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Observatoire de jurisprudence constitutionnelle - chronique n° 4

Guillaume DRAGO (Coordination)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 30 - janvier 2011

Droits et libertés, Droit économique, Contrats et marchés (dont liberté contractuelle)

  • Ariane Vidal-Naquet, Professeur à l'Université d'Aix-Marseille III, GERJC-ILF

  • Arrêt commenté : CE, 10 février 2010, Maître PEREZ c/ Ministre de l'économie, req. n° 329100, Mots clefs : égal accès à la commande publique.

Par un arrêt de sous-sections réunies du 10 février 2010, le Conseil d'État a annulé l'article 28 du Code des marchés publics tel que modifié par le décret n° 2008-1356 du 19 décembre 2008 en tant qu'il prévoit le relèvement du seuil des marchés susceptibles d'être passés sans publicité ni concurrence préalable de 4 000 euros à 20 000 euros.

L'annulation est fondée sur la méconnaissance des « principes qui découlent de l'exigence d'égal accès à la commande publique », principes, souligne le Conseil d'État, « qui sont rappelés par le II de l'article 1er du Code des marchés publics dans sa rédaction issue du décret du 1er août 2006 selon lequel : Les marchés publics et les accords-cadres (···) respectent les principes de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures (···) ». Érigée depuis quelques années en véritable principe général du droit, cette exigence d'égal accès à la commande publique donne naissance à d'autres principes qui se trouvent seulement « rappelés » par le Code des marchés publics (voir notamment CE, sect., avis, 29 juill. 2002, Sté MAJ Blanchisseries de Pantin : Rec. CE 2002, p. 297).

Bien que le Conseil d'État se garde de toute référence à la jurisprudence constitutionnelle, on rappellera que le Conseil constitutionnel a élevé l'exigence d'égal accès à la commande publique en principe de valeur constitutionnelle : de la combinaison de l'article 6 de la Déclaration de 1789 relatif au principe d'égalité et de son article 14 relatif au droit de constater la nécessité de la contribution publique découlent les principes « rappelés par l'article 1er du nouveau Code des marchés publics aux termes duquel «Les marchés publics respectent les principes de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures. - L'efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics sont assurées par la définition préalable des besoins, le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence ainsi que par le choix de l'offre économiquement la plus avantageuse »» (Décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003 Loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit, cons. 10 ; voir également 2002-460 DC Loi d'orientation et de programmation sur la sécurité intérieure, cons. 7 ; 2002-461 DC, Loi d'orientation et de programmation pour la justice, cons. 5).

Ce silence peut surprendre. Le requérant invoquait la méconnaissance des principes nationaux et communautaires de la commande publique, notamment l'égalité et la transparence. Les conclusions du rapporteur public sont assez peu disertes sur les uns comme sur les autres, relevant seulement que le droit interne de la commande publique n'a accédé au niveau constitutionnel qu'en raison de l'impératif d'une utilisation optimale des deniers publics. Elles sont néanmoins instructives : les principes dégagés par le Conseil constitutionnel, au demeurant postérieurement au juge administratif, n'ont pas d'utilité pour le Conseil d'État.

D'ordinaire, l'exigence d'égal accès à la commande publique permet au juge de préciser le champ d'application des principes « rappelés » par l'article 1er du Code des marchés publics. Il en va notamment ainsi des marchés passés, comme en l'espèce, selon la procédure adaptée. Ainsi, le Conseil d'État a-t-il souligné à plusieurs reprises que ces marchés sont soumis aux dispositions de l'article 1er, comme tous les contrats entrant dans le champ d'application du Code des marchés publics (voir pour un exemple récent, voir CE, 24 février 2010, N° 333569), veillant en conséquence au respect des obligations qui en découlent.

Mais, dans l'arrêt commenté, les principes qui découlent de l'exigence d'égal accès la commande publique vont permettre de déterminer les contours des procédures non formalisées prévues par le Code des marchés publics. En l'espèce, c'est sur ce fondement que le Conseil d'État précise, de manière négative tout au moins, les limites de la catégorie des marchés passés selon une procédure adaptée : le pouvoir réglementaire ne peut relever de 4 000 à 20 000 euros le montant en-deçà duquel les marchés entrant dans le champ de l'article 28 du Code des marchés publics sont dispensés de toute publicité et mise en concurrence. Certes, le pouvoir adjudicateur doit respecter, sous le contrôle du juge, les principes rappelés à l'article 1er du Code des marchés publics lorsqu'il recourt à la procédure adaptée ; mais ces principes commandent de surcroît les hypothèses dans lesquelles il est possible de recourir à la procédure adaptée, hypothèses qui doivent être limitées.

C'est ce qu'explique de manière fort didactique le Conseil d'État dans l'arrêt commenté : « ces principes ne font pas obstacle à ce que le pouvoir réglementaire puisse permettre au pouvoir adjudicateur de décider que le marché sera passé sans publicité, voire sans mise en concurrence » mais cette hypothèse doit être limitée aux « seuls cas où il apparaît que de telles formalités sont impossibles ou manifestement inutiles notamment en raison de l'objet du marché, de son montant ou du degré de concurrence dans le secteur considéré ». De fait, en relevant, « de manière générale, le montant en deçà duquel tous les marchés entrant dans le champ de l'article 28 du Code des marchés publics sont dispensés de toute publicité et mise en concurrence », le décret du 19 décembre 2008 est illégal. L'annulation se fonde donc moins sur le niveau du seuil retenu, en l'espèce multiplié par cinq, que sur son caractère général. Mais cette motivation est sibylline car si l'on admet, comme semble le faire le Conseil d'État, que la dispense de formalités peut être justifiée par le montant du marché, alors la dispense est forcément générale pour les marchés inférieurs au montant déterminé.

Par cette motivation, le Conseil d'État semble avoir voulu éviter de se prononcer uniquement sur le montant du seuil retenu par le pouvoir réglementaire, sur lequel il est toujours délicat de porter une appréciation. Il a privilégié une annulation fondée sur la violation directe de la loi, illustrant ainsi la prégnance de l'exigence d'égal accès à la commande publique en dehors de toute référence à la jurisprudence constitutionnelle. Cela n'a pas empêché le Conseil d'État de faire application de sa jurisprudence AC ! en supprimant la rétroactivité de l'annulation et en lui conférant un effet différé.

  • Hélène Hoepffner, Maître de conférences à l'Université Panthéon-Assas – Paris II
  • Arrêt commenté : CE 23 juillet 2010, M. Jean-Pierre Lenoir et Syndicat National des Entreprises de Second Œuvre du Bâtiment (req. n°326544 et 326545). Mots clefs : contrat de partenariat, urgence.

Vu à travers le prisme de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, l'arrêt rendu par le Conseil d'État le 23 juillet 2010, Lenoir et Syndicat national des Entreprises de Second Œuvre du Bâtiment laisse perplexe. Mis en regard des intentions manifestées par le Gouvernement en 2003 lorsqu'il a demandé au Parlement de l'habiliter à légiférer pour créer le contrat de partenariat, il est au contraire réjouissant : il desserre le carcan dans lequel ce contrat est enserré et témoigne de la volonté du juge administratif d'assouplir certaines contraintes imposées aux personnes publiques par le juge constitutionnel.

Créé par l'ordonnance du 17 juin 2004, le contrat de partenariat est un contrat administratif par lequel une personne publique – ou à une personne privée chargée d'une mission de service public – confie à un tiers une mission globale incluant le financement, la construction ou la transformation d'ouvrages ou équipements, ainsi que leur « entretien, leur maintenance, leur exploitation ou leur gestion, et, le cas échéant, d'autres prestations de services concourant à l'exercice, par la personne publique, de la mission de service public dont elle est chargée ».

Contrairement à ce qu'avait envisagé le Gouvernement à l'époque, ce contrat est – au terme d'une jurisprudence nourrie du Conseil constitutionnel(1) – un contrat dérogatoire au droit commun. En effet, considérant que la généralisation de ce qu'il a analysé comme des « dérogations au droit commun de la commande publique »(2) présentait un risque au regard des exigences constitutionnelles inhérentes à l'égalité devant la commande publique, la protection des propriétés publiques et le bon usage des deniers publics, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 26 juin 2003 (n°2003-473 DC), a jugé que ce montage contractuel complexe ne devait pas être généralisé et qu'il devait être réservé à des situations répondant à un motif d'intérêt général (cons. 18). Parmi celles-ci il a cité « l'urgence qui s'attache, en raison de circonstances locales particulières, à rattraper un retard préjudiciable, ou bien la nécessité de tenir compte des caractéristiques techniques, fonctionnelles ou économiques d'un équipement ou d'un service déterminé ». De cette réserve d'interprétation « directive » est né l'article 2 de l'ordonnance du 17 juin 2004 aux termes duquel le recours au contrat de partenariat n'est légal qu'en cas d'urgence, de complexité du projet ou, depuis l'entrée en vigueur de la loi n°2008-735 du 28 juillet 2008, en cas de « bilan avantageux », autrement dit, lorsque le recours à un tel contrat présente un bilan entre les avantages et les inconvénients plus favorable que ceux d'autres contrats de la commande publique.

