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Textes à l'appui : sélection de décisions de la Cour suprême du Danemark

Cahier du Conseil constitutionnel n° 22 (Dossier : Cour suprême du Danemark)- juin 2007

(décisions traduites du danois par André Legrand)

L'arrêt Conversion des fiefs en propriété libre du 11 décembre 1920 (U. 1921.148 H)

À la suite de l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle majorité radicale, le régime de la propriété des terres agricoles est modernisé par plusieurs lois. Certaines familles nobles, s'estimant lésées par la modification des règles d'héritage, présentent un recours à la cour d'appel de l'Est visant à interdire l'application de la loi comme inconstitutionnelle. La cour leur ayant donné raison, le ministère de la Justice fait appel devant la Cour suprême. Celle-ci infirme l'arrêt de la cour d'appel, mais, tout en rejetant la demande, elle consacre cependant le principe du contrôle de la constitutionnalité des lois au Danemark.

Les dispositions de la loi n° 563 du 4 octobre 1919 ne peuvent pas être écartées comme contraires à la Constitution.

En ce qui concerne en premier lieu la famille héritière, son droit ne peut pas être considéré comme de nature tellement différente du droit de succession ordinaire que le pouvoir législatif puisse être empêché, aux termes de son appréciation de l'utilité sociale, d'abroger les règles de succession particulières et de les remplacer par les règles ordinaires de l'héritage.

En ce qui concerne ensuite les propriétaires actuels, ··· (la Cour) estime qu'en adoptant les § 1, 3 et 11 de la loi, le pouvoir législatif n'a pas excédé les limites de sa compétence, en particulier en considérant que le § 91 de la Constitution a accordé une certaine liberté d'appréciation au pouvoir législatif sur la manière dont il s'acquitte de la mission qui lui est assignée···

En conséquence, le ministre de la Justice doit obtenir satisfaction, conformément à la demande qu'il a présentée à la Cour suprême.

L'arrêt Adhésion du Danemark à la Communauté européenne du 28 juin 1973 (U 1973.649 H)

Un titulaire de pension d'invalidité conteste à la fois la procédure retenue par le Premier ministre pour le dépôt du projet de loi d'adhésion et le principe même de l'adhésion. La cour d'appel de l'Est rejette son recours pour le motif suivant :

(La Cour) remarque que le Folketing a adopté en troisième lecture le projet de loi d'adhésion du Danemark à la Communauté européenne, visé dans le recours, le 8 septembre 1972, que la loi a été approuvée par référendum le 2 octobre 1972 et promulguée par la Reine le 11 du même mois, après quoi elle a été publiée en tant que loi au Recueil des lois, n° 477 du 11 octobre 1972.

La Cour n'estime pas que les intérêts du requérant soient touchés par la loi en cause d'une manière telle qu'on puisse lui reconnaître un intérêt concret et actuel à faire examiner la question de la constitutionnalité de la loi par les tribunaux. Ce seul motif suffit donc à rejeter le recours dans sa totalité, sans qu'il soit nécessaire de prendre position sur les autres considérations présentées par le requérant à l'appui de son recours.

En appel, la Cour suprême confirme l'arrêt de rejet.

Le requérant a présenté plusieurs demandes devant la Cour suprême, mais (la Cour) estime que seule la question du renvoi de l'affaire à la cour d'appel pour examen au fond peut faire l'objet d'un examen.

Le défendeur demande la confirmation (de l'arrêt attaqué).
Eu égard aux motifs indiqués dans l'arrêt, celui-ci doit être confirmé.

