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Déclarations et conventions en droit international

Emmanuel DECAUX - Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II)

Membre de la Sous-Commission des droits de l'homme des Nations Unies Cahiers du Conseil constitutionnel n° 21 (Dossier : La normativité) - janvier 2007

Dans une société internationale dominée par le volontarisme et la souveraineté des États, le droit international n'a longtemps été que la prolongation du droit interne par d'autres moyens. C'est le cas des États de tradition dualiste, comme le Royaume-Uni, qui refusent l'application directe des traités internationaux qui n'ont pas été « incorporés » par un acte interne substantiel, acquérant ainsi la même valeur que la législation nationale, mais qui considèrent que la coutume internationale fait, en tant que telle, partie du droit interne - part of the law of the land. C'est également le cas des États de tradition moniste, comme la France, qui se méfient de la coutume, mais qui donnent aux traités régulièrement ratifiés et publiés une valeur supra-législative, conformément à l'article 55 de la Constitution de 1958. Mais, dans les deux hypothèses, on a beau jeu de ramener l'engagement international au « consentement » de l'État, consentement tacite pour les normes coutumières, d'autant que les « précédents » se rattachent à la pratique et à l'opinio juris des puissances, consentement explicite pour les normes conventionnelles qui ne lient que les États parties, en vertu de l'effet relatif des traités que rappelle l'article 34 de la Convention de Vienne de 1969(1).

I. Le Statut de la Cour internationale de justice reprend l'article 38

D'une certaine manière, le Statut de la Cour internationale de justice ne fait que reprendre cette conception initiale, lorsqu'à l'article 38, il est précisé que « la Cour, dont la mission est de régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis, applique :

a) les conventions internationales, soit générales, soit spéciales, établissant des règles expressément reconnues par les États en litige ;

b) la coutume internationale comme preuve d'une pratique générale acceptée comme étant le droit ;

c) les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ;

d) [···] les décisions judiciaires et la doctrine des publicistes les plus qualifiés des différentes nations, comme moyen auxiliaire de détermination des règles de droit ».

Mais si l'article 38 donne une idée claire des principales « sources » applicables par la Cour internationale de justice, il ne fait que reprendre la rédaction du statut de la Cour permanente de justice internationale de 1920. Non seulement le style a considérablement vieilli - qu'il s'agisse de la référence aux « nations civilisées », ou même à la « doctrine des publicistes les plus qualifiés »··· - mais surtout son contenu est largement dépassé par l'évolution du droit international depuis près d'un siècle. La société internationale juxtapose désormais un « droit relationnel », fondé sur les rapports juridiques entre les sujets primaires du droit international que sont les États, à un « droit institutionnel », caractérisé par l'apparition de nouveaux sujets secondaires, les organisations internationales(2).

Certes, les organisations internationales sont créées par les États, au moyen de traités constitutifs qui obéissent eux aussi aux règles de la Convention de Vienne (art. 5). Et sur le terrain politique, elles reflètent la volonté collective des États membres. Pour autant, une organisation internationale ne saurait être réduite à la somme de ses membres, elle a non seulement une personnalité juridique propre, mais également une volonté collective autonome, comme l'avait bien montré Michel Virally(3). De par ses statuts, ses objectifs et ses principes, l'organisation internationale a une dynamique qui se traduit dans des traités adoptés sous ses auspices ou conclus par elle avec des États ou d'autres organisations, des actes unilatéraux relevant le plus souvent de son « droit interne » mais pouvant également s'imposer aux États tiers, voire dans des coutumes(4).

