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Entretien avec M. Egidijus Kuris, Président de la Cour constitutionnelle de la République de Lituanie

Egidijus KURIS

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 23 (Dossier : Lituanie) - février 2008

Photo :Egidijus Kûris, Président de la Cour constitutionnelle de la République de Lituanie


Né le 26 octobre 1961 à Vilnius (Lituanie). Diplômé de la faculté de droit de l'Université de Vilnius (1984). Enseignant puis professeur associé à l'Université de Vilnius (1984-1994). Docteur en sciences juridiques (1988). Conseiller à la Commission de restauration du Parlement lituanien, membre du groupe de travail de la Commission provisoire pour l'élaboration de la Constitution (1990-1991). Stages dans les universités d'Emroy (1991), Case Western Reserve (1991-1992), Groningen, Bruxelles (1994), Oslo (1998-1999). Directeur de l'Institut de relations internationales et de science politique de l'Université de Vilnius (1992-1999). Conseiller du président de la Cour constitutionnelle. (1993-1997). Président de l'Association lituanienne de science politique (1995-1998). Juge à la Cour constitutionnelle (depuis mars 1999), président de la Cour constitutionnelle (depuis avril 2002). Professeur et auteur de plusieurs monographies (en collaboration), de plus de 60 articles scientifiques (théorie et sociologie du droit, interprétation du droit, justice constitutionnelle, juridicisation du processus et des conflits politiques, constitutionnalisme comparatif). Traduction en lituanien des ouvrages les plus importants de H. Kelsen, H. L. A. Hart, G. Sartori.


Propos recueillis par Egidijus JARASIUNAS

Conseiller du président de la Cour constitutionnelle de la République de Lituanie
Professeur à l'Université Mykolas Romeris (Vilnius)

  • E. Jarašiunas -- La Cour constitutionnelle de Lituanie a été crée en 1993. Quels facteurs ont influencé le choix d'une telle institution de contrôle de constitutionnalité* ? Quels ont été les débuts de l'activité de la Cour constitutionnelle ? Peut-on distinguer des étapes d'évolution et quelles sont leurs particularités ? Jusqu'à quel point la distinction entre une étape dite « modérée » et une étape « activiste » est-elle fondée ?

E. Kuris -- L'institution d'une cour constitutionnelle procédait d'une volonté naturelle non seulement de la classe politique, mais encore de l'ensemble de la société. Jusqu'alors, la Lituanie ne disposait pas d'une institution qui garantisse le respect de la norme suprême établie dans la Constitution. La Constitution provisoire de 1990, adoptée juste après le rétablissement de l'indépendance, ne prévoyait pas une telle institution. Néanmoins, l'idée d'une cour constitutionnelle était largement répandue au moment du rétablissement de l'indépendance ; en 1988, le « Sajudis » (mouvement de l'indépendance de la Lituanie) avait adopté une résolution recommandant la création d'une cour constitutionnelle. Dès cette époque, on considérait que la norme suprême devait être au-dessus des intérêts politiques, de l'actualité quotidienne, en bref du droit ordinaire, c'est-à-dire de celui créé par le pouvoir politique. C'est pourquoi l'apparition, dans le projet de Constitution permanente, d'un titre consacré à la Cour constitutionnelle n'a pas suscité de conflits aigus (contrairement aux autres titres). Les caractéristiques de la justice constitutionnelle ont été établies en se fondant en large partie sur l'expérience des États européens auxquels on a emprunté certains traits (tandis que d'autres ont été écartés). Le modèle choisi confie à la Cour constitutionnelle l'examen de la constitutionalité des actes adoptés par les institutions politiques : le Seimas (Parlement), le président de la République et le Gouvernement. Les actes des organes inférieurs (ministres, municipalités) n'ont pas été attribués à la compétence de la Cour constitutionnelle et relèvent des autres tribunaux. Ce modèle a été retenu afin de protéger la Cour constitutionnelle des nombreuses affaires quotidiennes et de lui permettre d'examiner la conformité à la Constitution des actes du Seimas, du président et du Gouvernement, sur la base d'une conception cohérente des dispositions de la Constitution, autrement dit de former la doctrine constitutionnelle officielle (le terme de « doctrine » n'était d'ailleurs pas employé).

