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N'est pas normatif qui peut. L'exigence de normativité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel

Véronique CHAMPEIL-DESPLATS - Professeur à l'Université de Paris X-Nanterre

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 (Dossier : La normativité) - janvier 2007

Le 21 avril 2005(1), le Conseil constitutionnel déclare pour la première fois contraire à la Constitution une disposition législative qu'il juge « manifestement dépourvue de toute portée normative ». Il se fonde sur un considérant de principe énoncé quelques mois auparavant(2), selon lequel il résulte de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (« La loi est l'expression de la volonté générale ») ainsi que de « l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi » que, « sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution », « la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative ».

Ce n'était pas la première fois que le Conseil constitutionnel se penchait sur la question de la normativité des dispositions législatives ou figurant en annexe des lois. Depuis 1982(3), il a pris l'habitude de relever l'existence de dispositions dépourvues « de tout effet juridique »(4), de « contenu »(5), d'« effet »(6) de « caractère »(7) normatif, ou encore de « portée »(8) ou de « valeur »(9) normative. Toutefois, jusqu'au 21 avril 2005, le Conseil n'avait jamais censuré de telles dispositions, et ce d'autant moins que jusqu'à cette date, il estimait que les auteurs de saisine ne sauraient utilement invoquer l'inconstitutionnalité d'une disposition non normative.

Cette évolution jurisprudentielle a été préparée. Fustigeant les lois bavardes et incantatoires, le Président du Conseil constitutionnel émettait, lors de son discours de vœux pour l'année 2005(10), un avertissement clair : « Le Conseil constitutionnel est [···] prêt à censurer désormais les neutrons législatifs ». La traque annoncée s'inscrit plus vastement dans une campagne de vigilance accrue sur la qualité de la production législative(11). Depuis la fin des années 1990 en effet, le Conseil constitutionnel a énoncé une série de principes et d'objectifs complémentaires - clarté(12), intelligibilité et accessibilité(13), non complexité excessive de la loi(14) - qui sollicite une amélioration de la rédaction législative.

Cette initiative n'est pas isolée. Le contexte est propice. Une partie de la doctrine française, plus ou moins sensibilisée à la légistique, y est favorable(15). Le 5 octobre 2004, le président de l'Assemblée nationale a personnellement déposé une proposition de loi constitutionnelle ayant pour objet de rappeler la portée « par nature » normative des lois(16). Plusieurs Premiers ministres ont, par circulaire, insisté sur la nécessité de soigner la rédaction des projets de lois. Par ailleurs, un rapport du Conseil d'État a éloquemment fustigé « le droit mou, le droit flou, le droit à l'état gazeux »(17).

On comprend aisément l'agacement de ceux qui, au quotidien, sont contraints de composer avec des dispositions législatives dont ils perçoivent mal la signification ou l'utilité. La décision du Conseil constitutionnel fait alors office de bâton de gendarme qui aidera à mieux faire entendre des suppliques maintes fois répétées. Pourtant, l'exigence de normativité, comme d'ailleurs toutes celles relatives à la qualité de la loi(18), est à la réflexion bien mystérieuse. Elle n'a souvent pour toute explication que l'évocation d'exemples de dispositions considérées non normatives(19). Ceci invite alors à rechercher les présupposés liés à l'exigence de normativité de la loi posée par le Conseil constitutionnel (I), puis à en relever les ambiguïtés (II).

I. Les présupposés de l'exigence de normativité de la loi

Les conceptions de ce qu'est un énoncé normatif sont nombreuses. Il ne s'agit pas ici de les exposer exhaustivement, mais d'évoquer celles qui permettent de mieux comprendre la signification de l'exigence de normativité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il apparaît que cette exigence ne peut reposer sur une conception formelle de la normativité (A), et qu'elle n'est pas exclusivement fondée sur la structure impérative des énoncés juridiques (B). Elle s'appuie davantage sur une prise en considération de leur connotation, c'est-à-dire des valeurs ou des significations qui peuvent leur être subjectivement attachées dans un contexte donné(20) (C).