Mais on peut aller plus loin, et souligner qu'aujourd'hui les États et les organisations internationales, ces sujets dérivés, ne sont plus les seuls sujets du droit international(5). Les « acteurs non étatiques » ont pris une part de plus en plus active dans la vie internationale, pour le meilleur et pour le pire. L'État n'est plus le point de passage obligé entre la sphère interne et la sphère internationale - comme dans un sablier - l'organisation internationale multipliant les destinataires du droit international, au-delà des frontières étatiques. Dès les années cinquante, Philip Jessup évoquait à ce propos l'existence d'un « droit transnational ». Le droit international s'applique désormais directement aux personnes privées, leur conférant des droits et des obligations, notamment en matière de sanctions internationales ou d'incriminations pénales, mais elles peuvent parfois également l'invoquer sans passer par le filtre étatique - abandonnant le jeu classique de la protection diplomatique - par exemple en matière d'investissements ou de droits de l'homme. Bien plus, les personnes privées peuvent « créer » le droit, comme on le voit avec l'adoption de codes de bonne conduite ou d'engagements volontaires de la part des entreprises. Ces initiatives privées peuvent trouver un relais ou une consécration dans le cadre des organisations internationales. C'est le cas de l'OIT, à travers le tripartisme, avec l'adoption de conventions internationales du travail mais également de la Déclaration tripartite sur les principes concernant les entreprises multinationales et la politique sociale de 1977, ou plus récemment de l'ONU avec l'initiative du Pacte mondial (Global Compact), lancée par le Secrétaire général sur la base d'une adhésion volontaire des entreprises multinationales(6).

Ainsi à côté des normes étatiques, il serait temps de faire une place aux normes établies dans le cadre des organisations internationales, faute de quoi, avec leur pendule arrêtée en 1920, les juristes risqueraient, comme les stratèges, d'être toujours en retard d'une guerre. Reste entière, cependant, la question cruciale de l'articulation entre ces différentes sources du droit international, les sources volontaristes, qu'elles relèvent du droit interétatique ou du droit international privé, et les sources objectives concernant la « communauté internationale des États dans son ensemble », pour reprendre la formule de la Convention de Vienne de 1969. Prosper Weil, dans un article qui a fait date, a évoqué cette « crise de la normativité »(7).

II. Le droit international classique ne connaît pas de hiérarchie des sources

Le droit international classique ne connaît pas de hiérarchie des sources, que ce soit au sein des sources conventionnelles - entre un traité multilatéral ou un traité bilatéral, une convention « générale » ou une convention « spéciale » pour reprendre le vocabulaire de l'article 38 - ou au sein des sources coutumières, pas plus qu'entre sources conventionnelles et sources coutumières...

Toutefois, l'article 103 de la Charte des Nations Unies fait apparaître une première hiérarchisation des sources en prévoyant qu'« en cas de conflit entre les obligations des membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ». La portée de cette clause dépend bien sûr du champ des États membres, mais l'universalité de l'organisation lui confère une importance particulière, alors que, dès l'avis de 1949 sur la Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, la Cour internationale de justice reconnaissait que « cinquante États, représentants une très large majorité des membres de la communauté internationale, avaient le pouvoir de créer une entité possédant une personnalité internationale objective - et non pas simplement une personnalité reconnue par eux seuls »(8). Cette portée dépend également de l'interprétation donnée à la notion d'obligation « en vertu de la Charte ». S'agit-il du « droit primaire », des seules dispositions de la Charte, mais celles-ci peuvent être très générales, voire fort vagues, ou du « droit dérivé », issu de l'application de la Charte ? À l'évidence, la réponse ne peut être faite en bloc et impose un examen plus précis des normes de référence.

Parallèlement la Convention de Vienne de 1969 a mis en relief une nouvelle hiérarchie entre les normes, en prévoyant la nullité des « traités en conflit avec une norme impérative du droit international général (jus cogens) », selon l'intitulé de l'article 53 qui précise de manière tautologique qu'« aux fins de la présente Convention, une norme impérative du droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n'est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère ». Bien plus, selon l'article 64, « si une nouvelle norme impérative du droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin ». Le moindre paradoxe n'est pas de voir cette consécration du « droit international général » introduite dans le cadre de la codification du droit des traités. À défaut de définition théorique, autre que l'indication d'un régime juridique dérogatoire impliquant l'inexistence des actes contraires à la norme impérative, il fallait attendre du juge international des lumières sur la nature et la portée du jus cogens.

