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Constitution et droit administratif

Bernard STIRN - Président de la section du contentieux du Conseil d'État ; Professeur associé à l'Institut d'études politiques de Paris

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 37 (Dossier : Le Conseil constitutionnel et le droit administratif) - octobre 2012

Lorsqu'en 1954, le doyen Vedel publie son article sur « les bases constitutionnelles du droit administratif » (2), il s'aventure, avec la clairvoyance qui était la sienne, sur des chemins encore peu explorés. D'emblée, il écrit que « la Constitution est la base nécessaire des règles dont l'ensemble compose le droit administratif ». Il ne convainc pourtant pas toute la doctrine. Près de vingt ans plus tard, Charles Eisenmann affirme encore que « le droit constitutionnel est absolument muet sur les bases du droit administratif » (3).

Les liens révélés par le doyen Vedel n'ont fait que se renforcer au fil des années. Le texte même de la Constitution de 1958, qui contient de nombreuses dispositions relatives à l'organisation et aux prérogatives de l'administration, y a contribué. Par sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel a considérablement enrichi les « sources constitutionnelles du droit administratif » (4). Dans le même temps, le Conseil d'État a été davantage conduit à s'intéresser à des questions d'ordre constitutionnel et à intervenir pour assurer la garantie des droits fondamentaux. Ainsi « le Conseil constitutionnel est souvent un juge administratif, le Conseil d'État de plus en plus un juge constitutionnel » (5). En introduisant la question prioritaire de constitutionnalité, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a consacré le rapprochement entre la Constitution et le droit administratif, qui débouche sur une présence accrue de la norme constitutionnelle et sur une protection renforcée des droits fondamentaux. De manière simultanée, les fondements constitutionnels du droit administratif et les fondements administratifs du droit constitutionnel se sont de la sorte parallèlement consolidés.

Les fondements constitutionnels du droit administratif

Même si ses origines s'ancrent dans l'univers constitutionnel, le droit administratif français a volontiers cultivé une certaine distance avec la Constitution. Il s'en est ensuite singulièrement rapproché, au point de se mouvoir avec aisance dans l'univers constitutionnel. La Constitution de 1958 et la jurisprudence du Conseil constitutionnel ont consacré cette évolution.

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A/ Les fondements du droit administratif ont été posés par le Conseil d'État dans un relatif éloignement des questions constitutionnelles, aussi bien dans ses activités consultatives que dans son rôle contentieux.

Avant la Constitution de 1958, le Conseil d'État n'a guère été associé à la préparation des textes constitutionnels. Sous la IIIe République, il n'était même qu'exceptionnellement saisi pour avis des projets de loi. Aussi son rôle consultatif s'est-il construit à partir des textes de l'administration et non des débats constitutionnels.

Au contentieux, l'attachement à la tradition française de souveraineté de la loi a fait obstacle à ce qu'il s'engage dans la voie d'un contrôle de conformité des lois à la Constitution. Pour les mêmes raisons, la Cour de cassation a choisi la même retenue. Elle affirme dans un arrêt du 11 mai 1833 « qu'une loi délibérée et promulguée dans les formes constitutionnelles... ne peut être attaquée devant les tribunaux pour cause d'inconstitutionnalité ». Un peu plus d'un siècle plus tard, dans ses conclusions sur la décision Arrighi, rendue par le Conseil d'État le 6 novembre 1936, le commissaire du gouvernement Roger Latournerie soulignait que l'éventualité d'un contrôle de constitutionnalité des lois par le juge n'était pas nécessairement exclue. Mais il estimait en définitive que l'équilibre républicain des pouvoirs ne permettait pas de la retenir. Le Conseil d'État a suivi son commissaire du gouvernement, en jugeant qu'il ne lui appartenait pas d'exercer un tel contrôle « en l'état actuel du droit public ». L'avenir était ainsi ménagé mais ni le Conseil d'État ni la Cour de cassation (6) n'ont évolué sur ce point. Avec la création du Conseil constitutionnel, toute perspective leur a été fermée à cet égard : la Constitution a fait le choix de confier au juge constitutionnel, et à lui seul, le soin de veiller à la constitutionnalité de la loi (7).

