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Sélection de décisions de la Cour constitutionnelle de la République de Corée

Yoo-Min WON - chercheuse associée de la Cour constitutionnelle coréenne, diplômée d'un master en droit international public de l'Université Panthéon-Assas (Paris II), doctorante de l'Université nationale de Séoul.

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 37 - octobre 2012

I - La censure cinématographique (4 octobre 1996, 93 Hun-Ka 13 et al.)

L'article 21 alinéa 2 de la Constitution, modifiée en 1988 suite au mouvement de démocratisation initiée par les citoyens, pose le principe de l'interdiction de la censure : « La presse et la publication ne sont soumises ni à autorisation ni à censure. La réunion et l'association ne sont pas soumises à autorisation. » Cette modification fait suite aux conséquences néfastes qu'a eues la censure sous les gouvernements autoritaires.

L'article 12 alinéas 1 et 2 et l'article 13 alinéa 1 de la loi sur le cinéma exigeaient que tous les films soient évalués par le Comité d'éthique des spectacles publics (ci-après, « le Comité ») avant d'être diffusés, et prévoyaient une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à deux ans, ou une amende de cinq millions de wons (monnaie coréenne) (1) en cas de diffusion d'un film non évalué. La Cour constitutionnelle a jugé que ces articles étaient contraires au principe de l'interdiction de la censure, donc anticonstitutionnels, en précisant les conditions d'application du principe constitutionnel d'interdiction de la censure.

Le terme « censure » désigne seulement l'inspection préalable menée par un organe administratif décidant si le matériel d'expression peut être publié ou non. Il est énuméré comme suit les éléments constitutifs de la censure préalable que la Constitution interdit :

  • l'obligation de présenter un matériel d'expression en vue de recueillir une autorisation ;
  • la procédure d'inspection préalable menée par un organe administratif ;
  • l'interdiction de publication d'un matériel d'expression non autorisé ;
  • les moyens coercitifs mis en ouvre dans le cadre de la procédure d'inspection.

Les articles en l'espèce correspondent aux conditions de la censure présentées ci-dessus. Considérant que les articles de la loi sur le cinéma exigeaient de présenter un film au Comité en vue d'une inspection préalable à sa projection, que le Comité est un organe administratif en ce que l'administration dudit Comité peut être subventionnée par le budget de l'État, qu'il était interdit de projeter les films qui n'avaient pas passé l'inspection préalable, et que les articles prévoyaient une peine en cas de diffusion d'un film non évalué, ils entrent dans le cadre de la censure interdite par la Constitution et sont à ce titre contraires à la Constitution.

II - La destitution du Président de la République (14 mai 2004, 2004 Hun-Na 1)

Selon la Constitution, une motion pour la saisine de la destitution du Président de la République peut être proposée par le tiers des membres de l'Assemblée nationale et doit, pour être recevable, être adoptée par la majorité des deux tiers de ces mêmes membres. La Cour constitutionnelle est compétente pour statuer sur la destitution (articles 65 et 111 de la Constitution).

Le 12 mars 2004, l'Assemblée nationale de la République de Corée a adopté une motion de destitution à l'encontre du Président Roh Moo-hyun (sur les 195 membres de l'Assemblée nationale ayant voté, 193 se sont prononcés pour, et 2 contre). Conformément à la Constitution, les pouvoirs du Président ont été suspendus à la date de la remise de la résolution au bureau du Président.

La motion de destitution de l'Assemblée nationale a été adoptée pour trois raisons :

  • En premier lieu, malgré son devoir de neutralité, le Président avait appuyé un certain parti lors d'élections ;
  • Deuxièmement, il a méconnu l'organe constitutionnel en négligeant l'avertissement du Comité électoral ;
  • Enfin, il a été compromis dans une affaire de corruption touchant son entourage.

Le principal point de discussion devant la Cour constitutionnelle a porté sur l'interprétation de la condition de destitution énoncée à l'article 65 alinéa 1 de la Constitution, qui consiste en « la violation de la Constitution ou d'autres lois dans l'exercice de fonctions officielles ». La Cour a estimé que « la violation de la Constitution ou d'autres lois » doit être entendue comme une violation « grave » nécessaire pour justifier qu'un haut fonctionnaire soit démis de ses fonctions. Elle a aussi noté que la violation grave nécessaire pour la destitution du Président doit être limitée aux cas où le maintien du bureau du Président ne peut plus être autorisé afin de protéger la Constitution, ou bien où le Président a trahi la confiance du peuple et n'est donc plus qualifié pour administrer les affaires de l'État. La Cour a ensuite décidé que les violations reprochées au Président en l'espèce ne correspondaient pas à ces violations « graves ». La demande de destitution a donc été rejetée.