L'affaire soumise au Conseil d'État concernait l'appréciation de l'urgence justifiant la passation d'un contrat de partenariat. Invoquant un tel motif, le département du Loiret a décidé de recourir à un contrat de partenariat en vue de la construction du collège et de l'internat de Villemandeur, ainsi que de la maintenance des futures installations. À la suite de l'adoption de la décision de principe de recourir au contrat de partenariat du 18 novembre 2005, la Société Auxifip a été choisie par une délibération de la commission permanente du 14 avril 2006 autorisant le président du conseil général à signer le contrat. Mais, alors que le collège ouvrait ses portes en 2007, le Syndicat national des entreprises de second œuvre du bâtiment et un contribuable départemental ont saisi le tribunal administratif d'Orléans qui, le 29 avril 2008, a annulé la délibération de la commission permanente au motif que « l'atteinte portée au fonctionnement du service public par le retard affectant la réalisation du collège de Villemandeur ne présentait pas, à supposer même que le département ai accompli toutes diligences pour y remédier, un caractère de gravité suffisant pour justifier légalement qu'il soit dérogé au droit commun de la commande publique par le recours au contrat de partenariat »(3). Au contraire, la cour administrative d'appel de Nantes a considéré que les « difficultés » ou « inconvénients » liés à l'accueil provisoire des élèves dans un collège proche, justifiaient le recours à la formule du contrat complexe(4). Il revenait donc au Conseil d'État de trancher la question. Dans son arrêt du 23 juillet 2010, il a confirmé la position de la cour administrative d'appel, considérant que le recours au contrat de partenariat se trouvait justifié par l'urgence qui s'attachait à la nécessité de rattraper un retard particulièrement grave, préjudiciable à l'intérêt général et affectant le bon fonctionnement du service public de l'enseignement dans le département. Il a considéré que le collège d'Amilly qui était conçu pour 600 élèves avait été contraint, en attendant l'ouverture du collège de Villemandeur, de recevoir un nombre total de 900 élèves, en engageant des travaux d'extension à titre provisoire et que ce collège, compte tenu de la distance séparant les deux localités, avait dû faire face à de nombreuses difficultés relatives à la gestion des locaux, à la discipline, à la sécurité et à l'accès à la cantine des élèves. Ce faisant, le Conseil d'État a apporté d'utiles précisions sur la notion d'urgence qui devraient soulager les décideurs publics mais qui relativisent nettement la portée de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Non seulement le Conseil d'État se réfère à sa propre jurisprudence et non pas à celle du Conseil constitutionnel (1.) mais en outre, l'interprétation qu'il retient de la notion d'urgence se détache nettement de l'esprit de la jurisprudence du Conseil constitutionnel de 2003 (2.).

1. Au terme de l'article L.1414-2 du CGCT, issu de l'ordonnance de 2004 ratifiée par la loi n°2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit, dans sa version applicable au litige (c'est-à-dire avant sa modification par la loi n°2008-735 du 28 juillet 2008), le contrat de partenariat n'est légalement justifié que pour un projet présentant « un caractère d'urgence ». Dans sa décision précitée du 26 juin 2003, le Conseil constitutionnel a précisé que l'urgence était constituée « en raison de circonstances particulières ou locales » par la nécessité de « rattraper un retard préjudiciable ». Ce n'est que dans sa décision du 2 décembre 2004 que cette réserve d'interprétation a été complétée et que le considérant de principe a été modifié comme suit : « il résulte des termes mêmes de la décision (du 26 juin 2003) que l'urgence qui s'attache à la réalisation du projet envisagé est au nombre des motifs d'intérêt général pouvant justifier la passation d'un contrat de partenariat, dès lors qu'elle résulte objectivement, dans un secteur ou une zone géographique déterminés, de la nécessité de rattraper un retard particulièrement grave affectant la réalisation d'équipements collectifs ». Or ce considérant de principe est la reprise de la réserve que le Conseil d'État a lui-même posée dans son arrêt du 29 octobre 2004, Sueur (5). Compte tenu de ce dialogue harmonieux des juges, il est difficile d'attribuer la paternité de cette réserve d'interprétation reproduite au 3e considérant de l'arrêt Lenoir (cons. 3). Il serait donc réducteur – voire inexact – de conclure que le Conseil d'État a entendu fonder son raisonnement sur la jurisprudence constitutionnelle.

2. De surcroît, l'interprétation retenue par le Conseil d'État de l'urgence justifiant le recours au contrat de partenariat fait douter de son intention de s'attacher à l'esprit de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Certes, le Conseil d'État confirme que l'urgence ne doit pas provenir de simples difficultés en relevant que la cour administrative d'appel de Nantes n'a pas apprécié

« l'urgence du projet, sur de simples difficultés ou inconvénients mais sur la nécessité de rattraper un retard particulièrement grave, préjudiciable à l'intérêt général et affectant le bon fonctionnement du service public de l'éducation ». En effectuant ainsi un plein contrôle de proportionnalité, il confirme que le recours au contrat de partenariat doit être dûment justifié, autrement dit qu'il s'agit d'une procédure dérogatoire.

Dans le même temps cependant, il affirme que l'urgence n'a pas à être extérieure aux parties, c'est-à-dire qu'elle peut être imputable au pouvoir adjudicateur lui-même. Peu importe que le conseil général n'ait pas anticipé l'augmentation du flux d'élèves à accueillir : l'urgence, « quelles qu'en soient les causes, est au nombre des motifs d'intérêt général pouvant justifier la passation d'un contrat de partenariat » (cons. 3) ; « il n'incombait pas à la cour administrative d'appel de vérifier la circonstance, qui serait sans incidence sur la légalité du recours au contrat de partenariat, que le retard constaté aurait été imputable au département » (cons. 4). Il affirme ensuite que l'urgence peut être motivée par référence à des circonstances postérieures à la décision de recourir au contrat de partenariat : « la cour pouvait tenir compte, pour apprécier l'urgence du projet à la date à laquelle le département du Loiret a décidé de recourir à un contrat de partenariat, de circonstances de fait qui, bien que postérieures à cette décision, éclairaient les conséquences du retard invoqué ». Il considère enfin que l'urgence n'impose pas la démonstration préalable de la plus grande rapidité du projet de partenariat par rapport à que celles des autres formules de la commande publique : « il n'appartenait pas à la cour administrative d'appel, pour apprécier la justification du recours à un contrat de partenariat, de rechercher si celui-ci permettait la construction et la mise en service de l'équipement dans un délai plus bref qu'à l'issue d'autres procédures, c'est pas un motif surabondant, sans incidence sur la solution, qu'elle a estimé, inutilement, que le département du Loiret établissait que le recours au contrat de partenariat permettait en l'espèce au projet d'aboutir dans un délai inférieur d'au moins une année ».

On mesure ici la bienveillance dont a fait preuve le Conseil d'État mais aussi son détachement par rapport à l'esprit de la jurisprudence constitutionnelle qui entendait circonscrire l'usage du contrat de partenariat. Le Conseil d'État aurait d'abord pu considérer que l'urgence permettant de bénéficier d'une procédure dérogatoire ne devait pas être créée par les erreurs et les insuffisances de l'administration. C'est la solution qui s'applique en droit des marchés publics où les procédures dérogatoires (i.e. marchés négociés) sont conditionnées par l'absence de faute de l'administration. C'est aussi la solution qui s'applique en droit du contentieux administratif où le Conseil d'État ne reconnaît pas l'urgence d'une situation lorsque celle-ci est imputable au requérant(6). Il n'a cependant pas procédé à une telle interprétation constructive de l'ordonnance du 17 juin 2004 relative aux contrats de partenariat : considérant que l'ordonnance ne prévoit pas une telle condition, il a nettement distingué l'existence du retard – qui ne faisait pas de doute ici – de ses causes – qui n'ont pas à être prises en considération. En tout état de cause, l'ajout d'une telle condition ne semble pas nécessaire car il est peu probable qu'une administration prenne sciemment du retard pour pouvoir ensuite le rattraper en ayant recours au contrat de partenariat ! De surcroît, le maniement d'une telle condition serait difficile car, d'une manière ou d'une autre, la personne publique est toujours responsable du retard : celui-ci résulte toujours d'une politique d'investissement choisie à un moment donné, par une majorité politique donnée. À terme donc, si l'urgence était appréciée en fonction de ses causes, une collectivité publique pourrait être sanctionnée pour une politique menée par ses prédécesseurs !

Le Conseil d'État aurait ensuite pu considérer que seuls les éléments factuels identifiés lors de l'évaluation préalable pouvaient justifier le recours au contrat de partenariat, à l'exclusion d'éléments survenus après l'évaluation préalable ou d'éléments qu'elle aurait négligés. Or tout au plus a-t-il considéré que les circonstances de fait postérieures à l'évaluation préalable devaient éclairer les conséquences du retard invoqué (cons. 2), c'est-à-dire que les motivations ex post ne devaient pas être entièrement désolidarisées des motivations initiales. Là encore : les insuffisances de l'administration au stade de l'évaluation préalable sont peu sanctionnées. On ne peut pas non plus manquer de se demander quelles seraient les conséquences de circonstances factuelles nouvelles qui – au contraire – affaibliraient la motivation initiale du recours au contrat de partenariat.

