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Comment encadrer le pouvoir normatif du juge constitutionnel?

Denys de BECHILLON - Professeur à l'Université de Pau

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 24 (Dossier : Le pouvoir normatif du juge constitutionnel) - juillet 2008

De nombreux enseignements vont d'eux-mêmes sauter aux yeux du lecteur dans le dossier qui va suivre. Au menu : le pouvoir normatif des juges constitutionnels existe ; il existe nécessairement ; il existe partout et même là où on l'attend le moins ; il a toujours existé ; il pose invariablement un problème de légitimité auquel, malgré leur considérable diversité, les traditions académiques se confrontent toutes dans la douleur et le conflit ; son exercice est propre à déjouer les anticipations – souvent compréhensibles – des acteurs et singulièrement celle du législateur ; son incidence est susceptible d'avoir un coût dont il n'est pas mal avisé de chercher à prendre conscience... C'est beaucoup, et c'est évidemment bien loin des vieux dogmatismes.

Mais précisément, parce que l'angle d'attaque peut désormais se situer ailleurs et surtout moins loin des réalités, il est devenu possible de poser des questions tout à fait prosaïques. Elles ne sont pas les moins intéressantes, ni forcément les plus commodes.

La plus fondamentale d'entre elles n'est autre que celle de savoir quoi faire. Si l'on ne perd plus son temps et son énergie à dénier l'existence du problème posé par le pouvoir créateur du juge constitutionnel, la recherche des solutions devient un objectif nécessaire et plausible. Réfléchissons-y un bref instant.

La grande réponse traditionnelle – tout au moins en France – est indéniablement d'ordre déontologique, pour ne pas dire moral. En substance : il est un peu partout postulé, et notamment dans les facultés de droit, que le Conseil doit être rendu attentif à la véritable étendue de son pouvoir, averti de sa possible illégitimité à l'exercer sans retenue, incité à exercer son office avec conscience et modération, si possible dans un cadre prédéterminé et par-là même prévisible. Bref : fortement poussé à une sage retenue qu'entretiendra, ensuite, sa propre conscience des limites de son office.

Cela postule deux choses : que l'encadrement du pouvoir normatif du juge constitutionnel ne peut procéder que d'une démarche d'autolimitation, et que cette démarche (ne) peut être utilement provoquée (que) par la critique extérieure – celle de la classe politique et, bien sûr, celle de la doctrine universitaire.

Mieux vaut en tout cas ne pas s'attarder à trop vouloir gloser sur l'efficacité de l'autolimitation, car tout et son contraire peut être dit à son sujet : qu'elle ne mène pas bien loin, ou, tout au contraire, qu'elle produit des effets très remarquables. Dans ce dernier sens, l'histoire du maniement des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République reste comme un exemple éclatant de ce que des effets significatifs peuvent être atteints : à rebours de ce que l'on pouvait craindre à un certain moment, les « principes fondamentaux » n'ont effectivement pas fourni le moyen commode d'un déchaînement sans terme du pouvoir normatif du Conseil constitutionnel. Et cela – il s'en faut de beaucoup – n'était certainement pas écrit au départ. En sens inverse, il est toujours possible de mettre en avant que les audaces prétoriennes du Conseil attestent toutes, par hypothèse, qu'il n'a pas été terrassé par l'inhibition··· Bref, l'efficience de l'autolimitation est trop indécidable pour être abordée abstraitement.

De toute manière, si l'on veut bien mettre de côté l'hypothèse – quasiment d'école – du lit de justice dressé par un constituant courroucé devant telle ou telle avancée jurisprudentielle(1) , il faut bien reconnaître que l'autolimitation n'est autre que le seul moyen disponible pour contenir le pouvoir normatif des juges constitutionnels(2). Cela tient à ce qu'ils sont juges – et que cela leur confère par nature un pouvoir créateur protéiforme. Cela tient aussi à ce qu'ils sont constitutionnels, et disposent pour cette raison d'une capacité de quasi dernier mot en laquelle siège, comme on sait, le noyau le plus pur de la souveraineté.

La question n'est donc pas de savoir si l'on peut concevoir d'autres moyens que l'autolimitation – il n'y en a probablement pas ou pas beaucoup de très crédibles – mais de se demander comment il est possible de stimuler l'exigence déontologique qui lui tient lieu de moteur avec une assurance raisonnable de fiabilité. Plus exactement encore, elle pourrait être de s'interroger sur la bonne manière d'y inciter le juge par d'autres voies que celle de la seule critique doctrinale – postulant que l'efficacité, dans le registre du pur rappel à l'ordre, n'est pas très souvent à portée de la main.

On plaidera volontiers les mérites de la routine : de la vertu qu'il y aurait peut-être à ce que le Conseil automatise une séquence de questionnement spécifique au cœur du processus de décision(3). Dit autrement, on voudrait suggérer que le Conseil pourrait prendre l'habitude d'examiner toujours, mécaniquement, au-delà des seules limites du cas soumis à son examen, certaines questions complémentaires(4) . Quelles questions ? Toutes celles qu'implique la conscience de détenir un pouvoir créateur foncièrement litigieux en regard de la distribution constitutionnelle des compétences, à savoir, par exemple : quelle est la part d'innovation ressentie comme telle par lui dans la décision qu'il s'apprête à prendre et quelle sera la part d'innovation perçue à l'extérieur de son prétoire ? La création dont il s'agit est-elle susceptible d'être reçue comme illégitime et quelle est la valeur de cette critique ? Quel(s) problème(s) est-elle susceptible de poser (impacts divers, coûts, effets de surprise, etc.) ? Ces problèmes peuvent-ils être résolus ou minorés d'une manière ou d'une autre ? Que peut-il être fait pour contrecarrer le moins possible les prévisions normales des acteurs ?

