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Sur une décision fondatrice du Conseil constitutionnel

Philippe LAUVAUX - Professeur à l'Université Paris II Panthéon-Assas et à l'Université Libre de Bruxelles

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 25 (Dossier : 50ème anniversaire) - août 2009

Le rôle du Conseil constitutionnel dans la protection des libertés et droits fondamentaux, depuis la décision du 16 juillet 1971, a été et reste abondamment commenté. On continue aussi de mettre en valeur la fonction de protection du domaine réglementaire qu'il a assurée pendant les deux premières décennies du régime. Mais il est un domaine où l'intervention du Conseil n'a pas, semble-t-il, été appréciée à la juste importance de son efficacité, c'est le parlementarisme rationalisé, et tout particulièrement en ce qui concerne les procédures de l'article 49 de la Constitution. Ce rôle plutôt méconnu dans l'affermissement d'un dispositif qui a contribué de façon décisive à la stabilité politique dont a bénéficié la Ve République, s'est exercé à travers la compétence spécifique qui est celle du Conseil dans le contrôle de constitutionnalité des règlements parlementaires.

I. Un bref rappel s'impose ici. Les pays qui, au lendemain de la deuxième Guerre mondiale, ont choisi la voie du parlementarisme rationalisé, France de la IVe République, Italie, Allemagne fédérale surtout, sont néanmoins demeurés fidèles au principe du parlementarisme traditionnel, selon lequel la Chambre est seule maîtresse de son règlement. Mais sur le constat du dévoiement des dispositions rationalisées de la Constitution de 1946 (articles 49 et 50) par l'instrument des pratiques parlementaires traditionnelles, une réaction s'est manifestée en 1958 lors de l'élaboration de la nouvelle Constitution. Certains des acteurs de ce processus semblent avoir retenu la leçon donnée par Eugène Pierre, secrétaire de la Chambre des députés sous la IIIe République, qui écrivait dans son célèbre Traité de droit politique, électoral et parlementaire, maintes fois réédité : « le règlement n'est en apparence que la loi intérieure des assemblées (···). En réalité, c'est un instrument redoutable aux mains des partis ; il a souvent plus d'importance que la Constitution elle-même sur la marche des affaires publiques » (n° 445). Et c'est pourquoi, dans l'avant-projet préparé par le Gouvernement du Général de Gaulle, examiné par le Comité consultatif constitutionnel (CCC), il avait été envisagé une saisine facultative du Conseil constitutionnel, comme en matière de loi ordinaire, pour permettre de faire apprécier, lorsqu'il le faudrait, la constitutionnalité des dispositions des Règlements d'assemblées. Ceci n'était pas une mince rupture à l'égard de la tradition parlementaire. Cependant, l'on ne s'est pas limité à cette faculté puisque, par la voie d'un amendement d'un parlementaire siégeant au CCC, le principe d'un contrôle obligatoire, comme en matière de loi organique, a finalement été retenu(1).

Dès lors, et comme pour inaugurer ses fonctions, le Conseil constitutionnel devait avoir à juger, préalablement à leur mise en application, des Règlements nouveaux adoptés par les premières assemblées de la Ve République. La décision relative au Règlement de l'Assemblée nationale porte la date des 17, 18 et 24 juin 1959.

Il s'agit d'une décision fondamentale. Dans son principe, elle révolutionne la conception même de la liberté de décision des assemblées délibérantes.

En effet, la décision déclare inconstitutionnelles pas moins de sept dispositions de la résolution portant Règlement définitif de l'Assemblée nationale, en tant qu'elles contiennent des dispositions relatives aux propositions de résolution : « par les motifs que, dans la mesure où de telles propositions tendraient à orienter ou à contrôler l'action gouvernementale, leur pratique serait contraire aux dispositions de la Constitution qui, en son article 20, en confiant au Gouvernement la détermination de la politique de la Nation, ne prévoit la mise en cause de la responsabilité gouvernementale que dans les conditions et suivant les procédures fixées par les articles 49 et 50 ».

Sur le plan technique, la solution adoptée semblait pourtant classique. Elle assimilait la conformité à la non-contrariété et paraissait donner une interprétation assez large de la relation entre règle contrôlée et norme de référence (C. Franck). Mais ce faisant, la prévalence de ce principe de non-contrariété, à la différence de celui de simple incompatibilité, aboutissait à interdire tout ce que la Constitution n'autorise pas expressément.

Se trouvaient ainsi prohibées toutes les propositions de résolution tendant à contrôler l'activité du Gouvernement ou à exercer, par voie indirecte, une initiative législative. C'était tout simplement désavouer les fondements mêmes du parlementarisme « à la française ». Celui-ci, en effet, contrairement à celui de l'Angleterre, s'était, dès les débuts, construit sur la base d'usurpations opérées au détriment de l'exécutif. Les propositions de résolution envisagées par le projet de Règlement de l'Assemblée nationale n'étaient autre chose que des interpellations, l'un des principaux instruments de l'omnipotence parlementaire sous les précédentes républiques. Dans ce contexte du « parlementarisme absolu », cet instrument avait fini par être utilisé dans pratiquement tous les domaines susceptibles de donner lieu à des relations entre les assemblées et le Gouvernement.