A. L'exclusion d'une conception formelle de la normativité

Un énoncé est normatif, d'un point de vue formel, dès lors qu'il appartient à un ordre ou un système normatif. Il s'agit ici de dissocier nettement l'énoncé et la norme qu'il signifie. Quels que soient la structure et le contenu de l'énoncé (prescriptif ou descriptif, précis ou abstrait), celui-ci est une norme à partir du moment où il a été formulé par les autorités compétentes, conformément aux critères posés par l'ordre juridique dans lequel ces autorités opèrent(21). Si l'on adopte cette conception, l'exigence de normativité de la loi devient ici absurde puisqu'elle consiste à requérir d'une norme qu'elle soit une norme. On peut alors admettre, comme le faisait H. Kelsen, qu'« une loi qui a été adoptée d'une façon parfaitement constitutionnelle » puisse « avoir un contenu qui ne représente pas une norme d'aucune sorte » (entendue dans un sens substantiel et non plus formel), « mais qui, par exemple, exprime une théorie religieuse ou politique, ainsi la proposition que le droit émane de Dieu ou que la loi est juste, ou qu'elle réalise l'intérêt du peuple tout entier »(22).

En censurant des dispositions législatives pour défaut de normativité ou en distinguant, au sein d'un rapport annexé à une loi d'orientation et de programmation, des dispositions qui ont « une valeur normative qui s'attache aux lois de programme »(23) de celles qui en sont dépourvues parce qu'elles définissent des orientations, le Conseil constitutionnel s'écarte de l'éventualité exprimée par H. Kelsen. Il établit une confusion entre l'énoncé et la norme, et présuppose que l'existence de celle-ci dépend du contenu de l'énoncé, notamment de sa forme déontique et de sa connotation.

B. L'insuffisance du caractère impératif de l'énoncé

La normativité d'un énoncé est souvent liée à sa structure déontique. L'énoncé normatif est celui qui formule un ordre, en permettant, obligeant ou interdisant une conduite. Il s'oppose à l'énoncé qui reconnaît, constate ou décrit une situation, promeut, favorise, encourage, ou encore exprime des vœux, des souhaits, des recommandations ou des avis. Le Conseil constitutionnel, par la voix de son président ou des documents officiels qui accompagnent ses décisions, semble accorder un crédit important à la structure déontique de l'énoncé pour en apprécier la normativité. Dans ses vœux pour l'année 2005, le président P. Mazeaud déclarait : « La loi n'est pas faite pour affirmer des évidences, émettre des vœux ou dessiner l'état idéal du monde (en espérant sans doute le transformer par la seule grâce du verbe législatif ?). La loi ne doit pas être un rite incantatoire. Elle est faite pour fixer des obligations et ouvrir des droits »(24). Il renforce son propos en précisant que le recensement des fonctions prêtées à la loi dans la Constitution « fait apparaître que la loi est le sujet de verbes ayant tous un contenu ‘décisoire' (détermine, fixe, ordonne, régit, réglemente, autorise, défend, exclut etc.) ». Il relève que seul fait exception le « dernier alinéa de l'article 3 de la Constitution, issu de la révision du 8 juillet 1999, aux termes duquel : “La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives” ».

Sur ce fondement, le document à l'appui de la décision du 21 avril 2005 relève le défaut de normativité de plusieurs dispositions législatives, telles que l'article 1er de la loi du 3 janvier 1977 (« l'architecture est une expression de la culture »), l'article 1er de la loi du 16 juillet 1984 (« les activités physiques et sportives constituent un facteur important d'équilibre, de santé, d'épanouissement de chacun »), l'article 1er de la loi du 9 janvier 1985 (« l'identité et les spécificités de la montagne sont reconnues par la Nation et prises en compte par l'État, les établissements publics, les collectivités territoriales et leurs groupements dans les actions qu'elles conduisent ») ou, encore - en touchant des enjeux bien plus délicats -, l'article 1er de la loi du 29 janvier 2001 (« la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 »)(25). Par analogie, on comprend que le Conseil ait censuré le 21 avril 2005 le paragraphe II de l'article 7 de la loi d'orientation et de programme de l'école qui déclare pour partie : « l'objectif de l'école est la réussite de tous les élèves ».

