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Le respect par l'Union européenne

Bertrand MATHIEU - Professeur à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Directeur du Centre de recherche de droit constitutionnel

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 18 (Dossier : Constitution et Europe) - juillet 2005

La feinte indifférence du juge constitutionnel face au droit communautaire(1) devait un jour prendre fin, ce qui fut fait le 10 juin 2004, alors que le Conseil se prononçait sur la question du contrôle indirect de la constitutionnalité d'une directive communautaire(2). Il affirme que « la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution ». Dans la décision n° 2004-498 DC, le Conseil ajoute une condition tenant au caractère spécifique de la disposition constitutionnelle au regard des principes reconnus par le droit de l'Union européenne. Ainsi la primauté de la Constitution est doublement affirmée. D'une part, en ce qu'elle fonde la prévalence du droit communautaire sur le droit national (art. 88-1 de la Constitution) et, d'autre part, en ce que l'existence de dispositions constitutionnelles expresses et spécifiques peut conduire à écarter cette prévalence.

Le traité établissant une Constitution pour l'Europe en ce qu'il affirme la primauté du droit communautaire sur le droit national, y compris constitutionnel (art. I-6 du traité et renvoi à la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes) était, a priori, susceptible de balayer cette construction. Il n'en a rien été. L'interprétation du traité retenue par le Conseil a permis la confirmation de cette jurisprudence. Plus encore, le raisonnement suivi par le juge constitutionnel à l'occasion de l'examen de sa constitutionnalité (déc. n° 2004-505 DC(3)) pourrait être interprété comme appliquant la règle de la sauvegarde des principes constitutionnels nationaux exprès et spécifiques au droit primaire, c'est-à-dire celui issu directement des traités.

I. La prévalence du droit communautaire dérivé subordonnée au respect des principes fondamentaux propres à l'ordre constitutionnel national

Le raisonnement suivi par le Conseil dans ses décisions de l'été 2004 implique que « l'écran communautaire » s'efface en présence de dispositions constitutionnelles, précises et propres à l'ordre juridique national, auxquelles le constituant ne peut être entendu avoir voulu déroger par les dispositions de l'article 88-1 de la Constitution. Cette jurisprudence a pour mérite essentiel d'assurer le respect des exigences communautaires tout en maintenant ce qui fait la substance du principe de souveraineté nationale, à savoir la faculté de dire non, exceptionnellement, mais quand les fondements de l'ordre juridique national l'imposent.

Cette jurisprudence devra cependant être précisée. Il convient d'abord de déterminer les dispositions constitutionnelles qui permettent de faire jouer le verrou national. Tant le caractère exprès que le caractère spécifique(4) de ces dispositions posent problème. S'agissant des dispositions expresses, l'on comprend le souci du Conseil d'éviter que n'importe quel principe découvert par le juge puisse faire obstacle à la mise en oeuvre du droit européen, sachant que le développement exponentiel des droits dérivés et la faculté ouverte à tout juge de dégager un principe fondamental reconnu par les lois de la République ouvrirait en ce domaine des possibilités presque infinies. Cependant la distinction, entre les dispositions expresses de la Constitution et celles qui ne le sont pas, peut donner l'impression d'introduire entre les dispositions constitutionnelles une sorte de hiérarchie, qui pourrait avoir un sens dans l'analyse des rapports entre le droit interne et le droit européen, mais qui ne peut jouer dans le cadre du contrôle interne de constitutionnalité des lois. Au surplus des principes pourtant essentiels, tels la dignité de la personne humaine, ne sont pas expressément reconnus par le texte constitutionnel. La référence au caractère spécifique de la disposition se justifie également. En effet, selon l'analyse retenue par le Conseil, si le principe est commun à l'ordre juridique national et à l'ordre juridique de l'Union (qui comprend tant le droit de l'Union à proprement parler que les traditions constitutionnelles communes aux États membres et le droit de la Convention européenne des droits de l'homme), c'est, dans cette hypothèse, à la juridiction communautaire, promue Cour suprême, qu'il appartient de veiller à son respect. Cependant la question reste posée de savoir si c'est le droit ou l'interprétation du droit qui doit être spécifique. Ainsi lorsque l'on connaît le caractère très constructif et évolutif de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et la marge d'interprétation dont font l'objet certains principes essentiels tels celui de dignité humaine, l'on prend la mesure de cette interrogation. De ce point de vue, ce n'est pas l'analyse retenue par le Conseil qui pose problème, mais la terminologie employée. La formulation constitutionnelle du principe gagnerait probablement à se rapprocher de celle inscrite dans le traité établissant une Constitution pour l'Europe qui vise, s'agissant des États membres, le respect de « l'identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles » (art. I-5). On pourrait ainsi imaginer que le Conseil se réfère aux « principes fondamentaux propres à l'ordre constitutionnel français ». Il convient, par ailleurs, de relever que ces principes ne sont pas nécessairement relatifs aux droits fondamentaux. Il s'agit en fait des valeurs sur lesquelles est construit l'ordre juridique national. Le terme valeur, utilisé par le traité, tant dans son Préambule que dans l'intitulé de l'article I-2, rend précisément compte du caractère à la fois fondamental et fondateur des principes en cause. Cette analyse se retrouve dans la décision du Conseil relative au traité établissant une Constitution pour l'Europe.