La jurisprudence sur les actes de gouvernement témoigne aussi d'une distance entre Constitution et droit administratif. Des décisions qui se situent dans le champ des pouvoirs publics constitutionnels échappent au contrôle du juge administratif. Certes, avec l'abandon la théorie du mobile politique, la décision Prince Napoléon du 19 février 1875 marque le début du mouvement de réduction de la catégorie des actes de gouvernement. Leur champ demeure circonscrit. Il ne couvre plus les décrets de ratification des traités (8) et ne s'étend pas aux décisions du président de la République de mettre en application l'état d'urgence dans les conditions définies par la loi du 3 avril 1955 (9). Mais un noyau dur demeure, qui s'est plutôt renforcé sous la Ve République. Certains pouvoirs propres du président de la République en relèvent, comme la mise en application de l'article 16 (10), l'organisation d'un référendum (11), la dissolution de l'Assemblée nationale (12). Les actes qui ne sont pas détachables des relations internationales sont également des actes de gouvernement, comme une circulaire qui prescrivait le refus toute inscription d'étudiants irakiens dans le supérieur lors de la première guerre du Golfe (13), la décision du président de la République de reprendre les essais nucléaires dans le Pacifique (14) ou l'autorisation donnée aux avions américains et britanniques de survoler le territoire national durant la seconde guerre du Golfe (15). Le Conseil d'État veille en outre à ne pas intervenir dans les décisions relatives au Conseil constitutionnel : il décline sa compétence pour connaître de la nomination d'un de ses membres (16), du refus de lui déférer une loi avant sa promulgation (17), du règlement que le Conseil constitutionnel adopte au sujet de ses archives (18).

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B/ En dépit de ces restrictions, le droit administratif n'a jamais ignoré l'univers constitutionnel, dans lequel il s'est progressivement intégré.

Le Conseil d'État est lui-même issu de la longue histoire constitutionnelle et son autorité découle pour une large part de sa permanence constitutionnelle. Les titres de maître des requêtes et de conseiller d'État apparaissent sous le règne de Philippe le Bel. Le Conseil du Roi donne des avis en matière administrative comme dans le domaine de la justice. En février 1641, l'édit de Saint-Germain fait « très expresses inhibitions et défenses » aux corps judiciaires « de prendre à l'avenir connaissance d'aucunes affaires... qui peuvent concerner l'État, administration et gouvernement d'icelui ». La loi des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III n'ont fait que poursuivre dans cette voie. L'article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII, selon lequel « un Conseil d'État est chargé de rédiger les projets de lois et de règlements d'administration publique et de résoudre les difficultés qui s'élèvent en matière administrative », s'inscrit ainsi dans la longue histoire.

Selon son génie propre, le Premier Consul assure la synthèse entre les traditions héritées de l'Ancien régime et les aspirations de l'esprit révolutionnaire. La création, par l'arrêté des consuls du 9 avril 1803, du concours d'auditeur au Conseil d'État est l'illustration du principe de la Déclaration des droits de l'homme, selon lequel les citoyens sont également admissibles aux emplois publics, « sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

Tous les régimes constitutionnels ultérieurs ont maintenu le Conseil d'État et, à la seule exception des chartes constitutionnelles de 1814 et 1830, l'ont mentionné dans le texte constitutionnel lui-même. Les crises politiques qui auraient pu emporter le Conseil d'État l'ont au contraire conforté. Il survit au Premier Empire. L'effondrement du Second Empire débouche, sous l'impulsion de Gambetta, sur la loi du 24 mai 1872, qui lui confère la justice déléguée. En nommant, le 22 novembre 1944, René Cassin vice-président du Conseil d'État, le général de Gaulle montre de la manière la plus forte que le Conseil d'État aura toute sa place dans la France de la Libération.

La portée, souvent latente, des normes constitutionnelles a été précisée par la jurisprudence administrative. Dans ses conclusions sous la décision Baldy du 17 août 1917, le commissaire du gouvernement Corneille déclarait que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen est « implicitement ou explicitement au frontispice des constitutions républicaines ». Il en déduisait le principe qui gouverne le contrôle des mesures de police, selon lequel « la liberté est la règle et la restriction de police l'exception ».

