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Oxymore ou tautologie ? La notion de Judicial Politics expliquée par la théorie du droit américaine contemporaine

Stéphanie HENNETTE-VAUCHEZ - Professeur de droit public (Paris 12)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 24 (Dossier : Le pouvoir normatif du juge constitutionnel) - juillet 2008

Ecrire que l'application d'un registre politique d'analyse à l'activité du juge constitutionnel(1) est perçue de manière différente des deux côtés de l'Atlantique relève de l'euphémisme. Oxymore et spectre à repousser absolument dans nos contrées(2) , une telle affirmation relève au contraire de la tautologie naïve et, pour tout dire, enfantine outre-océan(3) . La théorie du droit américaine contemporaine(4) prend en effet largement pour acquise l'idée selon laquelle les juges sont des acteurs du jeu politique. Prenant cet état de fait du débat académique pour point de départ, la présente contribution se propose d'esquisser une réflexion sur cette différence de perception des rapports entre droit et politique à l'aune du courant de littérature américaine des Judicial Politics(5) , afin de suggérer qu'il y aurait quelque intérêt à s'y intéresser davantage.

On peut en effet sans grand risque de contradiction poser que la doctrine constitutionnaliste française perçoit généralement la Cour Suprême américaine comme un juge constitutionnel « politique »(6) – bien davantage que ne le serait le Conseil constitutionnel. Edouard Lambert n'avait-il pas, dès 1921, qualifié le système américain de « gouvernement des juges »(7)  ? La décision Roe v. Wade n'est-elle pas perpétuellement présentée comme la quintessence de la décision « politique » ? N'est-ce pas notamment au regard de leurs prises de position politiques antérieures (pour ou contre : l'avortement, la peine de mort, le port individuel des armes···) que sont choisis les membres de la Cour Suprême ? Comment expliquer cette perception si différenciée des deux juges ? Correspond-elle à des offices réellement différents ?

Si l'on en croit la célèbre distinction entre modèle américain et modèle européen de justice constitutionnelle(8) , la différence essentielle entre les deux tient au fait que le contrôle de constitutionnalité est concret dans le premier cas, et abstrait dans le second(9) . Mais chercher là une des explications de la distinction entre un juge très « politique » et un autre qui ne le serait pas est une démarche qui heurte, précisément, les analyses tirées de la théorie du droit américaine contemporaine. Car en effet, cette dernière admet très généralement l'idée inverse, selon laquelle le contrôle abstrait de constitutionnalité favorise l'hypothèse dans laquelle le juge est amené à jouer un rôle politique(10) . Autrement dit, on considère volontiers en France la Cour Suprême américaine comme « plus politique » que le Conseil constitutionnel et ce, alors même qu'une des différences essentielles entre les deux « juges » – à savoir le fait que l'un exerce un contrôle concret et l'autre un contrôle abstrait – militerait, en termes théoriques, plutôt en sens inverse.

Plus encore, les cadres d'analyse fournis par la théorie du droit américaine contemporaine mènent assez naturellement à la conclusion selon laquelle le Conseil constitutionnel français serait un acteur éminemment politique. Considérons la manière même dont est aujourd'hui le plus souvent racontée l'histoire du Conseil constitutionnel en France ; elle ressemble, en version ramassée, à ceci : « organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics », le Conseil s'est, à compter des années 1970, mué en juridiction(11) , à la faveur notamment de l'affirmation de sa compétence en matière de droits fondamentaux. En d'autres termes, protection des droits et juridictionnalisation sont allés de pair dans l'histoire du contrôle de constitutionnalité à la française. Or précisément, les travaux théoriques auxquels on se réfère ici établissent clairement que la protection – constitutionnelle – des droits est indiscutablement une mission politique et que le seul motif qu'un juge aurait pour compétence de les protéger suffirait à le transformer, en réalité, en acteur politique(12) . Faut-il alors penser que l'oxymore « le Conseil constitutionnel est un acteur politique » serait en fait bien plutôt une tautologie ? C'est une proposition que l'on souhaiterait évaluer à l'aune de quelques-uns des jalons offerts par la perspective des Judicial Politics – perspective dont on retiendra ici deux idées plus particulièrement intéressantes à confronter aux cadres de la pensée constitutionnaliste française. La première, c'est celle selon laquelle une cour [constitutionnelle, par hypothèse ici] « prend des décisions politiques en sortant du champ des critères ‘juridiques' établis et disponibles dans les précédents, les lois, la Constitution »(13). La seconde, c'est que le juge [encore, constitutionnel] n'est pas tant un tiers impartial et extérieur aux conflits qui peuvent opposer les institutions politiques qu'il n'est un acteur lui-même pris en permanence dans le fonctionnement global du régime politique dans lequel il évolue.

