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Entretien avec M. Gaguik Haroutunian, Président de la Cour constitutionnelle d'Arménie

Gaguik HAROUTUNIAN - Président de la Cour constitutionnelle d'Arménie

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 20 (Dossier : Arménie) - juin 2006

Né le 23 mars 1948. Docteur en sciences juridiques, professeur. 1970 : diplômé avec félicitations de la faculté économique de l'Université d'État d'Erévan. À partir de 1973 : enseignant à l'Université d'État d'Erévan, maître de conférence à l'Institut d'économie d'État. 1987 : Chef du département socialo-économique du Comité central du Parti communiste d'Arménie. 1990 : Député du Soviet Suprême, Vice-Président du Soviet Suprême. 1991 : Vice-Président de la République d'Arménie. Novembre 1991-juillet 1992 : Premier ministre. 6 février 1996 : Président de la Cour Constitutionnelle (nommé par l'Assemblée nationale). 1996 : Président du conseil du Centre du droit constitutionnel de la République d'Arménie. 1997 : coordinateur de la Conférence internationale des Cours constitutionnelles des pays de la jeune démocratie, Président du conseil de rédaction de la revue Konstitucionnoe pravosudie (La justice constitutionnelle) et membre de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) du Conseil de l'Europe. 1998 : Membre de l'Association internationale du droit constitutionnel. 1999 : soutenance d'une thèse sur « La Cour constitutionnelle dans le système des pouvoirs publics (analyse comparée) ». Auteur de 20 monographies, de plus de 120 ouvrages scientifiques, au sujet du développement régional, de l'administration publique et de la justice constitutionnelle.


Propos recueillis par M. VAHRAMIAN
Conseiller auprès de la Cour constitutionnelle, Erevan

  • Vahé Vahramian - Monsieur le Président, la Constitution de 1995 s'inscrit dans une longue histoire, pouvez-vous nous retracer brièvement les origines de la culture constitutionnelle arménienne ?

Gaguik Haroutunian - La culture constitutionnelle arménienne est ancrée dans des racines solides. Déjà en 301, peu après l'adoption du christianisme comme religion d'État, la détermination des rapports juridiques fondamentaux entre la vie laïque et la vie confessionnelle revêt une importance particulière pour les pouvoirs publics comme pour l'Église. En 365, l'assemblée nationale et religieuse d'Achtichat, assemblée unique en son genre, adopte des dispositions qui seront reconnues par l'historiographie comme la première constitution canonique. Elle sera suivie de l'assemblée de Chahapivan en 444 puis de celle d'Aghven en 488 qui seront considérées par leur nature, leur représentativité, ainsi que par les problèmes soulevés, comme des prototypes d'assemblée constituante. Les règles adoptées par ces dernières sont les constitutions canoniques. Selon le dictionnaire Nor Haykazian publié en 1837 à Venise, ces constitutions contenaient des dispositions fixant des « limites » au pouvoir et fondées sur les valeurs divines suprêmes. Au viiie siècle, le Catholicos(1) des Arméniens, Hovhannès Odznetsi, a réuni tous les livres canoniques existants et a composé le livre canonique arménien universel qui, pour l'époque, contient des éléments très progressistes de la culture constitutionnelle. Nombre de codes législatifs - la législation canonique de David Alavka fils (1130), le code des lois de Mkhitar Goche (1184), le code des lois de Smbat Sparapet (1265) - sont également des chefs-d'œuvre de la culture juridico-constitutionnelle. La Constitution « Vorogayt Paratz » écrite à Madras en 1773-88 par Chahamir et Hakob Chahamirian constitue un exemple unique. Il s'agit d'une constitution complète, composée de 521 articles et basée sur les principes fondamentaux de la séparation des pouvoirs et du droit naturel. Elle introduit également l'idée de la garantie de la primauté de la Constitution au moyen d'un tribunal. Les siècles suivants ont apporté également des témoignages importants de l'évolution de la culture constitutionnelle arménienne.

Cependant la Constitution adoptée en 1995 par la République d'Arménie indépendante symbolise la réalité nouvelle ouvrant largement les possibilités d'intégration de l'Arménie en Europe.

  • V.V. - Quels ont été les débuts de la Cour constitutionnelle créée par la Constitution de 1995 ?

G.H. - C'est la Constitution en effet qui a créé la Cour constitutionnelle. Cette institution, qui n'avait pas de précédent, a été appelée à apporter sa contribution au développement démocratique et à la stabilité du pays. Il ne fait aucun doute que sa mission s'est engagée dans un contexte et selon les conditions de la démocratie constitutionnelle. La Cour constitutionnelle est une institution de l'État de droit, de la démocratie dans le respect de la société civile.

