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Un plaidoyer résolu en faveur d'un tel contrôle sagement circonscrit

GUY CARCASSONNE - Professeur de droit public à l'Université Paris Ouest Nanterre-La Défense

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 27 (Dossier : Contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles) - janvier 2010

Commençons par un constat : la décision du 26 mars 2003 (2003-469 DC) est faussement rigoureuse et réellement contradictoire.

La rigueur paraît indiscutable : le Conseil constitutionnel n'a de compétences que celles que la Constitution lui attribue expressément ; ni l'article 61 ni l'article 89 ne lui donnent le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle. Ita missa est. Voire ! À deux reprises déjà1, le Conseil constitutionnel a statué sur les saisines présentées par le président de l'Assemblée nationale concernant le règlement du Congrès. Sans doute a-t-il eu de bonnes raisons d'afficher sa compétence, mais il est difficile de nier qu'aucun article de la Constitution ne la lui a confiée, pas plus, d'ailleurs, qu'elle n'évoque ce règlement surgi de nulle part··· La virginité tolère mal les accrocs, si compréhensibles puissent-ils être. Quatre ans avant sa décision de 2003, le Conseil avait donc déjà démontré qu'il pouvait exercer une compétence que la Constitution ne lui attribuait pas. Son affirmation contraire est péremptoire mais certainement pas convaincante2.

Plus au fond, chacun connaît et reconnaît les mérites de la thèse vedelienne sur le lit de justice constitutionnelle : ce que le législateur avait prétendu accomplir n'était pas en son pouvoir ; le constituant seul pouvait se le permettre. De là naissent simultanément l'ultime recours du peuple souverain et la légitimité consécutive du juge constitutionnel dont les décisions sont d'autant plus respectables qu'elles peuvent toujours être frappées de cet appel solennel. Tout cela est séduisant, mais est-ce suffisant ? Ce n'est que dans le respect de la Constitution que la loi est l'expression de la volonté générale, mais le pouvoir de révision, lui, pourrait être exempt de toute vérification, libéré de toute contrainte. Il suffirait qu'il apparaisse pour que tout disparaisse, y compris le contrôle d'identité minimum qui permettrait de s'assurer qu'il s'agit bien de lui ! L'opposition de tant de rigueur à tant de laxisme, dans l'application du même texte, n'est-elle contradictoire ? Et que vaut la primauté de la Constitution si celle-ci se trouve elle-même exposée à tous les attentats ?

Parmi bien d'autres imaginables, petit scénario pour rire jaune : le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est interrompu par une crise d'une gravité telle que députés et sénateurs soient dans l'impossibilité de se rendre à Paris, tandis que quelques-uns d'entre eux y sont présents, fidèles du chef de l'État, lequel se garde bien de mettre trop tôt en application l'article 163 ; l'Assemblée nationale et le Sénat, même en l'absence de centaines de leurs membres, adoptent formellement un projet identique, ensuite ratifié par les mêmes, réunis à quelques-uns à Versailles, statuant à la majorité des trois cinquièmes ; nul ne peut alors, en droit et dans le respect de la décision du 26 mars 2003, s'opposer à une telle révision quel qu'en puisse être le contenu.

Bien sûr, il s'agit-là d'une hypothèse d'école, mais elle suffit à mettre en lumière l'étrange paradoxe auquel conduit le refus inconditionnel du Conseil de procéder au moindre examen : le texte suprême devient ainsi le texte le plus menacé ! Le voici livré nu et sans défense aux aléas de l'histoire, des moins reluisants aux plus dramatiques.

En fait, le Conseil constitutionnel s'est fait la victime, et tous les autres avec lui, de l'aporie qu'il a lui-même confectionnée en énonçant, dans le même considérant de sa décision 92-312 DC, que « le pouvoir constituant est souverain » mais seulement « sous réserve··· des limitations » que la Constitution indique. Comme n'avaient pas manqué de le souligner Louis Favoreu et Loïc Philip, « si le pouvoir constituant est souverain, il peut méconnaître les limites qu'il s'est lui-même fixées »4.

Pourtant, l'alternative n'était pas entre le refus de tout contrôle, d'un côté, ou l'acceptation d'une supra-constitutionnalité, de l'autre. La Constitution est assez précisément rédigée pour que l'on s'en tienne à ses interdits, ceux-là mêmes que le Conseil avait déjà eu trois occasions de rappeler5, et avait déjà enrichis de la limitation implicite découverte en 19926. Dès lors, il n'était pas sorcier, plutôt que de dire que le pouvoir constituant est souverain, d'affirmer que le pouvoir de réviser la Constitution n'est soumis à aucune autre condition que celles qu'elle-même énonce.

Il est vrai que deux problèmes se seraient alors posés.

Le premier tient à l'une des limitations identifiées. Là, en effet, où les exigences des articles 7, 16 et du quatrième alinéa de l'article 89 se constatent, celle du dernier alinéa peut autoriser l'interprétation sur « la forme républicaine du Gouvernement ». Mais une définition restrictive, ramenant seulement à l'interdiction de toute forme héréditaire de dévolution d'une fonction politique, suffirait à écarter les griefs plus fumeux et à dissiper le spectre d'aventures interprétatives.

Le second problème est plus sérieux, mais pas beaucoup plus difficile. Il concerne les limitations que le Conseil n'a pas évoquées et dont la méconnaissance est pourtant beaucoup plus plausible, partant beaucoup plus dangereuse, que celle des articles 7, 16 et 89. L'on songe ici à tous les accidents qui peuvent corrompre la procédure législative qui, comme chacun sait, préside aussi à l'adoption des révisions constitutionnelles. Il s'est déjà produit très souvent que le Conseil constitutionnel soit saisi de questions de procédure, tout comme il s'est produit, plus rarement, qu'il en sanctionne les errements. De nouveau surgit donc la même question : les parlementaires statuant comme législateurs seraient strictement tenus au respect des règles qui garantissent la clarté et la sincérité du débat, mais les mêmes, réunis comme constituants, pourraient s'en affranchir ou, à tout le moins, prendre des libertés douteuses avec les exigences démocratiques sans encourir la moindre sanction ? Convenons que c'est troublant, voire que ce pourrait être redoutable.

Voilà pourquoi l'on ne se résigne pas à la motivation sommaire et controuvée de la décision du 26 mars 2003, qui a semblé inspirée par l'humeur et la précipitation davantage que par la réflexion et la cohérence. Ne pourrait-on imaginer que le juge affirme plutôt, par exemple, que « l'exercice du pouvoir de réviser la Constitution n'est limité que par les conditions de temps, de forme, de procédure que celle-ci énonce et par le dernier alinéa de l'article 89 » ? Point ici de supra-constitutionnalité, mais point non plus de blanc-seing donné par avance à n'importe quelle révision votée n'importe comment, par n'importe qui, dans n'importe quelles circonstances.

Une telle affirmation n'aurait rien qui puisse choquer le plus sourcilleux des théoriciens non plus que rien qui puisse inquiéter le plus paranoïaque des démocrates.

Hélas, la saisine malencontreuse de 2003, et la décision malheureuse qu'elle a suscitée risquent de ne plus offrir au juge la possibilité d'opérer à froid le revirement souhaitable. Espérons qu'il n'hésiterait pas à le faire à chaud, mais il ne reste qu'à prier pour que ce ne soit pas rendu nécessaire.