Toutefois, certains fragments de ce paragraphe, comme d'autres articles premiers de loi pointés dans le document à l'appui de la décision du 21 avril 2005, posent des difficultés au regard du critère de l'impérativité. Le Conseil constitutionnel émet en effet des doutes sur la normativité d'énoncés qui contiennent des verbes exprimant une obligation, qui plus est, formulée à l'égard de personnes publiques identifiées, l'école, l'université. Ainsi, le paragraphe censuré énonçait aussi : « compte tenu de la diversité des élèves, l'école doit reconnaître et promouvoir toutes les formes d'intelligence pour leur permettre de valoriser leurs talents ». Le Conseil n'a pas évoqué le caractère détachable de cette phrase. De même, le document à l'appui de la décision du 21 avril 2005 attire l'attention sur l'article 1er de la loi du 12 novembre 1968 selon lequel « les universités doivent s'attacher à porter au plus haut niveau et au meilleur rythme de progrès les formes supérieures de la culture ».

Ces exemples portent à conclure que, pour le Conseil constitutionnel, la formulation d'un impératif n'est pas suffisante pour déterminer ce qui est normatif ou non. Si la présomption semble forte pour exclure la normativité d'un énoncé qui ne peut être réduit à une forme prescriptive classique « permis, obligatoire, interdit », en revanche, la formulation d'un impératif n'implique pas nécessairement la normativité d'un énoncé.

C. L'importance de la connotation des énoncés

L'insuffisance du critère de l'impérativité conduit à rechercher d'autres critères pour apprécier la normativité de l'énoncé législatif. La censure effectuée dans la décision du 21 avril 2005 ainsi que les exemples fournis par les services du Conseil constitutionnel invitent à prendre en considération le degré d'abstraction ou, plus techniquement, la connotation des termes qui composent les énoncés législatifs. On pressent, en s'appuyant sur des cadres généraux de l'analyse sémiotique, que l'exigence constitutionnelle de normativité vise à sanctionner des énoncés qui s'écartent de l'idéal des codes scientifiques monosémiques et qui, au contraire, s'approchent des codes poétiques polysémiques, à connotation variée(26). L'origine d'une telle variété proviendrait alors, en grande partie, du degré d'abstraction des termes utilisés. En conséquence, le principe de normativité devient étroitement imbriqué à celui de clarté des énoncés législatifs que le Conseil constitutionnel a, on le sait, parallèlement consacré. Ceci permet d'ailleurs de s'interroger sur l'autonomie et la fonctionnalité propre de ces deux principes.

Au total, l'exigence de normativité de la loi formulée par le Conseil constitutionnel vise des énoncés législatifs recognitifs d'un fait physique (l'identité de la montagne), social (la famille est une valeur essentielle de la société), psychique (le sport est moyen d'épanouissement) ou historique (reconnaissance du génocide arménien), ainsi que ceux qui revêtent une forme impérative mais qui formulent une obligation abstraite et à connotation multiple (l'école doit contribuer à valoriser les talents). En excluant une approche formelle de la normativité et en ne donnant pas à la structure déontique des énoncés un caractère déterminant, l'appréciation de la normativité des énoncés législatifs par le Conseil constitutionnel s'écarte de critères objectifs (forme, structure), pour privilégier des critères subjectifs (connotation, degré d'abstraction). Ce choix laisse au Conseil une large marge d'appréciation sur ce qui est normatif ou non.

II. Les ambiguïtés de l'exigence de normativité de la loi

Hormis la malléabilité des critères d'identification de ce qui est normatif ou non, l'exigence de normativité des lois imposée par le Conseil constitutionnel présente des ambiguïtés tant quant à ses justifications (A), qu'en raison de la représentation de la fonction de la loi qu'elle présuppose (B).