Au début de l'activité de la Cour constitutionnelle, la première affaire dans laquelle une décision du Seimas -- la révocation du conseil municipal de Vilnius -- a été déclarée anticonstitutionnelle, a suscité un grand intérêt. La Cour constitutionnelle a affirmé avec détermination que même les représentants du peuple ne peuvent prendre de décision ultra vires et doivent obéir à la Constitution. La Cour a toujours conservé cette position de principe. Mais il est évident qu'elle a évolué. La Cour constitutionnelle est apparue comme une nouveauté dans notre système juridique quand le constitutionalisme n'en était qu'à un stade conceptuel, tout comme l'idée d'une protection contre les dangers de la démocratie majoritaire (celle-ci compte aujourd'hui, au sein de l'élite politique, des partisans et des adversaires). Les juges de ce nouveau droit étaient dépourvus de toute expérience. Pour se renforcer, la Cour constitutionnelle devait développer une doctrine à travers l'interprétation et la découverte de nouveaux principes.

En comparaison avec celles qui sont rendues aujourd'hui, les premières décisions de la Cour constitutionnelle paraissent très courtes. La doctrine doit être cohérente, éviter les contradictions et se développer sur la base des précédents. Chaque affaire a représenté un nouveau défi. Par la suite, quand sa jurisprudence s'est élargie, la Cour a pu s'appuyer sur une doctrine tout en maintenant l'harmonie avec des décisions précédentes. Sa jurisprudence est donc devenue plus complexe.

Certains en déduisent que, durant les premières années, la Cour constitutionnelle répondait à la question posée par le requérant et que, par la suite, elle a commencé à résoudre des problèmes. On pourrait souscrire à cette analyse, bien qu'il soit difficile de tracer une limite dans le temps ; ce changement serait apparu vers 2000 ou 2001. Après une période de réserve, la Cour constitutionnelle, ne se bornant pas à constater l'inconstitutionnalité de certaines dispositions, a commencé à suggérer (ou même indiquer ouvertement) les voies d'une régularisation qui ne soit pas contraire à la Constitution. En même temps, la Cour s'est engagée sur des points non directement soulevés par les requérants, mais posant un problème au regard de la Constitution. Cette période (qui dure toujours) est appelée activiste. Les Cours constitutionnelles de divers États ont connu ces étapes et balancé entre « l'activisme » et « la réserve ». Dans l'interprétation de la Constitution, il est difficile d'échapper à un certain activisme et, même si tous, au sein de la Cour, avaient été des adeptes de l'interprétation en fonction de l'intention des auteurs, les désaccords sur le sens du texte auraient été inévitables.

Mais laissons la détermination de ces étapes aux universitaires. Pour les juges de la Cour constitutionnelle, toutes les affaires sont sérieuses et importantes, elles sont toutes orientées non seulement vers le passé (contrôle de constitutionalité de l'acte déféré), mais aussi vers l'avenir, car elles tracent les fondements de la jurisprudence future. En effet, les dispositifs des décisions de la Cour sont rétrospectifs ; par contre, les arguments et les motifs sur lesquels elles s'appuient ont une visée prospective. Dans chaque cas, il faut se demander si la décision de la Cour ne suscitera pas de nouvelles questions, et éviter toute ambiguïté dans la rédaction. Certains considèrent cela comme une manifestation d'activisme.

  • E.J. -- La Cour constitutionnelle interprète officiellement la Constitution. Comment pouvez-vous caractériser le rôle d'interprétation de la Cour* *? Comment naît la doctrine constitutionnelle officielle ? Quels éléments exercent une influence sur la position des juges ?

E.K. -- C'est un vaste sujet. Pour faire bref, on peut dire que la fonction initiale de la Cour constitutionnelle, inscrite expressis verbis dans la Constitution, est l'examen de la constitutionnalité des actes du Parlement (Seimas), du président de la République et du Gouvernement, et de la légalité de leurs actes réglementaires. L'exercice de cette fonction serait impossible si la Cour n'était pas chargée de l'interprétation officielle de la Constitution, si elle ne formulait pas la doctrine constitutionnelle officielle. La Constitution est d'abord un ensemble de normes. Derrière des notions et formules laconiques, économes, se cache une grande richesse sur le plan juridique, la norme suprême que la Cour constitutionnelle doit interpréter. La Constitution recouvre non seulement ce qui est explicitement indiqué, mais aussi son interprétation, à travers les décisions de la Cour constitutionnelle qui forment la doctrine constitutionnelle. Les décisions de la Cour constitutionnelle ont donc une importance particulière, car c'est à travers la jurisprudence que la Constitution devient une réalité juridique vivante, dynamique, en développement.