II. Le respect par l'ordre juridique communautaire des valeurs fondamentales propres à l'ordre juridique national

L'analyse selon laquelle le traité établissant une Constitution pour l'Europe ne change rien à la nature de l'Union européenne ni au principe de primauté de la Constitution nationale dans l'ordre juridique interne, suffit par elle-même à écarter toute disposition du droit dérivé communautaire contraire aux valeurs essentielles de l'ordre juridique national. Cependant, l'examen de la constitutionnalité de certaines des dispositions du traité au regard de ces valeurs, ou principes, pourrait conduire à considérer que le raisonnement vaut également pour le droit « constitutionnel » européen et plus largement pour les traités européens.

Ainsi, le Conseil donne de certains des droits reconnus par la Charte des droits fondamentaux une interprétation neutralisante qui les rend compatibles avec les principes républicains. Il en est ainsi, notamment, s'agissant de deux questions intimement liées à la tradition républicaine : le communautarisme et la laïcité.

Sur le premier de ces points, le texte du traité inscrit au titre des valeurs de l'Union le droit des personnes appartenant à des minorités (art. I-2). Reprenant une analyse contextuelle du traité, le Conseil fait référence aux dispositions de l'article II-112 du traité, qui invoque les traditions constitutionnelles communes des États membres, pour considérer que le traité est conforme aux exigences constitutionnelles nationales. Or ces exigences « s'opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelques groupes que ce soit, définis par une communauté d'origine, de culture, de langue et de croyance ». L'analyse du Conseil est, sur ce point, ambiguë. Il semble considérer que l'interprétation des traditions constitutionnelles communes aux États membres implique l'impossibilité de reconnaître des droits collectifs à des groupes. Peut-être faudrait-il, en fait, admettre qu'une telle reconnaissance n'est pas une tradition commune, du fait qu'elle est étrangère, notamment, à l'ordre juridique constitutionnel français. Il est vrai qu'une telle analyse aurait conduit le Conseil à soulever, au moins implicitement, l'inconstitutionnalité de cette disposition du traité et le constituant, probablement, à la lever. Ce qui de notre point de vue, et peut être de celui du Conseil, n'était pas jugé souhaitable. La deuxième question porte sur le principe de laïcité. C'est en s'appuyant sur le droit de la Convention européenne des droits de l'homme, à laquelle renvoient les explications du Praesidium, que le Conseil relève que la Cour européenne des droits de l'homme a appliqué le principe de liberté religieuse dans le respect de la tradition constitutionnelle de chaque État membre.

S'agissant des « droits des minorités », le Conseil opère une sorte de réserve : le traité est conforme à la Constitution sous réserve qu'il soit interprété comme respectant les exigences constitutionnelles nationales excluant la reconnaissance de droits à des groupes communautaires. S'agissant du principe de laïcité, le Conseil fonde son appréciation sur l'état du droit tel qu'il résulte notamment de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Or cette jurisprudence n'est pas figée, et rien ne permet de garantir qu'elle assurera toujours la protection des exigences constitutionnelles nationales fondamentales. D'autant plus, qu'en l'espèce, la décision citée a été frappée de renvoi devant la Grande chambre de la même juridiction(5). La nature même du contrôle de constitutionnalité des traités conduit à s'interroger sur la portée d'une telle analyse. En effet, le traité, une fois entré dans l'ordre juridique national, ne peut plus voir sa conformité à la Constitution mise en question. À supposer que la jurisprudence de la Cour de Luxembourg interprète le traité comme imposant à la France de reconnaître des droits à des minorités ethniques, religieuses ou sexuelles, ou que la Cour de Strasbourg retienne une conception plus libérale du droit de manifestation de sa foi religieuse, le Conseil restera-t-il impuissant à l'occasion du contrôle de constitutionnalité d'une loi qui mettant en oeuvre le droit européen, tel qu'interprété par les juges européens, viole ces principes constitutionnels ? En fait il n'en est rien. Comme l'a clairement et justement affirmé le président Mazeaud à l'occasion de ses voeux pour 2005 au chef de l'État : « Il y aurait vice de consentement de la France si, le traité une fois entré en vigueur, les Cours de Luxembourg ou de Strasbourg allaient au-delà(6). »