I. Les composantes a-juridiques de la décision judiciaire

Il est au moins deux raisons pour lesquelles la décision judiciaire [constitutionnelle] ne peut être considérée comme « de pur droit », i. e. susceptible d'être expliquée par le seul recours aux instruments de la science juridique : la nature des questions posées au juge et le contexte dans lequel il se prononce.

La nature des questions posées au juge constitutionnel, explique la littérature de Judicial Politics, n'est pas différente de celle des questions résolues quotidiennement par des institutions que personne ne refuserait de qualifier de « politiques » : parlements, pouvoirs exécutifs, municipalités, etc. Segrégation raciale, égalité des droits (États-Unis) ; nationalisations, privatisations, liberté de la presse (France) : « ce sont précisément les questions pour lesquelles ni le droit existant ni les acteurs gouvernementaux n'ont trouvé de solution [et] qui sont portées devant [lui pour qu'il décide] »(14) . De sorte qu'il est en fin de compte demandé au juge de « remplir les mêmes tâches que celles qu'il est demandé aux autres décideurs politiques de remplir, et de le faire en tant que segment complémentaire et supplémentaire de l'ensemble du complexe des institutions politiques [américaines] »(15) .

Le contexte dans lequel le juge constitutionnel se prononce exerce par ailleurs une influence directe sur le fond de ce qui est jugé, précisément parce que le juge n'est pas ici considéré comme un tiers extérieur et isolé par rapport à un jeu politique qu'il lui serait en quelque sorte demandé d'arbitrer, mais bien plutôt comme partie prenante audit jeu(16) . Ainsi, on considérera que la Cour suprême américaine a, en 2000, désigné George W. Bush président tout autant qu'elle a tranché une question de droit constitutionnel électoral ; on considérera similairement que le Conseil constitutionnel français manifeste une prudence toute politique – qui prime alors potentiellement sur les déterminants juridiques du jugement – lorsque, par exemple, il n'invalide pas deux fois de suite un texte législatif(17) ou encore lorsqu'il n'invalide pas un texte pour lequel le gouvernement en place a déjà payé un prix politique fort(18).

II. Le juge comme acteur politique (ou, encore : la question du pouvoir d'interprétation)

Le pouvoir d'interprétation exercé par le juge est tel qu'il n'y a aucune raison d'exclure a priori l'hypothèse que des éléments a-juridiques joueraient un rôle dans son raisonnement. Autrement dit : interpréter, c'est aussi prendre des décisions politiques – fût-ce sous forme juridique. Ces affirmations peuvent sembler jouer une musique familière. Pourtant, le courant de Judicial Politics qui, aussi, les reprend à son compte, assigne à la science du droit un autre agenda de recherche que celui, capital, qui s'est déployé en France depuis plusieurs décennies sous les formes d'une nouvelle manière de se mettre aux prises avec la théorie du droit, la force des travaux d'un Michel Troper ou le succès des théories dites réalistes de l'interprétation. Car indépendamment du fait que l'idée selon laquelle tout juge, en accomplissant son travail d'interprète, participe nécessairement à une forme de création normative demeure encore, ici et là, ignorée sinon combattue(19) , il reste qu'elle demeure pour l'essentiel formulée en termes de pure théorie juridique et ignore de ce fait toute la dimension politique(20) du travail juridictionnel. Autrement dit, l'approche théorique dominante de l'interprétation se dessaisit de la question des déterminants et aussi, dans une certaine mesure, des effets(21) de cette dernière. Or le dévoilement de ceux-ci pourrait bien souvent venir enrichir la compréhension du contrôle de constitutionnalité, de sa place, son rôle et ses modalités de fonctionnement. Il paraît en effet intéressant d'enrichir le constat de l'exercice d'un pouvoir par des analyses sur l'intentionnalité qui le meut et les modalités concrètes par lesquelles il s'exprime(22).