Comme tout autre acte juridique, la Constitution peut être interprétée par n'importe quel acteur, mais seule l'interprétation par la Cour constitutionnelle est définitive. Après que la Cour constitutionnelle ait dit son mot, toute interprétation alternative n'est que gymnastique académique. Nous avons en Lituanie des commentateurs très actifs, je dirais même criards, qui essaient de concurrencer la Cour, affirmant que celle-ci n'a pas le monopole de l'interprétation. Parfois leur position est dictée par des intérêts auxquels la Cour n'a pas donné satisfaction. Mais seule l'interprétation de la Cour constitutionnelle est définitive, officielle et obligatoire, seule la Cour a compétence pour dire le droit.

Comment naît la doctrine constitutionnelle officielle ? C'est une question intéressante à laquelle il est difficile de répondre, car cette naissance a lieu dans la chambre du Conseil de la Cour, en l'absence de tout autre témoin que les neuf juges. Entre eux, les discussions sont vives et donnent même lieu à des disputes. La doctrine constitutionnelle est le résultat du travail commun des neuf juges. En outre, en Lituanie, à la différence d'autres pays, il n'y a pas d'opinion dissidente. Un tel système a ses défauts et ses avantages. Mais seul son résultat est évident : pour chaque question posée, il faut trouver la position la plus convaincante, afin que celle-ci ne soit pas ébranlée par les critiques ni remise en cause par les compositions futures de la Cour. Il faut à la fois exposer les arguments de manière harmonieuse et prendre en compte les contre-arguments éventuels ; il faut non seulement exposer la position de la majorité des juges, mais aussi évaluer les alternatives proposées par la minorité. On tient à ce que la décision soit « équilibrée », qu'elle soit prise à la plus grande majorité des voix. Le plus souvent, on arrive à limiter à une ou deux le nombre des « voix contre », parfois à les éliminer. Mais les résultats du vote restent derrière la porte de la chambre du Conseil. C'est une responsabilité supplémentaire, car les juges doivent aussi signer une décision avec laquelle ils ne sont pas d'accord. La discrétion professionnelle exige que leur opinion soit prise en considération. Tout ceci nous conduit à être perfectionnistes. L'élaboration de la doctrine constitutionnelle est le résultat d'une création et d'une recherche permanentes. Dans chaque affaire, le choix des juges est conditionné par le raisonnement juridique et la capacité de réfuter les arguments opposés. Mais les juges sont des êtres humains, chacun d'eux a sa propre expérience et sa subjectivité. La collégialité permet de les neutraliser.

  • E.J. -- Quelle conception de la Constitution est exprimée par la jurisprudence de la Cour constitutionnelle ?

E.K. -- J'ai déjà indiqué que la Cour constitutionnelle de la République de Lituanie considère la Constitution comme le droit suprême du pays. C'est une conception classique de la Constitution : supreme law of the land qui englobe le texte et son interprétation, à savoir la doctrine formulée par la Cour constitutionnelle. On peut la comparer à la Constitution des États-Unis, composée de 7 articles et 27 amendements mais surtout de la jurisprudence de la Cour suprême. Bien sûr que la jurisprudence lituanienne est considérablement moins développée, surtout si l'on considère la brièveté de son existence, mais la tendance est la même.

Un autre élément important de la conception de Constitution, qui résulte de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, est que la Constitution est considérée comme un droit sans lacunes. La Constitution étant la réalité juridique suprême, elle « recouvre tout ». Aucun domaine ne pourrait être réglementé sans que la conformité à la Constitution ne puisse être vérifiée ; nous appliquons la théorie de Kelsen. Dans la jurisprudence de notre Cour, il n'y a pas donc pas de questions politiques : si la Constitution n'établit pas de règle explicite, cela signifie qu'elle laisse un champ plus large au législateur. Toutefois, celui-ci ne peut dépasser certaines limites, il ne peut, par exemple, violer les principes généraux constitutionnels.

