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Pouvoir exécutif et pouvoir législatif au Royaume-Uni

Paul CRAIG - Professeur de droit anglais St John's College, Oxford

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 19 (Dossier : Loi et réglements) - janvier 2006

Traduit de l'anglais par Patricia Kinder-Gest, professeur, Université Paris II, Panthéon-Assas.

I. La répartition des pouvoirs entre le législatif et l'exécutif : les fondements

Il convient de souligner d'emblée que le Royaume-Uni n'a pas de constitution écrite et qu'aucun document ne vient formellement définir les pouvoirs respectifs du corps législatif et de l'exécutif. Il s'ensuit qu'il n'existe aucune disposition constitutionnelle écrite formelle précisant que l'exercice de certains pouvoirs relève du seul exécutif. En conséquence, au Royaume-Uni, l'exécutif n'a pas la possibilité de soutenir, par exemple, que le pouvoir législatif empiète sur la sphère de compétences constitutionnellement protégée qui serait la sienne.

La répartition réelle des pouvoirs entre législatif et exécutif au Royaume-Uni s'appuie, en arrière-plan, sur le principe de la souveraineté du Parlement. La signification précise de ce principe constitutionnel soulève la controverse dans les milieux universitaires du Royaume-Uni. Pour les besoins de notre exposé toutefois, il suffira de retenir qu'il est généralement admis que ce principe signifie qu'il serait loisible au Parlement, s'il le souhaitait, de disposer par voie législative que certains des pouvoirs exercés jusqu'alors par l'exécutif devraient désormais être soumis à l'approbation du Parlement sous forme de loi écrite.

L'on peut donc dégager de ce qui précède un principe fondamental de départ aux termes duquel, au Royaume-Uni :

  • aucune sphère de compétences propre à l'exécutif n'est définie et protégée par une constitution écrite ; et

  • le principe de la souveraineté parlementaire permettrait au Parlement, s'il le souhaitait, d'exiger que certains pouvoirs fussent exercés exclusivement par la voie législative.

II. La répartition des pouvoirs entre le législatif et l'exécutif : l'étendue du pouvoir de l'exécutif

Les pouvoirs les plus importants qu'exerce l'exécutif sont tirés de la loi. Il est très fréquent au Royaume-Uni que des textes législatifs confèrent à un ministre ou à une autre autorité disposant d'une compétence exécutive des pouvoirs discrétionnaires les autorisant à appliquer certaines dispositions de la loi primaire comportant une telle habilitation. De fait, la plus grande part de l'autorité qu'exercent les membres de l'exécutif trouve son fondement dans la loi. Le degré de précision que revêtent ces attributions de pouvoirs varie considérablement d'un domaine à l'autre, tout comme la mesure dans laquelle la législation énonce des critères destinés à structurer l'exercice de ces pouvoirs discrétionnaires ou à fournir des orientations en vue de leur exercice. L'exercice de ces pouvoirs discrétionnaires par l'exécutif sera bien entendu soumis au contrôle juridictionnel, en application des principes bien établis du contrôle de légalité (judicial review), y compris aujourd'hui sur le fondement du Human Rights Act (loi sur les droits de l'homme) de 1998.

L'exécutif dispose également de ce que l'on appelle au Royaume-Uni les prérogatives souveraines (prerogative powers). Les points de vue divergent quant à la définition exacte des prérogatives souveraines. Pour Dicey, elles constituaient le fondement juridique de tout ce qui, dans l'action de l'exécutif, pouvait être entrepris sans l'autorisation du Parlement(1). Pour Blackstone, la notion se rapportait à ceux des droits et capacités dont le roi était seul investi, par opposition aux autres, et non à ceux dont il partageait la jouissance avec ses sujets. Notre premier souci n'est pas ici d'apprécier la portée précise de ces différentes définitions. Ce qui importe est que ces prérogatives souveraines, de quelque manière qu'on les définisse, ne sont pas considérées au Royaume-Uni comme la manifestation d'un domaine réservé de l'exécutif qui serait constitutionnellement immuable ou protégé contre tout empiétement de la part du pouvoir législatif. Il s'agit tout au contraire d'un résidu de pouvoirs de l'exécutif dont les contours peuvent être aujourd'hui dessinés par les juridictions et le pouvoir législatif, tout comme ils l'ont été dans le passé.

Chacun de ces points sera considéré successivement.

A. Les juridictions ont clairement indiqué dès le XVIIe siècle qu'elles fixeraient les limites et l'étendue des prérogatives souveraines.

