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Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel

Valérie GOESEL-LE BIHAN - Professeur à l'Université de la Réunion

Cahier du Conseil constitutionnel n° 22 (Dossier : Le réalisme en droit constitutionnel) - juin 2007

Toute juridiction, qu'elle soit ou non constitutionnelle, doit, en l'absence de texte y procédant, déterminer les moyens par lesquels elle contrôlera les actes qui lui sont soumis. La liberté dont elle dispose dans cette entreprise est toutefois limitée par la prise en compte des diverses contraintes – juridiques et extra-juridiques – qui pèsent sur elle et qui, intériorisées, vont s'inscrire dans les choix opérés. Une telle liberté s'est concrétisée, du côté du juge administratif français, par l'adoption de la systématique des cas d'ouverture du recours pour excès de pouvoir. Elle trouve aujourd'hui une nouvelle illustration dans le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel : qu'il s'agisse des éléments ou des degrés de celui-ci, les exigences croissantes de la rationalité juridique dont ils sont les vecteurs se voient assigner certaines limites. En effet, si le contrôle de proportionnalité impose la recherche d'un équilibre entre les atteintes portées aux droits et libertés constitutionnels et les objectifs poursuivis, l'étendue du contrôle exercé est en elle-même le résultat d'un équilibre entre exigences logiques, au sacrifice desquelles le juge ne peut se résoudre au-delà d'un certain seuil, et respect des compétences attribuées à l'organe contrôlé. La nature de ce dernier – législatif ou administratif – doit en particulier être prise en compte. Cet équilibre, dont on peut estimer qu'il est le fruit du réalisme du juge, est évidemment variable dans la mesure où les contraintes pesant sur une institution sont susceptibles d'évoluer. Il n'en emprunte pas moins certaines voies qui, s'échappant des sentiers balisés par le juge administratif et les juridictions constitutionnelles étrangères ou européennes, construisent un contrôle de proportionnalité des lois à la française. C'est en tant qu'ils expriment cet équilibre – en eux-mêmes ou dans les limites qui leur sont apportées – que les éléments et les degrés de ce contrôle seront présentés.

I. Les éléments du contrôle de proportionnalité exercé

Comme nous l'avons déjà montré, le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil s'inspire, surtout depuis 1990, des jurisprudences constitutionnelles allemande et communautaire. Dans celles-ci, le principe de proportionnalité et le contrôle qu'il autorise sont ternaires : toute mesure restreignant un droit fondamental doit, pour être proportionnée, satisfaire à une triple exigence d'adéquation, de nécessité et de proportionnalité au sens strict. Plus précisément :

  • Une telle mesure doit être adéquate, c'est-à-dire appropriée, ce qui suppose qu'elle soit a priori susceptible de permettre ou de faciliter la réalisation du but recherché par son auteur ;
  • Elle doit être nécessaire : elle ne doit pas excéder – par sa nature ou ses modalités – ce qu'exige la réalisation du but poursuivi, d'autres moyens appropriés, mais qui affecteraient de façon moins préjudiciable les personnes concernées ou la collectivité, ne devant pas être à la disposition de son auteur ;
  • Elle doit enfin être proportionnée au sens strict : elle ne doit pas, par les charges qu'elle crée, être hors de proportion avec le résultat recherché.

Même si ses sources d'inspiration sont claires, le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil suit une voie propre, dans laquelle seuls deux contrôles sont nettement distingués et exercés : d'une part un contrôle de l'adéquation, et d'autre part un contrôle de la nécessité, mais que l'on peut qualifier de restreinte. Devant le juge constitutionnel français, c'est donc une logique binaire qui est à l'œuvre. Le choix et les limites des deux figures retenues, par opposition à d'autres moyens de contrôle rejetés ou à leur modèle, retiendront notre attention. Ils expriment en effet la volonté du Conseil d'encadrer le pouvoir discrétionnaire du Parlement tout en respectant la nature particulière de ce dernier, lequel demeure le représentant le plus éminent du peuple.