Ainsi par exemple, et eu égard à l'importance de la fonction de protection des droits fondamentaux dans le discours juridique contemporain sur le Conseil constitutionnel, il semble intéressant de tirer de la littérature de Judicial Politics les outils d'une mise à l'écart solide de toute ontologie juridique desdits droits, fréquemment rencontrée sous la forme de l'idée somme toute simpliste selon laquelle la protection juridictionnelle des droits correspondrait toujours à un stade éminemment avancé de la civilisation des mœurs juridiques(23) . Or ces schémas théoriques américains insistent tout au contraire sur le renforcement mutuel et permanent entre droits fondamentaux et juges constitutionnels, qui ne fait que confirmer l'intérêt des analyses de type stratégique(24) sur les motifs (par hypothèse, non seulement démocratico-philantropiques) pour lesquels un juge s'intéresse à (se met à protéger) les droits fondamentaux. Peut-être tient-on là un cadre de raisonnement permettant d'appréhender moins naïvement la thématique de l'État de droit(25) dont on sait que, accompagnée de son meilleur atout (le juge protecteur des droits), elle s'est parfois faite imposante au cours des dernières décennies au point de couper court à toute interrogation critique(26) .

III. Remarques conclusives

Nous avons voulu suggérer ici que la posture propre aux Judicial Politics serait susceptible, appliquée au juge constitutionnel français, d'enrichir l'analyse institutionnelle du régime ou encore d'affûter celle de la protection constitutionnelle des droits fondamentaux. Mais – et peut-être est-ce plus important encore –, elle pourrait aussi contribuer à ce que les acteurs du droit constitutionnel français (doctrine, institutions) fassent l'aveu de n'être, au fond, pas encore tout à fait à l'aise avec l'idée même du contrôle de constitutionnalité de la loi. Il faut admettre qu'en France(27) , la construction d'un discours (politique comme savant) sur le Conseil constitutionnel(28) n'a opéré que sur le terrain juridique : tout a été fait pour techniciser(29) – mais aussi, dépolitiser(30) – le droit et le contentieux constitutionnels. Or on peut poser l'hypothèse que cette manière de n'appréhender la justice constitutionnelle que juridiquement a pour effet de masquer ce qui, en elle, précisément, est problématique : sa dimension irréductiblement politique. On peut en effet considérer que l'analyse en termes exclusivement juridiques – et plus encore, contentieux – du contrôle de constitutionnalité a, logiquement, échoué à répondre à la question – capitale – de la définition de la démocratie susceptible de s'accorder avec lui(31) . Cet échec n'a-t-il pas à voir avec l'extension somme toute limitée des compétences du Conseil depuis 1958(32) , qui le maintient dans la position un peu rabougrie – en comparaison de ses homologues étrangers(33) – dans laquelle l'avait placée le constituant de 1958 (et ce, en dépit de ses efforts autonomes et, pour leur part, autrement couronnés de succès, pour imposer des interprétations maximalistes de ses compétences(34)) ? En d'autres termes, l'analyse essentiellement juridique n'a-t-elle pas contribué à cantonner le Conseil plus qu'à affirmer sa place au sein du système politique de la Ve ? Voilà des questions qui, peut-être, méritent d'être posées. Puisqu'il est dans l'air du temps de se dire « décomplexé », souhaitons que la pensée constitutionnaliste française puisse admettre sans complexes la dimension éminemment politique de ses objets d'étude.