II. Comme les autres moyens d'action du contrôle parlementaire, l'interpellation est d'origine coutumière, mais il importe de rappeler qu'il s'agissait au départ d'une coutume contra legem, née dans les débuts d'un régime à la légitimité contestée, la Monarchie de Juillet. Le député Mauguin, demeuré dans la mémoire parlementaire comme le « père de l'interpellation », ne rencontra dans son entreprise aucune résistance, ni de la part du président de la Chambre, qui se borna à constater que l'on était en dehors du Règlement, ni de la part du Gouvernement de Casimir Périer qui préféra répondre spontanément à l'interpellation par la question de confiance(2). La procédure ne devait d'ailleurs pas donner lieu à des abus sous le régime de Juillet. C'est sous la IIIe République, sous l'empire de l'idéologie de la souveraineté parlementaire née durant les quatre années de gouvernement de l'Assemblée nationale (1871-1875), que l'interpellation a fini par se révéler comme une arme fatale contre la stabilité ministérielle. La démarche de rationalisation du Constituant de 1946 tendait à éviter le retour de ces abus, et de leurs conséquences, en canalisant les procédures de mise en jeu de la responsabilité gouvernementale. L'échec de cette tentative est dû à la facilité avec laquelle les pratiques parlementaires du régime précédent se sont réimposées en dépit du nouveau contexte normatif, et cela précisément par défaut d'une protection constitutionnelle du dispositif de rationalisation. D'où l'idée, en 1958, dans l'avant-projet de la Constitution, de la possibilité d'un contrôle des Règlements des assemblées, pour assurer cette protection, par le Conseil constitutionnel devenu « juge des assemblées parlementaires » (Léo Hamon). Par contraste, la doctrine allemande s'est parfois inquiétée de cette absence de protection en constatant le caractère objectivement inconstitutionnel de certaines dispositions du règlement du Bundestag dont plusieurs, il est vrai, ajoutent aux contraintes du système de rationalisation de la Loi fondamentale plutôt qu'elles ne tendent à l'assouplir.

Le plein succès du mode de protection institué par la Constitution tient finalement à deux éléments : d'une part le caractère non plus facultatif mais obligatoire (paradoxalement, on l'a dit, par la voie d'un amendement d'origine parlementaire présenté au CCC) du contrôle, qui le rend incontournable, et d'autre part, la rigueur et l'audace du Conseil qui, en imposant la solution de la non-contrariété plutôt que celle de la simple incompatibilité, contribuait à faire opérer au parlementarisme français cette révolution copernicienne que d'autres innovations constitutionnelles majeures -- le droit de dissolution, la sauvegarde du domaine réglementaire -- allaient encore renforcer.

Peut-on seulement imaginer ce qui serait advenu du Gouvernement, c'est-à-dire de la stabilité gouvernementale, si les propositions de résolution s'étaient tranquillement réintroduites dans le fonctionnement des relations entre les assemblées et le Gouvernement, quelles que soient les conditions de majorité requises par les articles 49-2 et 49-3 de la Constitution ? Comment le dernier Gouvernement Pompidou aurait-il pu tenir en mai 1968, les Gouvernements Barre entre 1978 et 1981, les Gouvernements socialistes durant la législature 1988-1993 ? Dans ces diverses situations, où la stabilité n'a pu être préservée que par les rigueurs de l'article 49-3 et, en corollaire, celles du décompte des voix de l'article 49-2, la possibilité maintenue d'une mise en jeu officieuse de la responsabilité aurait sans doute été fatale au Gouvernement, dès lors que celui-ci ne bénéficiait pas d'un soutien majoritaire bien assuré.

Ainsi, cette décision de juin 1959, qui inaugurait la jurisprudence du Conseil constitutionnel, a-t-elle été capitale dans l'établissement des fondations mêmes de la Ve République. Elle affirme d'emblée ce principe, longtemps méconnu en France, que le Parlement n'est pas au-dessus de la Constitution et qu'il lui incombe la responsabilité, dans ses rapports avec l'exécutif, d'utiliser les procédures transparentes que lui donne la Constitution et non celles, détournées, d'une tradition parlementaire dévoyée. Le Conseil constitutionnel a permis l'établissement d'une tradition nouvelle, fondée sur un nouvel état d'esprit. La jurisprudence de 1959 fut plutôt bien reçue par la majorité de l'Assemblée, pourtant non encore de stricte obédience gaulliste. Moins d'un mois après la décision du Conseil, elle adoptait les mesures réglementaires destinées à remplacer celles qui avaient été invalidées. Le Conseil devait ensuite procéder à un deuxième examen portant sur l'ensemble du nouveau dispositif(3). La réaction du Sénat à l'encontre de la décision relative à son propre règlement(4) fut, quant à elle, empreinte d'hostilité à l'égard du Conseil, tout particulièrement s'agissant des dispositions concernant les propositions de résolution. Pour le Sénat, devant lequel la responsabilité du Gouvernement est dépourvue de sanction, la prohibition revenait à le priver de tout rôle politique, prévision pessimiste qui devait par la suite être assez rapidement démentie.

Le changement des mentalités dans l'ordre parlementaire qui a marqué les débuts de la Ve République, en effet, constitue aujourd'hui un acquis. Si le comité Balladur a suggéré de rétablir la possibilité de résolutions, en même temps que de limiter l'usage de l'article 49-3, et si le pouvoir constituant a répondu à cette invitation, il n'en demeurera pas moins que la jurisprudence de 1959 est appelée à conserver toute son efficacité : les nouvelles propositions de résolutions n'existeront que prévues et encadrées par la Constitution et les modalités de leur mise en œuvre dans les Règlements des assemblées seront à nouveau dûment et strictement contrôlées par le Conseil. Ainsi le rôle du juge constitutionnel, juge des assemblées, comme garant de la stabilité gouvernementale, n'est-il pas achevé.

(1) Débats du CCC, p. 75.
(2) Archives parlementaires, t. LXX, p. 50.
(3) Déc. n° 59-4 DC du 24 juillet 1959.
(4) Déc. n° 59-3 DC des 24 et 25 juin 1959.