Avec la reconnaissance des principes généraux du droit, l'inspiration jurisprudentielle trouve dans la Constitution une grande part de son origine. L'interprétation audacieuse de la loi pour la concilier avec le principe du droit au recours pour excès de pouvoir contre tout acte administratif suggère que ce principe revêt une valeur supra-législative (17 février 1950, ministre de l'agriculture c/ Mme Lamotte). Le principe d'égalité « régit le fonctionnement des services publics » (9 mars 1951, société des concerts du conservatoire). Le Préambule est l'une des sources privilégiées de découverte et d'affirmation des principes généraux du droit : « il découle des principes généraux du droit, et notamment du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 que tout homme a le droit de mener une vie familiale normale » (8 décembre 1978, GISTI).

Les principes énoncés par le Préambule sont appliqués par le Conseil d'État. Le droit de grève des agents publics est reconnu à partir des principes économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps (7 juillet 1950, Dehaene). Affirmé par la Déclaration des droits de l'homme, l'égal accès aux emplois publics est consacré par l'arrêt Barel du 28 mai 1954. Le Conseil d'État juge que la liberté d'association est au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (19). Continuant de définir ces principes, il y fait entrer l'interdiction de faire droit à une demande d'extradition formulée dans un but politique (3 juillet 1996, Koné) comme le principe de laïcité (20).

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C/ La Constitution de 1958, à la rédaction de laquelle le Conseil d'État a, pour la première fois dans l'histoire constitutionnelle, pris une large part, a renforcé l'ancrage constitutionnel du droit administratif.

Elle réserve tout d'abord au Conseil d'État une place particulière. Outre que les conseillers d'État sont mentionnés en premier dans la liste des fonctionnaires nommés en conseil des ministres qui figure à l'article 13, le rôle consultatif du Conseil d'État est mentionné à trois reprises, en ce qui concerne les projets de loi (article 39), les projets d'ordonnances (article 38) et les projets de décrets qui modifient des dispositions de forme législative portant sur des matières de caractère règlementaire (article 37, deuxième alinéa).

Au travers des révisions successives de la Constitution, les liens entre le Conseil d'État et la Constitution se sont encore accrus.

D'une part, en application de l'article 39 de la Constitution, le Conseil d'État a délibéré de tous les projets de révision constitutionnelle. Il a été lui-même à l'origine de deux d'entre eux. Par son avis du 23 septembre 1993, il a indiqué au gouvernement de quelle manière la Constitution pouvait être révisée, compte tenu de la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, afin de pouvoir appliquer pleinement les stipulations de l'accord de Schengen relatives au droit d'asile. La révision constitutionnelle du 25 novembre 1993 s'est directement inspirée de cet avis. De même, l'avis du Conseil d'État du 26 septembre 2002, selon lequel la mise en ouvre de la décision cadre du Conseil des ministres de l'Union européenne sur le mandat d'arrêt européen impliquait une modification de la Constitution, a entraîné la révision du 25 mars 2003.

D'autre part, les révisions constitutionnelles du 28 mars 2003 et surtout du 23 juillet 2008 ont donné au Conseil d'État de nouvelles attributions et consacré, dans le texte même de la Constitution, son rôle contentieux. Relative à l'administration territoriale de la République, la révision du 28 mars 2003 prévoit la consultation du Conseil d'État sur les projets d'ordonnances qui étendent, avec les adaptations nécessaires, dans les collectivités d'outre-mer et en Nouvelle-Calédonie, les dispositions de nature législative en vigueur en métropole. Elle fait apparaître, pour la première fois dans le texte constitutionnel, son rôle contentieux en indiquant qu'il exerce un « contrôle juridictionnel spécifique » sur certains actes de l'assemblée délibérante d'une collectivité d'outre-mer dotée de l'autonomie. La révision du 23 juillet 2008 introduit la possibilité, pour les présidents des assemblées parlementaires, de solliciter l'avis du Conseil d'État sur une proposition de loi. Elle consacre son rôle juridictionnel, en disposant que les personnalités qualifiées nommées au Conseil supérieur de la magistrature ne doivent appartenir ni à l'ordre administratif, ni à l'ordre judiciaire, et surtout en confiant au Conseil d'État et à la Cour de cassation le soin de transmettre au Conseil constitutionnel les questions prioritaires de constitutionnalité, selon qu'elles ont été posées devant l'un ou l'autre des ordres de juridiction dont ils sont la cour suprême. Dans sa décision du 3 décembre 2009, relative à la loi organique qui met en ouvre la nouvelle procédure, le Conseil constitutionnel constate ainsi que la compétence pour lui transmettre ou non une question prioritaire de constitutionnalité est confiée « au Conseil d'État et à la Cour de cassation, juridictions placées au sommet de chacun des deux ordres de juridiction reconnus par la Constitution ».