L'arrêt Conducteurs de bus du 17 mai 1985 (5 U 1986.898/3 H)

Huit conducteurs de la compagnie des bus de Copenhague démissionnent des syndicats auxquels ils appartenaient et qui représentaient l'ensemble des conducteurs de la compagnie. Cette démission trouble le climat social et entraîne de multiples cessations de travail et des blocus des activités de transport, déclenchés par les autres conducteurs. Le Conseil d'agglomération de Copenhague finit par licencier les conducteurs démissionnaires, en indiquant que c'est la seule façon de ramener le calme et de permettre la reprise normale du trafic. Les requérants présentent un recours en invoquant la violation de leurs droits constitutionnels (liberté de religion, de choix d'une profession, d'association); la Cour suprême conclut :

Il n'y a pas lieu, sur le fondement des dispositions de la Constitution invoquées par les requérants, de décider que les licenciements sont irréguliers et aucune autre règle de caractère constitutionnel ne vient étayer une telle affirmation.

La disposition invoquée de l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme ne peut pas trouver d'application directe ; mais l'appréciation des licenciements doit reposer sur la loi n° 285 du 9 juin 1982 sur la protection contre les licenciements (pour cause d'appartenance syndicale) qui a été adoptée pour satisfaire aux obligations du Danemark résultant de l'article 11 de la Convention.

Les licenciements sont en contradiction avec le § 2 al. 1 de cette loi et avec le principe d'égalité des droits résultant du droit administratif [···]

Selon le § 4 de la loi, l'employeur doit verser une indemnité au salarié, lorsque celui-ci est illégalement licencié, mais la loi ne donne pas au salarié le droit à réintégration.

Les arrêts Traité UE du 12 août 1996 (U 1996. 1300 H) et du 6 avril 1998 (U 1998.800 H)

En mai 1993, une douzaine de requérants assignent le Premier ministre au nom d'une association, le comité de défense de la Constitution 93. Ils réclament la reconnaissance de l'inconstitutionnalité de la loi d'adhésion du Danemark au traité de Maastricht sur leuropéenne. La première question qui se pose est celle de la recevabilité de leur recours. La cour d'appel de l'Est leur refuse tout intérêt « concret et actuel » à agir et rejette leur recours. En appel, la Cour suprême désavoue la cour d'appel et elle modifie, à l'unanimité, sa jurisprudence antérieure sur l'intérêt à agir.

Les requérants font valoir, à l'appui de leur demande, que l'abandon de souveraineté réalisé par l'adhésion du Danemark au traité sur l'Union européenne [...] ne pouvait pas être réalisé en application du § 20 de la Constitution, mais uniquement par une modification constitutionnelle en application du § 88. Selon l'opinion des requérants, il ne s'agissait pas d'un abandon de souveraineté « dans une étendue précisément définie », comme l'exige le § 20, al. 1.

Pour décider si les requérants ont droit à soulever cette question devant les tribunaux, on doit s'attacher à la portée du transfert de compétence résultant de l'adhésion au traité sur l'Union européenne et à son impact sur l'ensemble de la population danoise. Cette affaire se distingue par là des affaires ordinaires portant sur le contrôle de la constitutionnalité des lois. En raison de l'importance et de la généralité de l'impact de la loi d'adhésion, les requérants ont un intérêt essentiel à voir examiner leur demande. La Cour suprême estime qu'en l'occurrence, il n'y a pas de motif suffisant pour continuer à conditionner l'accès au juge à la preuve apportée par les requérants que les actes juridiques pris en application du traité sur l'Union européenne ont une incidence sur leur situation concrète.

La Cour suprême estime donc que les requérants ont un intérêt juridique à voir examiner leur demande.

La demande des requérants de renvoi de l'affaire à la cour d'appel pour examen au fond est donc accordée.

Sur le fond, la cour d'appel rejette le recours. Saisie en appel, la Cour suprême conclut à l'unanimité, au terme d'un très long arrêt, rendu en 1998, de la façon suivante :
9.1. Dans cette affaire, la Cour suprême doit prendre position sur la question de savoir si l'utilisation du § 20 de la Constitution a été régulière ou si une modification de la Constitution en application de son § 88 était nécessaire.

