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Considérations sur les causes de la puissance de la Cour suprême des États-Unis et de sa retenue

Elisabeth ZOLLER - Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 33 (Dossier : États-Unis) - octobre 2011

Résumé : De la Cour suprême des Etats-Unis, l'opinion commune ne sait en général que peu de choses, sinon qu'elle est puissante sans savoir trop bien pourquoi. Deux explications sont généralement avancées. La première est que la Cour suprême est un contre-pouvoir capable de tenir en échec la volonté des organes politiques, le Congrès et le Président. La seconde est que la Cour suprême tient sous son contrôle l'ensemble des juridictions des Etats-Unis, fédérales et fédérées, de telle sorte que le droit américain est entièrement constitutionnalisé. Selon l'auteur, la première proposition n'est qu'un mythe dans la mesure où la Cour suprême ne gouverne plus depuis trois quarts de siècle (I) et la seconde n'est qu'une légende dès lors que, depuis les années 1920, la Cour s'est repliée sur un statut de juridiction de droit public qui fait qu'aujourd'hui, elle ne s'occupe plus de questions de droit privé (II). La Cour suprême est puissante, certes, mais pas pour les raisons que l'opinion commune se plaît à imaginer en France. Le secret de la puissance de la Cour suprême est dans sa retenue.


De la Cour suprême des États-Unis, l'opinion commune ne sait en général que peu de choses, sinon qu'elle est puissante sans savoir trop bien pourquoi (1). Tocqueville pensait que « l'immense pouvoir judiciaire » qu'elle constituait et qu'il voyait comme « plus immense » que chez aucun peuple, tenait au fait que la Cour était « placée plus haut qu'aucun tribunal connu, et par la nature de ses droits et par l'espèce de ses justiciables » (2). Il reprenait l'analyse que John Marshall avait faite du pouvoir judiciaire fédéral (Article III, sec. 2 de la Constitution des États-Unis) dans l'arrêt Cohens v. Virginia (1821) où il avait expliqué que son étendue dépendait de la nature du litige ou de la nature des parties (3).

S'agissant du premier critère, Tocqueville jugeait décisif le fait que la Cour suprême ait été instituée comme « seul et unique tribunal de la nation », habilité à statuer sur « toute question judiciaire, quelle qu'en fût l'origine » (4). Il développait sa pensée en ces termes : « Elle est chargée de l'interprétation des lois et de celle des traités ; les questions relatives au commerce maritime et toutes celles en général qui se rattachent au droit des gens, sont de sa compétence exclusive. On peut même dire que ses attributions sont presque entièrement politiques, quoique sa constitution soit entièrement judiciaire » (5). Là était à ses yeux le point essentiel ; la Cour, quoique institution purement judiciaire, se prononçait sur des questions de droit public (rapports du gouvernement avec les gouvernés, rapport de la nation avec les étrangers, rapports des États entre eux) alors que, remarquait-il, « les rapports des citoyens sont presque tous régis par la souveraineté des États » (6). L'analyse est toujours actuelle. Le fondement de la puissance de la Cour suprême est en tout premier lieu dans l'étendue du pouvoir judiciaire fédéral. Placée à son sommet, elle est nécessairement compétente pour statuer sur toute question portée devant lui et, dans la mesure où vient obligatoirement devant lui toute question de droit fédéral quelle qu'en soit la source (Constitution, traité ou loi des États-Unis), tout litige qui met en jeu une question de droit fédéral, fût-elle une question de droit public, est susceptible d'être revu par la Cour suprême en dernier ressort. Aux États-Unis, les affaires de droit public sont jugées par la plus haute juridiction de droit commun ; le système juridique ne connaît pas plusieurs, mais un seul ordre de juridiction. De plus, non seulement la Cour est suprême, mais encore elle est unique, dans la mesure où, si le législateur peut créer des cours inférieures à elle, il ne peut pas les soustraire à sa juridiction d'appel. L'adjectif numéral « une » [one] contenu dans l'Article III, sec. 1, de la Constitution (« Le pouvoir judiciaire des États-Unis sera confié à une cour suprême [one supreme Court ») lui interdit de créer une autre cour suprême à côté d'elle (7). La Cour suprême est puissante parce qu'elle est toute seule, suprême et sans rivale dans l'interprétation de toutes les questions juridiques que posent la Constitution, les traités et les lois des États-Unis.

Que la généralité de sa compétence sur toute question juridique fédérale soit un élément décisif de la puissance de la Cour suprême trouve une intéressante preuve a contrario dans l'évolution du droit de l'Union européenne. A l'origine, la Cour de justice avait reçu la même compétence générale par le jeu de la disposition invariablement reprise dans tous les traités, « la Cour de justice assure le respect du droit dans l'interprétation et l'application du présent traité » (8), clause qui lui confère un monopole d'interprétation sur toutes les questions juridiques soulevées par les traités européens identique au monopole de la Cour suprême sur toutes les questions juridiques soulevées par la Constitution des États-Unis. Toutefois, au fur et à mesure que les compétences de l'Union ont avancé, celles de la Cour ont reculé ; les deux champs de compétences de l'Union et de la Cour ne coïncident plus. Ainsi, de nos jours, si la Cour protège les droits et libertés des citoyens de l'Union, c'est de façon parcellaire et incomplète. En particulier, elle ne protège pas la liberté individuelle, bien que l'Union s'occupe aujourd'hui de sécurité et de justice. Pour dire les choses en termes très simples, la Cour de justice de l'Union protège les libertés économiques, notamment la liberté de s'enrichir et de faire de bonnes affaires ; mais un citoyen de l'Union injustement emprisonné dans la geôle d'un État membre ne peut pas espérer d'elle une décision équivalente au bref d'habeas corpus que le citoyen américain peut espérer de la Cour suprême et qui, si elle juge la détention infondée, lui donne le pouvoir d'ordonner aux autorités de l'État fédéré de le remettre immédiatement en liberté. La relation que le citoyen de l'Union peut entretenir avec elle ne peut pas emporter la même charge affective que la relation qui unit le citoyen américain à la Cour suprême.

S'agissant du deuxième critère que Tocqueville voyait dans « l'espèce de ses justiciables », la Cour suprême a la faculté de faire « comparaître des souverains à sa barre » (9), entendez des États, parce qu'elle est l'organe de règlement des différends d'une fédération d'États. En 1835, la particularité était remarquable, elle avait d'ailleurs beaucoup frappé l'aristocrate normand (10), mais elle s'est banalisée avec le développement des juridictions internationales (Cour internationale de justice, Cour européenne des droits de l'homme). Aujourd'hui, c'est tous les jours que des États comparaissent devant les juges. Et, pourtant, parmi ces juges, qui parmi eux pourrait prétendre égaler en puissance les justices de la Cour suprême ? Certes, ils jugent des souverains, mais sans être suprêmes dans l'exposition du droit international, répartis qu'ils sont en quelques trente juridictions qui, chacune, disent le droit dans l'étroit champ de leur spécialité (11).

Si la Cour suprême des États-Unis est puissante, c'est bien, comme l'avait dit Tocqueville, parce que l'institution est au sommet d'un « immense pouvoir judiciaire », unique, exclusif. Mais comment l'exerce-t-elle ? Qu'en est-il de la pratique réelle de cet immense pouvoir ? Nul n'y prête beaucoup d'attention. Le résultat est qu'il court sur l'institution des idées toutes faites qui forment la musique de fond qui accompagne un discours convenu sur ce qu'est une Cour suprême. Car, en France, quand on parle de Cour suprême au singulier, c'est à l'institution américaine qu'on fait référence (12). M. le Président de la République n'a pas besoin de préciser la Cour suprême qu'il évoque quand, le 1er mars 2010, lors de la cérémonie qui marque au Palais Montpensier l'entrée en vigueur de la QPC, il met en garde l'institution qui le reçoit contre la tentation de se transformer en Cour suprême par ces mots forts :

« Dans notre République, le Conseil constitutionnel est le gardien de la séparation des pouvoirs. Je crois qu'il n'a pas vocation à devenir une Cour suprême coiffant toutes juridictions et instaurant un contre-pouvoir judiciaire concurrent du législatif et de l'exécutif » (13).

L'objet du présent article n'est pas de supputer les chances que les conjectures évoquées par le chef de l'État se réalisent un jour, mais plus simplement de rendre justice à une institution qui ne mérite pas de servir de modèle-repoussoir pour imaginer ce qu'est une Cour suprême (14). C'est qu'en effet, la Cour suprême des États-Unis, d'une part, n'est plus un contre-pouvoir concurrent des organes législatif ou exécutif depuis déjà longtemps (I) et, d'autre part, ne coiffe pas toutes juridictions (II), de sorte que le secret de sa puissance n'est pas là où l'on croit qu'il est.