Enfin, bien que l'ordonnance n'impose pas à la collectivité publique de démontrer que le contrat de partenariat permet de mener plus rapidement à bien le projet que les contrats de droit commun de la commande publique, on peut se demander s'il ne serait pas légitime d'exiger de la personne publique qu'elle démontre en quoi le recours au contrat de partenariat permettrait – plus qu'un autre contrat – de combler un retard préjudiciable aux usagers du service.

Ainsi, alors que le Conseil constitutionnel considère que la généralisation de dérogations au droit commun de la commande publique est susceptible de priver de garanties légales les exigences constitutionnelle inhérentes à l'égalité devant la commande publique, à la protection des propriétés et au bon usage des deniers publics, le Conseil d'État considère qu'une urgence – même imputable à la personne publique – permet de justifier le recours à un contrat de partenariat car les dérogations au droit commun de la commande publique sont moins préoccupantes que les difficultés d'accès au service public ou que les atteintes à d'autres intérêts publics dont les collectivités sont en charge. Certes, la loi du 24 juillet 2008 dispose désormais qu'il peut y avoir urgence « lorsqu'il s'agit de rattraper un retard préjudiciable à l'intérêt général affectant la réalisation d'équipements collectifs ou l'exercice d'une mission de service public, quelles que__soient les__causes de__ce retard, ou de faire face à une situation imprévisible ». Mais, comme le rappelle explicitement le Conseil d'État dans le 1er considérant de l'arrêt, cette loi n'était précisément pas applicable au litige.

Autonome, le raisonnement suivi par le Conseil d'État n'est cependant pas en opposition complète avec la jurisprudence constitutionnelle. Certes, il se détache nettement de l'esprit des décisions de 2003 et 2004. Mais il n'est en revanche guère éloigné de celui suivi par le Conseil constitutionnel en 2002 dans ses décisions relatives aux lois LOPSI et LOPJ (7) au terme desquelles il a admis la constitutionnalité des plans sectoriels d'investissements dérogeant aux règles de la commande publique dans la mesure où ces plans servaient la satisfaction d'impératifs constitutionnels. Pragmatique, le Conseil d'État retient le sens courant de l'urgence : quelles que soient ses causes, elle requiert une action immédiate.

Autres droits et principes sociaux, Principe de protection de la santé publique

  • Aurélie Duffy-Meunier, Maître de conférences à l'Université Paris II - Panthéon Assas

  • Arrêt commenté : Cour de cassation, Chambre commerciale, 18 mai 2010, n° 09-65072. Mots clefs : Droit à la protection de la santé, droit de propriété, droit des marques, législation relative à la lutte contre le tabagisme.

La Cour de cassation s'est prononcée le 18 mai 2010 sur l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 19 novembre 2008 précédemment commenté dans cette chronique(8). Dans cet arrêt, la Cour d'appel avait déclaré irrecevable la demande en déchéance des droits formulée par la société Philip Morris contre la société Next Retail sur la marque « Next » et prononcé, à la suite d'une demande reconventionnelle, la nullité de la marque déposée par la société Philip Morris. L'objectif de la société Philip Morris était de pouvoir exploiter la marque « Next » qu'elle avait déposée le 1er septembre 1988 et renouvelée le 17 juillet 1998 pour désigner des produits du tabac (articles pour fumeurs, allumettes, cigares et cigarettes) après que la société Next Retail ait elle-même déposé cette marque à deux reprises le 11 octobre 1982 et le 2 décembre 1985 pour désigner des vêtements, bottes, chaussures et pantoufles. La Cour d'appel a fait droit à la société Next Retail en constatant, après avoir analysé la décision du Conseil constitutionnel du 8 janvier 1991(9), le défaut d'intérêt légitime de Philip Morris à agir en déchéance. Selon la Cour d'appel l'enregistrement de la marque Next par Philip Morris a paralysé, en raison de l'application de la législation sur le tabagisme et indirectement au nom du droit constitutionnel à la protection de la santé publique, l'exercice du droit de propriété de cette même marque par la société Next Retail. En effet, l'article 4 de la loi Veil du 19 juillet 1976 et les dispositions de la loi Evin du 10 janvier 1991 codifiées aux articles L.3511-3 et suivants du Code de la santé publique interdisent toute publicité indirecte en faveur du tabac au nom du droit à la protection de la santé, ce qui faisait obstacle à l'exploitation paisible de la marque Next par la société Next Retail. Le dépôt par la société Philip Morris d'une marque du même nom était de nature « à constituer une marque de barrage faisant obstacle à la libre exploitation du signe et à son usage paisible par tous déposants ultérieurs »(10). L'action en déchéance par la société Philip Morris qui traduisait pour la Cour d'appel « un objectif manifestement contraire à l'ordre public, caractéris[ait] un dévoiement de la procédure [de déchéance] prévue à l'article L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle »(11).

Le droit à la protection de la santé était ici en cause de façon indirecte en raison de l'application des lois Veil et Evin au dépôt de la marque Next par la société Philip Morris. L'exercice du droit de propriété d'une marque et le droit à la protection de la santé devaient être conciliés car les articles L.3511-3 et suivants du Code de la santé auraient, par ricochet, privé la société Next Retail de la jouissance de son droit de propriété sur la marque du même nom. La question posée dans cette affaire était de savoir si une société peut contester une demande en déchéance d'une marque formulée par une autre société, au motif que l'exploitation de sa marque aurait été paralysée par l'application par ricochet d'une réglementation trouvant son fondement dans le principe constitutionnel de protection de la santé. En d'autres termes, le droit à la protection de la santé, sous-tendant la loi Evin(12), est-il indirectement à l'origine d'une limitation indue de l'exploitation de la marque de la société Next Retail en raison du dépôt par la société Philip Morris d'une marque du même nom ?

La Cour de cassation a cassé l'arrêt de la Cour d'appel qui avait implicitement répondu par l'affirmative à cette question. Elle ne raisonne cependant pas explicitement à partir du droit à la protection de la santé et ne mentionne pas, comme l'avait fait la Cour d'appel, la décision du Conseil constitutionnel du 8 janvier 1991(13).

La Cour de cassation se contente de reconnaître, sur le premier moyen pris en sa première branche, l'intérêt à agir de la société Philip Morris dans le cadre de cette demande en déchéance de la marque Next, ce qu'avait refusé la Cour d'appel. En effet, le juge de cassation considère que la Cour d'appel a violé l'article 714-5 du Code de propriété intellectuelle car la demande de déchéance formulée par Philip Morris « tend à lever une entrave à l'utilisation du signe dans le cadre de son activité économique »(14). Elle ajoute, par ailleurs, que l'atteinte portée au signe antérieur relève de l'examen des juges du fond.

Sur le second moyen pris en sa deuxième branche, la Cour de Cassation a jugé qu'en annulant la marque enregistrée par la société Philip Morris au motif qu'un dépôt fautif qui aurait interdit à la société Next Retail d'exploiter son droit de propriété industrielle, la Cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision. En effet, la Cour d'appel n'a pas recherché si la première marque avait fait l'objet d'un usage sérieux par la société Next Retail et s'il existait, en l'absence d'usage sérieux de la marque, de justes motifs d'inexploitation. La société Next Retail aurait-elle abusivement invoqué les articles L.3511-3 et suivants du Code de la santé pour justifier l'absence d'exploitation de sa marque alors même qu'elle ne l'aurait pas exploitée pour d'autres raisons ?

Pour ces motifs, la Cour de cassation a cassé et annulé dans toutes ses dispositions l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 19 novembre 2008 et a renvoyé les parties devant la Cour d'appel de Paris autrement composée. Il reviendra ainsi aux juges du fond de déterminer si l'application des articles L.3511-3 et suivants du Code de la santé et, par extension, du droit à la protection de la santé qui en constitue l'un des fondements(15) a réellement constitué une entrave à l'exploitation de la marque Next par la société Next Retail et si cette dernière a fait l'objet d'un usage sérieux. La Cour d'appel de Paris devra donc de nouveau se prononcer sur l'articulation entre l'exploitation d'une marque et le droit à la protection de la santé et il sera intéressant de voir la place qu'elle donne à ce droit constitutionnel dans son raisonnement. Toujours est-il que le jugement, qui tranchera en faveur de la prétention de l'une des deux sociétés, s'intéressera sans doute davantage au droit de propriété de celles-ci sur la marque déposée qu'au droit à la protection de la santé. Affaire à suivre···

Droit social, Grève

  • Laetitia Janicot, Professeur à l'Université de Cergy-Pontoise,

  • Arrêt commenté : CE 11 juin 2010, Syndicat sud RATP, n° 333262, Mots clefs : pouvoir réglementaire supplétif, alinéa 7 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, article 34 de la Constitution du 4 octobre

Dans un arrêt du 11 juin 2010, Syndicat sud RATP, le Conseil d'État a été conduit à préciser une nouvelle fois le sens des dispositions de l'alinéa 7 du Préambule de la Constitution de 1946(16). Le recours pour excès de pouvoir formé à l'encontre d'une instruction IG 259 du président directeur général de la RATP, prise en application de la loi n° 2007-1224 du 21 août 2007 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports réguliers de voyageurs(17) lui a en effet offert l'occasion de rappeler les conditions dans lesquelles le droit de grève peut être réglementé et s'exercer.