Une telle position ne fait pas l'unanimité parmi les politiciens ni, hélas, parmi les juristes ; certains croient que ce dont la Constitution ne parle pas directement échappe à tout contrôle de constitutionnalité. C'est oublier que, dans le droit, il faut voir non seulement la lettre, mais aussi l'esprit. On ne peut tout inscrire dans la Constitution, celle-ci n'étant ni un code ni un règlement.

  • E.J. -- Faut-il comprendre que, dans la jurisprudence de la Cour, les principes constitutionnels ont une signification particulière* ?

E.K. -- Oui, bien sûr. La Constitution comprend non seulement des dispositions concrètes (comme par exemple « le Seimas est élu pour quatre ans », ou « la langue officielle est le lituanien »), mais aussi des principes généraux. Certains d'entre eux sont expressément affirmés, comme les principes de l'État de droit et d'équité ; d'autres résultent de l'interprétation, comme par exemple ceux de proportionnalité, de responsabilité des gouvernants ou de séparation des pouvoirs. Dans ce domaine, les efforts de la Cour constitutionnelle sont considérables.

Il est essentiel que les tribunaux adhèrent à cette perspective et considèrent la Constitution non seulement comme un ensemble de normes, mais encore de principes. Si nous consultons les requêtes qui n'ont pas encore été examinées par la Cour, toutes mettent en cause la conformité d'un acte non pas à un article de la Constitution, mais à un principe (le plus souvent à celui de l'État de droit qui suppose la sécurité juridique, la clarté juridique etc.)

Cette conception permet une interprétation uniforme, cohérente, logique, dénuée de contradictions de la Constitution. Même s'il existe des contradictions dans le texte de la Constitution, la valeur accordée aux principes permet de rétablir l'harmonie.

  • E.J. -- Quelle est l'influence de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle sur le système juridique* ? Sur la pensée juridique* ?

E.K. -- L'influence de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle sur le droit lituanien peut être appréciée du point de vue quantitatif et qualitatif. Sur le plan qualitatif, son influence est considérable. La jurisprudence de la Cour est de plus en plus prise en considération dans la création et l'application du droit. Tous ne l'apprécient pas, mais c'est ainsi. La doctrine constitutionnelle officielle est citée lors de l'élaboration des projets de lois (par exemple, dans les lettres explicatives, les propositions des comités du Seimas, ou les conclusions du département juridique). Les requêtes adressées à la Cour s'appuient de plus en plus souvent sur la doctrine constitutionnelle officielle. Les tentatives de « tricher » et de ne pas tenir compte des impératifs constitutionnels sont en effet risquées et mieux vaut respecter la Constitution.

L'influence de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle sur la pensée juridique est tout aussi saillante et, sous certains aspects, même révolutionnaire. Sous l'époque soviétique, le droit constitutionnel n'était que l'une des branches du droit, à côté du droit administratif, pénal, civil, du travail. Son objet se limitait aux élections, à la formation et aux principes de fonctionnement des institutions d'État les plus importantes. Avec la création de la Cour constitutionnelle, le droit constitutionnel est devenu le droit suprême, un droit qui ne peut comporter ni lacunes ni contradictions internes. La pensée juridique en Lituanie, en premier lieu la pensée académique, adhère à cette conception qui imprègne l'ensemble du système juridique.

  • E.J. -- Comment les hommes politiques réagissent-ils aux décisions de la Cour constitutionnelle ? Les institutions politiques se soumettent-elles sans réserve à ses décisions ?

E.K. -- La réaction des politiciens va d'une approbation sans réserve à un grand agacement. Le problème réside dans la culture politique et juridique ; tous les politiciens ne comprennent pas (ou ne veulent pas comprendre) que, lors de l'examen des affaires, la Cour constitutionnelle est guidée par la logique des arguments juridiques, sans subir la moindre influence politique. Il nous reste encore un grand chemin à faire. Même si les décisions de la Cour constitutionnelle sont critiquées, elles sont obligatoires erga omnes et doivent être exécutées.