A. Les justifications équivoques de l'exigence de normativité

Les difficultés que posent les justifications du principe de normativité de la loi tiennent, d'une part, au fondement textuel qui est prêté à ce principe (1) et, d'autre part, à l'objectif qu'il est censé poursuivre, à savoir préserver la séparation des pouvoirs et les droits fondamentaux (2).

1) Normativité de la loi et volonté générale

Le Conseil constitutionnel rattache l'exigence de normativité à l'article 6 de la Déclaration de 1789 selon lequel « la loi est l'expression de la volonté générale ». Dans ses vœux pour l'année 2005, le président P. Mazeaud en évoque les conséquences : « Sous réserve des dispositions particulières prévues par la Constitution (je pense aux “lois de programme” en matière économique et sociale, ou aux annexes des lois de finances ou de financement de la sécurité sociale), la loi a pour vocation d'énoncer des règles(27) ». Si rien n'interdit d'adhérer à une telle conclusion, déduire de la proposition de l'article 6 de la Déclaration que « la loi a pour vocation d'énoncer des règles » est rapide. Le propos nécessite en effet, au moins, de préciser ce qu'est une règle ainsi que dans quelle mesure la vocation d'énoncer des règles est synonyme d'obligation d'édicter une norme.

Par ailleurs, dénier à la volonté générale la possibilité même de s'exprimer sous une forme non normative peut dérouter. L'édiction d'énoncés non normatifs peut remplir des fonctions diverses (infra) et, surtout, manifester une volonté politique ou symbolique réfléchie de prendre parti sur l'histoire comme, par exemple, reconnaître le génocide arménien de 1915. Or une chose est de considérer, pour diverses raisons, que le rôle du législateur n'est pas de prendre de telles positions et de l'en dissuader par des arguments politiques ou institutionnels, une autre est de le lui interdire en se fondant sur une certaine conception de la façon dont la volonté générale doit s'exprimer. En effet, estimer que l'article 6 de la Déclaration impose à la volonté générale de s'exprimer sous une forme normative, en s'appuyant sur une interprétation systémique de cet article et des dispositions de la Constitution de 1958 qui définissent ce que doit faire la loi, ne livre que l'une des interprétations possibles, en l'occurrence restrictive, de la signification dudit article. L'exigence de normativité de la loi ne résulte donc pas de la simple affirmation que « la loi est l'expression de la volonté générale », mais d'une conception particulière, celle du Conseil constitutionnel, de la façon dont cette volonté doit rédiger la loi.

2) Normativité de la loi, séparation des pouvoirs et protection des droits fondamentaux

La chasse aux dispositions non normatives est aussi justifiée par le souci de préserver la séparation des pouvoirs et de protéger les droits fondamentaux. Les dispositions non normatives, comme les dispositions obscures et non intelligibles, laisseraient une grande marge d'appréciation aux autorités d'application et empiéteraient ainsi sur les compétences du législateur. Cette marge d'appréciation serait également dangereuse pour les droits fondamentaux(28). Ces explications suscitent plusieurs interrogations.