Avant même ces évolutions du texte de la Constitution, la jurisprudence du Conseil constitutionnel avait reconnu le rôle de la juridiction administrative. L'indépendance de la juridiction administrative puis sa compétence pour connaître des actes pris en vertu de prérogatives de puissance publique ont été rattachées aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République par les décisions du 22 juillet 1980 et des 22 et 23 janvier 1987. Une décision du 28 juillet 1989 a, en conséquence, censuré l'attribution au juge judiciaire de la compétence pour connaître des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière. Le Conseil constitutionnel a également renforcé l'autorité des décisions du juge administratif en exigeant, à partir de sa décision du 28 décembre 1995, un motif d'intérêt général suffisant pour justifier la validation d'un acte administratif. Il a en outre jugé dans sa décision du 29 décembre 2005 qu'une loi qui a pour objet principal de priver d'effet une décision du Conseil d'État ainsi qu'un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes porte atteinte au principe de séparation des pouvoirs et à la garantie des droits que protège l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Si le droit administratif, s'est constitutionnalisé, le droit constitutionnel s'est « administrativé ». Le constat - et le mot - reviennent là aussi au doyen Vedel. Dans son introduction aux Mélanges Drago (1996), après avoir posé la question de savoir si l'on assistait à une « « constitutionnalisation » des branches du droit dans leur ensemble et dès lors à l'effacement, au moins à terme, des diverses « branches du droit » au profit d'un « système » conceptuel unique », il rappelait que « le droit constitutionnel n'est ni la source historique et juridique de l'ensemble du droit ni le démiurge des concepts et des méthodes de celui-ci » et soulignait que « cette antériorité du droit non constitutionnel sur le droit constitutionnel se retrouve non seulement dans la fabrication des concepts mais aussi dans celle des procédures : le recours pour excès de pouvoir, prototype d'un instrument de contrôle des normes subordonnées par référence à des normes supérieures, a fourni un modèle au contrôle de constitutionnalité, non l'inverse ». Le doyen Vedel concluait qu'« au total, plutôt que de parler d'une constitutionnalisation du droit civil ou du droit administratif, ne faudrait-il pas parler d'une »civilisation« ou d'une »administrativisation« du droit constitutionnel ? Dans le corps des concepts et des opérations du juge constitutionnel, il y a plus de droit civil, de droit administratif, de droit pénal qu'il n'y a de Constitution dans ces diverses branches du droit ». Nul doute en tout cas que le droit constitutionnel a consolidé ses fondements administratifs.

Les fondements administratifs du droit constitutionnel

Trois mouvements se conjuguent pour entraîner le droit constitutionnel vers une voie davantage marquée par le droit administratif. Si elle est traditionnelle, l'origine administrative de nombreux principes constitutionnels s'affirme davantage. Le droit et la jurisprudence constitutionnels incorporent en outre de plus en plus les règles qui gouvernent l'action et l'organisation administrative. Enfin le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État entretiennent un dialogue nourri, au travers duquel ils définissent ensemble et de manière cohérente les grandes évolutions du droit public.

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A/ Des sources administratives du droit constitutionnel sont issues de longue date de la jurisprudence du Conseil d'État.

Dans ses conclusions sur l'affaire Babin du 14 mai 1906, le commissaire du gouvernement Romieu expliquait déjà qu'il revenait au juge administratif de dégager les matières que la « tradition constitutionnelle républicaine » réserve à la loi. Fondement de l'avis du Conseil d'État du 6 février 1953 sur la possibilité pour le Parlement, sous le régime de la Constitution de 1946, d'élargir temporairement le pouvoir réglementaire, la tradition constitutionnelle républicaine est également invoquée par le Conseil d'État dans ses décisions relatives au décompte du temps de parole du chef de l'État à la radio et à la télévision (21).