1) Les juridictions ont énoncé que le roi ne pouvait par simple proclamation modifier aucune partie de la common law, de la législation ni de la coutume. Il ne pouvait pas davantage créer de nouvelles infractions pénales par voie de proclamation, car cela reviendrait à modifier la loi. Le roi, en conséquence, ne disposait d'autres prérogatives que celles que les lois du pays (the law of the land) lui conféraient(2). Le principal bénéficiaire de la décision de justice ayant ainsi statué fut le Parlement. Les juridictions refusaient de reconnaître au roi un quelconque pouvoir législatif indépendant du Parlement. En refusant de reconnaître l'existence d'un tel pouvoir général, les juges avaient envoyé pour message au roi que, s'il souhaitait atteindre certains objectifs, la seule manière pour lui d'y parvenir était de passer par le vote de lois, et donc de recueillir l'assentiment du Parlement.

2) Les juridictions poussèrent cette logique un peu plus loin au cours des XIXe et XXe siècles. Elles signifièrent clairement que lorsque le Parlement s'était prononcé sur une question, le pouvoir exécutif ne pouvait se prévaloir d'une quelconque prérogative souveraine qui pût se rapporter au même sujet(3). Leur décision s'opposait donc à ce que prérogative souveraine et pouvoir législatif puissent exister en parallèle. Lorsque le Parlement démocratiquement élu avait légiféré dans un domaine déterminé, l'exécutif ne pouvait faire autre chose que se conformer aux conditions énoncées dans les lois pertinentes et ne pouvait pas chercher à parvenir à un meilleur résultat en prétendant se fonder sur une prérogative souveraine. Lorsque le Parlement était intervenu pour disposer par voie législative que des pouvoirs qui relevaient auparavant des prérogatives souveraines devaient être exercés d'une façon déterminée et sous réserve des limites et des dispositions contenues dans la loi, ils ne pouvaient être exercés qu'ainsi. Si tel n'avait pas été le cas, il eût été inutile d'imposer des limites dès lors que l'exécutif aurait pu selon son bon plaisir n'en tenir aucun compte et se replier sur sa prérogative souveraine. Le principe constitutionnel était donc que, une fois le pouvoir d'ingérence de l'exécutif dans les biens ou la liberté des citoyens placé sous le contrôle du Parlement et directement réglementé par un texte législatif, l'exécutif ne tenait plus son autorité des prérogatives souveraines mais du Parlement et que, dans l'exercice de cette autorité, le respect des restrictions imposées par le Parlement au bénéfice du citoyen s'imposait à lui.

3) L'insistance des juges quant à la nécessité d'un contrôle des prérogatives souveraines apparut clairement au cours des dernières décennies du XXe siècle. Dans le passé, il était traditionnellement admis que les juridictions devaient exercer leur contrôle sur l'existence et l'étendue des prérogatives souveraines, mais non sur la manière de les exercer. Une décision de la Chambre des Lords est revenue sur cette position orthodoxe. Les juges-Lords soulignèrent le fait que la possibilité d'un contrôle juridictionnel du pouvoir discrétionnaire devait dépendre du sujet dont la juridiction avait à débattre, et non de la question de savoir si une loi ou une prérogative en constituait la source. Cette décision était le corollaire logique de la jurisprudence existante. L'idée maîtresse en était que l'exercice par l'exécutif de ses prérogatives souveraines devait être soumis aux mêmes types de contrôle que ceux qui s'appliquaient aux pouvoirs découlant de textes législatifs(4). L'exécutif ne devait, en conséquence, bénéficier d'aucun avantage lorsqu'il agissait sur le fondement de prérogatives souveraines. Le message fondamental de cette décision était donc celui de l'équivalence. Quand il agissait en vertu du plus légitime des pouvoirs discrétionnaires, à savoir celui conféré par la loi, l'exécutif était soumis à des contrôles portant sur la manière d'exercer ce pouvoir ; dans ces conditions, les contrôles opérés sur l'exercice d'une compétence souveraine discrétionnaire ne devaient pas être sensiblement différents.