1 - L'exercice du pouvoir réglementaire supplétif réaffirmé

Le Conseil d'État confirme tout d'abord la compétence des organes dirigeants de la RATP pour réglementer les modalités d'exercice du droit de grève au sein de la régie.

Certes, cette solution ne surprend pas, dans la mesure où elle s'inscrit dans la continuité de la jurisprudence antérieure du Conseil d'État. Dans l'arrêt Dehaene du 7 juillet 1950(18), il a en effet reconnu la compétence supplétive du Gouvernement pour fixer, en l'absence de réglementation générale du droit de grève, l'étendue et les limites de ce droit, sous le contrôle du juge. Dans le cadre des établissements publics, cette compétence a été étendue au profit de leurs organes dirigeants(19). L'adoption de la loi n° 63-777 du 31 juillet 1963 relative à certaines modalités de la grève dans les services publics n'a pas conduit le Conseil d'État à revenir sur sa jurisprudence, dans la mesure où elle ne constituait pas « à elle seule l'ensemble de la réglementation du droit de grève annoncée par la Constitution »(20).

Mais, le maintien de cette jurisprudence n'allait pas de soi, pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, cette interprétation a fait l'objet de critiques récurrentes d'une partie de la doctrine qui estime que la matière est réservée par la Constitution au législateur(21). Il est vrai que l'alinéa 7 du Préambule de la Constitution précise que « le droit de grève s'exerce dans les conditions prévues par la loi » et que l'article 34 de la Constitution renvoie au législateur le soin de déterminer « les principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical » ainsi que « les règles relatives aux garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires ».

À l'appui de cette critique, les auteurs évoquent plus précisément la contrariété qui existerait entre la jurisprudence du Conseil d'État et celle du Conseil constitutionnel. Ils se fondent notamment sur la décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979, Loi modifiant les dispositions de la loi n° 74-696 du 7 août 1974 relatives à la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail, confirmée à de nombreuses reprises(22), par laquelle le Conseil constitutionnel a jugé qu'« en édictant cette disposition les Constituants ont entendu marquer que le droit de grève est un principe à valeur constitutionnelle mais qu'il a des limites et ont habilité le législateur à tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ».

Il n'est pourtant pas certain que l'interprétation retenue par le Conseil d'État de l'alinéa 7 du Préambule soit en contradiction avec celle du Conseil constitutionnel(23).

Dans ses arrêts, le Conseil d'État n'exclut pas la compétence de principe du législateur pour fixer les conditions d'exercice du droit de grève. Bien au contraire, dans l'arrêt du 11 juin 2010, comme d'ailleurs dans l'arrêt Dehaene et dans les arrêts qui l'ont suivi, il commence toujours par rappeler le considérant de principe énoncé dans les décisions du Conseil constitutionnel, en vertu duquel « en indiquant, dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel se réfère le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, que le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, l'assemblée constituante a entendu inviter le législateur à opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève constitue l'une des modalités et la sauvegarde de l'intérêt général, auquel elle peut être de nature à porter atteinte ». Ce considérant de principe laisse donc penser que le Conseil d'État n'a pas entendu aller à l'encontre de l'interprétation du Conseil constitutionnel.

En réalité, les deux juges administratif et constitutionnel sont saisis de deux questions distinctes et indépendantes. Le Conseil d'État identifie l'autorité compétente pour fixer les conditions d'exercice du droit de grève en l'absence de loi. Le Conseil constitutionnel, de son côté, vérifie seulement si législateur n'a pas méconnu l'étendue de sa compétence(24). Il ne pose pas expressément l'exigence d'une compétence exclusive de la loi. Il affirme seulement que le Préambule habilite le législateur à concilier la défense des intérêts professionnels et la sauvegarde de l'intérêt général et qu'à ce titre il est compétent pour apporter des limites à l'exercice du droit de grève. En aucun cas, il n'affirme que la loi est seule habilitée à intervenir, et qui plus est, qu'elle doit intervenir en premier. L'interprétation de l'alinéa 7 du Préambule par le Conseil constitutionnel ne prédétermine donc pas celle que le Conseil d'État retient en cas d'inaction du législateur.

Indépendamment de ce débat relatif à la contrariété des jurisprudences du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel, on peut se demander si le Conseil d'État n'aurait pas pu revenir, de sa propre initiative, sur cette interprétation de l'alinéa 7 du Préambule.

En maintenant l'existence d'un pouvoir réglementaire supplétif en matière de droit de grève, le Conseil d'État introduit tout d'abord au sein de sa jurisprudence une contradiction. S'agissant du droit à l'information relative à l'environnement et du droit de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement, il refuse l'existence d'un pouvoir réglementaire supplétif en l'absence de loi prévue par l'article 7 de la Charte de l'environnement et institue ainsi en la matière une réserve de loi. Dans son arrêt d'Assemblée du 3 octobre 2008, Commune d'Annecy (25), le Conseil d'État a en effet jugé que les dispositions de l'article 7 de la Charte(26) « ont réservé au législateur le soin de préciser « les conditions et les limites » dans lesquelles doit s'exercer le droit de toute personne à accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et à participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement ; qu'en conséquence ne relèvent du pouvoir réglementaire, depuis leur entrée en vigueur, que les mesures d'application des conditions et limites fixées par le législateur ». En l'espèce, le Conseil d'État a déduit de cette réserve de loi qu'« en l'absence de la fixation par le législateur des conditions et limites de ces droits, le décret attaqué du 1er août 2006, dont les dispositions, qui prévoient, outre la mise en œuvre d'une enquête publique, des modalités d'information et de publicité, concourent de manière indivisible à l'établissement d'une procédure de consultation et de participation qui entre dans le champ d'application de l'article 7 de la Charte de l'environnement, a été pris par une autorité incompétente ».

Cette interprétation de l'article 7 de la Charte de l'environnement n'a pourtant pas été déterminée par l'interprétation retenue par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés, dans laquelle, à l'instar de ce qu'il a jugé pour le droit de grève, ce dernier se contente de contrôler le respect par le législateur de sa propre compétence(27) : « il ressort de leurs termes mêmes qu'il n'appartient qu'au législateur de préciser « les conditions et les limites » dans lesquelles doit s'exercer le droit de toute personne à accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques ; que ne relèvent du pouvoir réglementaire que les mesures d'application des conditions et limites fixées par le législateur ».

La différence d'interprétation dans la jurisprudence du Conseil d'État de ces deux articles constitutionnels, dont la rédaction est similaire, laisse perplexe. Elle est d'autant plus surprenante qu'elle ignore l'objet des droits constitutionnels en cause(28). Alors que le droit de grève est un droit de statut négatif, dont l'exercice implique une abstention de l'État, le Conseil d'État admet l'exercice d'un pouvoir réglementaire supplétif. À l'inverse, alors que le droit à l'information et le droit de participation, droits de statut positif, exigent, pour leur mise en œuvre, l'intervention des pouvoirs publics, le Conseil d'État refuse à l'autorité réglementaire le pouvoir de pallier l'inaction du législateur.

La question du maintien de la jurisprudence Dehaene se posait ensuite tout particulièrement dans le domaine des transports publics terrestres de voyageurs, en raison de l'adoption de la loi du 21 août 2007. Les dispositions de cette loi, s'ajoutant à celles de la loi du 31 juillet 1963, auraient pu en effet être regardées comme posant des règles suffisamment précises et générales dans ce domaine. Ce n'est pas ce qu'a jugé le Conseil d'État qui précise que « ni les dispositions précitées du code du travail, pour la généralité des services publics, ni celles de la loi du 21 août 2007, pour les services publics de transport terrestre qu'elle régit, ne constituent l'ensemble de la réglementation du droit de grève annoncée par la Constitution ». Ce faisant, le Conseil entend retenir une interprétation stricte de « la complète législation annoncée par la Constitution ». Cette dernière ne s'apprécie pas secteur par secteur mais de manière générale, contrairement à ce que pouvait laisser penser la lecture des conclusions du rapporteur public sur cet arrêt(29). Le Conseil d'État conçoit ainsi de manière large les hypothèses dans lesquelles le pouvoir réglementaire sera compétent à titre supplétif : tant qu'une loi générale n'aura pas réglementé de manière précise les conditions d'exercice du droit de grève dans tous les services publics, le pouvoir réglementaire peut en effet pallier « l'inaction » du législateur.