I. Le mythe du gouvernement des juges

En 1921, dans un ouvrage qui fit date, Edouard Lambert affirma en substance que la Cour suprême gouvernait à la place des élus, forgeant l'expression-culte de « gouvernement des juges » (15) dont elle est devenue le symbole et qui sert de principale cause explicative de sa puissance. Eculé, usé jusqu'à la corde, le mythe du gouvernement des juges est un épouvantail politique qui constitue une contre-vérité sur le plan scientifique, qu'on le rapporte au pouvoir exécutif vis-à-vis duquel il n'a jamais pesé bien lourd (A), ou qu'on l'applique au pouvoir législatif à l'égard duquel il n'est plus qu'un lointain souvenir (B).

A. La Cour suprême et le pouvoir exécutif

S'il y a bien un fil rouge qui parcourt l'histoire bi-séculaire de la Cour suprême dans ses relations avec le Président, c'est celui de la discrétion, pour ne pas dire, de l'effacement. Loin de s'aventurer à jouer le rôle d'un contre-pouvoir vis-à-vis de l'exécutif, la Cour suprême s'est plutôt dans l'ensemble inclinée devant lui. Le ton fut donné dès les origines quand le Président John Marshall annonça dans l'arrêt Marbury v. Madison (1803): « Le rôle de la Cour est seulement de se prononcer sur les droits des individus [...] Les questions qui sont par nature politiques, ou que la Constitution et les lois placent sous l'autorité de l'exécutif, ne peuvent jamais être discutées devant cette Cour » (16). C'est le cas des « questions de droit politique » (questions of political law) dont le domaine d'élection était à l'époque les prises maritimes, l'extradition, les acquisitions de territoires (achat de la Louisiane), et qui recouvrent aujourd'hui, de manière générale, la guerre et la diplomatie (17).

Non seulement la Cour hésite à contrôler la constitutionnalité des décisions présidentielles hors des limites tracées dans l'arrêt Marbury, mais encore elle a confessé sa double impuissance dans un arrêt Mississippi v. Johnson (1866) tant à interdire au Président d'excéder les pouvoirs que la Constitution lui attribue qu'à lui ordonner de remplir les devoirs qu'elle lui impose (18). Il a fallu attendre la décision United States v. Nixon (1974), point d'orgue de l'affaire du Watergate, pour savoir quand la Cour, en tant qu'institution judiciaire, oserait ordonner au Président d'obéir au droit. On sait maintenant que c'est au cours d'une procédure judiciaire dans la mesure où, si dans cet arrêt la Cour s'est reconnue le pouvoir d'enjoindre au Président de remettre au procureur les bandes magnétiques qu'il refusait de livrer, c'est parce que ces enregistrements étaient essentiels à la manifestation de la vérité dans une procédure judiciaire en cours. La place du principe de la « rule of law » (prééminence du droit) dans le système juridique des États-Unis dépendait de la réponse que la Cour donnerait à la requête du procureur Jaworski qui, sommation judiciaire impérative à l'appui, demandait au Président Nixon de lui permettre d'instruire l'affaire en lui fournissant les éléments de preuve qui feraient la lumière sur les allégations des inculpés qui disaient avoir agi sur ordre (19). Enfin, si, dans un passé plus proche, la Cour s'est saisie des affaires de Guantanamo, affaires politiques s'il en était, c'est parce que ces affaires concernaient le recours d'habeas corpus, irremplaçable rempart contre les emprisonnements arbitraires (comme l'est toute détention sans jugement ordonnée par l'Exécutif « pour une durée illimitée ») (20).

Réserve faite de ces hypothèses où la liberté individuelle était en cause, la Cour s'est montrée dans l'ensemble bien discrète vis-à-vis du pouvoir exécutif. Il faut même ajouter qu'au cours de l'histoire, sa vigilance n'a pas pu être de tous les instants et qu'à l'occasion des décisions prises lors de l'entrée en guerre des États-Unis contre le Japon, elle n'a pas pu faire autrement que de s'incliner devant le « nécessaire réalisme du droit constitutionnel » (21). Selon les propos tenus par Edward S. Corwin dans son ouvrage classique sur Le Président, son statut et ses pouvoirs, « les juges ont joué, en fait, un rôle mineur dans la définition de la portée des pouvoirs présidentiels » (22).

Infatigables sentinelles contre l'abus de pouvoir, les juristes américains ne se satisfont pas de cette discrétion. Ils invitent la Cour à faire preuve de plus d'audace (23), pointant inlassablement vers le dictum de l'affaire Marbury v. Madison, « c'est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu'est le droit » (24). L'autorité sur laquelle ils se fondent pour convaincre de la justesse de leurs analyses est l'une des plus grandes victoires de la Cour sur ce qu'ils dénomment l'arbitraire présidentiel. Il s'agit de l'arrêt rendu en l'affaire dite de la Saisie des aciéries (1952) dans laquelle la Cour rappela que les pouvoirs du Président découlent soit de la Constitution, soit d'une loi du Congrès, et que, faute de base juridique dans l'une ou dans l'autre, le décret du Président Truman ordonnant la réquisition des aciéries menacées de paralysie par une grève des ouvriers du secteur de la métallurgie alors que le pays était en pleine guerre de Corée, était nul (25). Il n'est pas douteux que, dans cette affaire, la Cour joua le rôle d'un contre-pouvoir concurrent de l'Exécutif, mais parce que s'opposer à lui, en l'espèce, équivalait à défendre les prérogatives du Congrès. Les juristes si prompts à mettre en avant l'audace de la Cour dans cette affaire omettent toujours de dire qu'elle s'explique en grande partie par les circonstances politiques. Le Président avait demandé au Congrès de lui déléguer les pouvoirs dont il avait besoin pour porter une atteinte aussi grave au droit de propriété, mais le Congrès, jugeant la situation moins pressante que lui, n'avait rien fait, de sorte que le décret présidentiel outrepassait sa volonté. En revanche, quand le Président a le Congrès derrière lui, tel le Président George W. Bush dans la lutte contre le terrorisme après la tragédie du 11 septembre 2001, la Cour ne peut pas être un contre-pouvoir contre lui, si ce n'est pour protéger la liberté individuelle comme en portent témoignage les affaires de Guantanamo. Par la prudence de ses interventions, la Cour rappelle à tous ceux qui lui demandent d'en faire plus et de ne pas hésiter à s'ériger en contre-pouvoir concurrent de l'Exécutif pour défendre la Constitution que son rôle est de protéger la liberté individuelle, pas de se mesurer au Président.

B. La Cour suprême et le pouvoir législatif

L'expression « gouvernement des juges » (Government by Judiciary) est née en 1911 sous la plume d'un auteur, Louis B. Boudin, de son vrai nom Louis Boudianoff, fils d'une famille russe émigrée aux États-Unis en 1891. Après des études de droit, Boudin devint socialiste militant d'obédience marxiste et fit de l'expression « gouvernement des juges » le titre d'un article paru en 1911 dans une revue de science politique (26), puis celui d'un livre paru la même année (27), lequel fut lui-même republié vingt ans plus tard en deux volumes toujours sous le même titre (28). En 1921, Edouard Lambert s'en est emparé pour en faire le titre d'un ouvrage qui eut le succès que l'on sait, mais en donnant à l'expression une autre portée que celle que Boudin lui avait attribuée à l'origine et qu'il n'est pas inutile de mettre en contrepoint de celle qui lui est habituellement donnée pour comprendre que la célèbre expression a, en fait, deux sens bien différents, un sens matériel, fortement politique, et un sens formel, juridique, mais tout aussi redoutable que le premier par ses effets. Il lui a fallu du temps pour y parvenir, mais la Cour suprême a réussi l'exploit de mettre fin au gouvernement des juges dans les deux sens que l'expression peut avoir.

1. - Le sens matériel de l'expression « gouvernement des juges »

Le premier sens de l'expression « gouvernement des juges », celui qui nous est le plus familier, est un sens matériel. Le terme vise la pratique qui consiste pour les juges investis du pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois à annuler les lois qui ne s'accordent pas avec leurs convictions politiques et à censurer les atteintes aux droits constitutionnellement garantis qu'étaient pour eux, à l'époque, le libre usage de la propriété ou le principe de l'autonomie de la volonté. Dans de tels cas, on pouvait certainement dire que le juge « gouvernait » dans la mesure où il substituait ses préférences à celles du législateur (29).