Certains avancent que seul le dispositif est obligatoire et pas les motifs. Toutefois, si le législateur ne se conforme pas à la doctrine formulée par la Cour constitutionnelle, il risque de se retrouver face à une nouvelle décision négative de la Cour constitutionnelle.

Il existe des arrêts de la Cour constitutionnelle qui ne sont pas encore complètement exécutés aujourd'hui. Bien que la Cour ait demandé que des corrections soient apportées à la loi, on n'arrive pas à trouver la majorité nécessaire au Seimas. C'est ainsi qu'en 1999, de nombreuses dispositions de la loi sur les tribunaux ont été jugées contraires à la Constitution. Il a fallu deux ans pour adopter un nouvelle loi sur les tribunaux ; pendant ce temps d'importantes lacunes ont subsisté dans le système juridique. Hélas, en 2006, lors de l'examen de la nouvelle loi par la Cour constitutionnelle, il est apparu que nombre de ses dispositions étaient encore anticonstitutionnelles, et aucun accord n'a encore été trouvé au Parlement pour apporter les corrections requises. On peut donc dire que l'arrêt de la Cour constitutionnelle n'est pas entièrement exécuté.

Mais un acte déclaré contraire à la Constitution dans le dispositif d'un arrêt ne peut aucunement être appliqué. En ce sens, on peut dire qu'un arrêt de la Cour constitutionnelle est toujours exécuté, même si, parfois, cette exécution ne va pas sans grincements de dents.

Il est généralement difficile, pour l'élite politique, d'accepter l'idée que la démocratie constitutionnelle est une contrepartie des dangers de la démocratie majoritaire (l'histoire de l'Europe du xxe siècle en témoigne !). Le contrôle de constitutionnalité apporte des limites à la loi de la majorité. Une loi, même adoptée par référendum à la majorité absolue des citoyens, doit être déclarée inconstitutionnelle par la Cour si elle enfreint la Constitution. La Cour en a les pouvoirs et l'obligation morale.

  • E.J. -- La compétence de la Cour n'est pas très étendue. Est-elle suffisante ? Y a-t-il des tentatives de l'élargir ? En Lituanie, le recours constitutionnel individuel n'existe pas, quel est votre point de vue ?

E.K. -- La compétence de la Cour est en quelque sorte « traditionnelle » ; l'examen de la conformité à la Constitution des actes juridiques inférieurs est confié aux tribunaux administratifs. Ce système se justifie car si toutes les questions de constitutionnalité étaient examinées par la Cour constitutionnelle, sa charge de travail serait considérable et elle manquerait de temps pour le développement de la doctrine. De ce point de vue, je pense que la compétence de la Cour constitutionnelle est suffisante.

Elle a, en outre, des attributions complémentaires. Par exemple, elle assure le respect de la loi électorale lors des élections des membres du Seimas ou du président de la République (elle a été saisie de quelques affaires concernant les élections du Seimas). Elle peut être également appelée à statuer sur la constitutionnalité de procédures de mise en accusation de fonctionnaires, comme cela s'est produit en 2004.

Depuis quelques années, il y a un débat sur l'introduction du recours direct des personnes physiques et peut-être des personnes morales. J'y suis favorable. Cela donnerait la possibilité aux individus de défendre leurs droits constitutionnels. Mais un mécanisme de filtrage des demandes devrait être mis en place. Je ne pense pas que la Cour constitutionnelle doive s'engager sur le terrain de l'application du droit ; elle doit se borner à examiner la conformité des textes à la Constitution. Il est vrai que le droit de recours individuel rencontre de nombreux opposants, notamment au sein de la Cour suprême où l'on protège jalousement le caractère définitif des décisions qui y sont rendues. Mais ce caractère définitif n'est pas absolu, compte tenu du rôle de la Cour européenne des droits de l'homme.

  • E.J. -- L'affaire de la mise en accusation du président de la République R. Paksas a été une lourde épreuve pour le système démocratique. Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle est apparue comme un vrai garant de la Constitution. Quels ont été problèmes rencontrés lors de cette affaire ?