Pendant longtemps la Cour internationale de justice a préféré contourner la difficulté. Des précédents pouvaient pourtant être invoqués, sur la base de l'objectivisation des « principes généraux de droit » de l'article 38 c), à côté des sources conventionnelles ou des sources coutumières ordinaires. Ainsi, dans l'arrêt de 1948 sur l'affaire du Détroit de Corfou, qui opposait le Royaume-Uni et l'Albanie, la Cour écarte la Convention VIII de La Haye qui n'est applicable qu'en temps de guerre, pour se fonder « sur certains principes généraux et bien reconnus, tels que des considérations élémentaires d'humanité, plus absolues encore en temps de paix qu'en temps de guerre, le principe de la liberté des communications maritimes et l'obligation, pour tout État, de ne pas laisser utiliser son territoire aux fins d'actes contraires aux droits d'autres États »(9). Dans son avis de 1951 sur les Réserves à la Convention contre le génocide, la Cour souligne que « les principes qui sont à la base de la Convention sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant les États même en dehors de tout lien conventionnel »(10).

Dès 1970, dans son arrêt sur l'affaire de la Barcelona Traction, la Cour évoque des « obligations des États envers la communauté internationale dans son ensemble » qui sont des obligations erga omnes, dépassant les relations réciproques entre les États. « Ces obligations découlent par exemple, dans le droit international contemporain, de la mise hors la loi des actes d'agression et du génocide, mais aussi des principes et des règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine, y compris la protection contre la pratique de l'esclavage et de la discrimination raciale. Certains droits de protection correspondants se sont intégrés au droit international général [···] d'autres sont conférés par des instruments internationaux de caractère universel ou quasi universel »(11). Il s'agit d'une simple digression de la Cour, sans aucune incidence sur l'affaire à trancher, mais d'autant plus significative qu'elle est formulée à une date clef. En décrivant les deux sources des obligations erga omnes, soit dans le droit international général, soit dans des « instruments » universels, la Cour ouvre un champ nouveau au travail déclaratoire du juge.

Par la suite, la Cour a semblé jouer à cache-cache avec le principe même de jus cogens. Ainsi elle considérait dans son arrêt sur l'affaire du Timor oriental (Portugal c/ Australie) que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes qui « a été reconnu par la Charte des Nations Unies et la jurisprudence de la Cour » est « un des principes essentiels du droit international contemporain »(12), ou encore dans son avis sur la Licéité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, « qu'un grand nombre de règles du droit humanitaire applicable dans les conflits armés sont si fondamentales pour le respect de la personne humaine et « pour des considérations élémentaires d'humanité » selon l'expression utilisée par la Cour dans son arrêt du 9 avril 1949 [···] [que] ces règles fondamentales s'imposent d'ailleurs à tous les États, qu'ils aient ou non ratifié les instruments conventionnels qui les expriment, parce qu'elles constituent des principes intransgressibles du droit international coutumier »13(13). L'idée émergeait peu à peu, lorsque la Cour parlait de « principes essentiels », de « principes cardinaux », de « principes intransgressibles », voire « d'obligations impératives », sans jamais prononcer le mot tabou de jus cogens. Paradoxalement d'autres juridictions devanceront la Cour internationale de justice dans ce travail d'élucidation des normes de jus cogens