Ce premier sens de l'expression « gouvernement des juges » est devenu une relique du passé en 1937 quand, cédant à la pression du Président Franklin Roosevelt qui la menaçait d'une fournée de juges pour l'amener à adopter une lecture plus souple de la Constitution, la Cour retourna sa jurisprudence à 180 ° et annonça un nouveau mode de contrôle de constitutionnalité des lois qu'elle présenta sous la forme de cet énoncé : « Le principe cardinal de l'interprétation des lois est de sauver, et non de détruire. [E]ntre deux interprétations possibles d'une loi, l'une qui la rend inconstitutionnelle, l'autre qui la valide, notre simple devoir est de retenir celle qui sauvera la loi » (30). La Cour admit qu'à l'heure de la démocratie majoritaire, il lui fallait se retenir, s'autolimiter comme on dit aussi, et pratiquer, sauf exceptions soigneusement encadrées, une sage politique de retenue judicaire (self-restraint). Avec cet arrêt, la Cour inaugura une nouvelle période dans l'histoire du contrôle de constitutionalité des lois, reniant le passé si proche où elle censurait les lois » arbitraires » et « capricieuses » (31), comme disaient les avocats pour attaquer celles qui lésaient les intérêts de leurs clients.

Aujourd'hui, d'où que les lois arrivent devant elle, des États ou du Congrès, il n'est plus question pour la Cour de se demander si elles sont capricieuses ou arbitraires, il n'est question que de les présumer conformes à la Constitution. L'idée fondamentale du principe de présomption de constitutionnalité des lois est que, pour retirer les lois (car c'est à cela qu'aboutit le contrôle de constitutionalité), avant le prétoire, il y a les urnes et le bulletin de vote, et que, dans une démocratie, c'est en changeant de majorité qu'on change les lois ou qu'on retire celles qui sont injustes. Ce n'est pas le rôle des juges de redresser les mauvais choix qu'une majorité peut faire ; c'est à la minorité de le faire quand elle deviendra à son tour majoritaire. Cela suppose, bien entendu, que la minorité puisse un jour devenir majoritaire et c'est sur cette probabilité que se règle désormais l'intensité du contrôle juridictionnel. Le résultat est que, réserve faite de la première fonction du pouvoir judicaire qui est de protéger la liberté individuelle contre l'emprisonnement arbitraire et la propriété privée contre la confiscation pure et simple, la Cour ne met la retenue judiciaire entre parenthèses et n'hésite pas à s'affirmer « activiste » que, dans deux hypothèses, soit pour annuler les lois qui sont conçues pour pérenniser la majorité au pouvoir, par exemple, par des restrictions à la liberté d'expression, soit pour écarter celles qui n'ont aucune chance d'être retirées par le suffrage des urnes, notamment parce qu'elles oppriment des « minorités séparées et insulaires », c'est-à-dire des groupes éparpillés sur le territoire national, comme certaines communautés raciales ou religieuses, qui ne veulent pas s'agréger à la majorité dont ils ne se sentent pas solidaires et qui n'ont ainsi aucune chance de devenir un jour majoritaires (32).

A la lumière de cette remise en ordre, la Cour n'exerce plus qu'un contrôle restreint ou minimum sur la constitutionnalité des lois. Pour passer l'obstacle, il suffit que la loi soit raisonnable, autrement dit, que le législateur ait « une raison » pour la prendre. Certes, il arrive que la Cour exige de lui un peu plus et qu'elle requiert « une bonne raison », notamment lorsqu'elle est saisie d'une loi qui touche à l'un des deux domaines sensibles évoqués ci-dessus, ainsi, de la loi qui restreint la liberté d'expression ou de presse. La Cour exerce alors un contrôle serré, plus approfondi, plus rigoureux, parce que l'exercice sans entrave de ces deux libertés est une condition essentielle de l'alternance et du changement de majorité. Parfois, elle ira même jusqu'à exiger du législateur « une très bonne raison », et jettera une présomption d'inconstitutionnalité sur la loi qui est incapable d'en révéler une, ainsi d'une loi qui retient une classification raciale, parce que ceux qui risquent d'en subir les effets sont ceux qui ont le moins de chances de parvenir au pouvoir et de la retirer (33). Mais elle n'ira pas plus loin et toutes les lois qui touchent à la matière économique, financière, fiscale, ou sociale, sont aujourd'hui toujours présumées constitutionnelles, la Cour laissant aux élections le soin de régler les oppositions qu'elles soulèvent. La Cour n'est plus contre un contre-pouvoir concurrent du pouvoir législatif.

2. - Le sens formel de l'expression « gouvernement des juges »

En 1911, quand Louis B. Boudin forgea son expression de « Government by Judiciary », ce n'est pas à l'imprudence des juges qu'il en avait. Il disait même qu'on ne pouvait pas critiquer les juges comme on critique le législateur parce que celui-ci est investi d'un pouvoir discrétionnaire que ceux-là n'ont pas. Les juges, disait-il, ne sont pas censés être investis d'un quelconque pouvoir discrétionnaire pour agir dans le sens qui leur paraît le plus conforme à l'intérêt public, mais trouver le droit écrit dans les précédents ou dans les lois, et en faire application aux faits de l'affaire qui est devant eux, quelle que soit leur opinion sur sa sagesse ou son opportunité. Si Boudin pensait que les juges gouvernaient, ce n'est pas parce qu'ils avaient le pouvoir d'écarter une loi inconstitutionnelle dans un cas d'espèce, mais parce qu'ils utilisaient ce pouvoir qui leur était reconnu de longue date (et qu'il approuvait), pas seulement pour écarter la loi dans un cas particulier, mais pour rayer toute une loi, en son entier, des recueils législatifs, bref, pour l'annuler in toto. Bien avant lui, un président des États-Unis avait compris les effets ravageurs de cette pratique et s'était élevé contre elle. Il s'agit d'Abraham Lincoln dans sa critique du malheureux arrêt Dred Scott qui avait fait de l'esclavage une institution nationale (34).

Dès 1858, Lincoln et le parti républicain derrière lui avaient pris position contre l'arrêt Dred Scott au motif suivant : « I]l ne se limite pas à élargir et à étendre hors de l'Union, à l'extérieur, ce que nous tenons pour un mal, il ouvre la voie à une extension de ce mal dans les États », et d'ajouter, « il est dans nos intentions de nous opposer à lui, si nous le pouvons, jusqu'à ce qu'il soit renversé et qu'une nouvelle règle judiciaire soit établie sur le sujet » (35). En 1861, élu Président des États-Unis, Lincoln fit dans son premier Discours inaugural une autre critique, implicite cette fois, de l'infortuné arrêt par cette réflexion lourde de sens :

« S'il est bien sûr possible qu'un arrêt soit erroné dans un cas donné, le mal qui en découle, quand il est limité à un cas d'espèce et qu'il est susceptible d'être renversé de sorte qu'il ne devienne jamais un précédent, est plus facile à supporter que les malheurs qui naissent de pratiques différentes » (36).

En avançant pareille distinction, Lincoln était très en avance sur son temps. A une époque où toute décision de justice de la Cour suprême qui déclarait une disposition législative inconstitutionnelle entraînait son abrogation de facto par le jeu de la technique du précédent, il rappelait qu'en principe, les décisions des juges n'ont d'effet juridique obligatoire que pour la question précise qui est posée dans le cas d'espèce qui est devant eux et que, s'il arrive que le juge donne à sa décision une portée qui déborde le cas d'espèce (ce qui était bien le cas dans l'affaire Dred Scott, dans la mesure où, sans en avoir besoin, la Cour avait annulé in toto le compromis du Missouri qui interdisait l'esclavage au nord du 37 ° parallèle), ce n'était que le résultat de « pratiques différentes », non de règles de droit, ce qui sous-entendait que, s'il ne s'agissait que de simples « pratiques », il était toujours possible de les écarter.

Pour écarter le système de la décision isolée qui règle le sort de centaines d'autres et qui est le vrai levier par lequel les juges gouvernent, il faut pratiquer la distinction « autorité relative - autorité absolue » de la chose jugée. A l'évidence, c'est cette distinction qui sous-tend le raisonnement du grand Président dans l'opposition qu'il dresse entre « le mal [...] limité à un cas d'espèce » et « les maux qui naissent de pratiques différentes ». Il a fallu beaucoup de temps pour que la distinction entre dans les moeurs judiciaires. Elle n'est parvenue à maturité que beaucoup plus tard, après la crise suscitée par la fournée de juges dont Franklin Roosevelt menaça la Cour pour la faire changer de jurisprudence et lui faire abandonner sa rigidité sur la prétendue inconstitutionnalité des lois du New Deal. C'est à cette occasion que la Cour entreprit de maîtriser la portée de ses décisions et que, réalisant que « qui peut le plus peut le moins », elle opéra une distinction, ferme et tranchée, entre l'annulation d'une loi « as applied » (en tant qu'elle est appliquée dans le cas d'espèce), qui n'écarte la loi que dans le cas d'espèce, sans toucher à sa validité, ce qui produit un résultat identique à celui qui peut découler du contrôle de conformité d'une loi par rapport à la CEDH qui est opéré par le juge français ou européen, et l'annulation d'une loi « on its face » (qui est perceptible à la simple lecture du texte, indépendamment de la manière dont il est appliqué), qui vaut erga omnes, qui écarte la loi du droit positif, bref qui l'abroge.