La Cour constitutionnelle de la République d'Arménie a été créée dans des circonstances particulières. Parmi les 110 cours constitutionnelles, notre cour se caractérisait en février 1996 par le nombre restreint de requérants potentiels, des compétences plus limitées et des procédures non complètement juridictionnelles. Seuls avaient le droit de saisir la Cour, le président de la République et 1/3 des membres du Parlement ainsi que les candidats à la présidence et à la députation en matière électorale. Toutefois la Cour constitutionnelle a essayé d'utiliser au maximum les possibilités qui lui étaient accordées pour enraciner la justice constitutionnelle dans le pays, garantir la primauté de la Constitution, participer activement aux processus internationaux dans ce domaine, forger une culture constitutionnelle et des mentalités contribuant à son enracinement.

  • V.V. - Quel bilan pouvez-vous dresser de ces dix années ?

G.H. - Depuis sa création, la Cour constitutionnelle a reçu 2190 requêtes, pris 716 décisions et examiné 620 affaires posant des questions de constitutionnalité. Dans la même période 35 numéros du Messager de la Cour constitutionnelle, 30 numéros et 8 annexes de la revue internationale Justice constitutionnelle, 5 numéros de l'almanach annuel publié en quatre langues, Justice constitutionnelle au nouveau millénaire, ont été publiés. Les membres de la Cour constitutionnelle et ses fonctionnaires ont publié 53 monographies, 191 articles scientifiques, présenté 47 rapports dans des conférences internationales. En Arménie, 17 conférences internationales ont été organisées auxquelles ont participés 155 membres des cours constitutionnelles de différents pays ainsi que 52 experts internationaux. Depuis 1997, la Cour constitutionnelle coordonne l'activité de la « Conférence internationale des organes du contrôle constitutionnel des pays de la jeune démocratie ». Elle a établi une coopération efficace avec les cours constitutionnelles de plusieurs pays ainsi qu'avec plusieurs organisations internationales. En vue d'enraciner durablement la nouvelle culture juridique, un concours national annuel « Constitution et droit » a été organisé, auquel plus de 20000 écoliers et étudiants ont participé. Sur la base des documents des conférences nationales, ont été publiés 3 recueils des meilleurs travaux étudiants consacrés à la protection des droits de l'homme. Dès la deuxième année de son existence, la Cour constitutionnelle a créé un site Internet qui a été reconnu comme l'un des meilleurs sur le plan international. Enfin, un recueil des positions juridiques de la Cour constitutionnelle dans le domaine de la protection des droits de l'homme a été publié : les affaires ont été classées en trois groupes (constitutionnalité des lois, obligations internationales et litiges électoraux). Dès le début de son fonctionnement, la Cour constitutionnelle a opté pour la doctrine de la primauté du droit en reconnaissant les droits de l'homme comme valeur suprême d'effet direct et imprescriptible, et comme base constitutionnelle de la limitation du pouvoir. Les prises de positions juridiques de la Cour constitutionnelle les plus importantes sont devenues une source du droit et ont joué un rôle significatif dans la politique législative du pays.

  • V.V. - Quelle est la portée de la réforme de 2005 et comment se présente aujourd'hui la justice constitutionnelle ?

G.H. - Le référendum du 27 novembre 2005 sur les réformes constitutionnelles a introduit des changements concernant notamment la justice constitutionnelle. La Constitution modifiée, entrée en vigueur le 6 décembre 2005, souligne le rôle de la justice constitutionnelle en Arménie (art. 93). Les compétences et les modalités de la formation de la Cour constitutionnelle sont définies par la Constitution. Les modalités de son fonctionnement sont définies par la Constitution et la loi sur la Cour constitutionnelle (art. 94).

La Cour constitutionnelle comprend 9 membres au total : 5 sont nommés par l'Assemblée nationale, 4 par le président de la République. Les membres de la Cour sont inamovibles et demeurent en fonction jusqu'à l'âge de 65 ans accomplis.