La jurisprudence administrative contribue à l'équilibre des pouvoirs publics constitutionnels. La décision Heyriès du 28 juin 1918, qui développe la théorie des circonstances exceptionnelles, anticipe d'une certaine manière sur l'article 16 de la Constitution. La décision Labonne du 8 août 1919 est à l'origine du pouvoir règlementaire autonome. La décision Jamart du 7 février 1936 reconnaît aux ministres un pouvoir d'organisation de leurs services.

Au-delà de l'administration, la jurisprudence administrative concerne l'ensemble des autorités publiques. Le juge administratif affirme ainsi sa compétence pour connaître des marchés publics passés par les assemblées parlementaires (5 mars 1999, Président de l'Assemblée nationale). Lorsque le Conseil d'État juge que « la justice est rendue de façon indivisible au nom de l'État » (27 février 2004, Mme Popin), il exprime une conception d'ensemble de l'État.

Le droit administratif renforce l'autorité des normes constitutionnelles, en subordonnant le pouvoir règlementaire autonome aux principes généraux du droit (26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs-conseils), en ouvrant un recours pour excès de pouvoir contre les ordonnances de l'article 38 tant qu'elles n'ont pas été ratifiées par le Parlement (22) ou encore en contrôlant le refus du Premier ministre d'utiliser les pouvoirs que lui confère le deuxième alinéa de l'article 37 (3 décembre 1999, Association ornithologique et mammalogique de Saône-et-Loire).

De manière générale, la primauté de la Constitution dans l'ordre juridique interne a été affirmée par le Conseil d'État (20 octobre 1998, Sarran et Levacher), avant de l'être, en des termes voisins, par la Cour de cassation (2 juin 2000, Pauline Fraisse) et par le Conseil constitutionnel (19 novembre 2004, TECE et 20 décembre 2007, Traité de Lisbonne). Après que le Conseil constitutionnel a jugé que « l'ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement ont valeur constitutionnelle et s'imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administrative » (23), le Conseil d'État a repris la formule et précisé que la Charte a pleine valeur constitutionnelle « à l'instar » de toutes les dispositions « qui procèdent du Préambule de la Constitution » (3 octobre 2008, commune d'Annecy).

Réciproquement, depuis sa décision du 26 juin 1969, le Conseil constitutionnel trouve dans les principes généraux du droit issus de la jurisprudence du Conseil d'État l'une des sources des principes de valeur constitutionnelle. Il a notamment consacré comme principes de valeur constitutionnelle la continuité du service public (24) et le droit au recours (25). À l'interstice du droit administratif et du droit constitutionnel, les principes de valeur constitutionnelle appliqués par le Conseil constitutionnel et les principes généraux du droit dégagés par le Conseil d'État contribuent à la garantie des droits fondamentaux. Ils évoluent de concert : le principe d'égalité ne fait pas obstacle à des mesures positives, destinées à favoriser l'égalité des chances (26).

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B/ Le droit constitutionnel touche de plus en plus aux sujets administratifs.

Par son texte même, la Constitution de 1958 détermine, de manière plus précise qu'aucune autre avant elle, le cadre d'action de l'administration.

Nombre de ses articles intéressent l'administration, dont le gouvernement dispose (article 20). La Constitution répartit le pouvoir de nomination aux emplois civils et militaires de l'État entre le président de la République et le Premier ministre (articles 13 et 20) et dessine en partie la carte administrative au travers des nominations qu'elle mentionne, comme celles des préfets, des directeurs d'administration centrale ou des recteurs d'académie. Elle donne un large champ au pouvoir réglementaire (articles 34 et 37), détermine ses titulaires (articles 13 et 21) et précise les règles de contreseing (article 22). Elle affirme la libre administration des collectivités territoriales et définit le statut de l'outre-mer (articles 72 à 74). Elle mentionne la Cour des comptes (article 47-2), trace les grandes lignes de l'organisation de la défense (articles 15 et 21) et fixe le cadre de l'action diplomatique (articles 14 et 52 à 55).