On peut tout d'abord être surpris de ce que l'absence de normativité conduise à une déclaration d'inconstitutionnalité parce qu'on en redoute les effets. Si un énoncé n'est pas normatif au sens du Conseil constitutionnel, et si donc, il est purement recognitif ou ne formule que de vagues prescriptions dont on doute de l'utilité, comment alors peut-il être contraire - ou produire des effets contraires - à une norme constitutionnelle, autre que celle ad hoc qui impose précisément la normativité des énoncés législatifs ? Bien plus, comment concevoir l'annulation ou l'inconstitutionnalité d'un énoncé qui n'est pas une norme ? L'attitude antérieure à la décision du 21 avril 2005 par laquelle le Conseil refuse de contrôler les dispositions non normatives parce qu'elles ne sauraient donner « utilement » lieu à « une déclaration de non conformité à la constitution » pouvait, à cet égard, paraître plus cohérente(29). On peut d'ailleurs s'étonner que soit mis en avant l'argument du danger que représentent les énoncés non normatifs pour les droits fondamentaux lorsque les énoncés fustigés ont le plus souvent pour objet d'affirmer ou de rappeler des droits ou libertés : liberté de choix de son mode d'habitation, caractère fondamental du droit au logement, importance des activités sportives et artistiques pour la santé et l'épanouissement des personnes. À supposer qu'une disposition non normative puisse menacer les libertés, il n'est pas nécessaire de recourir au principe de normativité pour la censurer : se fonder sur la liberté en cause suffit.

La crainte, également exprimée à l'occasion de la jurisprudence relative au principe de la clarté de loi, d'une usurpation du pouvoir législatif par les autorités d'application confrontées à des dispositions non normatives, est également ambivalente. En effet, si une disposition n'est pas normative, comment les autorités d'application pourraient-elles lui faire produire des effets normatifs ? Une telle transformation serait sans nul doute la manifestation tant redoutée d'un pouvoir normatif qui excède « l'interprétation inhérente à l'application d'une règle de portée générale à des situations particulières »(30), et qui est, elle, admise par le Conseil constitutionnel. Toutefois, on peut se demander pourquoi le Conseil se fonde alors sur l'exigence de normativité tirée de l'article 6 de la Déclaration de 1789, et non directement sur le principe de séparation des pouvoirs énoncé à l'article 16 de la même Déclaration. On peut également s'interroger sur le fait de savoir si seules les dispositions obscures ou dépourvues de normativité conduisent aux excès annoncés, voire si elles les favorisent significativement. En effet, l'alternative est suivante.

Ou bien, l'on adopte une conception recognitive de l'interprétation, selon laquelle le juge est la bouche de loi et ne crée pas de norme. En ce cas, devant un énoncé obscur, le juge l'interprète au moyen de méthodes éprouvées qui permettent de retrouver le vrai sens du texte. Il fait revivre ce sens, s'y plie et ne fait produire au texte que des effets que celui-ci détenait potentiellement. Par conséquent, si le juge dote un énoncé d'un effet normatif, c'est qu'en réalité cet énoncé le possédait dès l'origine. Le juge ne crée donc rien et n'usurpe aucun pouvoir. A contrario, le juge peut reconnaître qu'un énoncé n'a pas d'effet normatif, et rejeter un recours sur ce fondement. Il ne s'agit pas d'un déni de justice mais de l'affirmation que la requête était mal fondée. En ce sens, un arrêt du Conseil d'État, qui fait écho à la décision du 21 avril 2005, conclut : « en fixant pour objectif à la politique d'aménagement et de développement du territoire la mise en valeur et le développement équilibré de l'ensemble du territoire de la République, l'article 1er de la loi du 4 février 1995 n'a pas entendu poser un principe normatif dont la violation pourrait être utilement invoquée devant le juge de la légalité »(31).

Ou bien, l'on adopte une théorie réaliste de l'interprétation, et l'on reconnaît que les juges ont un pouvoir interprétatif qui les conduit à créer des normes individuelles et générales. Dans ce cas, le caractère obscur ou supposé non normatif de l'énoncé ne change rien à ce pouvoir créateur, sous réserve de l'étendue des contraintes que tel juge rencontre, dans un organe collégial, pour persuader tel autre du bien fondé de son interprétation. Il est plus facile de persuader qu'une conséquence quelconque, parmi de nombreuses autres, résulte de l'affirmation de la beauté de la montagne - et encore, le choix d'une conséquence particulière peut être l'objet de désaccord -, plutôt que de persuader de ce que « le voleur de pommes doit être puni de 5 ans de prison » signifie que le voleur doit être puni de 6 ans de prison. Il reste que, même dans ce cas, des jeux interprétatifs demeurent possibles, notamment s'agissant de la qualification d'un objet en tant que pomme ou d'un acte en tant que vol. Le pouvoir normatif se manifeste ainsi à partir du simple moment où le juge confère une signification de norme à un énoncé qu'il interprète, quelles que soient les qualités rédactionnelles de celui-ci. La multiplicité des interprétations dont peuvent faire l'objet les énoncés vagues ou dits non normatifs n'accentuent pas le pouvoir normatif du juge mais seulement les risques de désaccords sur l'interprétation choisie, parmi de nombreuses, par celui-ci.