Recommandée au départ par certains juges éclairés (37), la distinction entre les cas qui appellent une nullité relative et ceux qui exigent une nullité absolue fut consacrée en 1987 en ces termes : « Un recours en nullité absolue contre une loi est [...] le défi le plus difficile à relever dans la mesure où le requérant doit établir qu'il n'est pas possible de concevoir quelques cas dans lesquels la loi pourrait être déclarée constitutionnelle » (38). Devenue aujourd'hui coutumière, la distinction conduit la Cour à ne prononcer l'annulation de dispositions législatives pour l'avenir qu'à titre exceptionnel en limitant son pouvoir de prononcer la nullité absolue des lois aux domaines circonscrits que sont les libertés du corps (39) ou les libertés de l'esprit (40). Quant aux autres droits et libertés, les lois qui les restreignent sont toujours regardées par le juge à la lumière d'une présomption de constitutionnalité, quel que soit le domaine dans lequel elles interviennent.

II. La légende d'une Cour suprême coiffant toutes juridictions

Peut-être à cause de l'adjectif « suprême », aucune idée ne semble plus fortement enracinée chez les juristes français que celle selon laquelle la Cour serait au sommet d'une hiérarchie judicaire qui coiffe toutes les juridictions. L'origine de cette conviction est difficile à élucider, mais elle tient beaucoup à la portée généralement attachée à la clause de suprématie de l'Article VI, sec. 2 de la Constitution : « La présente Constitution, et les lois des États-Unis qui seront prises pour son application, et tous les traités conclus, ou qui seront conclus, sous l'autorité des États-Unis, seront la loi suprême du pays ; et les juges dans chaque État seront liés par cette règle, nonobstant toute disposition contraire dans la Constitution ou les lois de l'un quelconque des États » (italiques ajoutées). En France, où le droit est volontiers représenté sous la forme d'une pyramide de normes hiérarchiquement superposées les unes sur les autres, la disposition est comprise comme faisant de la Constitution une sorte de grande chape qui recouvre l'ensemble du système juridique et qui a pour effet de « constitutionnaliser » tout le droit des États-Unis. La réalité ne s'accorde pas à cette légende.

Contrairement aux idées les mieux reçues, tout le droit n'est pas « constitutionnalisé » aux États-Unis et la meilleure preuve qu'on puisse en donner est que la Cour suprême ne s'occupe pas de questions de droit privé. Le droit des biens, les contrats, le droit des personnes, la responsabilité civile et quasi-délictuelle ne sont pas soumis à ce que l'on pourrait appeler, par analogie avec la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande, des « effets rayonnants » de la Constitution ou du Bill of Rights (41) et le contentieux constitutionnel nourrit un contentieux de droit public. Dans les facultés de droit, les professeurs enseignent les grands cours de droit privé, property, torts et contracts, sans dire un mot de droit constitutionnel. Cette situation est le résultat d'une évolution historique qui a été voulue, voire recherchée par la Cour suprême elle-même de deux manières. D'une part, la Cour qui avait été initialement créée comme juridiction de droit privé s'est repliée sur un statut de juridiction de droit public (A) ; d'autre part, elle s'est refusée à étendre la Constitution aux relations de droit privé (B).

A. Le repli de la Cour suprême sur le statut de juridiction de droit public

À l'origine, la Cour suprême fut créée comme une juridiction de common law, autrement dit, de droit privé, dont la mission ultime est de protéger la liberté individuelle contre le pouvoir. A la convention de Philadelphie, les délégués prirent grand soin en écrivant l'Article III sur le pouvoir judiciaire de retenir une rédaction qui donnerait à la Cour la suprématie sur tous les ordres de juridictions qui pouvaient exister alors en droit anglais (cours de common law, cours d'équité, cours d'amirauté) et qui écarterait toute possibilité pour le Congrès de soustraire les cours inférieures (qu'il lui est loisible d'établir selon une opportunité dont il est le seul maître) à la juridiction de la Cour suprême ; d'où le soin méticuleux avec lequel l'Article III, Sec. 2 (1) de la Constitution étend la compétence du pouvoir judiciaire fédéral « à toutes les affaires, en droit et en équité, survenues sous l'empire de la présente Constitution, des lois des États-Unis, des traités conclus, ou qui seraient conclus, sous leur autorité ; -- à toutes les affaires concernant les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls ; -- à toutes les affaires d'amirauté et de juridiction maritime » (c'est nous qui soulignons). Parmi les juridictions fédérales que peut créer le Congrès, aucune n'est soustraite à la compétence de la Cour, même les juridictions militaires, du moins lorsqu'il s'agit d'habeas corpus, comme l'ont prouvé les affaires de Guantanamo. Autrement dit, la compétence de la Cour suprême comme cour de common law se déduisait des attributions des cours fédérales pour statuer sur « toutes » les affaires « en droit » ainsi que du Septième amendement à la Constitution (42).

La difficulté est que, si la Constitution fait bien de la Cour suprême une cour de common law, elle est muette sur l'existence d'une possible common law fédérale. Or, celle-ci, qui était à peine visible dans la Constitution, ne s'est pas développée en jurisprudence ; au contraire, elle est allée en se réduisant comme une peau de chagrin. La Cour a d'abord jugé qu'il n'y avait pas de common law fédérale en matière criminelle (43), puis qu'il n'y avait pas de common law fédérale en matière civile (44). N'a subsisté qu'une common law fédérale en matière commerciale qui s'est éclipsée, on va le voir, au moment du New Deal de sorte que la Cour a progressivement perdu son rôle de cour de common law. Toute son histoire n'a été, en fait, que celle d'une déperdition progressive de sa qualité initiale. L'évolution a commencé dès les origines et elle s'est accélérée à partir des amendements adoptés après la guerre de Sécession dans la mesure où la Cour en a limité la portée autant qu'elle le pouvait, l'idée étant qu'il fallait éviter que « le champ de compétence [du droit fédéral] ne s'étende à tout le domaine des droits civils » (45), c'est-à-dire au droit privé. Mieux encore, la Cour a pu d'autant plus persister dans une politique de repli sur le seul droit public qu'à partir de la loi Evarts (1891), le Congrès lui a donné le pouvoir, limité au départ, mais qui est peu à peu devenu quasi-total, de choisir ses affaires par la voie du writ of certiorari (46).

L'évolution vers un statut de juridiction de droit public s'est accomplie comme s'effectuent toujours les choses dans les pays de common law, graduellement, insensiblement, pas à pas. L'un des signes les plus révélateurs de cette évolution fut l'émergence, à partir des années 1920, autour du concept de justiciabilité, d'une doctrine de la recevabilité du recours en inconstitutionnalité avec l'exigence d'un intérêt pour agir, condition de droit public, s'il en est (47). D'un autre côté, la technique du writ of certiorari fut généralisée par le Congrès en 1925 sur les conseils du Président de la Cour de l'époque, William Howard Taft (1921-1930). Cette loi, dite Judges' Bill, a joué un rôle capital dans l'évolution car elle a permis à la Cour de ne retenir pour être jugées au fond que des affaires de droit public. Le travail fut si efficacement mené qu'en 1927, Félix Frankfurter (qui sera nommé juge à la Cour suprême par Roosevelt en 1939) et James M. Landis pouvaient écrire :

« La Cour suprême a cessé d'être une cour de common law. De quelles affaires s'occupe-t-elle donc ? [...] Ici, à l'inverse de ce qui se passe sur le continent, le langage ordinaire des juristes ne donne aucune indication sur les différences qui existent dans le contenu des affaires, la nature des intérêts, et les techniques de procédure applicables aux deux grands types de contentieux qui se répartissent en 'droit privé' et 'droit public'. De la différence entre ces deux types de contentieux découlent de rigoureuses conséquences pratiques dans l'exercice de la fonction judicaire. Les questions qui viennent normalement devant la Cour suprême ne sont pas les questions juridiques ordinaires qui se posent dans la multitude des procès Dupont c. Durand qui sont portés devant les autres cours. La Cour suprême est l'autorité finale pour arrêter les relations entre l'individu et les différents États, entre l'individu et les États-Unis, entre les [...] États entre eux, et entre les États et les États-Unis. Elle est médiatrice entre l'individu et le gouvernement ; elle marque les frontières entre l'État et l'action nationale » (48).