Le mérite détaillé de ce genre de mesures peut évidemment se discuter. Mais l'essentiel n'est justement pas dans le détail. Ce qui est vital, c'est que tout un chacun soit persuadé que le pouvoir créateur du juge est un fait, inéluctable, et qu'il demande à être appréhendé comme tel. Les juridictions modernes ne peuvent plus continuer, comme si de rien n'était, à entretenir la dénégation sur laquelle elles vivent depuis si longtemps. L'expérience montre d'ailleurs qu'elles le font de moins en moins. L'attitude récente de la Cour de cassation et du Conseil d'État devant leurs propres revirements de jurisprudence en atteste de manière éloquente. L'évolution générale – celle du droit et celle des consciences – impose au juge d'assumer, fut-ce a minima, la part normative et par là même « politique », de son office. Et c'est tant mieux, car cette assomption constitue le seul véritable moyen de contenir ce pouvoir dans des limites socialement et politiquement acceptables.

Le juge moderne – surtout s'il est constitutionnel – a donc le devoir de traiter sa propre aptitude créatrice avec une lucidité entretenue, comme un déterminant possible et éminemment problématique de toutes ses décisions. Or il faut bien voir que cette lucidité et cette transparence à soi, également nécessaires, ne se développeront jamais mieux que dans l'entretien exigeant d'une culture un peu différente de celle dans laquelle les juges et des hommes politiques issus de nos traditions continentales ont tous été entretenus. L'ascèse d'une discipline répétitive, la routinisation de certains questionnements, ont leur place dans la fabrication d'une telle culture. Et s'il se vérifiait, par malheur, qu'il n'en résultait aucun bien, il n'en demeurerait pas moins que cela ne pouvait pas faire de mal.

Liste des abréviations utilisées :

– RCS = Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada

– LRC = Lois révisées du Canada

– LC = Lois constitutionnelles

– RU = Royaume-Uni

– CP = Conseil privé

– CSC = Cour suprême du Canada


1. En France, il apparaît de plus en plus clairement que les révisions constitutionnelles postérieures à une déclaration d'inconstitutionnalité ne sont pas conflictuelles dans la plupart des cas. Elles s'analysent plutôt sur le mode collaboratif, comme un processus normal de mutation de la norme constitutionnelle au vu des limites – avérées par la sentence – du texte originel.
2. C'est en tout cas ce que l'on peut penser dans le cas de la France et à texte constitutionnel constant. On sait au demeurant que certains systèmes constitutionnels ont pu introduire des mécanismes spécifiques destinés à surmonter au Parlement, à certaines conditions de majorité, une sentence constitutionnelle d'invalidité jugée excessive.
3. On postule ici comme une hypothèse de travail que le Conseil ne se livre pas déjà systématiquement à un examen de cet ordre – étant entendu que le seul point suggéré dans ces lignes porte précisément sur le caractère systématique d'un tel examen.
4. Le terme « d'habitude » est ici choisi pour exprimer que rien n'imposerait de donner à cette contrainte une écriture particulère – sous la forme d'un règlement de procédure, par exemple. Il n'a jamais été démontré que les exigences de type déontologique gagnaient en efficience en se voyant codifiées de manière très formelle. Va sans dire en outre que rien n'imposerait non plus que le jugement porte trace de ce que cet examen aurait été accompli. Pour le dire vite, ce sont les pratiques que l'on vise, et que l'on suggère d'infléchir par de petits moyens.

(1) En France, il apparaît de plus en plus clairement que les révisions constitutionnelles postérieures à une déclaration d'inconstitutionnalité ne sont pas conflictuelles dans la plupart des cas. Elles s'analysent plutôt sur le mode collaboratif, comme un processus normal de mutation de la norme constitutionnelle au vu des limites – avérées par la sentence – du texte originel.
(2) C'est en tout cas ce que l'on peut penser dans le cas de la France et à texte constitutionnel constant. On sait au demeurant que certains systèmes constitutionnels ont pu introduire des mécanismes spécifiques destinés à surmonter au Parlement, à certaines conditions de majorité, une sentence constitutionnelle d'invalidité jugée excessive.
(3) On postule ici comme une hypothèse de travail que le Conseil ne se livre pas déjà systématiquement à un examen de cet ordre – étant entendu que le seul point suggéré dans ces lignes porte précisément sur le caractère systématique d'un tel examen.
(4) Le terme « d'habitude » est ici choisi pour exprimer que rien n'imposerait de donner à cette contrainte une écriture particulère – sous la forme d'un règlement de procédure, par exemple. Il n'a jamais été démontré que les exigences de type déontologique gagnaient en efficience en se voyant codifiées de manière très formelle. Va sans dire en outre que rien n'imposerait non plus que le jugement porte trace de ce que cet examen aurait été accompli. Pour le dire vite, ce sont les pratiques que l'on vise, et que l'on suggère d'infléchir par de petits moyens.