E.K. -- La Cour constitutionnelle est le garant de la Constitution. L'affaire que vous évoquez a été vraiment exceptionnelle car c'était la première affaire de ce type en Europe (et pas seulement ici). Un nouveau chapitre de droit constitutionnel comparé a été écrit par la Cour constitutionnelle de la République de Lituanie. Cela a constitué un sérieux défi pour la Cour et une épreuve pour le système démocratique ; il a fallu résoudre les problèmes politiques à l'aide de mesures juridiques. La Cour constitutionnelle a agi non comme organe politique mais comme un organe juridique, et a évalué les actions du président de la République au regard de la Constitution. Il y a eu d'intéressantes discussions doctrinales sur la portée de la mise en accusation. Selon les analyses, non seulement elle entraîne la destitution mais elle rend la sanction définitive et irréversible ; la rupture du serment entraîne l'impossibilité de retourner occuper la même fonction car le nouveau serment serait alors sans valeur. Cette interprétation ne fait cependant pas l'unanimité ; mais elle peut intéresser les juristes d'autres pays.

Il y a eu d'autres problèmes, y compris psychologiques, car il n'est pas facile aux juges d'être au centre de l'attention. En outre, la Cour a longtemps hésité sur la possibilité de transmettre les séances à la télévision ; elle a finalement donné son autorisation. Elle a estimé que les avantages l'emportaient sur les inconvénients car il devient alors plus difficile d'accuser la Cour d'avoir dissimulé quelque chose.

  • E.J. -- Dans une affaire engagée depuis presque dix ans, la Cour a dû se prononcer sur son statut d'institution judiciaire. Quelles sont l'origine et les raisons de cette affaire ?

E.K. -- L'arrêt a été rendu le 6 juin 2006. Aujourd'hui je peux dire que cette affaire était bizarre : un groupe des membres du Seimas a demandé à la Cour d'examiner la conformité à la Constitution de la disposition de la loi sur la Cour constitutionnelle selon laquelle celle-ci est une institution judiciaire ; en d'autres termes, ils demandaient à la Cour constitutionnelle de « reconnaître » qu'elle n'est pas une cour et de considérer comme anticonstitutionnelle la disposition de la loi relative à son propre statut. Il s'agissait en réalité de remettre en cause sa place parmi les pouvoirs de l'État. Aux termes de l'article 5 de la Constitution, le pouvoir de l'État est exercé par le Seimas, le président de la République, le Gouvernement et les tribunaux. Si la Cour avait fait droit à cette demande, les motifs et peut-être même les dispositifs des arrêts auraient été dépourvus de toute force obligatoire. Une telle logique est évidemment vicieuse. Il est évident que la Cour constitutionnelle est un organe judiciaire, explicitement prévu par un chapitre spécial de la Constitution. Comment la Cour constitutionnelle pourrait-elle annuler les actes d'un pouvoir de l'État si elle ne figurait pas elle-même parmi les pouvoirs de l'État ?

Mes collègues de l'étranger m'ont souvent interrogé sur cette affaire. Que répondre ? Il s'agit bien d'une curiosité juridique. Cela a permis à certains politiciens d'exprimer leur mécontentement vis-à-vis de la Cour constitutionnelle et de ses pouvoirs, leur désir d'agir sans aucun contrôle après leur victoire dans les élections ; il faut y voir une réaction à plus de 10 ans d'activité de la Cour constitutionnelle, et surtout à ses décisions relatives à la mise en accusation du président de la République. Même s'ils n'ont pas obtenu gain de cause, les détracteurs de la Cour n'ont pas perdu espoir et répètent (dans les médias) que la Cour constitutionnelle n'est pas une cour. Comment nommer cela : ignorance ou obstination ?

  • E.J. -- Quels sont les domaines dans lesquels la Cour constitutionnelle est le plus souvent appelée à se prononcer ?