En 1998, dans l'affaire Furundzija, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie considère que « la répulsion universelle » que suscite la torture « a donné lieu à toute une série de règles conventionnelles et coutumières ayant une place élevée dans le système normatif international, une place comparable à celle d'autres principes, comme la prohibition du génocide, de l'esclavage, de la discrimination raciale, de l'agression, de l'acquisition de territoires par la force et de la suppression par la force du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. L'interdiction de la torture présente [des] traits importants qu'elle partage probablement avec les autres principes généraux protégeant les droits fondamentaux de l'homme ». Il s'agit de sa nature d'obligation erga omnes et de sa valeur de jus cogens. « En raison de l'importance des valeurs qu'il protège, ce principe est devenu une norme impérative ou jus cogens, c'est-à-dire une norme qui se situe dans la hiérarchie internationale à un rang plus élevé que le droit conventionnel et même que les règles du droit coutumier “ordinaire”. La conséquence la plus manifeste est que les États ne peuvent déroger à ce principe par le biais de traités internationaux, de coutumes locales ou spéciales ou même de règles coutumières générales qui n'ont pas la même valeur normative »(14).

De manière beaucoup plus aventureuse, le Tribunal de première instance des Communautés européennes s'est référé au jus cogens à propos des sanctions établies par le Conseil de sécurité à l'encontre des entités terroristes, dans le cadre du chapitre VII. Après avoir rappelé les « obligations des États membres au titre de la Charte des Nations Unies », le Tribunal affirme qu'il « est néanmoins habilité à contrôler, de manière incidente, la légalité des résolutions en cause du Conseil de sécurité au regard du jus cogens, entendu comme un ordre public international qui s'impose à tous les sujets du droit international, y compris les instances de l'ONU, et auquel il est impossible de déroger [···] Au demeurant la Charte des Nations Unies elle-même présuppose l'existence de principes impératifs de droit international, et notamment la protection des droits fondamentaux de la personne humaine [···] Le droit international permet ainsi de considérer qu'il existe une limite au principe de l'effet obligatoire des résolutions du Conseil de sécurité : elles doivent respecter les dispositions péremptoires fondamentales du jus cogens. Dans le cas contraire, aussi improbable soit-il, elles ne lieraient pas les États membres de l'ONU ni, dès lors, la Communauté »(15) Ce faisant, le Tribunal ouvre la boîte de Pandore, car ce qui est bon pour la Communauté, le serait tout autant pour la Corée du Nord. Le risque de ruiner encore un peu plus l'autorité juridique du chapitre VII, en faisant primer le jus cogens - où plus exactement l'interprétation qu'en donnerait unilatéralement le juge communautaire de première instance - sur l'article 103 de la Charte, est évident.

Face à ces dérives, il est heureux de voir la Cour internationale de justice reprendre l'initiative. Son arrêt du 3 février 2006 dans l'affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (RDC c/ Rwanda) se situe dans le droit fil de l'avis de 1951, pour préciser « que le seul fait que des droits et obligations erga omnes seraient en cause dans un différend ne saurait donner compétence à la Cour pour connaître de ce différend. Il en va de même quant aux rapports entre les normes impératives du droit international général (jus cogens) et l'établissement de la compétence de la Cour : le fait qu'un différend porte sur le respect d'une norme possédant un tel caractère, ce qui est assurément le cas de l'interdiction du génocide, ne saurait en lui-même fonder la compétence de la Cour pour en connaître »(16). L'affirmation est d'autant plus frappante que la Cour aurait pu continuer sa stratégie d'évitement, sur le terrain de la recevabilité, sans avoir à se prononcer expressément sur l'existence de principe de « normes impératives du droit international général (jus cogens) », et encore moins sans passer à l'acte, en qualifiant - comme une évidence - « une norme possédant un tel caractère, ce qui est assurément le cas de l'interdiction du génocide ». Il s'agit d'une novation juridique considérable, même si sur le fond, la Cour ne fait que renouer avec l'audace des grands juges des années cinquante, la génération des Basdevant.