A. Le contrôle de l'adéquation plutôt que le détournement de pouvoir

Apparu en 1990 dans le champ de la mise en œuvre du droit de suffrage, le contrôle de l'adéquation est désormais l'une des figures générales du contrôle de proportionnalité exercé sur les mesures restrictives des droits et libertés constitutionnels. Dans la décision rendue le 15 décembre 2005 relative à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2006, le Conseil a ainsi considéré que la procédure de regroupement familial « ne méconnaît ni le dixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, ni le principe d'égalité, dès lors qu'elle fixe à cet égard des règles adéquates et proportionnées »(1). Le droit de suffrage(2) et le droit à l'emploi(3) ont également donné lieu à un tel contrôle dans la jurisprudence récente.

Il n'est plus temps de faire l'historique de l'apparition de cette figure, ni de dévoiler l'ensemble des fonctions qu'elle remplit(4). On insistera plutôt sur l'une d'entre elles, qui a consisté à ouvrir une première voie dans l'acclimatation indirecte du détournement de pouvoir. En effet, le réalisme du juge constitutionnel consiste parfois, non pas à rejeter in globo les possibilités de contrôle offertes par un moyen qu'il estime inadapté, mais, plus subtilement, à étendre le champ de l'un ou de plusieurs des moyens « reçus » afin de n'exclure des premières que l'inacceptable. Certes, le cœur même du détournement, en tant qu'il consiste à surprendre la mauvaise foi de l'auteur de l'acte, n'a pas été touché : une intention subjective du législateur, différente de celle mise en avant et étrangère à l'intérêt général, n'a jamais été recherchée par le Conseil. Le contrôle de l'adéquation permet toutefois de saisir une telle intention, dès lors qu'elle s'incarne dans l'acte adopté lui-même et que la mesure prise ne permet pas d'atteindre l'objectif avancé. Cette voie n'a d'ailleurs pas été la seule suivie : le Conseil a également annexé les entours objectifs du détournement de pouvoir. Il a en effet considéré que certains intérêts publics ne répondaient pas aux exigences constitutionnelles. La non-acceptation d'un intérêt financier exclusif pour justifier une validation législative en est un exemple(5). Ce contrôle, qui s'apparente à un contrôle de l'erreur de droit commise dans la détermination du but constitutionnel, relève-t-il encore du détournement de pouvoir en droit administratif français ? De nombreux auteurs restreignent en effet le champ du détournement de pouvoir aux hypothèses de mauvaise foi de l'auteur de l'acte. Il n'empêche que la question est controversée et qu'on peut y voir une seconde conquête par le Conseil du champ de ce moyen par ses territoires les plus extérieurs. Que les moyens de contrôle puissent faire l'objet d'une utilisation fonctionnelle est d'ailleurs confirmé par la jurisprudence de la CJCE relative aux mesures générales adoptées dans le cadre du traité CECA : le détournement de pouvoir étant le seul moyen invocable par les entreprises, la Cour n'a pas hésité à enrôler sous sa bannière les deux contrôles susmentionnés, erreur dans la détermination du but légal et contrôle de l'inadéquation de la mesure au but poursuivi dès lors – a précisé la Cour – que celle-ci résulte d'un manque grave de circonspection. Elle a ainsi accentué un processus d'objectivation de ce moyen auquel le contentieux administratif n'avait pas totalement échappé(6).

On le voit : des deux côtés, le contrôle est pour l'essentiel identique, mais les moyens utilisés sont différents, adaptés à la spécificité des contentieux en cause, que celle-ci résulte du caractère limitatif des cas d'ouverture invocables ou de la nature de l'organe contrôlé. Le réalisme a donc ses exigences – du côté du Conseil, le détournement de pouvoir est exclu en tant que tel car trop connoté – mais tout ce qui relève de ce moyen ou participe éventuellement à sa démonstration ne lui est pas concédé.

Voyons maintenant ce qu'il en est du contrôle de la nécessité.

B. Le contrôle de la nécessité restreinte plutôt que le contrôle de la nécessité entière

Autant dans la jurisprudence allemande que dans celle communautaire, le contrôle de la nécessité de la mesure permet au juge de rechercher s'il n'existe pas, à résultat égal, une mesure moins contraignante que celle adoptée, même si elle est de nature différente. Dans une décision rendue en 1971, la Cour constitutionnelle allemande a, par exemple, précisé que les mesures de surveillance du courrier mises en place par le législateur auraient été inconstitutionnelles si les informations recherchées avaient pu être obtenues par d'autres moyens, plus modernes, comme l'observation par satellite(7).