L'évolution ne fit que s'approfondir (49). Elle fut consommée dix ans plus tard quand la Cour décida d'en finir avec la common law fédérale qu'elle avait initialement découvert en matière commerciale dans l'arrêt Swift v. Tyson (1842) (50) et qu'elle façonnait en toute indépendance dans une foule de matières réputées connexes. Opérant une révolution dont elle est sortie transformée, la Cour suprême se convertit au positivisme et renonça à extrapoler à partir de concepts aussi vagues que « liberté » ou « propriété » des règles qu'elle forgeait au gré des affaires qui lui parvenaient pour nourrir les principes généraux d'un droit privé transcendantal qu'elle imposait aux États. L'arrêt de principe est la décision Erie Railroad Co. v. Tompkins (1938) dans lequel elle a tourné le dos à l'idée jus naturaliste qui enseignait que la common law était contenue en creux dans la Constitution, et qu'elle s'est rangée à l'idée que « le droit au sens où les juges peuvent en parler aujourd'hui, n'existe pas sans quelque autorité définie derrière lui » (51), étant ici précisé qu'aux États-Unis, pays de common law, « le droit au sens où les juges peuvent en parler » est en priorité le droit privé. Tout s'est passé comme si la Cour avait (enfin) compris (après un siècle et demi de jurisprudence contraire) que, là où la souveraineté appartient au peuple, la loi ne peut être que l'expression de la volonté générale, non celle de quelques uns, aussi sages, savants ou vénérables soient-ils.

B. Le refus de la Cour d'étendre la Constitution aux relations de droit privé

Parallèlement à cette évolution, depuis l'adoption du Quatorzième amendement (1868) qui oblige les États à garantir à toute personne soumise à leur juridiction les droits fondamentaux à la vie, à la liberté et à la propriété, la Cour a toujours fait en sorte de limiter l'application de ces dispositions à des relations juridiques mettant en cause une action d'État (state action), c'est-à-dire des relations qui impliquent l'exercice de ce que nous appellerions une prérogative de puissance publique. Le résultat est que la Constitution ne s'applique pas au droit privé et que, sur ces matières, la Cour suprême, loin de les « coiffer », généralement en défère aux juridictions d'États.

Aux États-Unis, le contentieux constitutionnel ne concerne que les relations entre l'individu et l'État, autrement dit, des relations de droit public, non des relations entre personnes privées. Ce résultat était déjà commandé, on l'a dit, par l'absence de common law fédérale générale, mais encore, il est devenu inévitable lorsqu'après la guerre de Sécession, pour maintenir la structure fédérale du pays, la Cour s'est refusée à étendre aux relations entre personnes privées le bénéfice des amendements apportés à la Constitution fédérale par le biais de la doctrine de l'action d'État (state action doctrine). Cette doctrine fut formulée dans l'affaire des droits civils (Civil Rights Cases) où il s'agissait de savoir si le Congrès avait le pouvoir de prendre une loi qui obligeait les établissements recevant du public dans les États à accepter les personnes de couleur sous peine de sanctions pénales. La Cour jugea la loi inconstitutionnelle, au motif que sa base juridique (la section 5 du Quatorzième amendement) « ne donne pas au Congrès le pouvoir de légiférer sur des matières qui sont du ressort des législatures des États, [mais qu'elle] l'autorise seulement à prévoir les moyens de corriger les effets d'une loi, ou d'une action d'État [qui refuse aux personnes de couleur l'égale protection des lois » (52). L'effet immédiat de la décision fut d'exclure l'application des droits et libertés garantis par la Constitution fédérale aux relations entre personnes privées. En d'autres termes, les droits et libertés n'ont pas d'effet horizontal aux États-Unis, sauf s'il est possible d'imputer leur violation à une action d'État, ce qui est le cas lorsque la violation est permise par une loi ou un acte réglementaire d'un État fédéré.

C'est donc en principe au législateur des États, éventuellement au législateur fédéral dans le cadre de ses compétences, mais pas à la Cour suprême, qu'il appartient de réglementer les relations entre personnes privées. Pour ce qui est du législateur fédéral, disons tout de suite que c'est ce qui s'est passé pour garantir le respect des droits civiques, c'est-à-dire les droits dont jouit un citoyen vis-à-vis du pouvoir et de ses concitoyens. Pour ne citer que l'exemple le plus célèbre, le Congrès a adopté en 1964 la grande loi sur les droits civils (Civil Rights Act) qui oblige les personnes privées engagées dans le commerce interétatique à s'abstenir de toute discrimination fondée sur la race, la religion, l'origine ethnique ou le sexe des personnes. Toutefois, si cette loi est conforme à la Constitution, c'est - aussi surprenant que cela paraisse - parce qu'elle a été prise sur le fondement de la clause de commerce (53). Le noyau dur de la jurisprudence sur les droits civils de 1883 est donc intact ; son résultat le plus clair est que « l'action individuelle qui empiète sur des droits individuels » (54) ne retient pas l'attention de la Cour, sauf si elle est rendue possible, a fortiori encouragée, par une action d'État qui se manifeste le plus souvent par une loi (55). Bref, la Cour ne s'intéresse pas aux relations entre personnes privées ; elle ne sort de sa réserve que si une loi d'État l'oblige à s'y intéresser, ainsi, de la Proposition 8 de l'État de Californie adoptée par voie d'initiative populaire qui interdit les mariages homosexuels et qui est actuellement pendante devant les tribunaux (Perry v. Schwarzenegger). En revanche, lorsqu'il n'y a pas une action d'État dans une relation entre deux personnes privées, il est impossible de forcer la Cour à s'en saisir et à statuer sur le droit qui devrait la régir, en l'invitant à censurer l'État dont la législation est muette sur ce type d'union.


En conclusion, si l'on tient compte de l'effet cumulatif de toutes les évolutions rappelées ci-dessus, à savoir, la présomption de constitutionnalité des lois qui est devenue de règle à partir du New Deal, la déférence aux juridictions d'États sur toutes les questions de droit privé, le refus de donner un effet horizontal aux droits et libertés garantis par la Constitution, force est de dire que la Cour suprême n'exerce pas la puissance que l'opinion commune lui prête. Ce n'est pas qu'elle ne l'ait pas ; elle l'a, et même bien plus qu'on ne l'imagine.

A cet égard, l'opinion française s'abuse quand, calée sur une lecture au premier degré de Tocqueville, elle pense des juges de la Cour suprême que « leur pouvoir est immense ; mais [que] c'est un pouvoir d'opinion » (56). Certes, c'est un pouvoir d'opinion, mais c'est bien plus que cela, parce que la Cour a les moyens de se faire obéir. A l'inverse d'une juridiction internationale comme la Cour européenne des droits de l'homme qui, bien que faisant elle aussi « comparaître des souverains à sa barre », ne peut compter que sur « la coopération loyale » (57) des juges nationaux pour donner effet à ses arrêts, ou encore, à l'inverse de la juridiction constitutionnelle de n'importe quel pays européen qui ne peut espérer qu'une coopération de même nature pour faire reconnaître l'autorité de sa jurisprudence par les cours suprêmes de son ordre juridique (58), la Cour suprême a hérité de tous les pouvoirs de contrainte qu'exerçait la cour du Banc du roi (King's Bench) en Angleterre. Ce ne sont plus les brefs de la Prérogative royale (Prerogative writs) ; ce sont les brefs de la Constitution, développés par les lois du Congrès, mais ils n'en sont pas moins énergiques.

Selon les writs dont il s'agit, la Cour suprême peut tenir toute juridiction inférieure, fédérale ou d'État, dans les limites de sa compétence en lui retirant une affaire pour en décider elle-même [certiorari], elle peut ordonner aux magistrats et à tous les agents des États-Unis de faire ce que leur devoir leur impose [mandamus] ou les empêcher de faire ce que la loi leur interdit de faire [prohibition], elle a le pouvoir d'adresser aux personnes privées des injonctions de faire ou de ne pas faire, à tel point qu'il fut un temps où en matière de conflits collectifs du travail, elle gouvernait par injonction [injunction], elle peut rendre des jugements déclaratoires [declaratory judgments], et elle peut protéger la liberté des citoyens contre l'emprisonnement arbitraire par une interposition rapide et sommaire qui prend la forme d'un ordre de remise en liberté immédiate [habeas corpus] (59). Comme sa lointaine ancêtre, la cour du Banc du roi en Angleterre, la Cour suprême exerce un pouvoir que Blackstone qualifiait de « très haut et transcendant » (60).

Dans ces conditions, le sens commun voit juste quand il dit que la Cour suprême est puissante. Elle l'est, cela est incontestable, mais pas pour les causes qu'il imagine. La Cour n'est pas puissante parce qu'elle gouverne ; elle ne gouverne plus depuis trois quarts de siècle. Elle n'est pas puissante parce qu'elle coiffe toutes juridictions ; elle ne les coiffe que pour autant qu'une question de droit fédéral est en jeu et celui-ci s'est largement retiré de toutes les questions de droit privé. La Cour suprême est puissante parce qu'elle pourrait faire toutes ces choses ; elle en a effectivement les moyens. Mais elle ne les fait pas, elle s'en empêche, elle se retient. Comment expliquer cela ?