III. Le droit et le non-droit, la hardlaw et la soft law

Face à ces développements du droit international, il est difficile de s'en tenir à la vision manichéenne qui a longtemps prévalu en opposant le droit et le non-droit, la hard law, constituée par les normes conventionnelles, et la soft law, née du fourmillement du droit déclaratoire. L'« ordre juridique international », pour reprendre la formule utilisée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur le Traité établissant une Constitution pour l'Europe, ne saurait se résumer aux traités ou accords ratifiés sur la base de l'article 55, il inclut les « règles du droit public international » évoquées au 14e aliéna du Préambule de la Constitution de 1946. La formule a pu longtemps sembler assez mystérieuse, pour les internationalistes qui parlent le plus souvent de « droit international public », alors qu'elle est héritée de Léon Duguit. Pour autant, une place a été faite à ces règles dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, à travers le principe Pacta sunt servanda qui, de par sa nature logique, nous paraît relever des « principes généraux de droit »(17). De son côté, dans l'affaire Khadafi, la Cour de cassation n'a pas hésité à viser « les principes généraux du droit international » et à mentionner « l'état du droit international », au regard d'éventuelles limites à la « coutume internationale » relative aux immunités de juridiction des chefs d'État étrangers(18). Le Conseil d'État qui s'était référé dans l'arrêt Nachfolger à la notion de « principe de droit international », s'agissant de la sécurité en haute mer, a pu sembler plus réticent lorsque dans l'arrêt Aquarone, il affirme que ni l'article 55 ni aucune autre disposition de nature constitutionnelle ne prescrit ni n'implique que le juge administratif fasse prévaloir la coutume internationale sur la loi en cas de conflit entre ces deux normes(19).

Manifestement l'approche qui domine la jurisprudence récente du Conseil d'État aboutit à écarteler le « droit public international », en donnant une valeur supra-législative aux normes conventionnelles et une valeur infra-législative aux normes coutumières. Mais ne s'agit-il pas d'une vision par trop statique, qui ignore la dialectique qui est à l'œuvre au sein du droit international ?

C'est d'abord le cas dans le cadre classique du droit relationnel, où certaines normes ont une valeur à la fois conventionnelle et coutumière, comme le Tribunal de Nuremberg l'a affirmé avec force en appliquant les Conventions de La Haye sur le droit des conflits armés, même si celles-ci ne s'appliquaient à tous les belligérants qu'en vertu de la clause si omnes. Plus récemment le CICR a fait un travail important pour préciser le contenu des règles coutumières sous-jacentes aux normes conventionnelles issues des Conventions de Genève de 1949 et de leurs deux protocoles(20). La création de la Cour pénale internationale va donner une nouvelle dynamique à cette élucidation des « lois et coutumes de la guerre », à travers sa jurisprudence, à l'instar des tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda(21).

Mais il faut également examiner la problématique dans le cadre du droit institutionnel, à commencer par le droit onusien. D'un côté, de nombreux traités multilatéraux sont élaborés sous les auspices des Nations Unies. Ces traités obéissent sans doute aux règles classiques du droit des traités mais ne faut-il pas considérer que leur caractère universel ou « quasi universel » les fait changer de nature ? En consacrant expressément l'interdiction du génocide en tant que norme de jus cogens, la Cour internationale de justice ouvre la voie à l'application de ce principe à l'encontre d'États qui n'auraient pas ratifié la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 ou le Statut de Rome de 1998.

L'adhésion de la « communauté internationale des États dans son ensemble » ne résulte pas seulement de la dynamique propre du droit conventionnel, qui trouve ses limites dans la résistance des États minoritaires, elle découle également du droit déclaratoire. Mais ce droit déclaratoire n'est pas adopté dans le vide, en état d. On doit considérer les déclarations dans le contexte d'une société internationale partagée, longtemps soumise à la « majorité automatique » des États du tiers monde. En ce sens, il reste essentiel de déterminer comment les résolutions de l'Assemblée générale étaient adoptées, pour y déceler ou non l'existence un véritable « consensus » comme le soulignait Hubert Thierry(22). Mais, depuis la fin de la guerre froide, les textes majeurs des Nations unies sont adoptés par tous les États membres. C'est notamment le cas de la Déclaration et du programme d'action de la Conférence mondiale de Vienne de 1993, de la Déclaration du Sommet du Millénaire en 2000, ou plus récemment de la Déclaration adoptée par l'Assemblée générale en 2005, à l'occasion du 60e anniversaire de l'ONU. Ces textes consensuels restent prudents, mais ils comportent des affirmations et des engagements sur les buts et principes des Nations Unies qui, pour être de nature politique, n'en engagent pas moins les États.