Il n'en va pas ainsi dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : le contrôle de la nécessité n'inclut que le contrôle de l'adaptation de la mesure prise à l'objectif poursuivi, tant dans son champ matériel que temporel ; la recherche d'une mesure alternative de nature différente est exclue. Le Conseil a maintes fois affirmé qu'il « ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; qu'il ne lui appartient donc pas de rechercher si l'objectif que s'est assigné le législateur pouvait être atteint par d'autres voies dès lors que les modalités retenues par la loi déférée ne sont pas manifestement inappropriées à la finalité poursuivie ». Le contrôle de l'adéquation, c'est-à-dire de l'appropriation de la mesure prise à l'objectif poursuivi, ne s'accompagne donc pas de la recherche d'une éventuelle autre voie, moins dommageable pour le ou les droits en cause. Il suffit que la mesure adoptée n'excède pas ce qui est nécessaire à la réalisation de l'objectif poursuivi. La nécessité contrôlée par le Conseil peut donc être qualifiée de « restreinte » : elle ne concerne que la mesure prise, le reste étant laissé à la libre appréciation du législateur. Deux exemples peuvent être cités :

  • En matière de droit de suffrage : le juge ne recherche pas s'il existe une autre mesure que le report d'une élection pour aboutir à l'objectif concerné, mais il vérifie si le champ de la prolongation décidée ne dépasse pas ce qui est nécessaire à l'objectif poursuivi : la prolongation doit non seulement être « strictement nécessaire à la réalisation de l'objectif de la loi », mais également revêtir un “caractère exceptionnel et transitoire »(8);
  • S'agissant des mesures de lutte contre le chômage, qui expriment sans conteste les choix politiques du Parlement, le Conseil ne vérifie pas si celles soumises à son contrôle sont, à résultat égal, les moins contraignantes pour les droits et libertés atteints. En matière économique, une telle recherche serait d'ailleurs vaine : les résultats des politiques publiques ne sont qu'escomptés ; ils ne peuvent être mesurés a priori. Réduction du temps du travail restreignant la liberté d'entreprendre ou « contrat première embauche » comportant des garanties moindres pour le salarié sont donc admis. La mesure choisie, éminemment politique, n'est pas contrôlée dès lors qu'elle permet a priori d'atteindre l'objectif poursuivi et qu'elle est proportionnée à celui-ci(9), seules les erreurs manifestes étant au surplus sanctionnées.

Cette jurisprudence, qui fait la part belle au contrôle de la nécessité – même restreinte – au détriment de celui de la proportionnalité au sens strict, emprunte donc à ses modèles – dans la jurisprudence constitutionnelle allemande, le contrôle de la nécessité est également dominant(10) – mais s'en éloigne sur certains points : le contrôle de la nécessité est bien exercé, mais entendu plus strictement(11). On peut y voir une forme de réalisme du juge constitutionnel français, lequel intègre progressivement les différentes exigences de la proportionnalité tout en restant sur le seuil de ses formes les plus aliénantes pour la liberté du législateur. Cette limitation horizontale du contrôle exercé s'accompagne d'ailleurs le plus souvent d'une limitation verticale de celui-ci, les degrés du contrôle de proportionnalité exercé variant en fonction de différents paramètres.

II. Les degrés du contrôle exercé

Contrairement à une opinion souvent professée, le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil n'est pas toujours un contrôle restreint, au sens d'un contrôle réduit à la sanction des seules erreurs manifestes : même si le champ du contrôle restreint est vaste et aisément repérable – le contrôle y est explicitement réduit aux seules disproportions manifestes – il côtoie un autre champ où une telle réduction n'existe pas. Le contrôle qui y est exercé peut alors être considéré comme entier. Une telle analyse puise certes son origine dans les seules indications données par les décisions elles-mêmes, dont la portée n'est peut-être que relative. Toutefois, il nous semble que ces indications, si elles peuvent être, dans certains cas, contredites par la réalité du contrôle exercé – le contrôle pourrait parfois être restreint alors même que la réduction n'est pas explicitée par le juge – ne peuvent être considérées comme étant, de façon générale, sans portée. Toute tentative de systématisation doctrinale impose de croire en une rationalité minimale de l'écriture jurisprudentielle : les récurrences, dès lors qu'elles sont nombreuses et ne rencontrent quasiment aucun contre-exemple, peuvent légitimement être tenues pour significatives. Or, une analyse systématique de la jurisprudence montre que, pour le juge constitutionnel français, le réalisme consiste à faire varier l'intensité du contrôle qu'il exerce en fonction de l'importance des droits et libertés concernés, ainsi que, dans certains cas, de l'ampleur des atteintes qui leur sont portées par la loi et de l'importance – elle-même variable – de l'objectif antagoniste poursuivi.