En harmonie avec celle du Conseil d'État, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a contribué à ancrer la Constitution dans les réalités administratives. Elle arbitre entre les exigences d'indivisibilité de la République et les impératifs de la libre administration des collectivités territoriales. Elle reconnaît dans leur principe les autorités administratives indépendantes et encadre leur activité. Elle détermine les garanties fondamentales des fonctionnaires. Nationalisations et privatisations se déroulent au regard des règles constitutionnelles qui donnent au secteur public à la fois son étendue irréductible et ses limites. La fiscalité obéit à des impératifs constitutionnels, en matière notamment d'égalité devant l'impôt, devant les charges publiques, de facultés contributives, de lutte contre la fraude, érigée en objectif de valeur constitutionnelle, de nécessité et de proportionnalité des sanctions. De nombreux chapitres du droit administratif s'inscrivent dans un cadre constitutionnel de plus en plus précis, domanialité publique, commande publique, sanctions administratives.

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C/ Les liens toujours plus étroits entre Constitution et droit administratif se tissent au travers du dialogue attentif que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État entretiennent entre eux.

Ce dialogue attentif, établi depuis 1958 entre le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel, contribue à l'unité du droit public. Certes, en 1958, d'aucuns craignaient des dissonances entre le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel, institutions de nature fort différente qui auraient à connaître des mêmes questions, comme la détermination des domaines respectifs de la loi et du règlement, le contrôle juridictionnel des élections ou encore l'application et l'interprétation des règles de la Constitution et des principes du Préambule. Toutefois, ces craintes ont été rapidement dissipées et ont laissé place à une entente harmonieuse entre le juge constitutionnel et le juge administratif. Loin de se concurrencer, les deux institutions se sont mutuellement renforcées. Leurs missions juridictionnelles se conjuguent. L'autorité des avis du Conseil d'État sur les projets de lois s'est trouvée accrue par l'existence même du contrôle de conformité des lois à la Constitution exercé par le Conseil constitutionnel. Le Conseil constitutionnel a en outre jugé qu'un projet de loi était adopté dans des conditions contraires à la Constitution s'il n'avait pas été soumis de manière régulière à l'avis du Conseil d'État (27).

Au-delà de la distinction entre droit constitutionnel et droit administratif, Conseil constitutionnel et Conseil d'État assurent ensemble des évolutions communes sur deux questions majeures du droit public, la protection des droits fondamentaux et l'articulation entre Constitution, droit de l'Union européenne et droit international.

À partir de la décision du 16 juillet 1971, le Conseil constitutionnel s'est imposé, sur le fondement des principes du Préambule, comme le garant vigilant des droits fondamentaux. Ses interventions ont joué à l'égard de la loi un rôle comparable à celui que le Conseil d'État exerçait sur les mesures de police. Avec le référé liberté et la question prioritaire de constitutionnalité, de nouveaux instruments, d'une grande efficacité, ont permis au Conseil constitutionnel et au Conseil d'État de parfaire leur mission de garantie des droits fondamentaux.

Instaurant de véritables procédures d'urgence devant le juge administratif, la loi du 30 juin 2000 institue en particulier le référé liberté. Dans les quarante-huit heures, le juge des référés, investi d'un pouvoir général d'injonction, ordonne toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une autorité administrative aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Définie de manière large par la jurisprudence, la notion de liberté fondamentale trouve ses fondements en particulier dans la Constitution : droits constitutionnellement protégés, le droit d'asile (28), la libre administration des collectivités territoriales (29), le droit de propriété, le droit de grève ou le droit syndical ont le caractère de liberté fondamentale. La reconnaissance du droit à l'hébergement d'urgence comme liberté fondamentale (30) fait écho à l'affirmation selon laquelle la possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur constitutionnelle (31).

La protection des droits fondamentaux est au cour de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité, qui conduit le Conseil constitutionnel, saisi à l'occasion d'un litige par le Conseil d'État ou la Cour de cassation, à vérifier qu'une loi respecte les « droits et libertés que la Constitution garantit ».