(1) Pour des raisons de volume, on bornera ici la réflexion au juge constitutionnel. Notons aussi que les traductions depuis l'anglais sont ici les miennes.
(2) Parmi maints exemples : « le procès constitutionnel ne peut être un procès comme les autres. Il ne faut pas que s'y produisent des effets de manche nécessairement mêlés de politique··· Le débat doit rester celui des principes et des moyens contentieux, de pur droit » (souligné par nous) : Drago (G.), « Réformer le Conseil constitutionnel », Pouvoirs, 2003, n° 105, p. 83, p. 84.
(3) « Une reconnaissance ouverte et enfantine de l'évidence : les cours américaines [sont] des acteurs significatifs de la vie politique américaine » (souligné par nous), Shapiro (M.), Stone (A.), On law, politics and judicialization, Oxford University Press, 2002, p. 4.
(4) Quelques précisions : on évoque ici la « théorie du droit améri-caine contemporaine » et on pourrait légitimement nous opposer qu'il y a facilité de langage, la plupart des travaux auxquels nous songeons étant en réalité le fait de politistes. Ces derniers sont toutefois, le plus souvent, intégrés aux facultés de droit ; et leurs travaux influent sur les cadres de la pensée constitutionnaliste des juristes américains bien davantage que ne le font ceux des politistes français. C'est qu'il y a toute une histoire des rapports entre ces disciplines universitaires qui diffère entre les deux pays – et on ne peut, ici, ni la restituer, ni en tirer les enseignements. Que cette facilité de langage, ainsi éclairée, nous soit pardonnée.
(5) On choisit ici de se concentrer sur cette expression de manière un peu arbitraire, dans la mesure où d'autres sont aussi fréquemment employées et désignent des postures recoupant totalement ou partiellement ce que l'on décrit ici, telles que : ‘judicialization of politics' (par ex. Vallinder (T.), « When the Courts Go Marching in », in C. Neal Tate, Vallinder (T.), The Global Expansion of Judicial Power, New York University Press, 1995) ; ‘law & politics' (par ex. : Jacob (H.), Blankerburg (E.), Kritzer (H.), Courts, law and politics in a comparative perspective, Yale University Press, 1996) ; ‘legalization of politics', (par ex. Volcansek (M.), Law above nations. Supranational Courts and the Legalization of Politics, University of Florida Press, 1997).
(6) Zoller (E.), « La Cour Suprême des États-Unis d'Amérique », CCC, 1998, n° 5 : « De toutes les institutions américaines, la Cour suprême est longtemps restée l'institution la plus imperméable à l'esprit juridique français. Elevés dans une culture de défiance à l'égard du pouvoir judiciaire, les français y voyaient avant toute chose une institution antidémocratique, le « gouvernement des juges », et la plupart d'entre eux en restaient aux analyses menées par le grand comparatiste Edouard Lambert dans l'entre-deux-guerres ».
(7) Lambert (E.), Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis : l'expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois, Paris, Giard, 1921 ; réimpr. Paris, Dalloz, 2005, préf. Moderne (F.).
(8) Favoreu (L.), « Modèle européen et modèle américain de justice constitutionnelle », AIJC, 1988, p. 51.
(9) On peut en effet considérer que les autres différences distinguant chacun des modèles (a priori/a posteriori ; concentré/diffus ; autorité absolue/autorité relative de la chose jugée···) trouvent toutes leur point de départ (leur fondement) dans cette différence première entre contrôle abstrait et contrôle concret.
(10) Stone (A.), « Constitutional courts and parliamentary demo-cracy », West European Politics, 2002, vol. 25, n° 1, p. 77, p. 95 : « Where abstract review does not exist, the Court's capacity to shape outcomes is reduced ».
(11) À la fois dans le discours savant (cf. notamment Luchaire (F.), « Le Conseil constitutionnel est-il une juridiction ? », Revue du droit public, 1979, p. 1) et dans la pratique de l'institution (cf. la présidence Badinter, au sujet de laquelle on écrira notamment : « L'indépendance du Conseil ? Elle est aujourd'hui attestée. La juridictionnalisation de ses procédures ? Elle est gagnée même si elle reste inachevée. Le rayonnement de sa jurisprudence ? Il est assuré. En neuf années de présidence Badinter, le Conseil n'a pas révélé sa nature originelle ; il a changé de nature. Il est devenu le juge de la loi » : Rousseau (D.), Sur le Conseil constitutionnel. La doctrine Badinter et la démocratie, Descartes & Cie, 1997, p. 19).