Face à ces deux branches de l'alternative, on pourrait soutenir l'existence d'une voie médiane consistant, comme le Conseil constitutionnel semble l'y inviter, à considérer que le pouvoir normatif indésirable des autorités d'application s'éveille précisément face à des énoncés flous, obscurs ou, en l'occurrence, non normatifs. Dans ce dernier cas, on aboutit à une conclusion étonnante qui appelle des éclaircissements puisqu'on affirme, ni plus ni moins, que le pouvoir normatif des juges et des autorités administratives s'élève à mesure que ceux-ci appliquent des énoncés··· non normatifs.

B. Normativité et pluralité des fonctions de la loi

L'irritation face aux lois bavardes et aux neutrons législatifs est fréquemment alimentée par le souvenir de la conception idéale qu'avaient des lois les codificateurs du début du xixe siècle. À l'instar du président P. Mazeaud, les partisans de la normativité des lois aiment à évoquer « le grand Portalis » pour qui « la loi permet ou elle défend, elle ordonne, elle établit, elle punit ou elle récompense »(32). Il s'agit alors, grâce au principe constitutionnel de normativité des lois, de faire en sorte que les idéaux des codificateurs du xixe siècle deviennent des obligations pour le législateur du xxie siècle. Sur ce fondement, le président P. Mazeaud exprime en des termes sévères sa défiance pour les dispositions législatives incitatives « non revêtue de portée normative », « si complexes et si peu attractives ». Il les réduit à des dispositions « d'affichage » marquant une « évolution délétère ». Son regret est également à peine dissimulé lorsqu'il souligne le « caractère symptomatique » de la révision du 8 juillet 1999, aux termes duquel : « la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives »(33).

La critique ne porte ainsi pas seulement sur la mauvaise qualité rédactionnelle de la loi mais aussi, plus profondément, sur l'évolution des fonctions de la loi. On est donc en présence d'une tension entre une conception autoritaire de la loi héritée du xixe siècle selon laquelle celle-ci doit dicter clairement ce qu'il faut faire ou ne pas faire, et une conception que certains appelleront « postmoderne »(34), ou encore une fonction promotionnelle(35), de la loi. Dans ces derniers cas, la loi agirait d'autant mieux sur les comportements lorsqu'elle n'impose rien et qu'elle se contente d'inciter, de favoriser ou d'inviter. Elle répondrait ainsi, sans doute avec quelques maladresses, à la « crise que subit la règle impérative comme mode de régulation sociale »(36), que relèvent eux-mêmes les partisans de la normativité de la loi. La question de la normativité de la loi n'interpelle donc pas seulement le législateur évasif, poète ou commémoratif. Elle interroge également l'évolution de la réflexion sur les moyens pour assurer l'efficacité du droit dans un contexte historique et social donné.

Plus généralement, l'abstraction et l'absence apparente de normativité des énoncés législatifs remplissent de multiples fonctions. Elles sont parfois le fruit de compromis sans lesquels le texte n'aurait pu être adopté. Elles peuvent aussi correspondre à une volonté délibérée de laisser aux diverses autorités d'application un pouvoir d'appréciation afin, par exemple, d'assurer une meilleure adaptation du texte à la diversité des circonstances et ainsi, finalement, de prévoir l'imprévu. De même, les traditionnels articles premiers des lois, vilipendés en raison de leur normativité douteuse, font souvent office d'utiles guides interprétatifs à l'usage des autorités d'application, qu'elles soient le juge ou l'administrateur chargé de définir les politiques publiques.

