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« À mon ami Jean-Louis Pezant »

Jean-Louis Pezant n'est plus.

La République a perdu un de ses grands serviteurs. Le Chef de l'Etat l'a dit. Marc Guillaume et Olivier Duhamel l'ont démontré dans un article du « Monde ».

J'ai perdu un ami de toujours.

Dans les années soixante, alors que, titulaire du diplôme de l'I.E.P. de Paris et de deux diplômes d'études supérieures, il préparait l'agrégation de droit public, nous faisions équipe sous l'autorité de Georges Burdeau.

Est-ce à mon contact de fonctionnaire parlementaire qu'il s'est déterminé à quitter la voie de l'enseignement pour celle de la pratique quotidienne du droit ? On ne le saura jamais, mais il n'a pas eu à le regretter.

Reçu premier au concours d'administrateur, il entre à l'Assemblée nationale le 1er avril 1966 pour y accomplir une carrière prestigieuse que j'ai eu la chance de suivre de bout en bout et qui le mènera à la plus haute fonction de l'admi­nistration, celle de Secrétaire général. Son talent de candidat fascine le jury et lui donne droit à une faveur rarissime : celle d'être directement affecté au service des commissions et – qui plus est – à la commission des lois, au cœur de l'action parle­mentaire. Selon l'usage, en effet, un nouvel administrateur devait faire ses classes dans un service « périphérique » avant d'être lancé au contact des députés chargés d'élaborer la loi au sein des commissions. Cette phase d'initiation avait été jugée inutile pour lui. Dès ses premiers pas dans le Palais, il illustre au plus haut niveau les trois vertus imposées dans l'emploi d'administrateur : compétence technique, impartialité politique, disponibilité totale. « Administrateur de grande valeur, qui allie à des qualités intellectuelles particulièrement brillantes une grande sureté de jugement et une puissance de travail incomparable ; on ne prend aucun risque à lui prédire un brillant avenir », tel est le portrait que l'on trace de lui après une seule année de service. Et il impressionne chaque année davantage.

Il devient très vite un pilier de la commission. Il conquiert la confiance de ses supérieurs et celle des députés, qui l'adoptent et ne voudront pas s'en séparer. « Son maintien à ce poste correspond à un impératif d'intérêt général », précise le Directeur du service. Jean-Louis s'impose par la solidité de ses connaissances juridiques, la rigueur de son raisonnement et l'étendue de sa culture historique et politique. Pendant onze années, il va côtoyer et aider les plus grands législateurs à accomplir d'importantes réformes en droit civil, pénal et administratif.

Pour son bien, – la « mobilité » étant devenue une condition nécessaire à l'avancement –, les autorités administratives arrivent à l'extraire de la commis­sion malgré les réticences de son entourage. Entier, sûr de son fait, il s'insurge lui-même : « je ne comprends pas très bien le caractère impérieux des motifs qui justifient mon départ de la commission des lois··· je ne retrouverai dans aucun autre poste autant d'intérêt et surtout d'indépendance que dans celui que j'occupe actuellement ». Cet esprit d'indépendance ne le quittera jamais.

Jean-Louis va néanmoins rejoindre le service de la séance. Il supporte sans trop de mal le dépaysement, puisque son nouveau travail n'est que le prolongement de celui des commissions : le vote de la loi. Evidemment on ne tarit pas d'éloges sur lui : richesse de son expérience, rigueur de ses analyses, rapidité et efficacité de son travail, sens des relations humaines, étonnante aisance face à des taches d'ordre purement matériel et aussi, « last but not least », autorité bienveillante···