(12) Un tel récit n'est d'ailleurs pas seulement en contradiction avec la théorie du droit américaine contemporaine ; il l'est aussi, par exemple, avec la conceptualisation kelsénienne du contrôle de la constitutionnalité, dès lors que le maître autrichien établissait sans ambiguïté que i) le contrôle de constitutionnalité de la loi n'était pas une fonction juridictionnelle mais législative ii) le contrôle de constitutionnalité de la loi ne devait pas se faire sur la base de déclarations [de droits] et autres textes vagues. Mais ceci est hors de notre présent propos et on ne fait que le rappeler très incidemment pour souligner le paradoxe qu'il y a, de ce point de vue, à voir la référence kelsénienne si souvent invoquée pour décrire ou analyser le modèle français de justice constitutionnelle qui s'en éloigne par tant d'aspects.
(13) Dahl (R.), « Decision-Making in a Democracy : The Supreme Court as a National Policy-Maker », Journal of Public Law, 1957, n° 6, p. 279.
(14) Shapiro (M.), « Political Jurisprudence », Kentucky Law Journal, 1964, n° 52, p. 292, p. 302.
(15) Ibid., p. 302. Luchaire (F.), ancien membre du Conseil constitutionnel, ne dit pas autre chose : « indépendamment du débat juridique, il est vrai que les nationalisations soulèvent un choix de société ; [le Conseil] doit choisir entre la philosophie individualiste et propriétarienne du XVIIIe siècle et les principes économiques et sociaux qui, en vertu du préambule de 1946, sont particulièrement nécessaires à notre temps. Il s'agit d'un choix politique. Le juge doit le faire ; il ne peut pas le rendre moins politique », Le Monde, 7 janvier 1982 ; cité par Stone (A.), The birth of Judicial Politics in France, The Constitutional Council in a Comparative Perspective, 1992, Oxford University Press, p. 212.
(16) Tout l'objet des Judicial Politics est donc de « procéder à l'opération intellectuelle consistant à intégrer le système judiciaire dans la matrice du gouvernement et de la politique au sein de laquelle il opère effectivement, et d'examiner les cours et les juges comme participant au processus politique, plutôt que de présenter le Droit, avec un D. majuscule, comme un domaine autonome de savoirs substantiels » : Shapiro (M.), « Political Jurisprudence », op. cit., p. 297.
(17) Voir les analyses en ce sens de Stone (A.), The Birth of Judicial Politics in France, op. cit. ; ainsi que celles de Dokhan (D.), Les limites du contrôle de constitutionnalité en France, LGDJ, 2001.
(18) Cp. C.C., 2006-535DC, 30 mars 2006, Loi relative à l'égalité des chances.
(19) Pour ne donner qu'un exemple, on rappellera la multiplicité des analyses de la décision 94-343-344DC par laquelle le Conseil constitutionnel fit de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine un principe de valeur constitutionnelle, aux termes desquelles le juge n'aurait fait qu'expliciter (mais non créer) un principe « déjà-là », « en suspension » dans l'ordre juridique. La narration par Rousseau (D.) (Sur le Conseil constitutionnel. La doctrine Badinter et la démocratie, op. cit., p. 127ss) des intentions personnelles et manœuvres rédactionnelles pour donner cette illusion (« il en ressort »...) pourrait suffire à rendre intenable une telle lecture a-politique (ou juridiste) de la décision.
(20) Il s'agit là d'ailleurs d'un des points suscitant, dans ma compréhension, la critique la plus convaincante de la théorie des contraintes juridiques proposée par Troper (M.), Champeil-Desplats (V.) et Grzegorczyk (C.) (Théorie des contraintes juridiques, Bruylant/LGDJ, 2005).
(21) On songe ici en particulier à la mise en évidence, par des travaux comme ceux de Stone (A.), du processus itératif : intervention du juge constitutionnel / nouvelles contraintes juridiques du jeu politique / nouvel appel au juge constitutionnel. Pour une présentation synthétique en français, on peut se référer à François (B.), Le régime politique de la Vème République, 3è ed., La Découverte, 2005, Coll. Repères, spéc. p. 107ss.