Le vote d'une motion de destitution par l'Assemblée nationale a bouleversé la politique et la société coréenne, qui s'est divisée entre partisans et opposants à la destitution du Président. Après que la Cour constitutionnelle se soit prononcée, la plupart des experts et des citoyens ont respecté et accepté sa décision. Les juristes considèrent que cette décision annonce le véritable point de départ de l'État de droit en République de Corée.

III - L'usage du nom de famille paternel (22 décembre 2005, 2003 Hun-Ka 5 et al.)

L'article 781 alinéa 2 du code civil prévoyait que l'enfant reçoit pour patronyme le nom de sa famille paternelle, et n'autorisait aucune exception à cette règle. La Cour constitutionnelle a déclaré cet article inconstitutionnel parce qu'il porte atteinte à la dignité individuelle et à l'égalité des sexes. Sa décision a été rendue aux motifs que :

Il appartient au pouvoir législatif que cet article prévoit le nom de famille du père comme règle principale dans l'usage du nom de famille. Néanmoins, lorsqu'un enfant naît après la mort de son père ou le divorce de ses parents, et qu'il devra donc être élevé uniquement par sa mère, ou lorsque la mère élève seule son enfant né de relations extra-conjugales, l'exigence unilatérale de l'usage du nom paternel et l'interdiction de l'usage du nom maternel portent atteinte à la dignité individuelle et à l'égalité des sexes.

Dans la mesure où de nombreux changements se sont opérés et où de nouvelles relations familiales se créent dans le cadre de l'adoption, du remariage ou autres, l'abandon du nom de famille au profit du patronyme du père adoptif ou du beau-père peut être étroitement lié à l'intérêt personnel de l'enfant dans certains cas. Obliger un enfant à utiliser uniquement le nom de famille de son père biologique et lui refuser la possibilité de changer de patronyme constitue une violation du droit à la personnalité de l'individu.

Un juge a adopté une opinion dissidente à l'encontre de ce jugement, en estimant que même si l'usage du nom de famille du père peut être source d'inconvénients en cas de remariage ou d'adoption, ces inconvénients n'affectent pas le statut légal d'un individu, étant donné que le nom de famille n'est qu'un signe.

IV - Le droit de vote des Coréens de l'étranger (28 juin 2007, 2004 Hun-ma 644 et al.)

L'article 15 alinéa 2, l'article 16 alinéa 3, l'article 37 alinéa 1, l'article 38 alinéa 1 de la loi sur les élections publiques et l'article 14 alinéa 1 de la loi sur le référendum exigeaient qu'un Coréen réside sur le territoire national pour exercer son droit de vote aux élections présidentielles et générales ainsi que lors des référendums. La Cour constitutionnelle a été saisie à maintes reprises de recours constitutionnels contre ces articles qui ne permettaient pas aux Coréens vivant à l'étranger d'exercer leur droit de vote.

Dans une décision antérieure du 28 janvier 1999 (97 Hun-ma 253 et al.), la Cour constitutionnelle a jugé une de ces mêmes dispositions conforme à la Constitution, aux motifs que permettre aux Coréens de l'étranger de voter entraînerait des difficultés d'impartialité des élections ainsi que des problèmes techniques concernant la diffusion d'informations sur les élections et les candidats à tous les citoyens d'outre-mer en période officielle de campagne électorale. La Cour a renversé ce précédent jurisprudentiel par la décision du 28 juin 2007 et a jugé que les articles en l'espèce étaient contraires à la Constitution pour les raisons suivantes :

L'article 24 de la Constitution énonce que tous les citoyens ont le droit de vote « conformément aux dispositions prévues par la loi ». Par conséquent, il impose au législateur d'établir des lois pour offrir une protection maximale au droit de vote. La restriction du droit de vote ne peut être autorisée que dans des situations exceptionnelles rendues nécessaires par la sécurité nationale, le maintien de l'ordre public, ou le bien-être public tel que prévu à l'article 37 alinéa 2 de la Constitution. Même de telles restrictions exceptionnelles ne peuvent porter atteinte à l'aspect essentiel du droit de vote.

Les articles en l'espèce qui déterminent l'exercice du droit de vote d'un électeur en vérifiant s'il est inscrit comme résidant sur le territoire national dénient effectivement le droit de vote à tous les Coréens résidant à l'étranger. Ces articles, en conséquence, portent atteinte au droit de vote et au droit à l'égalité des Coréens de l'étranger, contrairement à l'article 37 alinéa 2 de la Constitution et violent le principe du suffrage universel.