La cause tient à un seul fait. La Cour suprême évolue dans un système constitutionnel fondé sur la séparation des pouvoirs dans lequel, comme l'avait recommandé Montesquieu, « le pouvoir arrête le pouvoir » (61) ou encore, comme Madison l'a développé après le Baron de la Brède, « l'ambition est un frein à l'ambition » (62). Bref, la Cour sait qu'il y a des limites à son immense pouvoir.

Ces limites sont d'abord celles de la Constitution. Elles proviennent soit du Congrès soit de l'Exécutif. Si elles ne sont pas d'un exercice quotidien, elles existent. Par exemple, le Congrès qui est maître de sa compétence d'appel peut lui retirer la connaissance de certaines affaires. Il est vrai que l'histoire a prouvé qu'il n'en faisait qu'un usage limité, dans des circonstances exceptionnelles qui ont joué un rôle déterminant dans l'acceptation résignée par la Cour de la mémorable occasion dans laquelle le Congrès n'hésita pas à exercer cette compétence radicale (63). Le Congrès peut aussi engager une procédure d'impeachment contre les membres de la Cour comme contre tous les juges fédéraux. Certes, les cas sont rares, mais moins parce que le Congrès se plie de bonne grâce à tout ce que dit la Cour (ses prises de position par voie de résolution contre certains de ses jugements en portent témoignage (64)) que parce que, si l'impeachment permet de censurer des crimes et des délits, il ne permet pas de sanctionner le juge qui manque de sagesse.

De son côté, le Président est lui aussi une limite à la puissance de la Cour. Comme Franklin Roosevelt l'a démontré au moment du New Deal, il peut exercer sur elle le pouvoir de leadership qui trouve ses fondements dans l'indépendance absolue dont il jouit et qui lui a permis en la circonstance d'engager la Cour sur la voie d'une interprétation plus démocratique de la Constitution que celle qu'elle suivait alors. Que la jurisprudence de la Cour vienne à s'écarter des principes qui l'ont porté au pouvoir et le Président fera entendre sa voix parce qu'il est, lui aussi, un interprète autorisé de la Constitution. Récemment, le Président Obama a critiqué devant le Congrès l'arrêt Citizens United v. FEC (2009) (65) pour avoir levé les interdictions qui pesaient sur les contributions financières des personnes morales aux campagnes électorales et il a demandé une proposition de loi bipartisane pour neutraliser ses effets négatifs. Une proposition a été introduite à la Chambre et adoptée (66) ; une autre a été déposée au Sénat, mais elle n'a pas abouti (67) ; un projet de décret (executive order) est d'ores et déjà en route pour mettre en oeuvre par voie de décret les dispositions de la loi qui peuvent l'être (68).

Il y a enfin les limites que la Cour suprême s'impose à elle-même. Comme tous les autres organes de la Constitution, la Cour ne peut pas faire autrement que de régler son comportement et sa politique jurisprudentielle à l'aune d'un principe de déférence (69). Selon les cas, elle en défère au Président, elle en défère au Congrès, elle en défère aux États ; une chose est sûre, elle ne va jamais jusqu'au bout de ses pouvoirs, sauf, on l'a vu, dans quelques domaines soigneusement circonscrits. La puissance de la Cour est dans les grandes espérances que son immense pouvoir fait naître et dans les avancées à pas mesurés que son immense sagesse lui commande d'effectuer.

(1) Les Cahiers du Conseil constitutionnel ont déjà consacré en 1998 une livraison à l'étude de la Cour suprême des États-Unis sous la forme d'une présentation élémentaire de l'institution, complétée par un entretien entre un membre du Conseil constitutionnel (Mme Noëlle Lenoir) et deux membres de la Cour suprême (les juges Sandra Day O'Connor et Ruth Bader Ginsburg), v. Cahiers du CC, n° 5 (1998), p. 34-55.

(2) Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique [ci-après De la Démocratie], in OEuvres, vol. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, p. 167 (italiques dans le texte).

(3) Cohens v. Virginia, 19 US. (6 Wheat.) 264, 378 (1821), trad. et obs., Elisabeth Zoller, Les grand arrêts de la Cour suprême des États-Unis [ci-après GACSEU], Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2010, arrêt n° 3, p. 56, notamment p. 57, § 3.

(4) Alexis de Tocqueville, De la Démocratie, op. cit., p. 168.

(5) Eod. loc. (italiques ajoutées).

(6) Eod. loc.

(7) La formule de la Constitution américaine sur l'unicité du pouvoir de la Cour suprême est à rapprocher de celle qui, après la loi du 1er décembre 1790 portant institution d'un tribunal de cassation, figurait dans la première Constitution française du 3 septembre 1791 (chap. V, art. 19) : « Il y aura pour tout le royaume un seul tribunal de cassation. » La formule s'est rétrécie comme l'ambition qui la portait. Aujourd'hui, l'article L411-1 du Code de l'organisation judiciaire dispose : « Il y a, pour toute la République, une cour de cassation. » La formule n'est toutefois vraie que d'un point de vue purement nominal, le Conseil d'État étant juge de cassation sur toutes les affaires de droit public.

(8) Pour les traits initiaux, v. les articles 31 du Traité CECA, 164 du Traité CEE et 136 du Traité CEEA. Pour la version consolidée (mars 2010) du Traité sur l'Union européenne après le Traité de Lisbonne, v. l'article 19 (1).

(9) Alexis de Tocqueville, De la Démocratie, op. cit., p. 168.

(10) Celui-ci écrivait : « Lorsque l'huissier, s'avançant sur les degrés du tribunal, vient à prononcer ce peu de mots : »L'État de New York contre celui de l'Ohio", on sent qu'on n'est point là dans l'enceinte d'une cour de justice ordinaire » (eod. loc.).

(11) La multiplication des juridictions internationales s'est considérablement amplifiée à partir de la Convention sur le droit de la mer qui a exigé que les juges du Tribunal international du droit de la mer soient choisis sur la base d'une « répartition géographique équitable », et plus seulement, comme c'était la règle à l'origine de la création des juridictions internationales, « sans égard à leur nationalité » et à partir des « grandes formes de civilisation et des principaux systèmes juridiques du monde » (articles 2 et 9 du Statut de la Cour internationale de justice). Elle a vidé d'une grande partie de sa portée l'article 92 de la Charte des Nations Unies qui faisait de la Cour internationale de justice « l'organe judiciaire principal des Nations Unies » (italiques ajoutées), v. Gilbert Guillaume, Rapporteur (6e Commission), « La situation du juge international », Institut de droit international, Session de Rhodes, 2011, p. 9-10, § 18-19.

(12) Ce n'est pas la toute récente Cour suprême britannique qui peut être de nature à modifier ce réflexe de pensée dans la mesure où les fonctions de la nouvelle venue « restent, pour l'essentiel, identiques à celles de l'Appelate Committee de la Chambre des Lords qu'elle remplace désormais », (Aurélie Duffy, « Royaume-Uni 2009-2010 », Chronique de droit constitutionnel étranger [Guy Scoffoni (dir.)], RFDC., n° 86 (2011), p. 340-368, notamment p. 352). Pour reprendre les termes de Lord Hope of Craighead, la Cour suprême britannique « n'a pas été configurée sur le modèle de la Cour suprême des États-Unis [...] il s'est simplement agi d'un changement de nom, et non pas d'un changement de fonctions ou de compétence » (propos rapportés par Aurélie Duffy, eod. loc.).

(13) Discours de Nicolas Sarkozy, président de la République, Conseil constitutionnel, lundi 1er mars 2010, Les Nouveaux Cahiers du CC, n° 29 (2010), p. 11-17, notamment p. 16. Les vues sur la Cour suprême sont toutefois nuancées parmi les plus hautes autorités de l'État. Quatorze mois plus tôt, le 3 novembre 2008, M. le Président du Conseil constitutionnel rendait hommage à la mémoire du Doyen Vedel en ces termes : « Cette décision [il s'agit de la décision 71-44 DC du 16 juillet 1971, dite Liberté d'association] a constitué une étape considérable dans les progrès de l'État de droit. Georges Vedel indiqua à l'époque que désormais »le Conseil n'est pas seulement l'arbitre des conflits entre les princes, mais, comme la Cour suprême des États-Unis, le protecteur des droits du citoyen" », Cinquantenaire du Conseil constitutionnel, Allocution de clôture de M. Jean-Louis Debré, Les Cahiers du CC, hors-série (2009), p. 87-91, notamment p. 88.

(14) V. la déclaration de M. Vincent Lamanda, premier président de la Cour de cassation, devant la Commission des lois de l'Assemblée nationale dans le cadre des auditions sur l'évaluation de la loi organique sur l'article 61-1 de la Constitution contre des mesures hâtives qui conduiraient « vers cette Cour suprême à l'américaine dont rêvent d'aucuns », AN., n° 2838, Treizième législature, Rapport d'information (5 octobre 2010), p. 76.

(15) Edouard Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis, L'expérience américaine du contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois, Giard, 1921, réimpr. Dalloz, 2005, passim.

