie, au nombre desquels ne figure pas ce Tribunal

2)- La Constitution belge ne prévoit initialement ni contrôle de constitutionnalité ni relation entre droit interne et droit international. Il est donc revenu à la Cour de cassation de poser le principe de la primauté des traités sur les lois (arrêt Le Ski de 1971). L'affirmation rapide, à partir de 1985, de la Cour d'arbitrage comme cour constitutionnelle à part entière a profondément modifié cette interprétation.

La compétence de la Cour d'arbitrage s'est rapidement étendue à cette catégorie particulière de lois que sont les lois d'assentiment des traités. Dans un arrêt de principe n°26/91 du 16 octobre 1991, Commune de Lanaken, elle s'est reconnue compétente pour apprécier la conformité à la Constitution des stipulations d'un traité international, via l'acte qui permet au traité de produire ses effets en droit interne. La Constitution belge s'interpose désormais entre les droits interne et international. La Cour peut ainsi apprécier la compatibilité d'une stipulation d'un traité communautaire par rapport à la Constitution.

A priori le juge constitutionnel belge ne peut connaître directement d'un acte communautaire dérivé : la Constitution ne lui attribue pas explicitement cette compétence. Il n'en demeure pas moins que les règlements et directives communautaires ne produisent leurs effets juridiques que sur le fondement de l'article 189 du traité C.E., c'est-à-dire des lois portant assentiment du traité de Rome et du traité de Maastricht modifiant cet article.

Il serait alors concevable que la Cour d'arbitrage soit saisie d'un recours en annulation ou d'une question préjudicielle portant sur la constitutionnalité des lois d'assentiment de ces traités communautaires. De même, les mesures internes de transposition d'un acte dérivé pourraient faire l'objet d'un contrôle de constitutionnalité. Toutefois, les dispositions de l'article 34 de la Constitution permettraient certainement de considérer le droit communautaire dérivé comme une lex specialis , dérogeant au texte constitutionnel.

3)- En France, le contrôle direct par le Conseil constitutionnel des actes dérivés n'est guère concevable. À l'opposé, le Conseil, saisi au titre de l'article 61, alinéa 2 de la Constitution, n'a pas décliné sa compétence pour contrôler des dispositions législatives transposant un acte dérivé. Le juge constitutionnel a-t-il été conduit à contrôler un tel acte, d'autant que la loi de transposition se borne souvent à en reproduire le contenu ? La caractère restreint de la jurisprudence disponible ne facilite pas l'analyse. Les décisions n°77-89 et 77-90 D.C. soulignent le refus du Conseil de contrôler les effets juridiques d'un règlement communautaire. Ils ne sont que « em>la conséquence d'engagements internationaux souscrits par la France qui sont entrés dans le champ de l'article 55 de la Constitution

En matière d'actes nécessitant une transposition, la jurisprudence est décevante. Les décisions sont limitées en nombre et en intérêt. Parmi les décisions n° 78-100 D.C., n° 94-348 D.C. et n° 96-383 D.C., seule la première permet d'affirmer que le Conseil ne refuse pas d'examiner ce type de mesures. Il en va de même pour une loi exécutant un arrêt de la Cour de justice (décision n° 80-126 D.C.). On ne peut néanmoins conclure plus précisément sur la portée du contrôle. Celui-ci semble surtout faire ressortir la nature subordonnée des compétences exercées en la matière par les autorités nationales

Les voies de recours existantes permettraient, le cas échéant, à chaque cour constitutionnelle d'exercer un contrôle sur la constitutionnalité du droit communautaire dérivé. Le caractère rarissime de sa mise en oeuvre doit être souligné. Une hypothèque qui pesait sur la construction communautaire paraît aujourd'hui levée : la confrontation entre juridictions suprêmes. La normalisation des relations entre la C.J.C.E. et le Conseil d'État français en offre un autre exemple.

On ne peut pour autant exclure complètement l'avènement de situations où l'incompatibilité entre droit constitutionnel et droit dérivé sera manifeste. Il reviendra dans un premier temps aux juges constitutionnels de rechercher, par l'interprétation, les voies d'une conciliation jurisprudentielle. Dans un second temps, on devra recourir aux mécanismes de coopération juridictionnelle. Sur le plan institutionnel, la Conférence des Cours Constitutionnelles Européennes offre déjà une tribune de concertation de plus en plus efficace sur des problématiques communes aux juridictions suprêmes de l'Union européenne. La rencontre des 26 et 27 septembre 1997 sur le thème du contrôle de constitutionnalité et du droit communautaire dérivé le souligne avec force.

Mais c'est sur le plan procédural que l'on trouve, selon nous, l'initiative la plus intéressante pour les rapports futurs entre constitution nationale et droit communautaire dérivé. Par un arrêt du 19 février 1997, la Cour d'arbitrage a en effet saisi la Cour de justice au titre de l'article 177 du traité C.E.. Elle lui a demandé d'interpréter la directive du 5 avril 1993 visant à faciliter la libre circulation des médecins et la reconnaissance de leurs diplômes dont l'acte d'application, un décret de la Communauté flamande, est contesté devant elle.

Cette évolution notable dans la position des cours constitutionnelles à l'égard de la procédure communautaire de renvoi préjudiciel doit être saluée. Après avoir vu dans ce mécanisme un lien hiérarchique entre elles et la Cour de justice, ces juridictions pourraient désormais le considérer comme un instrument précieux de coopération. C'est ce que laissait déjà entendre le Tribunal constitutionnel portugais dans son arrêt n°163 du 23 mai 1990.

Le contrôle de constitutionnalité du droit communautaire dérivé n'est donc pas seulement une question d'ordre national. Il doit susciter un débat entre les États membres et l'Union : à quand en effet une répartition claire des compétences entre Communautés et États ? À quant une protection communautaire des droits à la fois accessible et efficace ?