Le droit déclaratoire devient ainsi le programme de travail collectif de la communauté internationale, la mise en œuvre des buts et principes de la Charte des Nations Unies. Il ne constitue pas seulement un droit programmatoire de nature purement politique, mais également une interprétation autorisée de la Charte, qui impose aux États une obligation de cohérence, un principe de non-contradiction, dans leur comportement(23). Les débats actuels sur la « légitimité » de l'action internationale traduisent bien cette nécessité de justifier les décisions collectives, au-delà d'une simple légalité formelle. La référence aux « valeurs communes » des Nations unies vient ainsi éclairer le développement du droit international public, en traduisant une opinio juris collective. Alors que les normes conventionnelles ne concernent que les États parties et que les normes coutumières peuvent être récusées par un « objecteur persistant », le droit déclaratoire marque un consensus politique qui engage moralement tous les États, à défaut de les lier juridiquement.

La répétition des déclarations ne renforce pas leur valeur, par une sorte d'incantation qui ferait rimer déclaratoire et déclamatoire. Bien au contraire, elle risque de banaliser des affirmations de principe, vite démenties dans les faits. Mais les grandes déclarations peuvent également constituer des phares qui éclairent la pratique. La tradition juridique française est de minimiser la portée de la Déclaration universelle des droits de l'homme, à la suite de la jurisprudence constante du Conseil d'État depuis l'arrêt Élections de Nolay de 1951. Mais la pratique internationale s'est considérablement enrichie depuis 50 ans. Ainsi le Comité des droits de l'homme des Nations Unies, dans son observation générale n° 26 du 29 octobre 1997 sur la continuité des obligations souscrites, s'est référé à la Déclaration universelle qui constitue, avec les deux Pactes internationaux et leurs protocoles, « le noyau de la Charte internationale des droits de l'homme », faisant échapper ce « bloc » juridique aux règles classiques du volontarisme, qu'il s'agisse de dénonciation ou de suspension des obligations(24). De même dans son observation générale n° 24 du 2 novembre 1994 sur les réserves et son observation générale n° 29 du 24 juillet 2001 sur les situations d'exception, le Comité a mis l'accent sur le caractère intangible de certaines obligations relevant du jus cogens. Sans lier encore l'ensemble des États, la Déclaration s'impose en tant que telle à tous les États membres des Nations Unies. Elle a servi de base juridique aux activités normatives mais aussi aux procédures d'enquête ou de plainte naguère de la Commission des droits de l'homme, et aujourd'hui du Conseil des droits de l'homme.

La situation de la Déclaration universelle, qui donne un contenu précis aux engagements de principe de la Charte des Nations Unies, est sans doute exceptionnelle. Mais les organes des Nations Unies, notamment dans le domaine des droits de l'homme, ne cessent de développer des normes de référence qui constituent un « droit secondaire », de nature déclaratoire, venant interpréter et développer le droit primaire, de nature conventionnelle. Le titre de ces « ensembles de normes », « principes directeurs », « principes de base », « directives », « guidelines », ou « standards minima » est très fluctuant, mais quel qu'en soit le nom, ils constituent des outils de référence pour les activités internes des Nations Unies, ainsi que pour la pratique des États membres. On retrouve ces déclarations à côté des conventions dans le recueil des Instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme. Dans certains cas, un mécanisme spécifique est chargé du suivi d'une déclaration ou d'un ensemble de principes - avec la création d'un rapporteur spécial. Un autre développement peut consister dans le relais du déclaratoire au conventionnel, comme avec la déclaration sur les droits de l'enfant de 1959 qui a débouché sur la Convention de 1989, ou plus récemment la déclaration sur les disparitions forcées de 1992 qui a débouché sur une nouvelle Convention adoptée par le Conseil des droits de l'homme en 2006. Parfois les deux formules peuvent coexister, avec un rapporteur général contre la torture ou un rapporteur général contre la discrimination raciale, qui exercent leur mandat parallèlement à un comité conventionnel(25). À défaut d'engagements conventionnels, limités au cercle des États parties, ces mécanismes reposent sur le droit déclaratoire qui concerne l'ensemble des États membres.