La chance lui sourit : en moins de deux ans, il va retrouver sa chère commission des lois, pour prendre la responsabilité pleine et entière de son secrétariat. C'est tout le bonheur auquel il aspire. Son respect d'autrui lui fait, tout à son honneur, émettre des réserves : « des difficultés », écrit-il, « pourraient naître d'une promo­tion qui me conduirait à exercer un pouvoir hiérarchique sur ceux qui, hier encore, étaient mes égaux et qui sont entrés avant moi dans cette maison ». L'administration tient à lui : il est le meilleur et, pendant huit années, il va diriger la commission qui l'avait accueilli à l'origine. Confiant dans « les vertus adminis­tratives de l'autorité » - c'est sa formule – il en fera un instrument opérationnel d'une extrême efficacité et doté d'un caractère déterminant pour assurer le bon déroulement des travaux de l'Assemblée.
Cette Assemblée est une machine complexe : vient pour Jean-Louis le temps de faire ses preuves hors de son domaine favori. Il est envoyé aux antipodes, dans un des services de la Questure qui fournissent aux députés les moyens matériels d'effectuer leur mandat : le voici donc, pour deux ans, chargé de l'organisation des transports. Il ne rechigne pas et arrive même à dominer « avec autorité, chaleur et précision une fonction ingrate mais vitale pour la bonne marche de l'Institution. »

On est en 1988 : après un bref passage aux services des Archives, Jean-Louis est nommé, le 8 octobre, Directeur du Service de la Communication. Il déploie alors toute son habileté et son sens des relations humaines pour partager au mieux, avec le cabinet du Président, la responsabilité de toutes les affaires à traiter. La voie royale ne tarde pas à le récupérer : nommé directeur du service de la Séance en 1990, il devient Directeur général des services législatifs en 1993.

Le 24 juillet 2002, le Bureau de l'Assemblée se prononce à l'unanimité : Jean-Louis PEZANT est nommé Secrétaire général.

Ce fut un grand Secrétaire général parce qu'il a manifesté avec excellence les deux qualités essentielles pour ce genre d'emploi :
– être un meneur d'hommes, un « patron » pour tous les fonctionnaires placés sous son autorité et responsable de leur activité devant le Président de l'Assemblée ;

– être un conseiller éclairé de ce même Président en matière constitutionnelleet parlementaire, à tout moment de la vie politique, en séance publique, au sein du Bureau comme au sein de la Conférence des Présidents, ou en tout autre circons­tance, sans aucun droit à l'erreur. Le Secrétaire général doit obtenir l'entière confiance de son Président, condition nécessaire au fonctionnement régulier des pouvoirs publics. La même confiance doit être acquise auprès des différents groupes politiques composant l'Assemblée, ce qui n'est pas une mince épreuve.

Jean-Louis s'est acquitté de sa charge de Secrétaire général avec un rare bonheur mais, malheureusement, pendant trop peu de temps : une année seule­ment. De cette brièveté, il est en partie responsable. En effet, très tôt, il avait été programmé pour atteindre le sommet de la hiérarchie administrative. Mais cette perspective, comme on l'a déjà vu ci-dessus, ne le préoccupait pas : plutôt que d'emprunter une filière prometteuse qui aurait eu l'inconvénient de l'éloigner de sa passion première – l'élaboration de la loi – il a, à plusieurs reprises, préféré y renoncer. Exemple de son désintéressement, ce petit mot qu'il m'avait adressé : « Je te prie de ne donner aucune suite au projet dont tu m'as fait part concernant ta succession ». Jean-Louis était ainsi : il a donc subi les conséquences de cette très noble attitude au désarroi de ceux, dont j'étais, qui avaient souhaité pour lui une promotion plus rapide.

« Il a toujours défendu le Parlement contre d'injustes reproches », avait dit Edouard Herriot de son Secrétaire général, Eugène Pierre. Si Jean-Louis Pezant avait admis que l'on fasse publiquement son éloge lors de son départ de l'Assem­blée, en octobre 2003, le Président Jean-Louis Debré aurait pu en dire tout autant à son adresse. En témoignage de toute son estime, quelques mois plus tard, il fit de Jean-Louis un membre du Conseil constitutionnel.