2 - L'utilité du pouvoir réglementaire supplétif mise en doute

Une fois la compétence supplétive de l'autorité réglementaire réaffirmée, le Conseil d'État contrôle la légalité de la circulaire. Si l'intervention du législateur ne suffit pas à faire obstacle à l'exercice du pouvoir réglementaire, elle s'impose toutefois à lui. L'arrêt du 11 juin 2010 juge en effet que le pouvoir réglementaire doit respecter les prescriptions de la loi du 21 août 2007, « même [si celle-ci est] partielle »(30).

Le rapporteur public se fonde pour expliquer cette solution sur l'arrêt du Conseil d'État du 19 mars 1997, Le Gac (31), relatif à l'intervention du législateur dans le domaine de la police générale, dans lequel le Premier ministre détient un pouvoir réglementaire autonome. Le Conseil d'État avait en effet jugé dans cet arrêt « qu'en donnant compétence au législateur pour fixer « les règles concernant (···) les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques », l'article 34 de la Constitution n'a pas retiré au chef du gouvernement les attributions de police générale qu'il exerçait antérieurement ; qu'il appartient dès lors au Premier ministre, en vertu des articles 21 et 37 de la Constitution, de prendre les mesures de police applicables à l'ensemble du territoire et justifiées par les nécessités de l'ordre public, au nombre desquelles figurent les impératifs de santé publique ; que, lorsque le législateur est intervenu dans ce domaine, il incombe au Premier ministre d'exercer son pouvoir de police générale sans méconnaître la loi ni en altérer la portée »(32).

Mais, à la différence de l'arrêt Le Gac, l'arrêt du 11 juin 2010 portait sur un domaine relevant de la compétence de la loi. Le droit de grève s'exerce en effet « dans les conditions prévues par la loi ». Il n'est donc pas en soi surprenant que le pouvoir réglementaire supplétif, intervenant dans le domaine de la loi, soit soumis aux prescriptions de la loi finalement adoptée, à l'instar du pouvoir réglementaire d'application des lois. Toutefois, la soumission d'un pouvoir réglementaire supplétif à la loi ne manque pas de surprendre. La loi « méprisée » ou « déclassée » en raison de sa « portée limitée » au stade de la reconnaissance de la compétence réglementaire, est remise sur la scène, lorsqu'il s'agit d'apprécier la légalité de l'acte réglementaire. Le pouvoir supplétif est ici cantonné à l'exécution de la loi. Cela démontre, avec force, que le Conseil d'État interprète très strictement l'intervention du législateur auquel l'alinéa 7 fait référence.

Surtout, cela soulève la question de l'intérêt de qualifier ici l'intervention des organes dirigeants de la RATP de pouvoir réglementaire supplétif. En effet, reconnaître la compétence supplétive de l'autorité réglementaire et l'astreindre au respect de la loi partiellement intervenue semble revenir au même que de reconnaître l'existence d'une législation d'ensemble du droit de grève, et par voie de conséquence, l'exercice d'un pouvoir réglementaire d'application des lois. En effet, reconnaître la loi du 21 août 2007 comme une législation d'ensemble du droit de grève n'aurait pas fait obstacle à l'exercice par les organes dirigeants de la RATP de leur pouvoir réglementaire en leur qualité de chefs de service. Sous réserve de la compétence des autres autorités réglementaires, les chefs de service ont compétence pour prendre toute mesure réglementaire nécessaire au bon fonctionnement de l'administration placée sous leur autorité, dans le respect des lois(33). La reconnaissance de ce pouvoir réglementaire supplétif peut ainsi s'expliquer par le seul fait que le Conseil d'État apprécie strictement la condition tenant à l'intervention du législateur au regard de l'ensemble des services publics. Pour cette raison, il cherche à préserver la compétence supplétive de l'autorité réglementaire dans un autre domaine que celui des transports, dans lequel aucune loi ne serait encore intervenue.

3 - L'interprétation de la loi soumise préalablement au contrôle du Conseil constitutionnel

Devant se prononcer sur la conformité de l'instruction attaquée à l'article 5 de loi du 21 août 2007, la décision du 11 juin 2001 doit être rapprochée de celle du conseil constitutionnel rendue le 16 août 2007(34), dans la mesure où ce dernier a formulé « des réserves d'interprétation » sur cet article.

L'article 5-II de la loi dispose en effet qu'en cas de grève, les salariés relevant des catégories des agents indispensables à l'exécution de chacun des niveaux de service prévus dans le plan de transport adapté « informent, au plus tard quarante huit heures avant de participer à la grève, le chef d'entreprise ou la personne désignée par lui de leur intention d'y participer ».

L'instruction attaquée imposait aux agents de la régie « qui souhaiteraient rejoindre un mouvement de grève de le faire « à l'intérieur du préavis, à n'importe quelle prise de service mais exclusivement au début de la prise de service ».

Les requérants faisaient valoir que l'instruction, en tant qu'elle imposait aux agents de faire grève seulement au début d'une prise de service et non à tout moment, méconnaissait « la conciliation entre la préservation du droit de grève et la continuité du service public », opérée par l'article 5 de la loi, lequel avait consacré un droit pour les agents « de rejoindre la grève quand ils le souhaitent, sans autoriser la moindre restriction quant au moment précis d'entrée dans la grève ».

Le Conseil n'a pas retenu une telle interprétation de l'article 5 de la loi et a jugé que « le président directeur général de la RATP a entendu prévenir les risques de désorganisation qui résulteraient de l'interruption du travail en cours de service par des agents décidant de rejoindre la grève après le début de leur service ; que la limitation apportée à l'exercice du droit de grève qui en résulte est justifiée par les nécessités du fonctionnement du service public de transport assumé par la RATP et vise à prévenir un usage abusif du droit de grève ».

Une telle interprétation de l'article 5 peut-elle être regardée comme conforme à celle retenue par le Conseil constitutionnel ?

La réponse à cette question ne peut qu'être nuancée, même si, de manière étonnante, le rapporteur public ne fait pas référence dans ses conclusions à la décision du Conseil constitutionnel.

D'un côté, le Conseil d'État justifie cette limitation du droit de grève en se fondant sur l'argument tiré de la nécessité du fonctionnement du service et de la prévention des risques de désorganisation qui résulteraient de l'interruption du travail de certains agents. Cette justification n'est pas très éloignée de celle que le Conseil constitutionnel a mentionnée pour admettre la constitutionnalité de l'article 5 de la loi : les dispositions de cet article « ont vocation à conforter l'efficacité du dispositif afin de faciliter la réaffectation des personnels disponibles pour la mise en œuvre du plan de transport adapté » (cons. 29)(35).

Mais d'un autre côté, le Conseil constitutionnel n'admet la constitutionnalité de l'obligation pour les salariés de déclarer préalablement leur intention de participer à la grève que parce qu'elle « ne s'oppose pas à ce qu'un salarié rejoigne un mouvement de grève déjà engagé et auquel il n'avait pas initialement l'intention de participer, ou auquel il aurait cessé de participer, dès lors qu'il en informe son employeur au plus tard quarante-huit heures à l'avance » (cons. 29). C'est donc bien le fait que le salarié peut rejoindre un mouvement de grève déjà engagé qui a justifié la décision du Conseil constitutionnel. Or, un doute pouvait subsister s'agissant de la circulaire attaquée devant le Conseil d'État : en prévoyant que les agents ne peuvent faire grève à tout moment mais seulement au début d'une prise de service, la circulaire introduisait une condition non prévue par la loi et qui pouvait s'avérer contraire à la réserve formulée par le Conseil constitutionnel.

Il est vrai toutefois que le Conseil constitutionnel n'a pas précisé que l'article 5 de la loi devait être interprété comme permettant aux agents de rejoindre un mouvement de grève, sans aucune restriction quant au moment précis d'entrée dans la grève. Au surplus, l'interprétation de cet article ne constituait pas une « vraie » réserve d'interprétation, dès lors qu'elle n'apparaissait que dans les motifs et non dans le dispositif de la décision. Elle ne s'imposait donc pas avec l'autorité de la chose jugée au Conseil d'État.

Cet arrêt du 11 juin 2010 met ainsi en évidence les limites du contrôle a priori exercé par le Conseil constitutionnel. L'interprétation qu'il peut faire des lois qui lui sont soumises dans ce cadre ne peut en effet couvrir tous les cas qui pourraient être soumis au Conseil d'État. Cet arrêt révèle également tout l'intérêt de la question prioritaire de constitutionnalité. L'interprétation que le juge administratif peut faire d'une loi peut en effet déterminer son inconstitutionnalité et ainsi déclencher le contrôle a posteriori du Conseil constitutionnel(36).

Normes, Constitution et Droit international

  • Agnès Roblot-Troizier, Professeur à l'Université d'Évry

  • Arrêts commentés : CE, Ass., 9 juillet 2010, Mme Souad Chériet-Benseghir, n° 317747(37), CE, Sect., 9 juillet 2010, Fédération nationale de la libre pensée et autres, n° 327663 (38). Mots Clefs : Accords internationaux, condition de réciprocité, compétence du juge administratif, pacta sunt servanda, procédure de ratification.