Peut-on aller plus loin dans l'objectivation du droit déclaratoire ? Celle-ci ne saurait être automatique, les vœux pieux de la société civile l'emportant sur le volontarisme des États. Mais le juge a un rôle essentiel d'élucidation des normes. C'est déjà le cas de la Cour européenne des droits de l'homme qui se réfère de plus en plus au droit déclaratoire régional ou onusien, qu'il s'agisse de bonne administration de la justice, de lutte contre l'impunité, de disparitions forcées, ou de prohibition de la torture, pour interpréter et développer la Convention européenne des droits de l'homme. Ainsi, la Cour a greffé des principes internationaux de nature conventionnelle ou déclaratoire aux dispositions de la Convention pour transformer les obligations négatives consacrées par les articles 2 et 3 en obligations positives d'enquêter, de poursuivre et de sanctionner les violations commises. La Cour internationale de justice qui se servait déjà elle aussi du droit déclaratoire pour interpréter le droit applicable, sera sans doute de plus en plus amenée à se référer aux engagements politiques et aux déclarations solennelles des États pour déterminer l'existence de normes de jus cogens.

Ainsi les « principes généraux de droit », passant par-dessus la tête des conventions, risquent, grâce au juge international, de se retrouver au sommet de la hiérarchie des normes internationales. La légalité supérieure prévue par l'article 103 de la Charte trouverait ainsi une légitimité accrue, dépassant le nationalisme juridique des États membres dans le volontarisme collectif des Nations Unies qui demeurent le moins mauvais porte-parole de la « communauté internationale des États dans son ensemble ». Reste à l'ONU d'être à la hauteur de ses buts et de ses principes. Et au juge interne de tenir compte de ce nouveau paysage du droit international avec sa gradation de normes, du foisonnement déclaratoire à l'impératif catégorique, en dépassant le raisonnement binaire où il s'enferme trop souvent.