Au sein du Conseil, Jean-Louis Pezant a poursuivi son engagement pour la défense des prérogatives parlementaires, telles que la Constitution les définit. Dans cette magnifique aile du Palais Royal protégée par le Sphinx de Fenosa, il a exercé sa mission avec autant de foi qu'au Palais Bourbon. Il traitait l'ensemble de ses collègues avec respect, exigeant une même considération en retour. À l'exté­rieur, il se faisait un devoir de ne rien révéler du Conseil. Sur ce principe capital, il se montrait intransigeant et n'admettait pas que des atteintes lui soient portées, notamment par des ouvrages de Conseillers ayant achevé leur mandat.

Les affaires parlementaires étaient bien loin d'être les seuls sujets de l'activité de Jean-Louis au sein du Conseil. Toute saisine le mobilisait à fond soit, au premier chef, comme rapporteur, soit comme participant à l'élaboration de la décision finale, où son talent devait s'exercer à plein, avec toute sa rigueur dans les principes, la précision de sa pensée, le poids de ses initiatives.

Dans les derniers temps, Jean-Louis ne supportait pas que l'on fasse allusion à son état de santé. Il tenait à remplir sa fonction à l'égal de ses collègues.

L'hommage que lui a rendu le Président Debré avec tant de chaleur lors de ses obsèques à Dun-le-Palestel, son village natal, avait révélé que Jean-Louis était allé avec un courage impressionnant jusqu'au bout de ses forces. La veille de son décès, il s'acharnait encore à la rédaction d'un rapport qui lui avait été confié.

Je me souviens avec émotion de nos dernières discussions, très animées, sur les sujets les plus divers. Les effets de la révision constitutionnelle de juillet 2008 n'avaient pas échappé à sa vigilance. Il exprimait avec fermeté son opinion sur les réformes qui avaient bouleversé certaines dispositions « sacrées » de la Constitution de 1958, comme la réglementation de l'ordre du jour des Assemblées ou l'usage du 49-3.
Nous parlions aussi, à bâtons rompus, de la QPC, de ses tenants et de ses aboutis­sants, procédure dont il n'a, malheureusement, fait qu'entrevoir les premier pas.

Les propos que je viens de dédier à mon ami Jean-Louis, non sans quelque maladresse que son humour ravageur aurait amicalement raillée, ne doivent pas faire croire que son existence se bornait aux arcanes du Palais-Bourbon et du Palais-Royal. Il s'est fait connaître au dehors de ces palais historiques en exposant avec brio tout son savoir et ses fortes convictions de juriste expert en droit public. Nombre de ses écrits ont enrichi la doctrine et fait école. La science de Jean-Louis était toujours sollicitée pour éclairer les débats sur les méandres constitutionnels et parlementaires. L'Université n'a pas manqué de faire appel à lui en qualité de professeur associé. Il avait retrouvé ainsi à Paris I, après un long détour, son premier engagement dans l'enseignement du droit.

En dehors de cet espace juridique qu'il maitrisait si bien, Jean-Louis aimait la vie et savait en savourer tous les plaisirs avec raffinement et avec la même assurance que dans ses travaux professionnels. Doué en gastronomie comme en œnologie, mélomane, adepte du sport, collectionneur averti, il s'employait toujours à faire partager ses goûts grâce à son intelligence et sa séduction naturelle.

La plénitude de son existence n'empêchait pas sa sensibilité aigüe d'être troublée par la gravité des évènements marquant l'évolution des sociétés, surtout dans cette France qu'il aimait tant. Il suivait au jour le jour avec une clairvoyance non dénuée d'inquiétude le déroulement des crises politiques, sociales, économiques égrenant l'histoire du monde.

Sur tous ces sujets, ses propos, lourds de sens, me rappelaient que, comme l'a dit Antoine de Saint-Exupéry, « l'élite moderne groupe ceux pour qui la planète est une souffrance intime ».
Toux ceux qui l'ont connu ne peuvent oublier Jean-Louis Pezant.

Michel AMELLER
son ancien à l'Assemblée nationale
et au Conseil constitutionnel.