Les requérants font valoir que le § 20 al. 1 de la Constitution n'autorise un abandon de souveraineté que « dans une étendue précisément définie » et que cette condition n'est pas remplie. Ils renvoient surtout à la compétence conférée au Conseil par l'article 235 du traité CE et à la fonction créatrice de droit de la Cour de justice. Ils font aussi valoir que les abandons de souveraineté ont une étendue et un caractère tels qu'ils sont en contradiction avec les principes d'un gouvernement démocratique [···]

9.2. Le § 20 de la Constitution dispose : « Des compétences qui, aux termes de cette Constitution appartiennent aux autorités du Royaume, peuvent être, dans une étendue précisément déterminée, transférées par la loi à des autorités internationales créées par consentement mutuel avec d'autres États pour favoriser l'ordre juridique et la coopération internationale.

L'adoption d'un projet de loi en la matière exige une majorité des 5/6es du Folketing. Si, à défaut, le projet recueille la majorité requise pour l'adoption d'un projet de loi ordinaire, et si le gouvernement le maintient, il est soumis aux électeurs, conformément au § 42 qui prévoit l'organisation d'un référendum. »

Le § 20 a été introduit dans la Constitution en 1953 dans le but de permettre au Danemark – sans avoir besoin de modifier la Constitution en utilisant la procédure du § 88 – de participer à des organisations internationales, et de leur transférer l'exercice d'une autorité législative, administrative ou juridictionnelle ayant des effets directs sur le territoire national. Ne pouvant prévoir avec certitude quelles en seraient les formes, la possibilité d'abandon de souveraineté n'a pas fait l'objet de limitations étroites quant aux compétences susceptibles d'être concernées ; mais il est indiqué que les abandons de souveraineté ne pouvaient être consentis que « dans une étendue précisément définie » (l'exigence de majorité qualifiée étant considérée comme une garantie).

L'utilisation de la procédure de la majorité qualifiée du § 20 de la Constitution est nécessaire dans la mesure où il s'agit de transférer à une organisation internationale l'exercice d'une autorité législative, administrative ou juridictionnelle ayant des effets directs sur le territoire national ou d'autres compétences attribuées par la Constitution aux autorités du Royaume, en particulier la compétence de conclure des traités avec d'autres États.

Le § 20 ne permet pas de transférer à une organisation internationale la compétence d'émettre des actes juridiques en contradiction avec des dispositions de la Constitution, en particulier les droits et libertés qu'elle reconnaît. Même les autorités du Royaume elles-mêmes n'ont pas une telle compétence.

L'expression « dans une étendue précisément définie » doit donc être comprise de façon à ce que l'on puisse apprécier l'étendue de l'abandon de souveraineté quant aux domaines concernés et à la nature des compétences transférées. La délimitation peut être définie de manière large sans qu'il soit nécessaire de faire disparaître toute possibilité d'appréciation ou d'interprétation. Les compétences transférées peuvent être indiquées par référence à un traité.
L'exigence de précision du § 20, al. 1 exclut que soit transférée à l'organisation internationale elle-même la détermination de ses compétences...

9.3. La loi d'adhésion transfère des compétences à la Communauté européenne dans une étendue déterminée par le traité CE. La compatibilité de la loi d'adhésion avec le § 20 de la Constitution suppose donc que le traité satisfasse à l'exigence d'un transfert de compétences réalisé uniquement « dans une étendue précisément définie ».

Le traité CE se fonde sur un principe de compétences partagées (cf. les art. 3b, al. 1 et 4, al. 1). Les institutions ne peuvent agir que dans le cadre de l'activité de la Communauté, telle qu'elle résulte du traité et, à l'intérieur de ce cadre, ne peuvent exercer que les compétences qui leur sont attribuées par ou en application du traité.

Le principe des compétences partagées implique donc une limitation des compétences des institutions qui correspond à l'exigence de précision posée par le § 20 de la Constitution. La Cour suprême estime que les dispositions spécifiques du traité CE sur les compétences remplissent cette condition.

9.4. Les requérants ont cependant fait valoir que l'article 235 permet de placer de nouveaux domaines dans la compétence de la Communauté dans une étendue qui méconnaît l'exigence de précision posée par le § 20 de la Constitution [...]