A. La domination – mais non l'exclusivité – du contrôle restreint

Comme nous l'avons déjà montré, certains droits et libertés, dont la place est assurément première dans la hiérarchie des droits, font l'objet d'un contrôle de proportionnalité dont la caractéristique est de n'être jamais réduit au manifeste. Entrent dans cette catégorie, pour l'essentiel, la liberté de communication et la liberté individuelle ; mais d'autres libertés, auxquelles les lois effectivement soumises au Conseil n'ont encore porté aucune atteinte, pourraient s'y ajouter. Ces libertés sont d'ailleurs à double protection renforcée : non seulement le contrôle de proportionnalité exercé a toutes les apparences d'un contrôle entier, mais toute limitation apportée par le Parlement doit être justifiée par la mise en œuvre d'un principe, d'un objectif ou d'un autre droit de valeur constitutionnelle. Le motif de droit exigé est donc également propre à cette catégorie, un simple intérêt général n'étant pas suffisant.

La jurisprudence récente confirme cette analyse, autant pour ce qui concerne la liberté de communication que la liberté individuelle stricto sensu. Dans la décision du 13 mars 2003 relative à la loi sur la sécurité intérieure12, le Conseil s'est ainsi penché sur une restriction apportée à la liberté de communication : s'agissant de l'institution d'un nouveau délit d'outrage public à l'hymne national ou au drapeau tricolore, il a considéré, après avoir analysé le champ d'application de l'incrimination critiquée et émis sur ce point une réserve d'interprétation, que « le législateur a effectué la conciliation qu'il lui appartenait d'assurer entre les exigences constitutionnelles ci-dessus rappelées »13, à savoir la garantie des libertés constitutionnellement protégées et le respect de l'ordre public. Seule la peine fixée a été considérée comme n'étant pas « manifestement disproportionnée par rapport à l'infraction », le contrôle de la nécessité des peines étant traditionnellement restreint. Dans les décisions du 2 mars 2004 relative à la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité14 et du 8 décembre 2005 concernant la loi relative au traitement de la récidive des infractions pénales15, ce sont les restrictions apportées à la liberté individuelle stricto sensu qui ont également fait l'objet d'un contrôle entier. Dans la première, l'absence de toute référence au caractère manifeste des disproportions sanctionnées est d'autant plus remarquable que, dans deux des cas examinés – durée de la garde à vue et perquisitions – les requérants, comme le rappelle le Conseil lui-même16, stigmatisaient des atteintes manifestement disproportionnées à la liberté individuelle, à l'inviolabilité du domicile ou au secret de la vie privée. Dans la seconde, les dispositions de la loi relatives au mandat de dépôt à l'audience, qui restreignent la liberté individuelle, sont déclarées constitutionnelles car non « excessives au regard, d'une part de la gravité des délits en cause, d'autre part, de la circonstance aggravante que constitue la récidive »17.

Les autres droits et libertés, dont les restrictions peuvent être justifiées par un simple intérêt général, font en revanche l'objet d'un contrôle restreint de proportionnalité : seules les atteintes manifestement excessives au regard de l'objectif poursuivi sont sanctionnées. La marge de manœuvre laissée au législateur est donc plus grande. Dans la jurisprudence récente, il en va ainsi de la liberté d'entreprendre18, de la liberté contractuelle19, du principe d'égalité20, du principe de libre administration des collectivités locales et de celui de libre disposition de leurs ressources21. Seuls le droit de propriété et l'une des applications du principe d'égalité (aux candidats à un marché public) pourraient avoir subi un traitement plus sévère et avoir ainsi été alignés, mais uniquement s'agissant de l'intensité du contrôle exercé, sur les droits de premier rang. La jurisprudence récente n'est toutefois explicite que pour le second principe, le sort exact du droit de propriété restant encore à préciser22. Quant au droit de recours juridictionnel effectif, au principe de la séparation des pouvoirs et à l'objectif de clarté et d'intelligibilité de la loi, ils constituent désormais une catégorie intermédiaire dans laquelle l'exigence d'un intérêt général suffisant s'accompagne d'un contrôle en apparence entier, toute référence au caractère manifeste des disproportions sanctionnées étant soigneusement évitée23. La prise en compte de la contrainte européenne est ici manifeste.