Applicable depuis le 1er mars 2010, cette nouvelle procédure a fait la preuve de son intérêt pour la garantie de l'État de droit. Par le nombre des questions posées, les citoyens ont montré qu'ils se sont appropriés ce mécanisme, qui place plus que jamais la Constitution au centre des débats judiciaires. Des dispositions législatives contraires aux droits et libertés protégés par la Constitution ont été abrogées, notamment en matière de garde à vue, d'hospitalisation d'office, de cristallisation des pensions, de harcèlement sexuel. De nombreuses questions de droit administratif sont traitées, sur renvoi du Conseil d'État, par le Conseil constitutionnel, dans les domaines, en particulier de la fiscalité, des pensions, de l'administration des collectivités territoriales, de l'aménagement et de l'environnement, de la fonction publique.

En même temps qu'il s'oriente vers une protection renforcée des droits et libertés, le droit public redéfinit les rapports entre Constitution, droit de l'Union et droit international.

À partir de la décision du Conseil constitutionnel du 15 janvier 1975, et à son invitation, le juge judiciaire puis le juge administratif ont été conduits à exercer un contrôle de conventionnalité des lois, qui leur donne l'occasion de connaître de questions proches sur le fond de celles qui sont soumises au juge constitutionnel. Tel est notamment le cas lorsque le juge s'assure de la compatibilité de la loi avec la Convention européenne des droits de l'homme. Les contrôles que le juge administratif exerce en matière de non-discrimination au regard de la Convention européenne des droits de l'homme, ou de droit aux biens par rapport à son premier protocole additionnel, rappellent ceux qu'exerce le Conseil constitutionnel en matière d'égalité ou de respect du droit de propriété. La force juridique donnée par le traité de Lisbonne à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne rapproche encore quant à leur contenu matériel contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité.

Le dialogue jurisprudentiel qu'animent le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel en vue de combiner contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité permet de dégager des principes communs à l'ordre constitutionnel français et à l'ordre juridique de l'Union européenne. La jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui tire de l'article 88-1 de la Constitution l'obligation de transposer les directives européennes (32), sous réserve du respect de l'identité constitutionnelle de la France (33), inspire directement le raisonnement du juge administratif lorsqu'il articule protection constitutionnelle et protection communautaire des droits fondamentaux (34).

Après la question préjudicielle relative à la compatibilité de la question prioritaire de constitutionnalité avec le droit de l'Union européenne, posée par la Cour de cassation à la Cour de justice de l'Union européenne (35), le Conseil constitutionnel a précisé qu'il y avait lieu d'opérer une distinction entre « le contrôle de conformité des lois à la Constitution, qui incombe au Conseil constitutionnel, et le contrôle de leur compatibilité avec les engagements internationaux ou européens de la France, qui incombe aux juridictions administratives et judiciaires », l'article 61-1 de la Constitution ne faisant pas obstacle « à ce que le juge saisi d'un litige dans lequel est invoquée l'incompatibilité d'une loi avec le droit de l'Union européenne fasse, à tout moment, ce qui est nécessaire pour empêcher que des dispositions législatives qui feraient obstacle à la pleine efficacité des normes de l'Union soient appliquées dans ce litige » (36). Par une formule proche, le Conseil d'État a lui aussi jugé que l'article 61-1 ne s'opposait pas « à ce que le juge administratif, juge de droit commun de l'application du droit de l'Union européenne, en assure l'effectivité, soit en l'absence de question prioritaire de constitutionnalité, soit au terme de la procédure d'examen d'une telle question, soit à tout moment de cette procédure, lorsque l'urgence le commande, pour faire cesser immédiatement tout effet éventuel de la loi contraire au droit de l'Union » (37). En réponse à la question préjudicielle de la Cour de cassation, la Cour de justice de l'Union européenne a fait expressément référence aux décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État, rejoignant par là leur vision de l'articulation entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité ; (38). Des approches comparables sont retenues par les autres cours constitutionnelles et juridictions suprêmes en Europe.