La Cour constitutionnelle :

1. statue sur la conformité des lois à la Constitution, ainsi que celle des décisions de l'Assemblée nationale, des décrets du président de la République, du Gouvernement, du Premier ministre et des collectivités territoriales ;

2. avant la ratification d'un traité international, elle examine la conformité à la Constitution des obligations contractées ;

3. résout les litiges relatifs aux résultats des référendums ;

3.1. résout les litiges concernant les décisions prises sur les résultats des élections du président de la République et des députés ;

4. apprécie la portée d'un obstacle à la candidature à la présidence de la République ;

5. se prononce de manière définitive sur les fondements à une procédure de destitution du président de la République ;

6. se prononce de manière définitive sur l'incapacité du président de la République à exercer ses fonctions ;

7. se prononce de manière définitive sur la cessation des fonctions d'un membre de la Cour constitutionnelle, sur sa détention et sur les poursuites judiciaires à son encontre pour les délits pénaux ou administratifs ;

8. se prononce de manière définitive sur la destitution du maire d'une commune ;

9. dans les cas prévus par la loi, prend une décision de suspension ou d'interdiction des activités d'un parti.

La Cour constitutionnelle, selon les cas, peut être saisie par :

- le président de la République (paragraphes 1, 2, 3, 7 et 9);

- l'Assemblée nationale (paragraphes 3, 5, 7 et 9);

- au moins un cinquième des députés (paragraphes 1 et 3);

- le Gouvernement (paragraphes 1, 6, 8 et 9);

- les collectivités territoriales, au sujet de la conformité à la Constitution des actes normatifs des pouvoirs publics violant leurs droits constitutionnels ;

- toute personne, qui dans une affaire concrète, conteste la conformité à la Constitution de la disposition de la loi qui a été appliquée par un tribunal ayant prononcé une décision définitive lorsque toutes les voies de recours sont épuisées ;

- les tribunaux et le procureur général, au sujet de la conformité à la Constitution des dispositions des actes normatifs applicables aux affaires concrètes en suspens ;

- le défenseur des droits de l'homme, sur la conformité des actes normatifs (l'art. 100, § 1) aux dispositions du 2e chapitre de la Constitution portant sur la protection des droits de l'homme ;

- les candidats à la présidence de la République et à la députation au sujet des questions les concernant (art. 100, § 3.1 et 4 de la Constitution).

La Cour constitutionnelle examine les affaires seulement et à condition d'avoir été saisie d'une requête pertinente. L'une des innovations est que le président de la République peut suspendre l'effet de décisions du Gouvernement de nature normative pour un délai d'un mois et saisir la Cour constitutionnelle pour déterminer leur conformité à la Constitution.

Dans sa version réformée, la Constitution dispose que la Cour constitutionnelle rend des décisions ou prononce des conclusions. Les décisions de la Cour constitutionnelle sont définitives et entrent en vigueur dès leur publication. La Cour constitutionnelle peut aussi retarder la date à laquelle un acte normatif déclaré non conforme à la Constitution, ou une partie de cet acte, cesse de produire ses effets. En outre si la conclusion de la Cour constitutionnelle est négative, l'affaire est classée par les autres organes compétents ayant saisi la Cour.

Il résulte de ce qui précède que la réforme de 2005 a permis un élargissement important du droit de saisine, notamment avec l'introduction d'un droit de requête individuelle et l'établissement de rapports fonctionnels entre les tribunaux de droit commun et la Cour constitutionnelle. Dans les circonstances actuelles, ces transformations sont de nature à renforcer considérablement la primauté de la Constitution et surmonter certaines des difficultés propres à une société en transition.

  • V.V. - Quelles sont les évolutions que vous appelez de vos vœux ?_

G.H. - Pour l'avenir, il est essentiel que la Cour constitutionnelle dispose du pouvoir de trancher les conflits de compétences constitutionnelles entre les différents pouvoirs publics et, dans cette hypothèse, du droit de commenter la Constitution (comme cela est prévu en Allemagne par l'article 93-1-1 de la Loi fondamentale). Les nouvelles modifications apportées à la Constitution ont seulement pour objet de permettre au citoyen de saisir la Cour de la constitutionnalité de la loi qui lui est appliquée. Nous considérons qu'à l'instar d'autres pays tels que l'Allemagne, l'Espagne, la République tchèque, la Slovaquie et d'autres, le citoyen doit avoir le droit de défendre sans restriction la violation de tout droit garanti par la Constitution, après épuisement des voies de recours. Il est en outre nécessaire de réformer toute la procédure judiciaire constitutionnelle. En ce sens, ont été engagées en 2006 des réformes législatives significatives, notamment dans la loi sur la Cour constitutionnelle. Il ne fait aucun doute que l'on assiste en République d'Arménie à la mise en place d'un système efficace qui aura un rôle décisif dans le développement constitutionnel du pays et la formation d'une nouvelle culture.

(1) Patriarche spirituel suprême de l'Église arménienne.