I - Le contrôle de la réciprocité dans l'application des conventions internationales : une solution attendue

Dans un considérant particulièrement explicite, l'arrêt Mme Souad Chériet-Benseghir précise que, dorénavant, il appartient au juge administratif de vérifier si un engagement international fait l'objet d'une application réciproque. Pour la première fois, le Conseil d'État renonce à se soumettre à l'appréciation du ministre des Affaires étrangères quant à la condition de réciprocité posée à l'article 55 de la Constitution. Se fondant sur des dispositions constitutionnelles, il se conforme ainsi aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.

L'affaire Mme Chériet-Benseghir était assez proche de celle jugée dans l'arrêt du Conseil d'État du 9 avril 1999, Mme Chevrol-Benkeddach (39), qui avait valu à la France d'être condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme pour violation du droit au procès équitable de l'article 6 §1 de ladite Convention(40). Mme Chériet-Benseghir, de nationalité française, est titulaire d'un diplôme de docteur en médecine délivré par l'Institut national d'enseignement supérieur en sciences médicales d'Oran en Algérie. Elle a demandé son inscription au tableau de l'ordre des médecins de la Haute-Garonne ; face au refus que lui a opposé le Conseil départemental de l'ordre des médecins, Mme Chériet-Benseghir s'est tournée vers le Conseil régional de l'ordre de Midi-Pyrénées, puis vers le Conseil national de l'ordre des médecins, mais sans succès. Elle forme donc un recours pour excès de pouvoir contre la décision de rejet de sa demande rendue le 19 mars 2008 par le Conseil national de l'ordre des médecins. La décision est motivée par le fait que le diplôme de la requérante ne serait pas valable de plein droit en France. Or, dans le cadre des Accords d'Evian, la France et l'Algérie se sont engagées mutuellement à ce que les « grades et les diplômes délivrés (···) dans les mêmes conditions de programmes, de scolarité et d'examens » soient « valables de plein droit dans les deux pays » selon les termes de l'article 5 de la déclaration gouvernementale relative à la coopération culturelle(41). Pour refuser l'inscription de Mme Chériet-Benseghir au tableau, le Conseil national de l'ordre des médecins invoque le fait que les stipulations précitées ne feraient pas l'objet d'une application réciproque en Algérie.

Était ainsi portée devant le Conseil d'État une double question liée à la condition de réciprocité dans l'exécution des engagements internationaux : celle de la portée de cette condition, celle de l'autorité compétente pour juger de sa réalisation.

Sur le premier point, le Conseil d'État ne répond que de manière implicite. Au regard des dispositions constitutionnelles sur lesquelles il est fondé, l'arrêt témoigne de ce que l'absence d'application réciproque implique que l'État français se trouve désengagé de ses obligations internationales. Or l'article 55 de la Constitution dispose que « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie ». Aux termes de cette seule disposition, l'absence d'application réciproque aurait pu conduire seulement à ce que l'engagement international en cause ne prime pas sur la loi. En ce sens, la non-réciprocité aurait eu pour effet, en quelque sorte, de « déclasser » l'engagement international qui, de norme supérieure à la loi deviendrait une norme, certes applicable, mais inférieure à la loi. Ce n'est pas cette interprétation que le Conseil d'État retient dans l'arrêt commenté et on notera d'ailleurs que la question de la supériorité sur la loi ne se posait pas en l'espèce.

Se fondant sur l'alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946 selon lequel « La République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international », le Conseil d'État donne une portée plus vaste à la condition de réciprocité. La haute juridiction administrative juge en effet que figure au nombre des règles du droit public international « la règle «pacta sunt servanda(42). Cette référence au principe « pacta sunt servanda » témoigne d'abord de l'autorité de la chose interprétée par le Conseil constitutionnel, même si l'arrêt du Conseil d'État ne renvoie pas expressément aux décisions pertinentes de son voisin du Palais Royal ; elle laisse ensuite entendre, bien qu'implicitement, quelle est la portée de la condition de réciprocité énoncée à l'article 55 de la Constitution : la non-réalisation de celle-ci peut conduire les autorités administratives françaises à ne pas faire application de l'engagement international concerné en l'estimant dépourvu d'effet juridique en droit interne.

Mais l'apport essentiel de l'arrêt Chériet-Benseghir réside dans l'affirmation par le Conseil d'État de la compétence du juge administratif pour vérifier si la condition de réciprocité est remplie en l'espèce. Par un considérant de principe des plus explicites, le Conseil d'État affirme « qu'il appartient au juge administratif, lorsqu'est soulevé devant lui un moyen tiré de ce qu'une décision administrative a à tort, sur le fondement de la réserve énoncée à l'article 55, soit écarté l'application de stipulations d'un traité international, soit fait application de ces stipulations, de vérifier si la condition de réciprocité est ou non remplie ». Aussi le Conseil d'État met-il fin à sa jurisprudence issue de l'arrêt Rekhou selon lequel il n'appartient pas au juge administratif d'apprécier si et dans quelle mesure les conditions d'exécution d'un engagement international par l'autre État partie sont de nature à priver les stipulations de cet engagement de l'autorité qui lui est conférée par la Constitution(43). S'estimant incompétent, le juge administratif s'en remettait à l'appréciation du ministre des Affaires étrangères, éventuellement saisi de la question par renvoi préjudiciel. C'est précisément cette attitude que la Cour européenne des droits de l'homme a condamné dans son arrêt précité Chevrol c. France, en jugeant que l'article 6§1 de la Convention européenne des droits de l'homme s'oppose à ce que le juge national s'estime lié par l'avis du ministre des Affaires étrangères quant à la question de l'application réciproque d'une convention internationale ; elle a indiqué que le juge national devait exercer la plénitude de sa compétence en se laissant la possibilité de prendre en considération, dans l'appréciation de la condition de réciprocité, des éléments de fait ou de droit pertinents présentés par les parties au litige. Aussi le respect de l'article 6 §1 de la Convention européenne implique-t-il que le juge administratif soumette au débat contradictoire la question de l'application réciproque des engagements internationaux. Se conformant à la jurisprudence de la Cour européenne, le Conseil d'État juge dans l'arrêt commenté qu'il revient au juge administratif, « dans l'exercice des pouvoirs d'instruction qui sont les siens, après avoir recueilli les observations du ministre des affaires étrangères et, le cas échéant, celles de l'État en cause, de soumettre ces observations au débat contradictoire, afin d'apprécier si des éléments de droit et de fait suffisamment probants au vu de l'ensemble des résultats de l'instruction sont de nature à établir que la condition tenant à l'application du traité par l'autre partie est, ou non, remplie ». Alors que, depuis plus de vingt ans, le juge administratif contrôle la conventionnalité des lois, et que, depuis plus de dix ans, il contrôle la régularité de la procédure de ratification des engagements internationaux, le tout sur le fondement de l'article 55 de la Constitution, il aura fallu attendre encore dix ans pour qu'il accepte de tirer toutes les conséquences de cet article en déterminant lui-même, au terme d'une procédure contradictoire, si la condition de réciprocité est ou non remplie.

Il faut dire toutefois que le Conseil d'État n'est pas fréquemment saisi d'une telle question. Cette rareté s'explique par le fait que de nombreux engagements internationaux échappent par principe à la réserve de réciprocité. Ainsi en est-il de l'ensemble des engagements qui, à l'image de ce que prévoit le droit de l'Union européenne et le droit européen des droits de l'homme, établissent eux-mêmes des mécanismes de sanction en cas d'inexécution des obligations internationales par l'une des parties. Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs repris à son compte l'argument développé par la Cour de justice de l'Union européenne relatif à l'ineffectivité de l'exception d'inexécution en raison de l'existence d'une procédure juridictionnelle propre à sanctionner les manquements des États dans l'application du droit de l'Union(44). De même, en vertu du droit international général, les conventions à caractère humanitaire échappent à l'exception d'inexécution, même en cas de violation substantielle(45) ; le Conseil constitutionnel s'est approprié cette règle dans sa décision du 22 janvier 1999, Cour pénale internationale, dans laquelle il juge que « la réserve de réciprocité mentionnée à l'article 55 de la Constitution n'a pas lieu de s'appliquer » aux engagements internationaux dont l'objet consiste à instaurer un mécanisme juridictionnel de protection des droits fondamentaux appartenant à toute personne humaine contre les atteintes les plus graves(46).

La nature et l'objet de l'accord conclu entre la France et l'Algérie postulent au contraire une application réciproque. Aussi le Conseil d'État prend-t-il en considération les arguments avancés par le Conseil national de l'ordre des médecins et par la requérante pour juger qu'il « ne ressort ni des pièces du dossier, ni de l'audience d'instruction » que « des grades et diplômes d'enseignement de médecine délivrés en France dans les mêmes conditions de programme, de scolarité et d'examen qu'en Algérie n'y auraient pas été regardés comme valables de plein droit ». Il existe ainsi une présomption de réciprocité que le juge peut renverser en tenant compte des éléments de fait et de droit mis en lumière par l'instruction.

Par l'arrêt Mme Souad Chériet-Benseghir, est ainsi reconnue l'entière compétence du juge administratif pour assurer le respect de l'article 55 de la Constitution dans toutes ses composantes.