Il résulte de la lettre de l'article 235 que le fait qu'une action de la Communauté soit considérée comme nécessaire pour réaliser un des objectifs de cette dernière ne constitue pas en soi un fondement suffisant pour sa mise en œuvre. Il faut en outre que l'action envisagée se situe « dans le fonctionnement du marché commun ». Rapproché de l'article 2, selon lequel les missions de la Communauté doivent être réalisées « par la mise en place d'un marché commun et d'une Union économique et monétaire et par la mise en œuvre de politiques ou d'actions communes définies aux articles 3 et 3a », il faut comprendre que l'action envisagée doit se situer dans le cadre de la compétence de la Communauté, telle qu'elle résulte d'autres dispositions du traité, dont précisément sa troisième partie sur les politiques communautaires et l'énumération des articles 3 et 3a. Cette interprétation est conforme à la note gouvernementale du 21 juillet 1997 au comité de l'Europe du Folketing [···] et est confortée par les motifs 29 et 30 de la déclaration de la Cour de justice en formation plénière (2/94) du 28 mars 1996 :

« 29. – L'article 235 vise à suppléer l'absence de pouvoirs d'action conférés expressément ou de manière implicite aux institutions communautaires par des dispositions spécifiques du traité, dans la mesure où de tels pouvoirs apparaissent néanmoins nécessaires pour que la Communauté puisse exercer ses fonctions en vue d'atteindre un des objectifs fixés par le traité.

30. – Faisant partie intégrante d'un ordre institutionnel basé sur le principe des compétences d'attribution, cette disposition ne saurait constituer un fondement pour élargir le domaine des compétences de la Communauté au-delà du cadre général résultant de l'ensemble des dispositions du traité, et en particulier de celles qui définissent les missions et les actions de cette dernière. Elle ne saurait en tout cas servir de fondement à l'adoption de dispositions qui aboutiraient en substance à une modification du traité échappant à la procédure que celui-ci prévoit à cet effet. »
C'est sur cette interprétation de l'article 235 que l'on doit se fonder, même si avant la modification du traité, cette disposition a été appliquée dans le cadre d'une interprétation plus large.

Une loi qui ne va pas plus loin [...] en accord avec l'interprétation de l'article 235 formulée ci-dessus ne viole pas l'exigence de précision posée par le § 20 de la Constitution.

L'adoption de décisions en vertu de l'article 235 ne peut que se faire à l'unanimité. Le gouvernement peut donc s'opposer à toute action se situant en dehors des cadres fixés pour le transfert de compétences du Danemark à la Communauté et supposant un transfert supplémentaire de souveraineté. Si l'on considère l'objectif de l'article 235, il est inévitable que la limite précise puisse donner lieu à doute. On peut considérer que le gouvernement s'est vu accorder une marge non négligeable par la loi d'adhésion.

9.5. [···] La question de la validité d'un acte juridique ou d'une autre action en application de l'article 235 pourra être portée devant la Cour de justice [...]

Le fait que la détermination précise des compétences conférées aux institutions de la Communauté puisse donner prise à incertitude et que la compétence de trancher ces questions d'interprétation soit attribuée à la Cour de justice ne peut pas être considéré en soi comme incompatible avec l'exigence de précision posée par le § 20 de la Constitution.

Le fait que la Cour de justice, dans l'interprétation du traité, attribue de l'importance [...] aux objectifs du traité, n'est pas en contradiction avec les conditions sur lesquelles se fonde la loi d'adhésion et n'est pas non plus en soi incompatible avec l'exigence de précision posée par le § 20, al. 1 de la Constitution. Il en va de même pour l'activité créatrice de droit de la Cour de justice à l'intérieur des cadres du traité.