(16) Marbury v. Madison, 5 US. (1 Cranch) 137, 170 (1803), v. GACSEU, arrêt n° 1, p. 8, § 11.

(17) H. Jefferson Powell, A Community Built on Words, The Constitution in History and Politics, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2002, p. 70.

(18) Mississippi v. Johnson, 71 US. 475, 498-499 (1866).

(19) United States v. Nixon, 418 US. 683, 708-709 (1974) ; GACSEU, arrêt n° 30, p. 460-461.

(20) Boumediene v. Bush, 553 US. 723 (2008) ; GACSEU, arrêt n° 54, p. 851.

(21) La formule est de David Kessler, commissaire du gouvernement concluant en 1992 devant le Conseil d'État dans l'affaire Meyet, CE, 10 sept. 1992, n° 140376, Lebon ; AJDA 1992. 686 ; ibid. 643, chron. C. Maugüé et R. Schwartz ; D. 1993. 293, note O. Gohin ; RFDA 1993. 55, note D. Pouyaud, RDP. 1992, p. 1805. La Cour suprême a fait une remarquable application du réalisme en l'affaire Korematsu v. United States, 323 US. 214 (1944), dans laquelle, après un avertissement solennel sur la présomption d'inconstitutionnalité qui frappe toute mesure fondée sur la race des destinataires, la Cour a validé le décret présidentiel qui ordonnait l'internement forcé des Américains de descendance japonaise vivant sur la côte Ouest après l'attaque de Pearl Harbor.

(22) Edward S. Corwin, The President, Office and Powers, 1787-1957, History and Analysis of Practice and Opinion, 4th ed., New York University Press, 1957, p. 16.

(23) Parmi une foule d'articles, on citera Erwin Chemerinsky, « Controlling Inherent Presidential Power : Providing a Framework for Judicial Review », Southern California Law Review, vol. 56 (1983), p. 863-911 ; Harold Hongju Koh, « Why the President (Almost) Always Wins in Foreign Affairs : Lessons of the Iran-Contra Affair », Yale Law Journal, vol. 97 (1988), p. 1245-1342, surtout p. 1335-1338.

(24) Marbury v. Madison, op. cit., GACSEU, arrêt n° 1, p. 11, § 16.

(25) Youngstown Steel and Tube Co. v. Sawyer, 343 US. 579, 585 (1952), trad. Elisabeth Zoller, Grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis [ci-après GA], PUF, coll. « Droit fondamental », 2000, p. 575.

(26) LB. Boudin, « Government by Judiciary », Political Science Quarterly, vol. 26 (1911), p. 238-270.

(27) LB. Boudin, Government by Judiciary, Boston, Ginn & Company, 1911.

(28) LB. Boudin, Government by Judiciary, 2 vol., New York, W. Godwin, 1932.

(29) En ajoutant à son livre Le gouvernement des juges le sous- titre et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis L'expérience américaine du contrôle judiciaire de constitutionnalité des lois, Lambert s'est placé sur ce terrain, le terrain politique. Pour lui, le contrôle de constitutionnalité des lois était toujours un mal parce qu'il débouchait toujours sur l'appropriation par le juge d'un rôle qui n'était pas le sien et qu'il conduisait toujours au « gouvernement des juges ». A une époque où, en France, les mouvements catholiques, les classes possédantes, et la bourgeoisie en général, voyaient d'un bon oeil les juristes qui recommandaient de donner aux juges le pouvoir de censurer les lois, l'homme de gauche qu'était Edouard Lambert rappelait que la technique était un passeport assuré pour l'immobilisme. Il a si bien réussi qu'il fallut plus d'un demi-siècle pour comprendre que les choses étaient peut-être moins simples qu'il ne les avait dites, et que, sur certains points, le contrôle de constitutionnalité des lois a son utilité, voire est indispensable pour perpétuer la démocratie et la liberté comme le Conseil constitutionnel l'a appris à toute la classe politique avec la décision du 16 juillet 1971. C'est qu'en effet, sans la liberté de constituer des associations « librement », sur simple déclaration à l'autorité compétente, il risque de ne plus y avoir de partis politiques « libres » et la décision du Conseil constitutionnel qui censura la loi qui restreignait cette liberté, bien loin d'être une forme de gouvernement des juges, n'était qu'un rappel des conditions indispensables à la vie et à la survie d'un gouvernement démocratique.

(30) National Labor Relations Board (NLRB.) v. Jones & Laughlin Steel Corporation, 301 US. 1, 30 (1937), GACSEU, arrêt n° 15, p. 235, § 6. Adde, « Le juge constitutionnel est-il un contre-pouvoir ? », Table ronde du Centre français de droit comparé (Paris, 21 juin 2010), RIDC., vol. 62 (2010), p. 788-812, notamment p. 801-807.

(31) Ces critères étaient ceux de l'ère Lochner, ainsi dénommée à cause de l'arrêt Lochner v. New York, 198 US. 45 (1905), qui en fut l'arrêt emblématique, GACSEU, arrêt n° 8, p. 140. Les actes « capricieux » et « arbitraires » ne relèvent plus du contrôle de constitutionnalité, mais du contrôle de légalité. La Cour peut les censurer dans le cadre du droit administratif par application de la Section 706 de la Loi sur la procédure administrative de 1946 (Administrative Procedure Act of 1946) qui retient expressément au titre des actes entachés d'excès de pouvoir ceux qui sont « arbitraires » et « capricieux » [Federal Administrative Procedure Act, Sec. 706, 2 (A)]. Mais le point fondamental est qu'il s'agit toujours d'actes administratifs, et jamais (comme c'était le cas autrefois du temps du gouvernement des juges) d'actes législatifs. Aux États-Unis, l'excès de pouvoir législatif n'est pas, ou pour dire les choses en termes plus justes, plus exacts, n'est plus assimilé à l'excès de pouvoir administratif. On y a abandonné l'idée selon laquelle il y aurait « identité fondamentale [...] [dans] la mission de contrôle objectif exercée [par les juges constitutionnel et administratif] sur des actes imputables à la puissance publique dans son sens le plus large (Georges Vedel, « Excès de pouvoir législatif et excès de pouvoir administratif (II) », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 2, 1997, p. 88).

(32) United States v. Carolene Products Co., 304 US. 144, 153 note 4 (1938), GACSEU, arrêt n° 17, p. 261, notamment p. 263, § 5.

(33) Sur ces gradations, qu'il me soit permis de renvoyer aux observations que j'ai faites sous l'arrêt National Labor Relations Board (NLRB.) v. Jones & Laughlin Steel Corporation, GACSEU, arrêt n° 15, p. 245-247.

(34) Dred Scott v. Sandford, 60 US. (19 How.) 393 (1857); trad. in GA, p. 212.

(35) Abraham Lincoln, Speeches and Writings (1832-1858), The Library of America, 1989, Sixth Lincoln-Douglas Debate, 13 October 1858, Lincoln's Speech, p. 740-741.

(36) Abraham Lincoln, Speeches and Writings (1859-1865), The Library of America, 1989, First Inaugural Address (4 mars 1861), p. 220-221 (italiques ajoutées).

(37) Ainsi du juge Brandeis dans l'opinion individuelle qu'il rédigea en l'affaire Ashwander v. TVA. (Tennessee Valley Authority), 297 US. 288, 346-347 (1936), et qui est reproduite in GACSEU, arrêt n° 15, p. 243-244.

(38) United States v. Salerno, 481 US. 739 (1987), GACSEU, arrêt n° 39, p. 593, notamment p. 594, § 3.

(39) Ces libertés incluent la liberté individuelle dans sa dimension physique (liberté d'aller et de venir, protection contre les emprisonnements arbitraires) et la liberté spirituelle (liberté de faire les choix personnels, y compris religieux, qui déterminent l'autonomie de l'individu). Sur la protection contre les emprisonnements arbitraires, v. Boumediene v. Bush, 553 US. 723 (2008), GACSEU, arrêt n° 54, p. 842 ; sur l'autonomie des choix personnels, v. Lawrence v. Texas, 539 US. 558 (2003), GACSEU, arrêt n° 52, p. 809.

(40) Ces libertés sont celles du Premier Amendement (liberté de conscience, liberté religieuse et liberté de culte, liberté d'expression et de presse). La Cour annule systématiquement les lois qui restreignent la libre circulation des idées et des opinions, parce qu'elles perturbent le fonctionnement du débat démocratique, v. Terminiello v. Chicago, 337 US. 1 (1949), GA, arrêt n° 46, p. 724-725.