B. De son côté, le Parlement a également limité les prérogatives souveraines exercées par l'exécutif.

La prérogative souveraine se trouvait au coeur des rapports entre le roi et le Parlement aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les contrôles juridictionnels ont servi, ainsi que nous l'avons vu, à limiter l'existence et l'étendue de la prérogative dans des affaires d'une portée majeure où l'essentiel du litige portait sur les pouvoirs respectifs du roi et du Parlement. Dans l'arène politique, le Parlement, et plus particulièrement la Chambre des Communes, a cherché à imposer un contrôle toujours croissant sur la manière dont étaient exercées les prérogatives souveraines dont l'existence était reconnue, ce dans le but de renforcer sa propre position dans l'ordonnancement constitutionnel du pays. À l'époque, les prérogatives souveraines présentant une importance majeure étaient celles afférentes à la désignation des ministres et à la dissolution du Parlement. Il s'agissait là des principaux pouvoirs grâce auxquels le roi pouvait conserver une certaine emprise sur le Parlement. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, le Parlement a cherché à contenir, tant directement qu'indirectement, ces prérogatives souveraines. On en retiendra comme exemple le Septennial Act de 1716, une loi qui portait la durée de vie maximale du Parlement à sept ans. Elle ne régissait pas directement la période minimum pendant laquelle le Parlement devait siéger ; elle a néanmoins eu pour effet d'aboutir à ce résultat. Il s'est donc agi d'un facteur important de stabilité pour le gouvernement du pays au XVIIIe siècle, car elle a donné une durée de vie propre au Parlement, dont elle a ainsi diminué la dépendance vis-à-vis du roi et de ses ministres.

III. La répartition du pouvoir entre le législatif et l'exécutif : la réalité du pouvoir de l'exécutif

L'on pourrait penser en lisant l'analyse qui précède que la situation de l'exécutif au Royaume-Uni est précaire d'un point de vue juridique et faible d'un point de vue politique. Rien n'est moins vrai. En réalité, nonobstant tout ce qui a été évoqué jusqu'à présent, l'exécutif est au Royaume-Uni la force dominante sur le plan politique et il exerce une réelle emprise sur le Parlement pour ce qui concerne l'adoption et le contenu de la législation tant primaire que déléguée. Il importe de s'interroger brièvement sur les raisons de cette prédominance et sur la manière dont celle-ci se manifeste dans le processus d'adoption des textes législatifs.

Les raisons de la prédominance du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif remontent au développement du suffrage et du système des partis au cours du XIXe siècle. Dans les premières années de ce siècle, les fonctions de l'exécutif étaient relativement limitées : maintien de l'ordre, collecte des recettes publiques et conduite des affaires étrangères. L'exécutif n'était pas perçu comme soumis à une obligation de mettre en oeuvre toute une série de politiques internes. La législation interne devait normalement recevoir son impulsion des initiatives des députés. Le revers de la médaille était la relative faiblesse du système des partis quand il s'agissait de voter les projets de loi soumis à la Chambre. Les clivages ne suivaient pas fidèlement les contours des partis. Ce fut l'extension du droit de suffrage qui joua un rôle prépondérant dans la modification de l'équilibre constitutionnel. À mesure que l'électorat s'accroissait, la nécessité s'imposait aux gouvernements de s'attirer les bonnes grâces d'une fraction toujours croissante de la population. Il fallait promettre des avantages à ceux qui pouvaient voter. Bien entendu, la légitimité de la Chambre des Communes se trouva renforcée par l'extension du suffrage. Ce fut toutefois cette même extension de l'assise politique de la Chambre des Communes qui renforça l'exécutif. Le besoin accru de séduire un électorat plus large conduisit le pouvoir exécutif à faire entrer dans son champ d'action une gamme de tâches plus vaste que ce que ses prédécesseurs avaient entrepris. L'exécutif commença donc à jouer un rôle croissant dans l'introduction, la formulation et la promulgation de la législation interne. L'on attendit de plus en plus du gouvernement qu'il porte remède aux maux économiques et sociaux et corrige les déséquilibres du système économique. Pour réussir à faire adopter ses politiques, l'exécutif eut besoin de maîtriser le processus législatif et de contrôler ses propres partisans avec davantage de rigueur qu'auparavant. L'extension du suffrage en 1832, 1867 et 1884 changea donc la nature de la politique. Il ne suffisait plus d'acheter les électeurs. Ceux-ci étaient devenus trop nombreux. L'organisation des partis en dehors du Parlement devint nécessaire pour convaincre et cajoler les électeurs pour qu'ils fassent usage de leurs droits nouvellement acquis au bénéfice d'un parti donné. Les promesses de réforme firent office de « carotte ». La réalisation des promesses passait par une condition nécessaire, sinon suffisante, à savoir une emprise accrue exercée par l'exécutif au sein du Parlement et destinée à garantir l'adoption des lois requises.

Au Royaume-Uni, c'est donc l'exécutif qui contrôle le corps et le processus législatifs.