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L'enrichissement mutuel du droit administratif et du droit constitutionnel, qui résulte du double mouvement de constitutionnalisation du droit administratif et d'administrativisation du droit constitutionnel, est au cour de l'évolution du droit public français, qui se caractérise par une présence accrue de la norme constitutionnelle, une hiérarchie des normes plus exigeante, une protection renforcée des droits fondamentaux et un dialogue plus attentif des juges au niveau national comme à l'échelle européenne. Il en résulte une plus grande unité du droit public, dont les deux branches, administrative et constitutionnelle, se rejoignent de plus en plus. Mieux affirmée, l'unité du droit public s'inscrit elle-même dans la perspective de la construction d'un droit public européen, à partir des droits nationaux et sous la double influence du droit de l'Union européenne et de la convention européenne des droits de l'homme. Ces évolutions se mesurent sur le temps long, qui est celui dans lequel se déroule l'interaction entre la Constitution et le droit administratif. Tocqueville l'avait déjà constaté lorsqu'il écrivait en 1856, dans L'Ancien Régime et la Révolution, que « depuis 1789, la constitution administrative est toujours restée debout au milieu des ruines des constitutions politiques ».


(1) Les Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, dans leur numéro 37, ont publié un dossier intitulé « Le Conseil constitutionnel et le droit administratif » qui, outre la présente contribution, comprend les articles suivants :

Constitution et service public, par Norbert Foulquier et Frédéric Rolin, p. 21.

Constitution, contrats et commande publique, par Laurent Richer, p. 37.

Constitution et fonction publique, par Antony Taillefait, p. 49.

Constitution et biens publics, par Yves Gaudemet, p. 65.

(2) Georges Vedel, « Les bases constitutionnelles du droit administratif », Études et documents du Conseil d'État, 1954.

(3) Charles Eisenmann, « La théorie des bases constitutionnelles du droit administratif », Revue de droit public, 1972.

(4) Bernard Stirn, Les sources constitutionnelles du droit administratif, LGDJ, 7e éd., 2011.

(5) Guy Braibant, Bernard Stirn, Le droit administratif français, 7e éd., 2005.

(6) Cass., 17 juillet 1947.

(7) Cass., Civ., 1er octobre 1986, et Crim., 12 juin 1989 ; CE, 20 octobre 1989, Roujansky.

(8) 18 décembre 1998, SARL du parc d'activités de Blotzheim.

(9) 14 novembre 2005, Rolin.

(10) 2 mars 1962, Rubin de Servens.

(11) 19 octobre 1962, Brocas.

(12) 20 février 1989, Allain.

(13) 23 septembre 1992, GISTI et MRAP.

(14) 29 septembre 1995, Association Greenpeace France.

(15) 30 décembre 2003, Comité contre la guerre en Irak.

(16) 9 avril 1999, Mme.

(17) 7 novembre 2001, Tabaka.

(18) 25 octobre 2002, Brouant.

(19) 11 juillet 1956, Amicale des Annamites de Paris, puis 24 janvier 1958, Association des anciens combattants et victimes de la guerre du département d'Oran, qui qualifie la liberté d'association de liberté constitutionnelle.

(20) 6 avril 2001, Syndicat national des enseignements du second degré.

(21) 13 mai 2005, Hoffer, et 8 avril 2009, Hollande et Mathus.

(22) 24 novembre 1961, Fédération nationale des syndicats de police.

(23) 19 juin 2008, OGM.

(24) Décision du 25 juillet 1979.

(25) Décisions du 18 septembre 1986 et du 17 janvier 1989.

(26) CE, 29 décembre 1997, Commune de Gennevilliers, et DC, 11 juillet 2001, IEP de Paris.

(27) 3 avril 2003, Élection des conseillers régionaux.

(28) Juge des référés du Conseil d'État, 12 janvier 2001, Mme Hyacinthe.

(29) 18 janvier 2001, Commune de Venelles.

(30) Juge des référés du Conseil d'État, 10 février 2012, Fofana.

(31) CC, décision du 19 janvier 1995.

(32) 10 juin 2004, Loi relative à la confiance dans l'économie numérique.

(33) 27 juillet 2006, Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information.

(34) 8 février 2007, Arcelor, 10 avril 2008, Conseil national des barreaux et autres, et 30 octobre 2009, Mme Perreux.

(35) 16 avril 2010, Abdeli et Melki.

(36) 12 mai 2010, Jeux en ligne.

(37) 14 mai 2010, Rujovic.

(38) 22 juin 2010, Abdeli et Melki.