(22) En ce sens, on considère ici que la posture qui consiste à reconnaître sans ambages le fait que contrôler la constitutionnalité de la loi est une question de pouvoir et donc, aussi, de politique, revient parfois, en réalité, à ne plus en parler – et donc, à ne pas l'analyser. Pour un exemple : Troper (M.), « Existe-t-il un concept de gouvernement des juges ? », in Brondel (S.), Foulquier (N.), Heuschling (L.), Gouvernement des juges et démocratie, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 31 : « Si nous croyons que, lorsque les juges exercent le contrôle de constitutionnalité, ils ont un pouvoir considérable, analogue à celui qui peut être exercé ailleurs par un législateur, alors l'usage du concept [gouvernement des juges] n'apporte aucune information supplémentaire » (souligné par nous).
(23) Pour une lecture particulièrement revigorante de ce point de vue, voir Koskenniemi (M.), « The Effects of Rights on Political Culture », in Philip Alston, ed., The European Union and Human Rights, 1999, Oxford University Press, p. 99.
(24) Notons toutefois dans cette perspective : Meunier (J.), Le pouvoir du Conseil constitutionnel. Essai d'analyse stratégique, Presses universitaires de Rouen, 1994 ; Champeil-Desplats (V.), « La notion de ‘droit fondamental' et le droit constitutionnel français », Dalloz, 1995, chr., 323.
(25) Voir en particulier Loiselle (M.), La doctrine juridique française et l'État de droit, Thèse droit, Paris II, 2000.
(26) Pour le dire avec François (B.), il y a un intérêt à travailler sur l'idée que « la métamorphose du Conseil constitutionnel n'est pas miraculeuse ni linéaire [···] elle ne trouve pas sa source dans l'univers éthéré de la force du droit et [qu']elle n'est pas le droit mécanique de la ‘logique' des institutions », in « Le Conseil constitutionnel et la Vème République », Revue Française de Science Politique, 1997, vol. 47, n° 3, p. 388.
(27) On ne souhaite pas ici accabler le milieu académique français (ne serait-ce que par instinct de survie !). Il se trouve simplement que pour des raisons de volume, on ne peut adopter ici de démarche comparative. Indiquons simplement que ce travers de la juridicisation extrême des analyses portant sur le juge constitutionnel (autrement dit, d'une faible réceptivité aux analyses de type Judicial Politics) se rencontre fréquemment ailleurs. Voir ainsi pour une analyse portant sur l'Allemagne, certains passages de Rehder (B.), « What is Political About Jurisprudence ? Courts, Politics and Political Science in Europe and the United States », Max Planck Institut für Gesellschaftsforschung, Köln, Discussion Paper 07/5, march 2007, notamment p. 11.
(28) À commencer par tout le discours, qui a largement dominé les années 1990, de la « constitutionnalisation [des branches] du droit ».
(29) Comme l'exprime l'accent mis sur les aspects « contentieux » du droit constitutionnel ; sur ce choix, et le fait qu'il permet de transformer des cas singuliers en règles de droit, voir François (B.), « Du juridictionnel au juridique. Travail juridique, construction jurisprudentielle du droit et montée en généralité », in Chevallier (J.), dir., Droit et Politique, PUF/CURAPP, 1993, p. 201.
(30) Sur les liens entre technicisation et dépolitisation du droit constitutionnel voir Sacriste (G.), Le droit de la République (1870-1914). Légitimation(s) de l'État et Construction du rôle de professeur de droit constitutionnel au début de la Troisième République, Thèse sc. pol., Paris I, 2002.
(31) Troper (M.), « Justice constitutionnelle et démocratie », Revue Française de Droit Constitutionnel, 1990-1, p. 31.
(32) Certes, il y eut la « grande réforme » de 1974. Mais à bien y songer, sa version initiale (permettre l'auto-saisine du Conseil) échoua et ne réapparut plus ; et de nombreux projets ultérieurs capotèrent également (voir à titre emblématique le « serpent de mer » de l'exception d'inconstitutionnalité citoyenne).
(33) Comme l'enseignent d'ailleurs nos collègues étrangers, en raison, essentiellement, des points suivants : exclusion totale du contrôle a posteriori, déconnexion de l'ordre juridictionnel, hyper-politisation (tant dans la composition que dans la pratique effective de la saisine), opacité du fonctionnement (épaisseur du secret qui caractérise tant le fonctionnement que la procédure constitutionnelles, dont l'emblème est l'existence (et l'appellation !) de « petites portes » ou « portes étroites »)...
(34) Extension du bloc de constitutionnalité, exception d'incons-titutionnalité, auto-saisine partielle, réserves d'interprétation, incompétence négative, erreur manifeste d'appréciation...