(1) La Convention de Vienne sur le droit des traités a été adoptée le 23 mai 1969. La France a été le seul État à voter contre son adoption, mais elle se considère liée par les nombreuses dispositions qui se bornent à une simple codification du droit des traités, sa réticence concernant la notion nouvelle de jus cogens. Reuter (Paul), Introduction au droit des traités, Armand Colin, 1972 ; 3e éd., PUF, 1995. Pour une mise en perspective, Decaux (Emmanuel), Droit international public, Dalloz, 5e éd., 2006.
(2) Sur cette dialectique, cf. Dupuy (René-Jean), Le droit international, PUF, « Que sais-je ? », 1996, n° 1060.
(3) Virally (Michel), « La notion de fonction dans la théorie de l'organisation internationale », in Mélanges offerts à Charles Rousseau : La communauté internationale, Pedone, 1974, p. 277. Et la thèse de Lagrange (Évelyne), La représentation institutionnelle dans l'ordre international, une contribution à la théorie de la personnalité morale des organisations internationales, Kluwer, 2002.
(4) Cf. la thèse de Cahin (Gérard), La coutume internationale et les organisations internationales, Pedone, 2001.
(5) Pour une vision classique, le colloque du Mans de la Société française pour le droit international, Le sujet du droit international, Pedone, 2005.
(6) Weissbrodt (David) et Kruger (Maria), « Norms on the responsibilities of transnational corporation and other business enteprises with regard to human rights », American Journal of International Law, oct. 2003, p. 901 ; et Decaux (Emmanuel), « La responsabilité des sociétés transnationales en matière de droits de l'homme », Rev. sc. crim., oct.-déc. 2005, n° 4, p. 789.
(7) Weil (Prosper), « Vers une normativité relative en droit international », RGDIP, 1982, p. 5. Cf. aussi le cours général de l'Académie de droit international de La Haye, « Le droit international en quête d'identité », RCADI 1996, t. 237 et Écrits de droit international, PUF, 2000.
(8) Avis du 11 mai 1949, Rec. CIJ, 1949, p. 185.
(9) Arrêt du 9 avr. 1949 (fond), Rec. CIJ, 1949, p. 22.
(10) Avis du 28 mai 1951, Rec. CIJ, 1951, p. 22.
(11) Arrêt du 5 févr. 1970 (2e phase), Rec. CIJ, 1970, p. 32, § 34.
(12) Arrêt du 30 juin 1995, Rec CIJ, 1995, p. 102, § 29.
(13) Avis du 8 juill. 1996, Rec. CIJ, 1996, p. 257, § 79. Pour d'autres exemples tirés de la jurisprudence de la CIJ, cf. Decaux (Emmanuel), « La Cour internationale de justice et les droits de l'homme », in Studi in onore di Gaetano Arangio-Ruiz, Editoriale scientifica, 2004, tome II, p. 921.
(14) IT-95-17/1-T, jugement de la chambre de première instance, 10 déc. 1998, §§ 143-157. Dans le même sens, la Cour européenne des droits de l'homme, aff. Al-Adsani, arrêt du 21 nov. 2001.
(15) Arrêt du 21 sept. 2005, aff. T-306/01, Ahmed Ali Yusuf et Al Barakaat International Foudation c/ Conseil et Commission, notamment §§ 270 et sq.
(16) Arrêt du 3 févr. 2006, § 64.
(17) Déc. du 9 avr. 1992, n° 92-308 DC, Traité sur l'Union européenne (Maastricht I), Favoreu (Louis) et Philip (Loïc), Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 12e éd., 2003, n° 45-1.
(18) Cass. crim., 13 mars 2001, Procureur général près la Cour d'appel de Paris c/ Association SOS attentats et autres. L'affaire est aujourd'hui pendante devant la Cour européenne des droits de l'homme. Cf. SOS Attentats, Terrorisme, victimes et responsabilité pénale internationale, Calmann-Lévy, 2003.
(19) CE, 23 oct. 1987, Sté Nachfolger Navigation Company Ltd, Lebon 1987, p. 319 ; CE, 6 juin 1997, Aquarone, Lebon 1997, p. 205.
(20) Henckaerts (Jean-Marie) et Doswald-Beck (Louise), Customary International Humanitarian Law, Cambridge University Press, 2005, 3 vol. Cf. Meron (Theodor), Human Rights and Humanitarian Norms as Customary Law, Clarendon Press, 1989
(21) Ascensio (Hervé), Decaux (Emmanuel), Pellet (Alain) (dir.), Droit international pénal, Pedone, 2000.
(22) Thierry (Hubert), « Les résolutions dans la jurisprudence de la CIJ », RCADI, 1980, t. 167.
(23) Cf. notre rapport « Droit déclaratoire et droit programmatoire », in Colloque de Strasbourg de la Société française pour le droit international, La protection des droits de l'homme et l'évolution du droit international, Pedone, 1998.
(24) Cf. Frouville (Olivier de), L'intangibilité des droits de l'homme en droit international, régime conventionnel des droits de l'homme et droit des traités, Pedone, 2004.
(25) Cf. le colloque du CRDH, Decaux (Emmanuel) (sous la dir.), Les Nations unies et les droits de l'homme, enjeux et défis d'une réforme, Pedone, 2006.