Ainsi les réserves tenant aux valeurs essentielles propres à l'ordre juridique national s'appliquent à l'ensemble des normes issues de l'ordre juridique de l'Union européenne. Le constituant français a entendu que soient respectées les exigences de l'ordre juridique communautaire, pour autant qu'elles ne sont pas contraires aux valeurs essentielles de l'ordre juridique national. Dans une Europe qui constitue un ordre juridique original dont la Constitution marque symboliquement l'identité, les nations conservent les valeurs qui fondent leur spécificité. L'Union européenne a vocation à rassembler des traditions constitutionnelles communes et à forger sur ce fondement une société politique. Les États conservent la faculté d'affirmer et de faire prévaloir un certain nombre de valeurs qui n'appartiennent pas nécessairement à ces traditions communes. La catégorie dont relèvent ces valeurs a vocation à être résiduelle, mais c'est la condition de la construction d'une Europe qui unit dans le respect des irréductibles identités nationales.

L'instrument que constitue le contrôle de constitutionnalité conduit ainsi à lever les obstacles à la diffusion du droit communautaire dans l'ordre juridique national, tout en maintenant la possibilité de fermer les vannes lorsque les impératifs constitutionnels nationaux l'exigent. Entre la loi et la Constitution, le droit communautaire dérivé représente un écran « partiellement transparent »(7). De ce point de vue ce ne sont pas seulement les rapports entre le droit dérivé de l'Union et le droit constitutionnel qui sont ainsi régulés, mais plus largement les rapports entre l'ordre juridique européen et l'ordre juridique national. C'est alors essentiellement aux juges nationaux et européens qu'il appartiendra, dans le cadre de l'exercice de leurs compétences respectives, de déterminer, au cas par cas, ce qui relève de la tradition commune et donc de l'orbite européenne et ce qui relève des traditions propres et donc de l'orbite nationale. Gageons que les juges européens sauront respecter les quelques limites posées par des juges constitutionnels nationaux raisonnables et ouverts, de manière générale, aux évolutions induites par les jurisprudences des Cours de Luxembourg et de Strasbourg. D'une certaine manière, l'exception constitutionnelle est à la construction européenne ce qu'est l'exception culturelle à la mondialisation.

(1) Sur cette question, cf. B. Mathieu, « L'appréhension de l'ordre juridique communautaire par le droit constitutionnel français », Mélanges Gautron, Les dynamismes du droit européen, Paris, Pédone, 2004, p. 169.
(2) Pour l'analyse de cette décision, cf. J.-E. Schoettl, Les petites affiches 2004, n° 122, p. 10 ; et les études de J.-P. Camby, A. Levade et J. Roux, à la RD publ., 2004, p. 879 et .
(3) Pour l'analyse de cette décision, cf. J.-E. Schoettl, Les petites affiches 2004, n° 238, p. 3.
(4) Cons. const., n° 2004-498 DC.
(5) Arrêt Leyla Sahin c/ Turquie du 29 juin 2004, cf. communiqué du greffier de la Cour européenne des droits de l'homme du 22 nov. 2004.
(6) www.conseil-constitutionnel.fr/bilan/annexes/voeuxpr2005.html
(7) L'auteur de ces lignes avait utilisé l'expression « directive écran », en référence à la théorie de la « loi écran » utilisée, notamment, par le juge administratif français (Recueil Dalloz, 2004, p. 1739). Le professeur Anne Levade récuse cette métaphore en admettant cependant que l'écran soit « partiellement transparent » (art. RD publ., préc., p. 910) ce à quoi il adhère.