II - Le contrôle de la constitutionnalité des conventions internationales en vigueur : une solution paradoxale

L'arrêt Fédération nationale de la libre pensée intéresse le droit constitutionnel à plusieurs titres. D'abord le Conseil d'État est saisi, entre autres, par des parlementaires soucieux de préserver leurs prérogatives ; ensuite l'arrêt porte essentiellement sur le contrôle, déduit des articles 53 et 55 de la Constitution, de la régularité de la procédure de ratification d'un accord conclu entre la France et le Saint-Siège ; enfin, les moyens soulevés concernent la question du respect de principes dont certains, tel le principe de laïcité, ont valeur constitutionnelle.

Sur le premier point, l'arrêt est des plus laconiques : considérant qu'il n'est pas « besoin de statuer sur la recevabilité des requêtes », le Conseil d'État élude la question de savoir si les parlementaires disposent d'un intérêt à agir contre un décret portant publication d'un accord international alors que ce décret n'a pas été précédé d'une autorisation législative de ratification. Bien que cette question lui soit régulièrement posée(47), la haute juridiction administrative n'a pas pris une position explicite sur la qualité pour agir des parlementaires contre les actes règlementaires susceptibles de porter atteinte aux prérogatives du Parlement(48).

L'essentiel de l'arrêt Fédération nationale de la libre pensée réside dans l'examen du moyen tiré du défaut d'autorisation législative de ratification de l'accord conclu avec le Saint-Siège. L'affaire donne l'occasion au Conseil d'État de préciser l'étendue de son contrôle de la procédure de ratification des engagements internationaux, contrôle qu'il opère depuis l'arrêt d'assemblée SARL du Parc d'activité du Blotzheim du 18 décembre 1998(49). Il rappelle qu'il résulte de la combinaison des articles 53 et 55 de la Constitution qu'il appartient au Conseil d'État de vérifier que la publication d'un traité ou d'un accord international a été précédée d'une loi autorisant sa ratification ou son approbation si celui-ci entre dans le champ d'application de l'article 53 de la Constitution. Or, en vertu de cet article, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu'en vertu d'une loi, les traités ou accords qui « modifient des dispositions de nature législative ». Il appartenait donc au Conseil d'État de préciser cette notion. Aux termes de l'arrêt, constitue un traité ou accord modifiant des dispositions de nature législative, au sens de l'article 53 de la Constitution, « un engagement international dont les stipulations touchent à des matières réservées à la loi par la Constitution ou énoncent des règles qui diffèrent de celles posées par des dispositions de forme législative ». Aussi le Conseil d'État opte-t-il pour une définition à la fois matérielle et formelle des dispositions de nature législative : en conséquence, doivent faire l'objet d'une autorisation parlementaire de ratification non seulement les traités et accords qui modifient des dispositions législatives en vigueur, mais également ceux qui entrent dans le champ de la compétence législative telle que la définit la Constitution.

Le Conseil d'État contrôlant la régularité de la procédure de ratification d'un engagement international est donc conduit à confronter les termes des stipulations conventionnelles avec les dispositions législatives. En l'espèce, l'accord est confronté aux dispositions législatives du Code de l'éducation. Ainsi, et à l'inverse de la hiérarchie énoncée à l'article 55 de la Constitution, le Conseil d'État apprécie si les stipulations conventionnelles ne méconnaissent pas des dispositions législatives. Cette situation paradoxale s'explique par le fait que le contrôle de la régularité formelle de la procédure de ratification est un contrôle de l'applicabilité de la norme internationale, tandis que le contrôle de la conventionnalité des lois conduit à l'application de ladite norme. Les exigences de l'article 53 de la Constitution obligent à un examen au fond de l'engagement international pour déterminer si la forme de la ratification est régulière.

Reste que ce contrôle de la régularité formelle de la ratification implique que le Conseil d'État apprécie la contrariété de la convention internationale au regard des lois en vigueur alors qu'il se refuse à l'examiner au regard des dispositions constitutionnelles. En effet, dans son arrêt Fédération nationale de la libre pensée, et malgré les conclusions du rapporteur public Rémi Keller proposant une évolution jurisprudentielle sur ce point(50), le Conseil d'État confirme qu'il n'appartient pas au juge administratif de contrôler la constitutionnalité d'un engagement international quel qu'il soit(51). Parce qu'il admet d'apprécier si les stipulations conventionnelles ne méconnaissent pas les dispositions législatives en vigueur, le Conseil d'État ne devrait-il pas accepter de vérifier que ces mêmes stipulations ne méconnaissent pas la Constitution, norme supérieure aux lois comme aux engagements internationaux ? La compétence du Conseil constitutionnel contrôlant, sur le fondement de l'article 54 de la Constitution, la constitutionalité des engagements internationaux, n'y fait pourtant pas obstacle dès lors que, par hypothèse, s'il avait admis sa compétence, le Conseil d'État ne se serait prononcé que sur la constitutionnalité d'engagements entrés en vigueur par simple publication au Journal officiel, sans avoir été soumis au contrôle, nécessairement préalable, du Conseil constitutionnel.

Refusant de contrôler la constitutionnalité des traités, le Conseil d'État vérifie pourtant le respect par l'accord de dispositions législatives du Code de l'éducation qui concrétisent des principes de valeur constitutionnelle. À ce titre, il écarte, mais après l'avoir examiné, le moyen tiré de la violation du principe de laïcité. Certes, seul l'article L. 141-6 du Code de l'éducation, selon lequel « le service public de l'enseignement supérieur est laïque », sert de fondement au contrôle de la régularité formelle de la procédure de ratification pour déterminer si l'accord y déroge. Mais le principe de laïcité a une valeur constitutionnelle en vertu du 13ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 s'agissant de l'enseignement et, de manière plus générale, en vertu de l'article 1er de la Constitution. Dès lors, matériellement, le Conseil d'État procède, même s'il s'en défend, à un contrôle de la constitutionnalité de l'accord.