V - L'interdiction de réunion nocturne en extérieur (24 septembre 2009, 2008 Hun-Ka 25)

Parmi les droits fondamentaux des citoyens, la liberté de la presse et la liberté de réunion ont été les plus malmenées par les gouvernements autoritaires antérieurs. Certaines des lois qui restreignaient la liberté de réunion établies sous les régimes autoritaires perdurent aujourd'hui, même après le processus de démocratisation. Les articles contestés dans cette affaire appartenaient à l'une de ces lois.

L'article 10 de la loi sur les réunions et les manifestations interdisait d'une manière générale les réunions en extérieur avant le lever et après le coucher du soleil. Exceptionnellement, le commissaire de police compétent pouvait les autoriser dans certains cas. L'article 23 de la loi susvisée prévoyait une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à un an ou une peine d'amende maximale d'un million de wons en cas de violation de l'article 10. La Cour constitutionnelle a décidé que ces articles portaient atteinte à la liberté de réunion et qu'ils étaient donc anticonstitutionnels pour les motifs suivants :

L'article 21 alinéa 2 de la Constitution interdit l'autorisation de réunion. Le terme « l'autorisation » veut dire l'instauration d'un système d'autorisation préalable par lequel une autorité administrative peut autoriser les réunions dans certains cas en examinant préalablement le fond, l'heure et le lieu de ces réunions. En d'autres termes, c'est ce dispositif qui interdit toutes les réunions non autorisées.

L'article 10 interdit d'une manière générale les réunions nocturnes en extérieur, laissant au commissaire de police compétent, en sa qualité d'autorité administrative, le soin de décider si une telle réunion peut être autorisée, sur la base d'un examen préalable du fond, de l'heure et du lieu de la réunion. Il s'ensuit que l'article 10 établit un système d'autorisation générale des réunions nocturnes en extérieur, ce qu'interdit expressément l'article 21 alinéa 2 de la Constitution. Du fait de l'inconstitutionnalité de l'article 10, l'article 23 qui vise l'article 10 comme un des facteurs constitutifs d'un délit est également contraire à la Constitution.

La transparence du processus électoral en vue de la désignation des représentants du peuple est étroitement liée au mûrissement de la démocratie d'un pays. Dans l'histoire politique coréenne, les campagnes électorales ont été entachées par la corruption, soumises au pouvoir et à l'argent. En conséquence, les lois électorales coréennes ont évolué de manière à réglementer au maximum la propagande électorale. Les articles visés dans l'espèce faisaient partie de ce dispositif.

En effet, l'article 93 alinéa 1 de la loi sur les élections publiques interdisait et punissait la distribution ou l'affichage de documents, dessins « ou assimilés », faisant état d'un soutien, d'une recommandation ou d'une opposition à un parti politique ou à un candidat, ou bien montrant le nom d'un parti politique ou celui d'un candidat avec l'intention d'influencer l'élection, ce pendant une durée de 180 jours avant la date du scrutin. La Cour constitutionnelle a jugé que cet article était contraire à la Constitution pour les raisons suivantes :

Si les mots « ou assimilés » sont interprétés comme comprenant « un moyen d'afficher des informations telles qu'un message, un fichier vidéo etc. sur un site Internet ou sur un tableau d'affichage électronique, ou bien un moyen d'envoyer un courrier électronique », ils violent la liberté d'expression politique et la liberté de campagne électorale.

Internet est un des médias qui offre un accès des plus faciles et à un coût très abordable. Il est donc considéré comme un espace politique qui peut remarquablement réduire les coûts de propagande électorale. Cette législation a pour but d'éviter la disparité entre candidats due à des moyens économiques différents et une concurrence injuste par campagne de dénigrement, d'une part, et de favoriser le bon déroulement et l'impartialité des élections, d'autre part. Toutefois, l'interdiction et la répression des campagnes électorales effectuées par le biais de médias électroniques, y compris des services de réseau social (SRS), ne sont pas des moyens appropriés pour atteindre ce but légal.

L'interdiction de l'expression du soutien ou de l'opposition à des partis politiques risque de bloquer toutes critiques à leur encontre et d'affaiblir le fondement idéologique du système démocratique. En particulier, dans la mesure où la communication par Internet s'est universalisée et où des élections de toute nature se tiennent fréquemment, le préjudice causé par la restriction générale de la liberté d'expression politique et de la liberté d'effectuer une campagne électorale en ligne pendant une longue durée de 180 jours est grave. Cependant, l'impartialité d'élections dans laquelle la propagande électorale et l'expression d'opinions politiques en ligne seraient interdites n'est pas suffisamment établie. Enfin, l'article de la loi susvisée porte atteinte à la liberté d'expression politique et à la liberté de campagne électorale des requérants.


(1) 1 million de wons coréens représente environ 680 ¤.