(41) On rappellera qu'au début des années 1970 la Cour allemande, dans le prolongement d'une jurisprudence initiée avec l'arrêt Lüth, 7 BverfGE 198 (1958), a jugé que les dispositions de la Loi fondamentale protectrices des droits fondamentaux exerçait « un effet rayonnant » sur l'ensemble du droit privé, BVerfGE 34, 269 (1973), Soraya, cité par David Capitant, Les effets juridiques des droits fondamentaux en Allemagne, LGDJ, « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », t. 87, 2001, p. 261-267, surtout p. 263, note 257. Ces importants développements du droit allemand furent exposés pour la première fois au public français dans un article de Michel Fromont, « Les droits fondamentaux dans l'ordre juridique de la République fédérale allemande », Mélanges Charles Eisenmann, Editions Cujas, 1975, p. 49-64. C'est à partir de cette étude que commença le grand mouvement théorique connu sous le nom de « constitutionnalisation du droit ». Le père de cette théorie, Louis Favoreu, a reconnu que « c'est en lisant l'étude de Michel Fromont [...] que j'ai saisi ce qui allait se passer en France », et d'ajouter : « Toute la problématique était contenue dans ce travail [...] il suffisait de la transposer au cas français » (« La constitutionnalisation du droit », Mélanges Drago, Economica, 1996, p. 25-42, notamment p. 27).

(42) Le Septième Amendement dispose : « Dans les procès de common law où la valeur en litige excédera vingt dollars, le droit au jugement par jury sera respecté et aucun fait jugé par un jury ne sera examiné de nouveau dans une cour des États-Unis autrement que selon les règles de la common law. »

(43) United States v. Hudson & Goodwin, 11 US. (7 Cranch) 32 (1812).

(44) Wheaton v. Peters, 33 US. (8 Pet.) 591 (1834).

(45) Slaughterhouse Cases, 83 US. 36, 77 (1872) ; GACSEU, arrêt n° 6, p. 106, § 9.

(46) Sur les développements du writ of certiorari, v. notre article, « États-Unis. Le pouvoir discrétionnaire de juger de la Cour suprême », Pouvoirs, n° 84, 1998, p. 163-175, notamment p. 166-167.

(47) L'émergence de cette condition est retracée par le juge Brandeis dans l'opinion individuelle qu'il rédigea en l'affaire Ashwander v. TVA., citée supra n. 37.

(48) Felix Frankfurter et James M. Landis, The Business of the Supreme Court., A Study in the Federal Judicial System, New York, McMillan Co., 1927, p. 307-308.

(49) En 1929, sur 135 affaires de droit privé qui lui parvinrent par la voie d'une demande de writ of certiorari, la Cour n'en retint que deux pour les juger au fond, v. les chiffres donnés par Felix Frankfurter et James M. Landis au titre des « common law topics », « The Business of the Supreme Court at October Term 1929 », Harvard Law Review, vol. 44 (1930), p. 1-40, notamment p. 16.

(50) Swift v. Tyson, 41 US. (16 Pet.) 1 (1842).

(51) Erie Railroad Co. v. Tompkins, 304 US. 64, 79 (1938) ; GACSEU, arrêt n° 16, p. 250, notamment p. 253, § 4 in fine. C'est ce que le juge Holmes disait déjà lorsqu'il s'élevait contre les juges qui prétendaient avoir le pouvoir, voire le devoir, d'énoncer le droit par un jugement indépendant par ces mots célèbres : « La common law n'est pas une toute-puissance tutélaire logée au firmament (a brooding omnipresence in the sky) », Southern Pacific Co. v. Jensen, 244 US. 205, 221 (1917), GACSEU, p. 257, § 10.

(52) Civil Rights Cases, 109 US. 3, 11 (1883) ; GACSEU, arrêt n° 7, p. 124, § 4.

(53) Tel fut le résultat atteint dans les arrêts Heart of Atlanta Motel, Inc. v. United States, 379 US. 241 (1964), et Katzenbach v. McClung, 379 US. 394 (1964), tous deux commentés in GACSEU, p. 138.

(54) Civil Rights Cases, précité, note 55 ; GACSEU, arrêt n° 7, p. 124, § 4.

(55) Tel est le cas de la loi sur la diffamation des personnages investis d'une charge publique qui, tant par l'imprécision des éléments constitutifs de l'infraction que par la sévérité des sanctions encourues, paralyse le débat démocratique, New York Times Co. v. Sullivan, 376 US. 254 (1964) ; GACSEU, arrêt n° 23, p. 339, notamment p. 342, § 5 ; tel est encore le cas de la loi qui interdit la miscégénation, c'est-à-dire le mariage entre personnes de race différente, Loving v. Virginia, 388 US. 1, 388 (1967).

(56) Alexis de Tocqueville, De la Démocratie, op. cit., p. 169.

(57) Selon les termes de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, Discours prononcé le 29 janvier 2010 lors de la rentrée solennelle de la Cour européenne des droits de l'homme, disponible sur le site de la Cour, http://www.echr.coe.int/NR/rdonlyres/B99D4318-09F2-4341-BC65-D3B15D108F42/0/20100129_Discours_VicePresidentSauve_OuvertureAnneeJudiciaire.pdf, p. 10.

(58) Pour les cours constitutionnelles d'Allemagne, d'Italie et de Pologne, v. Lech Garlicki, « Constitutional Courts versus Supreme Courts », International Journal of Constitutional Law, vol. 5 (2007), p. 44-68 ; pour la Cour constitutionnelle de Russie, v. William Burnham et Alexei Trochev, « Russia's War Between the Courts : The Struggle over the Jurisdictional Boundary between the Constitutional Court and Regular Courts », American Journal of Comparative Law, vol. 55 (2007), p. 381-452 ; pour le Conseil constitutionnel, v. le plaidoyer de M. Marc Guillaume en faveur d'un « nouvel équilibre » à définir entre le Conseil constitutionnel et les deux cours suprêmes, Cour de cassation et Conseil d'État, « L'autorité des décisions du Conseil constitutionnel : vers de nouveaux équilibres ? », Les Nouveaux Cahiers du CC, n° 30 (2011), p. 49-75, notamment p. 72.

(59) Sur tous ces points, v. les développements de Joan Biskupic et Elder Witt, The Supreme Court and the Powers of the American Government, Congressional Quarterly, Inc., Washington, DC., 1997, p. 17-29.

(60) V. William Blackstone, Commentaries on the Laws of England (Facsimile of the first edition of 1765-1769), vol. 3, University of Chicago Press, 1979, p. 42.

(61) Montesquieu, De l'Esprit des lois, livre XI, chapitre 4, OEuvres complètes, Gallimard, « Bibliothéque de la Pléiade », vol. 2, p. 395.

(62) « Ambition must be made to counteract ambition », Alexander Hamilton, James Madison et John Jay, The Federalist Papers, C. Rossiter edition, New York, Mentor Books, 1961, Letter n° 51, p. 322.

(63) Il s'agit de l'affaire Ex parte McCardle, 74 US. 506 (1869), dans laquelle elle s'est inclinée devant une loi du Congrès qui avait limité sa compétence d'appel pour délivrer des brefs d'habeas corpus vu le contexte de la Reconstruction dans les États du Sud.

(64) A titre d'exemple, v. la résolution qui fut adoptée par la Chambre des représentants, un an après l'arrêt Lawrence v. Texas, 539 US. 558 (2003), GACSEU, arrêt n° 52, p. 809, invalidant une loi d'État qui faisait de l'homosexualité un crime, en s'appuyant pour partie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Réagissant à cette jurisprudence, la résolution du Congrès demanda aux cours fédérales « de ne pas se fonder en tout ou en partie sur des jugements, des lois, ou des textes émanant d'institutions étrangères à moins qu'ils aient été incorporés dans les travaux préparatoires des lois votées par la branche législative élue du gouvernement des États-Unis, ou qu'ils soient utiles à la compréhension du sens originaire des lois des États-Unis » (HR. Res. 568, 108th Cong., 2d Sess, 2004).

(65) Discours du Président Obama sur l'état de l'Union, 27 janvier 2010, disponible sur le site The American Presidency Project : http://www.presidency.ucsb.edu/ws/index.php ? pid=87433#axzz1NMy8sT7R. Pour un commentaire de l'arrêt Citizens United v. FEC, 130 S. Ct. 876 (2010), v. Idris Fassassi, « États-Unis », Chronique de droit constitutionnel étranger [Guy Scoffoni (dir.)], RFDC., n° 86 (2011), p. 315-340, notamment p. 324-328.

(66) HR 5175 - Disclose Act.

(67) S 3628 - Disclose Act.

(68) V. le projet d'executive order et le commentaire sur le site http://pajamasmedia.com/blog/leaked-obama-executive-order-intends-to-implement-portions-of-disclose-act/? singlepage=true.

(69) Sur le principe de déférence qui parcourt le système juridique des États-Unis et qui s'explique tant par la séparation des pouvoirs que par le fédéralisme, v. George P. Fletcher et Steve Sheppard, American Law in a Global Context The Basics, Oxford University Press, 2005, p. 69-70.