E.K. -- Aujourd'hui, on ne peut distinguer de domaine particulier. Bien sûr, on trouve quelques dispositions de la Constitution qui n'ont pas encore fait l'objet d'une interprétation par la Cour (par exemple en matière de politique étrangère et de défense), mais celles-ci sont en diminution. La Cour examine des matières très différentes concernant les droits de l'homme, les rapports entre les institutions de l'État et leurs compétences respectives, le pouvoir judiciaire, le budget de l'État, la protection de la nature, la science, l'éducation, la protection sociale, la protection de la santé. Certaines affaires n'ont guère d'équivalent dans les Cours constitutionnelles des autres pays, par exemple, celles concernant les critères d'habilitation des enseignants ou l'utilisation des terrains pour la chasse (dans cette affaire on s'est référé à l'affaire de la Cour européenne des droits de l'homme Chassagnou c. France du 29 avril 1999).

Mais on a vu des périodes marquées par certaines problématiques : par exemple, pendant dix ans, la restitution des biens nationalisés par le pouvoir soviétique ; les procédures internes du Seimas ; les élections et référendums ; le statut et les droits sociaux des juges, etc.

  • E.J. -- La Cour constitutionnelle agit-elle comme un censeur du législateur* ?

E.K. -- Il est difficile de répondre car il n'existe pas de méthode d'analyse satisfaisante. Chaque fois que la Cour constitutionnelle affirme qu'un acte contrevient à la norme supérieure, elle apparaît comme un censeur du législateur. Durant certaines périodes, elle trouvait des violations de la Constitution dans la plupart des affaires ; à d'autres périodes ces violations ont été moins nombreuses. Cela ne dépend pas de la Cour.

Il y a un autre aspect du rôle de la Cour constitutionnelle. Il n'est pas rare que l'examen d'un article conduise à la remise en cause d'une autre disposition, non contestable en elle-même mais indissociable de la première, voire même d'une autre loi. Dans ce cas, il arrive que la Cour remette en cause l'ensemble du cadre juridique. Par exemple, si un acte du Gouvernement est basé sur une loi contraire à la Constitution, cette loi doit être déclarée inconstitutionnelle. On peut considérer qu'il y a là un certain activisme de la part de la Cour, mais il est dicté par l'essence même de la justice constitutionnelle. De même, lorsque la loi contestée fait référence à une autre loi, il est impossible de ne pas en tirer les conséquences.

Cependant, cette vision d'un « censeur du législateur » est partielle. En effet, bien que les juges habituellement n'en parlent pas, la Cour constitutionnelle fonctionne aussi de manière plus positive, comme un « co-législateur ». En premier lieu, elle formule la doctrine constitutionnelle officielle et fournit des orientations au législateur. En deuxième lieu, en déclarant qu'une loi n'est pas contraire à la Constitution, la Cour constitutionnelle approuve le législateur. En troisième lieu (on peut faire le parallèle avec la jurisprudence allemande, hongroise ou encore celle d'autres États), il arrive que la Cour constitutionnelle retienne une interprétation de l'acte contesté différente de celle qui a prévalu dans la pratique, lui permettant d'affirmer que celui-ci ne viole pas la Constitution.

  • E.J. -- Quel est point de vue de la société envers les activités de la Cour constitutionnelle* ?

E.K. -- Ses réactions sont identiques à celles des politiciens et vont de l'approbation à l'agacement. Chaque affaire met en cause certains intérêts. En outre, il ne faut pas s'attendre à ce que la société comprenne les arguments de la Cour. Néanmoins, la Cour jouit d'une bonne image dans l'opinion publique. En général, en Lituanie, peu d'organes étatiques et sociaux jouissent d'un degré élevé de confiance : ce n'est le cas ni du Seimas, ni du Gouvernement, ni des partis politiques. Seuls la Banque de Lituanie, les forces armées, les systèmes de protection sociale, le président de la République, l'Église, les médias et la Cour constitutionnelle conservent un degré relativement élevé de confiance. La confiance dans la Cour constitutionnelle atteint près de 45 % des personnes interrogées selon un sondage, 60 à 65 % selon un autre, tandis que la confiance dans les juridictions de droit commun ne dépasse pas les 20 %. Cependant, cela ne peut influencer la position de la Cour constitutionnelle sur un sujet donné, car seuls les arguments juridiques déterminent la position de juges.

  • E.J. -- Quelles sont les relations de la Cour constitutionnelle avec les autres tribunaux nationaux, avec la Cour européenne des droits de l'homme et avec la Cour de justice des Communautés européennes ?