La liberté individuelle lato sensu semble, elle, avoir connu une autre évolution, qui constitue l'une des manifestations les plus significatives du réalisme du juge constitutionnel. Depuis le 11 septembre 2001 et afin de répondre à la menace terroriste grandissante, le contrôle de proportionnalité exercé sur les atteintes qui y sont portées est le plus souvent restreint, les atteintes légères à la liberté individuelle stricto sensu faisant d'ailleurs l'objet d'un traitement identique.

B. Un exemple récent de réalisme : la restriction du contrôle exercé sur une partie des atteintes à la liberté individuelle

Dans la jurisprudence récente, non seulement les atteintes portées à la liberté individuelle lato sensu font l'objet d'un traitement différent des atteintes portées à la liberté individuelle stricto sensu, mais une partie de ces dernières, les plus légères, sont désormais traitées comme les premières. Le contrôle de proportionnalité exercé sur elles est en effet restreint. Si on prend en compte les droits et libertés en cause, on trouve donc d'un côté la sûreté, la liberté de la personne dans le cadre de la procédure pénale, l'inviolabilité du domicile, le secret des correspondances et la liberté du mariage pour lesquels le contrôle reste le plus souvent entier, de l'autre le droit au respect de la vie privée, la liberté d'aller et de venir et le droit de mener une vie familiale normale pour lesquels le contrôle est toujours restreint. La première catégorie de droits, que l'on peut rattacher à la liberté individuelle stricto sensu, est ainsi la seule à propos de laquelle le juge ait clairement introduit un nouveau distinguo, les atteintes légères faisant l'objet d'un contrôle d'intensité moindre. Ce sont donc deux lignes de partage qui jouent dans cette matière, le critère de la gravité des atteintes s'ajoutant à celui de l'importance des droits en cause pour entraîner un contrôle entier.

Rappelons en quelques points les traits caractéristiques de la jurisprudence :

  • L'introduction du contrôle restreint en matière d'atteintes à la liberté individuelle n'est que très récente. Plus précisément, c'est en 2003, année des premières saisines postérieures à 2001, que le revirement s'opère, seules les atteintes à la liberté personnelle ayant été ainsi traitées auparavant24. Non seulement les atteintes légères à la sûreté, c'est-à-dire au cœur même de la liberté individuelle protégée à l'article 66 C, vont désormais faire l'objet d'un tel contrôle – elles consistent, comme les visites de véhicule25 ou les contrôles et vérifications d'identité, en la simple possibilité pour des agents habilités de disposer d'une personne durant un temps limité, sans qu'il y ait arrestation ou détention de celle-ci – mais les atteintes à la vie privée et à celle d'aller et de venir, décrochées de cet article, y seront soumises dans leur ensemble. Comment ne pas voir dans cette régression, unique en son genre, le signe des temps, la lutte contre le terrorisme ayant acquis, depuis le 11 septembre 2001, plus de poids dans la balance des intérêts opérée par le juge ? Le contentieux administratif, et même constitutionnel, nous avait plutôt habitués à un processus ininterrompu d'approfondissement du contrôle exercé, en particulier sous l'influence européenne. Il faudra désormais compter avec de possibles régressions lorsque la protection des droits se heurte à des impératifs jugés prioritaires :