Il peut aussi arriver que ces autorités reconnaissent la normativité de dispositions qui, « au repos », c'est-à-dire hors contexte d'application, comme c'est le cas dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a priori, aurait été jugée nulle ou incertaine. L'absence de normativité fondée sur l'appréciation subjective du contenu de l'énoncé est donc provisoire et évolutive. Comment ne pas envisager que le paragraphe censuré le 21 avril 2005 pour absence manifeste de portée normative, ne puisse, un jour, être invoqué pour justifier le maintien d'enseignements artistiques ou sportifs ? Il ne s'agit pas là entièrement d'une hypothèse d'école, à s'en référer au rapport d'information de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale qui plaide pour l'amélioration de la formation artistique des enseignants primaires et secondaires(37). Ou encore, la reconnaissance du génocide arménien ne peut-elle pas fonder des actions en justice contre ceux qui en nieraient l'existence ? En ce sens, on se souviendra que l'article 1er de la loi du 6 juillet 1989 qui reconnaît le caractère fondamental du droit au logement, et dont la portée normative avait fait l'objet de doute, a été à plusieurs reprises invoqué devant les tribunaux judiciaires qui l'ont assorti d'effets normatifs(38). Aussi, même si l'on admet l'utilité de l'exigence de normativité de la loi, il n'est pas certain que le contrôle de constitutionnalité a priori soit le moment le plus approprié pour apprécier les ressorts normatifs d'un énoncé. Ceux-ci dépassent la qualité rédactionnelle et sont étroitement liés aux usages argumentatifs des acteurs au moment de la phase de l'application de l'énoncé.

Quelle que soient les interrogations que laisse planer l'exigence de normativité des lois posée par le Conseil constitutionnel, celle-ci s'impose dorénavant. La liste des lois à normativité incertaine, établie par les services du Conseil constitutionnel, rend celles-ci vulnérables. Elle les expose à une application de la jurisprudence Nouvelle-Calédonie qui permet, on le sait, dans certaines conditions, un contrôle de constitutionnalité des lois promulguées. Parions que le législateur futur y regardera à deux fois avant de s'extasier sur la beauté de la montagne ou, plus sérieusement, de débattre sur la nécessité de reconnaître, par la voie solennelle de la loi, tel ou tel fait historique··· sans s'être assuré que personne ne saisira le Conseil constitutionnel.

La formulation de l'exigence de normativité des lois donne l'occasion au Conseil constitutionnel d'étendre ses modalités de contrôle de la loi et ses missions(39). Le législateur ne peut plus s'exprimer de n'importe quelle façon, même si, sur le fond, les dispositions énoncées ne sont contraires à aucune disposition constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel n'est plus uniquement le régulateur de la répartition des compétences et le gardien des droits et libertés ; il devient aussi le garant d'une certaine qualité ou rationalité de la production législative. La détermination de ce qui est normatif ou non reposant sur des critères indéfinis, le Conseil se retrouve face à un sempiternel jeu d'équilibre qui lui préserve savamment une marge d'appréciation. Il œuvre entre le Charybde d'une interprétation souple et d'un usage modéré du principe de normativité, qui ménage le législateur bavard mais qui interroge sur la nécessité même du principe et sur la cohérence des censures, et le Scylla d'un juge strict et censeur de la parole législative.