9.6. Les requérants font valoir que la compétence de la Cour de justice, rapprochée du principe de primauté du droit communautaire, implique que les tribunaux danois se sont vu enlever la possibilité de faire respecter les limites de l'abandon de souveraineté réalisé par la loi d'adhésion.
La loi d'adhésion, reconnaît à la Cour de justice compétence pour contrôler la légalité ou la validité des actes juridiques de la Communauté. Il en résulte que les tribunaux danois ne peuvent considérer un acte juridique de la Communauté comme non valable au Danemark, sans que la question de leur conformité au traité ait été examinée par la Cour de justice, et qu'ils doivent poser pour principe que la compétence de la Cour de justice sur ce point rentre dans les limites de l'abandon de souveraineté. Mais la Cour suprême estime que, du fait de l'exigence de précision posée par le § 20, al. 1, rapprochée du droit qu'ont les tribunaux danois de contrôler la constitutionnalité des lois, les tribunaux ne peuvent se voir retirer le droit d'examiner la question de savoir dans quelle mesure un acte juridique de la Communauté excède les limites de l'abandon de souveraineté réalisé par la loi d'adhésion. Les tribunaux danois peuvent donc considérer un acte juridique de la Communauté comme inapplicable au Danemark, au cas où apparaîtrait la situation extraordinaire dans laquelle on pourrait établir avec certitude qu'un acte juridique de la Communauté maintenu par la Cour de justice se fonde sur une application du traité se situant en dehors de l'abandon de souveraineté autorisé par la loi d'adhésion. On tirerait la même conclusion s'agissant des règles de droit communautaire et des principes juridiques qui se fondent sur la jurisprudence de la Cour.

9.7. Sur ce fondement, la Cour suprême estime que ni la compétence supplétive attribuée au Conseil en vertu de l'article 235 du traité CE, ni la mission créatrice de droit de la Cour de justice ne peuvent être considérées comme incompatibles avec l'exigence de précision contenue dans le § 20, al. 1 de la Constitution.
9.8. Selon le § 20 de la Constitution, le transfert de compétences ne peut être réalisé qu'à « des autorités internationales » établies « d'un commun accord » avec d'autres États pour encourager « l'ordre juridique et la coopération dans le domaine international ». On peut considérer que la Constitution postule que le transfert de compétences ne peut pas avoir une étendue telle que le Danemark ne serait plus un État indépendant. Mais la fixation des limites doit dépendre pour l'essentiel de considérations de caractère politique. La Cour suprême estime qu'il n'existe aucun doute sur le fait que le vote de la loi d'adhésion n'a pas opéré de transfert de souveraineté d'une étendue contraire à la Constitution.

9.9. Concernant la question de savoir si l'abandon de souveraineté réalisé par la loi d'adhésion est en contradiction avec le principe constitutionnel du gouvernement démocratique, (la Cour) relève que tout transfert d'éléments de la compétence législative du Folketing à une organisation internationale porterait atteinte à la forme de gouvernement démocratique danois. [...] En ce qui concerne le traité CE, la compétence législative est transférée en premier lieu au Conseil dans lequel le gouvernement danois – responsable devant le Folketing – peut faire valoir son influence. Il revient au Folketing de décider si la participation du gouvernement à la coopération européenne doit faire l'objet d'un contrôle démocratique plus important. La Cour suprême ne trouve pas non plus, sur ce point, de fondement pour considérer la loi d'adhésion comme inconstitutionnelle.

9.10. En conséquence, et dans la mesure où les requérants n'ont soulevé aucun autre moyen qui puisse conduire à une conclusion différente, la Cour confirme l'arrêt (attaqué).

L'arrêt Tvind du 19 février 1999 (U. 1999.841 H)

Cette décision est la première, en dehors des questions d'expropriation, qui écarte l'application d'une disposition législative en raison de son inconstitutionnalité. Un litige opposait de longue date le ministère de l'Éducation à une association fédérant une trentaine d'écoles privées. Il reprochait à ces dernières, en particulier, de ne pas respecter les dispositions des lois applicables à l'enseignement privé, en concentrant une grosse part des ressources sur l'association support, propriétaire de ldes bâtiments scolaires. À l'occasion d'une modification législative, le Parlement vote une disposition supprimant toute aide publique au réseau des écoles Tvind. La Cour suprême conclut par les développements suivants :

Le § 3 de la Constitution dispose que « Le pouvoir législatif appartient conjointement au roi et au Folketing. Le pouvoir exécutif appartient au roi. Le pouvoir judiciaire appartient aux tribunaux ».