  • L'inviolabilité du domicile26, le secret des correspondances27 et la liberté du mariage28 sont assimilés à la liberté individuelle protégée à l'article 66 C : les atteintes qui y sont portées font l'objet d'un contrôle entier. Celles portées à la liberté personnelle dans le cadre de la procédure pénale29 y sont également assujetties, même si le contrôle restreint y a acquis une place, très limitée toutefois. Les solutions retenues dessinent en effet un tableau singulièrement nuancé : le degré du contrôle exercé peut varier, à propos d'un même dispositif législatif, selon le contenu des dispositions contrôlées. Le champ d'application d'une limitation peut ainsi faire l'objet d'un contrôle restreint alors que les garanties qui l'entourent sont examinées à la lumière d'un contrôle entier30. Le contrôle entier est toutefois dominant ;

  • La vie privée et la liberté d'aller et de venir désormais protégées au titre de l'article 2 de la DDHC, font en revanche l'objet d'un contrôle pour l'essentiel restreint. La création de fichiers automatisés de données nominatives ou signalétiques des véhicules, lorsqu'elle relève de la loi, en constitue un bon exemple, le contrôle de proportionnalité exercé étant le plus souvent global et restreint : les garanties prévues et l'objectif poursuivi sont examinés dans leur ensemble aux fins de déterminer si la conciliation opérée par le législateur n'est pas manifestement disproportionnée31. Dans un cas, ce contrôle global restreint s'est toutefois accompagné d'un contrôle normal spécifique à l'une des caractéristiques du fichier en cause. Il s'agit de la décision du 2 mars 2004 relative à la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité : la possibilité de consultation par des autorités administratives du fichier automatisé des auteurs d'infractions sexuelles fait l'objet d'un contrôle normal32. Quant au droit de mener une vie familiale normale – qui, même s'il est rattaché au Préambule de 1946, n'en est pas moins lié au respect de la vie privée – il fait également l'objet d'un contrôle restreint33.

Dans la matière des atteintes à la liberté individuelle, la pénétration du contrôle restreint, même si elle n'est pas totale, n'en est donc pas moins remarquable et témoigne de la volonté du juge d'opter pour des solutions nuancées. Un réalisme à multiples facettes qu'exprime d'ailleurs l'ensemble de la jurisprudence, mais dont les diverses expressions – choix du contrôle de proportionnalité plutôt que d'autres moyens, choix de certains éléments de celui-ci plutôt que d'autres, restriction ou accroissement de l'intensité de celui-ci – restent encore pour l'heure peu étudiées.