(1) En particulier Cons. const., déc. no2003-473 DC du 26 juin 2003, Loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit ; Cons. const., déc. no2004-506 DC du 2 décembre 2004, Loi de simplification du droit. V. aussi, antérieurement : Cons. const., déc. no2002-460 DC du 22 août 2002, Loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure ; Cons. const., déc. no2002-461 DC du 29 août 2002, Loi d'orientation et de programmation pour la justice ; et postérieurement : Cons. const., déc. no2008-567 DC du 24 juill. 2008, Loi relative aux contrats de partenariat. Voir Richer (L.), « L'émergence d'un droit constitutionnel des marchés publics », in Le nouveau droit des marchés publics, Éd. L'Hermès, 2004, p.9.
(2) Pour une critique de cette formule : Fatôme (E.) et Richer (L.), « Le Conseil constitutionnel et le « droit commun » de la « commande publique » et de la domanialité publique », AJDA 2003, p. 2348.
(3) TA Orléans, 29 avr. 2008, no0604132, 0604140, Lenoir SNSO c/ Dpt. du Loiret ; Contrats et MP 2008, comm. 123, note G. Eckert ; Dr. adm. 2008, comm. 92, note F. Melleray ; JCP. A. 2008, 2171, nte G. Terrien et V. Cochi ; BJCP 2008, p. 199, concl. Borot et obs. Ph. Terneyre ; AJDA 2008, p. 1203, p. 1203, note J.-D. Dreyfus.
(4) CAA Nantes, 23 janv. 2009, no08NT01579, Dpt. du Loiret ; BJCP 2009, p. 158, note R. Vandermeeren ; JCP. A. 2009, 2135, comm. H. Mouannès ; AJDA 2009, p. 779, note J.-D. Dreyfus ; Dr. adm. 2009, comm. 38, note Villain ; AJDA 2009, p. 231, note L. Rapp ; Contrats et MP 2009, comm. 80, note G. Eckert.
(5) Rec. p. 393, concl. D. Casas ; BJCP no38/2005, p. 65, concl. D. Casas et obs. Ch. M. ; AJDA 2004, p. 2383, chron. C. Landais et F. Lenica ; Dr. adm. 2005, comm. 3 et 4, notes A. Ménéménis, contrats et MP. 2010, comm. 318, G. Eckert.
(6) CE 9 janv. 2001, Deperthes, req. no228928 : l'urgence ne peut être invoquée dans le cadre de l'article L.521-2 du CJA lorsque le retard pour effectuer une démarche est imputable au demandeur.
(7) Cons. cons. déc. no2002-460 DC du 22 août 2002, Loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure ; Cons. const., déc. no2002-461 DC du 29 août 2002, Loi d'orientation et de programmation pour la justice.
(8) CA Paris, 19 novembre 2008, no07/10199. À propos de cet arrêt, cf. « Chronique de l'observatoire de jurisprudence constitutionnelle », CCC, no 28, 2010, pp. 165-166.
(9) Cons. const., déc. no 90-283 DC du 8 janvier 1991, Loi relative à la lutte contre le tabagisme et l'alcoolisme, RJC I-417.
(10) Cour de cassation, Chambre commerciale, 18 mai 2010, no 09-65072.
(11) Ibid.
(12) En ce sens, Cons. const., déc. no 90-283 DC, op. cit.
(13) Ibid.
(14) Cour de cassation, Chambre commerciale, 18 mai 2010, no 09-65072.
(15) En ce sens, cf. Cons. const., déc. no 90-283 DC, op. cit. cons. 11.
(16) Conclusions F. Lenica, AJDA 2010, p. 1719.
(17) Terneyre (P.), « La loi du 21 août 2007 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs : laboratoire d'une ambition plus vaste ou expérience isolée ? », RJEP 2007 (648), p. 391 ; Melleray (F.), « La loi du 21 août 2007 sur le dialogue social ou l'introuvable service minimum », AJDA 2010, p. 1752.
(18) Lebon, p. 426 ; GAJA n° 63.
(19) CE, 1er décembre 2004, Onesto et autres, n° 260551 ; note R. Noguellou, RDP 2004, p. 1091.
(20) CE, Ass., 4 février 1966, Syndicat unifié des techniciens de la RTF, Lebon, p. 81 ; CE Section 17 mars 1997, Fédération nationale des syndicats du personnel des industries de l'énergie électrique, nucléaire et gazière, Lebon, p. 90.
(21) Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, D. 2005, p. 377 et 378 ; note C. Debbasch, JCP 1966, II, 14802 : « Il ne fait pas de doute que la volonté du constituant de voir le législateur maître de la réglementation du droit de grève est tournée et que la jurisprudence Dehaene, née d'une carence législative, encourage aujourd'hui cette “paresse législative” » ; note M. Luchaire, Rev. Adm. 1979, p. 141, évoque, quant à lui, « la nécessité d'une définition législative et uniquement législative des limitations apportées au droit de grève » ; voir aussi note B. Mathieu, AJDA 1993, p. 221.
(22) En particulier, Cons. const., déc. n° 80-117 DC du 22 juillet 1980, Loi sur la protection et le contrôle des matières nucléaires ; n° 86-217 DC du 18 septembre 1986, Loi relative à la liberté de communication ; n° 87-230 DC du 28 juillet 1987, Loi portant diverses mesures d'ordre social.
(23) V, en ce sens, Genevois (B.), « La jurisprudence du Conseil constitutionnel relative au droit de grève dans les services publics », Droit social 1989, p. 796. V. aussi, Janicot (L.), « Le Préambule de la Constitution de 1946 et la loi », Le Préambule de la Constitution de 1946, LGDJ, 2008, p. 45.
(24) Genevois (B.), article précité, p. 796 : « Cette démarche [celle du Conseil constitutionnel] est indépendante de celle du juge administratif, qui, au vu de l'absence de la réglementation d'ensemble voulue par les Constituants de 1946, reconnaît au gouvernement, en tant que responsable de l'ordre public, une compétence purement supplétive. »
(25) No 297931 ; GAJA, D. 2009, n° 118.
(26) « Aux termes de l'article 7 de la Charte de l'environnement : “Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement.” »
(27) Voir, sur cette idée, notre note à la RFDA 2008, p. 1163.
(28) Voir, sur cette idée, notre note à la RFDA 2008, p. 1164.
(29) Ce dernier semble en effet apprécier l'absence de réglementation d'ensemble dans le cadre du secteur des transports : « Faut-il maintenir votre jurisprudence Dehaene en ce qui concerne les transports publics terrestres de voyageurs depuis l'intervention de la loi du 21 août 2007 ? [···] Contrairement à la présentation qui a pu en être faite, cette loi ne revêt en effet, elle aussi, qu'une portée limitée. » C'est nous qui soulignons (AJDA 2010, p. 1719).
(30) Conclusions F. Lenica, AJDA 2010, p. 1720.
(31) N° 300467.
(32) C'est nous qui soulignons.
(33) CE, 7 février 1936, Jamart, GAJA, D. 2009, n° 49.
(34) Cons. const., déc. n° 2007-556 DC du 16 août 2007, Loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs ; Roblot-Troizier (A. ), « Une non-réglementation du droit de grève par la loi sur la continuité du service public [CC n° 2007-556 DC du 16 août 2007] », RFDA 2007 (6), p. 1284-1286 ; Lelargue (A.), « Le rendez-vous manqué du service minimum en matière de service public des transports », RFDC 2008 (73), p. 119-144 ; Fortier (C.), « La garantie de continuité du service public dans les transports terrestres de voyageurs : fin de l'exception française ? (Commentaire de la loi n° 2007-1224 du 21 août 2007) », RDP 2007, p. 1635-1662 ; Bernaud (V.), « La « nature particulière » du droit de grève n'implique pas une protection constitutionnelle amoindrie », Droit social, 2007 (12), p. 1221-1227 ; Sauret (A.), « La décision du Conseil constitutionnel sur le service minimum », Les Petites Affiches, 26 septembre 2007 (193), p. 11-18.
(35) C'est nous qui soulignons.
(36) V., par exemple, Cons. const., déc. n° 2010-3 QPC du 28 mai 2010, Union des familles en Europe
[Associations familiales].
(37) Liéber (S.-J.) et Botteghi ( D.), De deux questions de droit international public et d'une question de procédure contentieuse, AJDA, 2010, p. 1635. M. Gautier, L'appréciation de la réciprocité d'application, DA, 2010, n° 10, comm. 131.
(38) Liéber(S.-J.) et Botteghi ( D.), De deux questions de droit international public et d'une question de procédure contentieuse, AJDA, 2010, p. 1635. RFDA, 2010, p. 980, cl. Rémi Keller, p. 995, note T. Rambaud et A. Roblot-Troizier.
(39) CE, Ass., 9 avril 1999, Mme Chevrol-Benkeddach, Rec. p. 115 ; AJDA, 1999, chron. F. Raynaud et P. Fombeur ; RFDA, 1999, p. 937 note J.-F. Lachaume.
(40) CEDH, 13 février 2003, Chevrol c. France, n° 49639-99, AJDA, 2003, p. 1984, note T. Rambaud ; D., 2003, Jur. 931, note H. Moutouh ; RFDH 2003, 1387, obs. V. Michel.
(41) Article 5 de la déclaration gouvernementale du 19 mars 1962 relative à la coopération culturelle entre la France et l'Algérie.
(42) Cons. const., dec. n° 92-308 DC du 9 avril 1992, Traité sur l'Union européenne, cons. 7 ; Cons. const., déc. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, Statut de la Cour pénale internationale, cons. 32.
(43) CE, Ass., 29 mai 1981, Rekhou, Rec. p. 220.
(44) Cons. const., déc. n° 98-400 DC du 20 mai 1998, Loi organique relative à l'exercice par les citoyens de l'Union européenne résidant en France, autres que les ressortissants français, du droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales, Rec. p. 251, spéc. p. 253.
(45) 5e paragraphe de l'article 60 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Bien que cette Convention n'ait pas été ratifiée par la France, cette règle s'impose en tant que règle coutumière du droit international.
(46) Cons. const., déc. n° 98-408 DC du 22 janvier 1999, Traité portant Statut de la Cour pénale internationale, Rec. p. 29.
(47) V. notamment CE, Ass., 20 novembre 1981, Schwartz et Martin, Rec. p. 487, AJDA, 1982, p. 83, chronique F. Tiberghien et B. Lasserre ; CE, Ass., 20 mai 1985, n° 64146, Labbé et Gaudin, Rec. p. 157, RFDA 1985, p. 554 ; CE, Ass., 2 février 1987, Joxe et Bollon, n° 82436, RFDA 1987, concl. p. 176 ; CE, 27 février 1987, Noir, Rec. p. 58 ; CE, 29 octobre 2004, Sueur et autres, Rec. p. 393, RFDA 2004, p. 1118 ; CE, 11 février 2010, Madame Borvo, n° 324233, RFDA 2010, p. 629, chron. A. Roblot-Troizier.
(48) Sur la question de l'intérêt pour agir des parlementaires, cf. Bertille (V. ), L'intérêt pour agir des parlementaires devant le juge administratif, RFDC, 2006, p. 825, et Labetoulle (D.), Le recours pour excès de pouvoir du parlementaire, Revue juridique de l'économie publique, n° 675, mai 2010, repère 5.
(49) Rec. p. 483, concl. G. Bachelier ; AJDA, 1999, p. 127, chr. F. Raynaud et P. Fombeur ; LPA, 23 mai 2000, n° 102, p. 6, note G. Béquain ; RFDA, 1999, p. 315, concl.
(50) Conclusions Rémi Keller, RFDA 2010, p. 980.
(51) Précédemment CE, 8 juillet 2002, Commune de Porta, Rec. p. 260 : « Considérant qu'il n'appartient pas au Conseil d'État statuant au contentieux de se prononcer sur le bien-fondé des stipulations d'un engagement international, (···) ou sur le moyen tiré de ce qu'il méconnaîtrait les principes énoncés à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ». De même, s'agissant d'un accord n'ayant pas à faire l'objet d'une autorisation législative de ratification, CE, 28 avril 2004, Commune de Chamonix Mont-Blanc, Rec. tables p. 546.