Conformément à l'interprétation générale donnée par la doctrine, on doit admettre que le § 3, point 3 de la Constitution fixe certaines limites à l'étendue de la compétence qu'a le pouvoir législatif de prendre des dispositions relatives à la situation juridique des personnes privées (législation privée). Cette interprétation est conforme au souci de sécurité juridique, lequel constitue une des préoccupations sur lesquelles se fonde la séparation des pouvoirs prévue par le § 3.

Les lois n° 503 et 506 du 12 juin 1996 modifiant en particulier la loi sur les écoles libres ont précisé qu'une école libre doit être indépendante dans son activité d'institution éducative bénéficiant de l'autonomie financière, et que les ressources de l'école ne peuvent être utilisées que pour son activité scolaire et éducative. Le ministre de l'Éducation peut décider de ne plus accorder de subvention à une école, si, selon son appréciation, les exigences relatives à l'indépendance et à la gestion des ressources ne sont pas remplies de façon suffisante. La disposition particulière prévue dans le § 7 de la loi n° 506 a supprimé toute aide financière publique, à compter du 1er janvier 1997, à l'école libre de Veddinge Bakker et à quelques autres écoles nommément indiquées comme liées à l'association d'enseignement Tvind.

S'appuyant sur l'exposé des motifs du projet de loi, la Cour reprend ici les éléments de preuve apportés par le ministère (une enquête réalisée par lui et un rapport de la Cour des comptes indiquant que les écoles avaient en particulier pour objectif de faire passer l'argent tiré de l'activité scolaire, et donc des élèves, vers des activités se situant en dehors du champ de la législation). Elle conclut :

La procédure législative choisie a pour objectif de satisfaire au souhait de la majorité parlementaire de ne plus accorder d'aide aux écoles précisément mentionnées.

La majorité a bien pris note que les dispositions adoptées auront pour effet l'impossibilité de prendre, sous le contrôle du juge, des décisions administratives octroyant une aide aux écoles concernées. Cette conséquence n'est pas en soi un objectif pour la loi et elle n'aura d'importance que pour les aides à venir, qui ne constituent pas un droit juridiquement protégé pour les écoles concernées.

Le Folketing s'est ainsi rallié au sentiment général de défiance du ministre de l'Éducation à l'égard de la volonté de l'association Tvind et a privé l'école libre de Vedding Bakker, parmi d'autres, du droit de solliciter une aide publique pour son activité d'enseignement – tel qu'il résulte des règles générales prévues par la loi sur les écoles libres, qui s'appliquent aux autres écoles libres non liées à l'association Tvind.

Ainsi, le pouvoir législatif a tranché le conflit entre les écoles Tvind et le ministre de l'Éducation qui prétendait que les écoles – nonobstant leurs déclarations et leurs promesses – n'avaient pas respecté et ne respecteraient pas à l'avenir les conditions de l'aide publique à l'activité d'enseignement ; et sa décision a produit des effets pour les écoles mentionnées au § 7 – parmi lesquelles l'école libre de Vedding Bakker. Une telle intervention du pouvoir législatif – qui a eu pour conséquence de priver les écoles Tvind du contrôle juridictionnel sur leur droit à subvention – constitue en réalité une décision définitive dans un litige juridique concret. Selon le § 3 de la Constitution, cette décision ne relève pas de la compétence du pouvoir législatif, mais de celle du pouvoir judiciaire – avec les garanties juridiques que cela entraîne pour les citoyens. La Cour suprême estime donc que le § 7 de la loi n° 506 du 12 juin 1996 est nul et non avenu à l'égard de l'école libre de Vedding Bakker, en tant qu'il est contraire au § 3, point 3 de la Constitution.

La Cour suprême fait droit à la demande principale de l'école libre (obligation faite au ministère de reconnaître que le § 7 de la loi est nul et non avenu à l'égard du requérant).