Ceci est vrai en ce qui concerne la législation tant primaire que déléguée (primary/delegated legislation) et se manifeste de plusieurs façons :

L'exécutif jouera toujours le rôle principal dans l'élaboration de la politique et la détermination de l'ordre du jour législatif, même si occasionnellement sa direction officielle pourra s'incliner devant un groupe particulièrement puissant au sein du corps législatif, parce que l'exécutif rechigne à l'affronter.

L'exécutif a concentré entre ses mains le processus législatif. Trois des causes principales de cette concentration de l'initiative législative doivent être relevées : le développement des commissions des lois ad hoc (standing committees), la discussion accrue de la législation au sein des comités du Cabinet (Cabinet committees) et la croissance de la législation déléguée.

Les commissions des lois ad hoc sont devenues le véhicule habituel de l'examen des projets législatifs et la discipline des partis au sein de ces commissions a normalement toujours été rigoureusement maintenue. Il a été fait de plus en plus souvent recours à la limitation de la discussion dans le temps et aux procédures de guillotine afin que l'exécutif soit assuré que ses mesures ne subissent pas de retards indus.

Si le développement des commissions des lois ad hoc a permis l'accélération du traitement des questions à la Chambre, la sophistication croissante de la gestion des textes législatifs au sein du Cabinet a également exercé une influence sur la concentration de l'initiative législative entre les mains de l'exécutif. L'on a fait appel aux comités du Cabinet pour fixer les détails des projets de loi. Ceux-ci pouvaient subir de nombreuses réécritures avant d'être présentés à la Chambre des Communes. La participation accrue du Cabinet dans la rédaction et la gestion des textes législatifs a permis à l'exécutif de déterminer avec une plus grande certitude le genre de disposition dont il sollicite l'approbation par le corps législatif. Il arrive rarement qu'un amendement soit imposé à un gouvernement contre sa volonté, que ce soit au sein d'une commission ou ailleurs. De nos jours, ce sont très largement les comités du Cabinet qui, avec le cabinet personnel du Premier ministre et le Cabinet Office, sont au coeur de l'élaboration de la politique gouvernementale.

La croissance de la législation déléguée a, comme le développement des commissions des lois ad hoc ou la surveillance exercée par le Cabinet, contribué à la concentration de l'initiative législative entre les mains de l'exécutif, mais de manière différente. La législation déléguée n'est pas un phénomène récent. L'adoption d'une grande quantité de textes à caractère social et économique a toutefois conduit à une augmentation du volume de la législation déléguée. La conséquence en fut la concentration de l'initiative législative entre les mains de l'exécutif dans son ensemble. C'est le gouvernement qui, même s'il intervient par l'intermédiaire des différents ministres, décide de la date et de l'opportunité des initiatives dans ce domaine. Et il est vrai, de plus, que l'effectivité du contrôle législatif sur le contenu de la législation déléguée est problématique. L'examen parlementaire de la législation déléguée existe certes, mais la nature de l'examen requis sera déterminée par les dispositions de la législation primaire pertinente et, de cela, ce sera l'exécutif qui aura la maîtrise. Même dans les cas où la législation primaire comportera effectivement des dispositions exigeant l'assentiment exprès du corps législatif avant que la législation déléguée acquière force de loi, la mise en oeuvre effective de ce contrôle parlementaire rencontrera souvent des difficultés d'ordre pratique.

Il n'est donc pas surprenant, à la lumière de ce qui précède, que les commentaires juridiques et politiques se soient focalisés sur la prédominance de l'exécutif sur le corps législatif. Et nombreux ont été les rapports et initiatives officiels visant à renforcer et redonner vigueur à la position du corps législatif vis-à-vis de l'exécutif. La création de diverses commissions parlementaires de contrôle des différents départements ministériels (departemental select committees) chargées de surveiller l'activité de l'exécutif constitue une réforme notable dans ce sens. L'on a également expérimenté un recours accru à ce type de commissions parlementaires dans le processus législatif, pour introduire un examen du contenu des textes en discussion qui soit plus approfondi et dépasse les clivages partisans. Ce sont là des initiatives précieuses. Il n'en reste pas moins vrai que l'exécutif domine le corps législatif, et ce en dépit de l'absence de toute protection constitutionnellement garantie du pouvoir de l'exécutif.

(1) Law of the Constitution (10e éd., 1967), pp 423-4.
(2) Case of Proclamations (1611) 12 Co Rep. 74.
(3) Att-Gen v. De Keyser's Royal Hotel Ltd, 1920, AC 508.
(4) Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service,1985, AC 374.