(1) Déc. n° 2005-512 DC, 21 avr. 2005, JO 24 avr. 2005, p. 7173.
(2) Déc. n° 2004-500 DC, 29 juill. 2004, Rec. 116.
(3) Déc. n° 82-142 DC, 27 juill. 1982, Rec. 52.
(4) Déc. n° 82-142 DC, précitée.
(5) Déc. n° 85-196 DC, 8 août 1985, Rec. 63.
(6) Déc. n° 94-350 DC, 20 déc. 1994, Rec. 134.
(7) Déc. n° 2003-467 DC, 13 mars 2003, Rec. 211.
(8) Déc. n° 2000-435, 7 déc. 2000, Rec. 164.
(9) Déc. n° 2002-460 DC, 22 août 2002, Rec. 198.
(10) Disponible sur le site www.conseil-constitutionnel.fr.
(11) Voir Champeil-Desplats (Véronique), « Les nouveaux commandements du contrôle de la production législative », Mélanges en l'honneur de Michel Troper, Paris, Economica, 2006
(12) Déc. n° 98-401 DC, 10 juin 1998, Rec. 258.
(13) Déc. n° 99-421 DC, 29 déc. 1999, Rec. 136.
(14) Déc. n° 2005-530 DC, 29 déc. 2005, JO, 31 déc. 2005, p. 20705.
(15) Dossier à l'appui de la déc. n° 2005-512 DC, www.conseil-constitutionnel.fr.
(16) Proposition de loi constitutionnelle n° 1832 tendant à renforcer l'autorité de la loi.
(17) Rapport public du Conseil d'Etat, Études et Documents du Conseil d'État, Paris, La Documentation française, 1991, n° 43, p. 32.
(18) Champeil-Desplats (Véronique), « Les clairs-obscurs de la clarté juridique », in Legal Language and Search for Clarity, Wagner (Anne) et Cacciaguidi-Fahy (Sophie) (eds), Bern, Peter Lang, 2006
(19) Voir la liste établie dans le dossier à l'appui de la déc. n° 2005-512 DC, précité.
(20) Guiraud (Pierre), La sémiologie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1973, p. 36.
(21) Voir Kelsen (Hans), La théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1972, Bobbio (Norberto), Teoria generale del diritto, Turin, G. Giappichelli editore, 1993.
(22) Kelsen (Hans), op. cit., p. 71.
(23) Déc. n° 2002-461 DC, 29 août 2002, Rec. 204. Voir aussi la déc. n° 2002- 460 DC, 22 août 2002, Rec. 198. Le Conseil y oppose, d'un côté, des dispositions des annexes au sein desquelles il faut distinguer celles qui sont normatives de celles qui ne le sont pas, à, d'un autre côté, « la valeur normative qui s'attache aux lois de programme » elles-mêmes. Il semble ainsi reconnaître à ces lois une valeur normative intrinsèque. La décision du 21 avril 2005 devrait conduire à revoir la formule et à distinguer, au sein des lois de programmes, les dispositions normatives de celles qui ne le sont pas.
(24) Vœux pour 2005, précités.
(25) Document à l'appui de la déc. n° 2005- 512 DC, précité.
(26) Guiraud (Pierre), op. cit., p. 36 et s.
(27) Vœux pour 2005, précités.
(28) Commentaire de la déc. n° 2005-512 DC, Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 19, www.conseil-constitutionnel.fr.
(29) Voir déc. n° 82-142 DC, n° 85-196 DC, n° 94-350 DC, n° 98-401 DC, n° 2003-467 DC, précitées. Cette conception reste celle du juge administratif lorsqu'il affirme qu'une proclamation d'un conseil municipal « dépourvue de toute portée normative » ne saurait constituer un excès de compétence.
(30) Voir déc. n° 2001-455 DC, 12 janv. 2005, Rec. 49_;_ n° 2005-512 DC, précitée.
(31) CE, 27 juill. 2005, Région Nord-Pas de Calais, req. n° 265001.
(32) Vœux pour 2005, précités.
(33) Op. cit.
(34) Chevallier (Jacques), « Vers un droit post-moderne ? », RD publ. 1998, p. 678.
(35) Bobbio (Norberto), Essai de théorie du droit, Paris, LGDJ, 1998, p. 65.
(36) Mathieu (Bertrand), La loi, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 1996, p. 99.
(37) Rapport d'information n° 2424 déposé le 29 juin 2005.
(38)
(39) Voir Vœux pour 2005, précités.