L'arrêt Rocker du 16 août 1999 (U 1999.1798 H)

En octobre 1996, alors que sévissait au Danemark ce qu'on a appelé la guerre des motards, opposant les Hells Angels aux Bandidos, le Parlement danois a adopté une loi destinée à garantir la tranquillité des habitants des quartiers dans lesquels des groupes de motards s'étaient installés. Le § 1 de la loi autorisait la police à prononcer des interdictions de séjourner et de se réunir dans certaines propriétés servant de quartier général à ces groupes. Une personne qui s'était vu interdire par deux fois de résider dans une propriété connue pour être un repaire des Hells Angels, groupe auquel elle appartenait, avait présenté un recours devant la cour d'appel de l'Est en invoquant l'inconstitutionnalité de la loi. Son recours ayant été rejeté, la Cour suprême, saisie en appel, conclut son arrêt de la manière suivante :

Selon le § 79 de la Constitution, « les citoyens ont le droit de s'assembler sans armes sans autorisation préalable. La police a le droit d'assister aux réunions publiques. Les réunions à ciel ouvert peuvent être interdites lorsqu'elles comportent des risques pour la paix publique ».
La liberté de réunion, comme la liberté d'expression (§ 77) et la liberté d'association (§ 78), est une condition nécessaire de la démocratie. [...] Mais la Constitution n'interdit pas que la loi établisse des règles qui – sans viser la manifestation de l'opinion en elle-même – limitent la liberté de réunion, si cette limitation vise à protéger d'autres intérêts essentiels, tels que la vie ou la tranquillité d'autrui. Ces limitations ne doivent cependant pas excéder ce qui est nécessaire à cette protection (cf. l'art. 11 de la Convention européenne des droits de l'homme).

La loi sur l'interdiction de séjour dans certaines propriétés donne donc, dans son § 1, une base légale à l'établissement par la police d'un arrêté d'interdiction, qui – selon les travaux préparatoires de la loi – doit « empêcher que l'immeuble en cause puisse être utilisé de façon permanente comme repaire » par des groupes de personnes précisément définies. L'impossibilité, pour des personnes appartenant à l'un de ces groupes ou ayant des liens avec lui, de se réunir dans le repaire habituel du groupe constitue donc une conséquence voulue de l'arrêté d'interdiction prévu dans la loi. Le droit de ces personnes de se réunir précisément à cet endroit là est donc limité, mais, leur droit de se réunir ailleurs n'est soumis à aucune limitation particulière.

Aux termes du § 1, al. 3 de la loi, une telle mesure ne pourra être prise que si le groupe est impliqué dans un règlement de comptes armé. Le § 1, al. 1, n° 2 de la loi pose, en outre, comme condition que « le séjour des personnes concernées dans la propriété, au vu également des autres éléments, soit apprécié comme comportant un risque d'agression, susceptible de créer un danger pour les habitants ou les personnes se trouvant dans la proximité de l'immeuble ». Ces conditions doivent être comprises comme restreignant la possibilité d'interdiction aux cas où existe un risque réel et actuel – et pas seulement abstrait – d'agression dangereuse.

L'arrêté d'interdiction prévu par la loi se limite à prendre en compte la protection des voisins et des passants. Il n'est pas dirigé contre la réunion du groupe en tant que telle ou contre son droit de manifester son opinion [...]. En cas de présence permanente de groupes dans leur repaire identifié, le danger ne pourrait être autrement prévenu que par une action policière d'envergure dont les conséquences seraient beaucoup plus graves.

Pour ces motifs, la Cour conclut que l'arrêté d'interdiction prévu dans le § 1 de la loi sur l'interdiction de séjour dans certaines propriétés n'est pas contraire au § 79 de la Constitution.
Les dispositions de la loi fixant les règles d'exercice par la police de ses compétences d'interdiction ne sont pas contraires au § 3 de la Constitution.

La Cour confirme donc l'arrêt (attaqué).