  1. Déc. n° 2005-528 DC, Rec. p. 157, cons. 15.
  2. Déc. n° 2003-468 DC du 3 avr. 2003, loi relative à l'élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen ainsi qu'à l'aide publique aux partis politiques, Rec. p. 325, cons. 41 s.; déc. n° 2005-529 DC du 15 déc. 2005, loi organique modifiant les dates de renouvellement du Sénat, Rec. p. 165, cons. 5 s.
  3. Déc. n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, loi pour l'égalité des chances, JORF du 2 avr. 2006, p. 4964, cons. 20 s.
  4. Sur ce point, v. nos articles parus antérieurement ou à paraître : « Réflexion iconoclaste sur le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel », RFD const., 1997, p. 227 s.; « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d'une théorie générale », RFD const., 2001, p. 67 s. et « Le contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : figures récentes », à paraître à la RFD const.
  5. Déc. n° 95-369 DC du 28 déc. 1995, loi de finances pour 1996, Rec. p. 257.
  6. Ce point est analysé par Rittleng (D.), Le contrôle de la légalité des actes communautaires par la Cour de justice et le Tribunal de première instance des Communautés européennes, Thèse, 1998, non publiée, p. 180 s.
  7. Pour une analyse de cette jurisprudence, v. Capitant (D.), Les effets juridiques des droits fondamentaux en Allemagne, Paris, LGDG, 2001, p. 160. La jurisprudence communautaire est exposée par D. Rittleng, op. cit., p. 478 s.
  8. Déc. n° 2001-444 DC du 9 mai 2001, loi organique modifiant la date d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale, Rec. p. 59, cons. 5.
  9. Déc. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction négociée du temps de travail, Rec. p. 258 ; déc. n° 99-423 DC du 13 janv. 2000, loi relative à la réduction négociée du temps de travail, Rec. p. 33 ; déc. n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, loi pour l'égalité des chances, JORF du 2 avr. 2006, p. 4964, cons. 20 s.
  10. En ce sens, v. Capitant (D.), op. cit., p. 160 s.
  11. Ainsi analysé, le contrôle de la nécessité ne nous paraît plus exclu dans la jurisprudence du Conseil. Pour une autre approche, la nécessité étant entendue largement et, de ce fait, nous semblant exclue au profit du contrôle de proportionnalité au sens strict, voir Goesel-Le Bihan (V.), « Réflexion iconoclaste... », op. cit., p. 233 s. et de façon plus générale, « Le contrôle exercé par le Conseil... », op. cit., p. 68 et 77 avec les réserves figurant toutefois à la page 75.
  12. Déc. n° 2003-467 DC, Rec. p. 211.
  13. Cons. 105.
  14. Déc. n° 2004-492 DC, Rec. p. 66, cons. 17 relatif à la définition des infractions relevant de la criminalité et de la délinquance organisées, cons. 27 relatif à la prolongation de la garde à vue, cons. 47, 52 et 56 relatifs aux interceptions de correspondances émises par la voie des télécommunications, cons. 64 s. relatif aux sonorisations et fixations d'images de certains lieux ou véhicules.
  15. Déc. n° 2005-529 DC, Rec. p. 168, cons. 8.
  16. Cons. 24 relatif à la prolongation de la garde à vue et cons. 42 relatif aux perquisitions.
  17. Cons. 8.
  18. Déc. n° 2001-451 DC du 27 nov. 2001 relative à la loi portant amélioration de la couverture des non-salariés agricoles contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, Rec. p. 145, cons. 21 ; déc. n° 2001-455 DC du 12 janv. 2002 relative à la loi de modernisation sociale, Rec. p. 49, cons. 50 ; déc. n° 2004-497 DC du 1er juill. 2004 concernant la loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle, Rec. p. 107, cons. 20.
  19. Déc. n° 2001-451 DC du 27 nov. 2001 relative à la loi portant amélioration de la couverture des non-salariés agricoles contre les accidents du travail et les maladies professionnelles, Rec. p. 145, cons. 27 ; déc. n° 2004-497 DC du 1er juill. 2004 concernant la loi relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle, Rec. p. 107, cons. 20.
  20. Déc. n° 2004-496 DC du 10 juin 2004 relative à la loi pour la confiance dans l'économie numérique, Rec. p. 101, cons. 14.
  21. Déc. n° 2003-489 DC du 29 déc. 2003 relative à la loi de finances pour 2004, Rec. p 487, cons. 33.
  22. En ce sens et pour une analyse plus détaillée, v. notre article « Le contrôle de proportionnalité... », op. cit.
  23. Déc. n° 2004-509 DC du 13 janv. 2005 relative à la loi de programmation pour la cohésion sociale, Rec. p. 33, cons. 33 ; déc. n° 2005-530 DC du 29 déc. 2005 relative à la loi de finances pour 2006, Rec. p. 168, cons. 45 ; déc. n° 2006-544 DC du 14 déc. 2006, loi de financement de la sécurité sociale pour 2007, JORF du 22 déc. 2006, p. 19356, cons. 21 ; déc. n° 2006-545 DC du 28 déc. 2006, loi pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social, JORF du 31 déc. 2006, p. 20320, cons. 36.
  24. Pour une analyse des décisions antérieures, v. notre article « Le contrôle de proportionnalité... », op. cit.
  25. Déc. n° 2003-467 DC relative à la loi sur la sécurité intérieure, Rec. p. 211, cons. 12.
  26. V. la jurisprudence précitée, notes 18 et 19.
  27. Déc. n° 2004-492 DC du 2 mars 2004 relative à la loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, Rec. p. 66, cons. 61 ; déc. n° 2005-532 DC du 19 janv. 2006 concernant la loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, JORF du 24 janv. 2006, p. 1138, cons. 10.
  28. Déc. n° 2003-484 DC du 20 nov. 2003 concernant la loi relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, Rec. p. 438, cons. 93 ; déc. n° 2006-542 DC du 9 nov. 2006, loi relative au contrôle de la validité des mariages, JORF du 15 nov. 2006, p. 17115, cons. 12 et 13.
  29. Déc. n° 2003-467 DC du 13 mars 2003 relative à la loi sur la sécurité intérieure, Rec. p. 211, cons. 53 et 54 ; déc. n° 2005-527 DC du 8 déc. 2005 relative à la loi relative au traitement de la récidive des infractions pénales, Rec. p. 153, cons. 18 et 21.
  30. V. la première décision citée à la note précédente, cons. 49 et 50.
  31. Déc. n° 2003-467 DC du 13 mars 2003 relative à la loi sur la sécurité intérieure, Rec. p. 211, cons. 27 ; déc. n° 2003-484 DC du 20 nov. 2003 concernant la loi relative à la maîtrise de l'immigration, au séjour des étrangers en France et à la nationalité, Rec. p. 438, cons. 23 ; déc. n° 2004-499 DC du 29 juill. 2004 concernant la loi relative à la protection des personnes physiques à l'égard des traitements de données à caractère personnel et modifiant la loi n° 78-17 du 6 janv. 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, Rec. p. 126, cons. 13 ; déc. n° 2005-532 DC 19 janv. 2006 concernant la loi relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers, JORF du 24 janv. 2006, p. 1138, cons. 21. Sur la liberté d'aller et de venir, v. la déc. précitée du 13 mars 2003, cons. 71.
  32. Déc. n° 2004-492 DC, Rec. p. 66, cons. 88.
  33. Déc. n° 2005-528 DC du 15 déc. 2005 relative à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2006, Rec. p. 157, cons. 16 ; déc. n° 2006-539 DC du 20 juill. 2006 concernant la loi relative à l'immigration et à l'intégration, JORF du 25 juill. 2006, p. 11066, cons. 13 et 14.