E.K. -- Les tribunaux nationaux sont les plus grands pourvoyeurs de la Cour constitutionnelle, ils déposent plus de requêtes que les membres du Seimas, le Gouvernement ou le président de la République. C'est une évolution importante par rapport aux débuts de la Cour où les tribunaux hésitaient à saisir celle-ci alors que l'opposition du Seimas lançait beaucoup d'affaires. Il s'agit d'une tendance positive, parce qu'elle signifie que les tribunaux font preuve d'une grande conscience juridique. Actuellement, près de 90 % demandes émanent des tribunaux, principalement administratifs.

Surtout, les tribunaux approfondissent et se conforment à la doctrine de la Cour constitutionnelle. Seules les relations avec la Cour suprême de Lituanie sont parfois problématiques. Au sein de cette Cour, certains ne comprennent pas quel est le sens du mot « suprême ». Il y a plusieurs années que la Cour suprême n'a pas déposé de demandes. Hélas, l'envie des juridictions suprêmes à l'égard des cours constitutionnelles est largement répandue en Europe ; en Lituanie, ce phénomène est devenu de plus en plus évident au cours des dernières années. Le président de la Cour suprême a proposé récemment au Seimas de débattre de l'incorporation de la Cour constitutionnelle dans les juridictions de droit commun et d'y inclure les tribunaux administratifs, en les subordonnant à la Cour suprême.

Les relations avec les cours constitutionnelles des autres États sont intensives et amicales. Les relations avec les cours voisines -- le Tribunal constitutionnel de Pologne et la Cour constitutionnelle de Lettonie -- sont les plus étroites. Nous recevons des visites de délégations et nous nous rendons aussi dans les autres cours constitutionnelles. Les relations avec les cours européennes -- la Cour européenne des droits de l'homme et la Cour de justice des Communautés européennes- sont également satisfaisantes.

La Cour constitutionnelle de la République de Lituanie préside la Conférence des Cours constitutionnelles européennes ; le prochain Congrès aura lieu en 2008 à Vilnius sur le thème de « l'omission législative ».

  • E.J. -- Quelle est la conception de la Cour constitutionnelle concernant les relations entre le droit de l'UE et le droit constitutionnel ?

E.K. -- Il est évident que la Constitution de la Lituanie est le droit suprême. En effet, l'adhésion de la Lituanie à l'Union européenne est basée sur la Constitution, et non le contraire. Mais la Constitution établit explicitement la primauté de l'application du droit européen sur le droit national ; il est énoncé qu'en cas de conflit, c'est le droit de l'UE qui doit être appliqué. La Cour constitutionnelle a expliqué que cette règle ne s'applique pas quand le droit de l'UE se trouve en concurrence avec Constitution de la Lituanie ; celui-ci ne peut primer sur la Constitution. Mais il est constant que certains États ont rencontré des problèmes en raison de la concurrence du droit de l'UE et de leur Constitution nationale. Il est difficile de trouver des solutions. Ce n'est pas le problème des cours constitutionnelles nationales, mais un problème politique : l'État est-il prêt à concilier sa particularité constitutionnelle avec ses aspirations à l'intégration européenne ?

Il est très important que la Cour de justice des Communautés européennes et les tribunaux nationaux, lorsqu'ils interprètent le droit de l'UE et les Constitutions nationales, respectent les principes de l'un et des autres. Lors de la conférence des cours constitutionnelles européennes tenue à Bled (Slovénie), en 2005, a été adoptée une déclaration fondée sur le principe de respect mutuel, afin que les cours supranationales tiennent compte de l'ordre constitutionnel national et que les cours nationales évitent de porter atteinte au droit supranational.

Récemment, et pour la première fois, la Cour constitutionnelle de la République de Lituanie a formé un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice des Communautés européennes. Elle a effectué ce renvoi dans le cadre de l'examen de la conformité d'une loi à la Constitution. Le problème portait sur la mise en œuvre, par la loi sur l'énergie électrique, d'une directive de l'UE dont le contenu était ambigu. Il fallait donc établir le contenu de directive afin de clarifier celui de la loi. Ensuite, la question de constitutionnalité de la loi sera examinée par la Cour constitutionnelle.