(1) Déc. n° 2005-528 DC, Rec. p. 157, cons. 15.
(2) Déc. n° 2003-468 DC du 3 avr. 2003, loi relative à l'élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen ainsi qu'à l'aide publique aux partis politiques, Rec. p. 325, cons. 41 s.; déc. n° 2005-529 DC du 15 déc. 2005, loi organique modifiant les dates de renouvellement du Sénat, Rec. p. 165, cons. 5 s.
(3) Déc. n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, loi pour l'égalité des chances, JORF du 2 avr. 2006, p. 4964, cons. 20 s.
(4) Sur ce point, v. nos articles parus antérieurement ou à paraître : « Réflexion iconoclaste sur le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel », RFD const., 1997, p. 227 s.; « Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : défense et illustration d'une théorie générale », RFD const., 2001, p. 67 s. et « Le contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : figures récentes », à paraître à la RFD const.
(5) Déc. n° 95-369 DC du 28 déc. 1995, loi de finances pour 1996, Rec. p. 257.
(6) Ce point est analysé par Rittleng (D.), Le contrôle de la légalité des actes communautaires par la Cour de justice et le Tribunal de première instance des Communautés européennes, Thèse, 1998, non publiée, p. 180 s.
(7) Pour une analyse de cette jurisprudence, v. Capitant (D.), Les effets juridiques des droits fondamentaux en Allemagne, Paris, LGDG, 2001, p. 160. La jurisprudence communautaire est exposée par D. Rittleng, op. cit., p. 478 s.
(8) Déc. n° 2001-444 DC du 9 mai 2001, loi organique modifiant la date d'expiration des pouvoirs de l'Assemblée nationale, Rec. p. 59, cons. 5.
(9) Déc. n° 98-401 DC du 10 juin 1998, loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction négociée du temps de travail, Rec. p. 258 ; déc. n° 99-423 DC du 13 janv. 2000, loi relative à la réduction négociée du temps de travail, Rec. p. 33 ; déc. n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, loi pour l'égalité des chances, JORF du 2 avr. 2006, p. 4964, cons. 20 s.
(10) En ce sens, v. Capitant (D.), op. cit., p. 160 s.
(11) Ainsi analysé, le contrôle de la nécessité ne nous paraît plus exclu dans la jurisprudence du Conseil. Pour une autre approche, la nécessité étant entendue largement et, de ce fait, nous semblant exclue au profit du contrôle de proportionnalité au sens strict, voir Goesel-Le Bihan (V.), « Réflexion iconoclaste... », op. cit., p. 233 s. et de façon plus générale, « Le contrôle exercé par le Conseil... », op. cit., p. 68 et 77 avec les réserves figurant toutefois à la page 75.