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Quelques réflexions sur le projet de Charte de l'environnement

Yves JÉGOUZO - Professeur à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Conseiller d'État en service extraordinaire

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 15 (Dossier : Constitution et environnement) - janvier 2004

Sauf accident, actuellement peu prévisible, la France devrait être prochainement dotée d'une Charte constitutionnelle de l'environnement. Cette révision de la Constitution aurait même dû, en bonne logique, être adoptée cette année puisque le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l'environnement adopté le 25 juin par le conseil des ministres se réfère expressément à une « Charte de l'environnement de 2003 », ses auteurs manifestant ainsi de manière très claire leur souci de faire figurer l'année d'origine de la Charte dans le texte même. L'objectif recherché est qu'il puisse faire ainsi jeu égal avec les grandes déclarations historiques telles que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ou le Préambule de la Constitution de 1946, encore que ceux-ci ne soient devenus des « dates » historiques que postérieurement à leur adoption.

Cet événement constitutionnel est relativement inattendu : rien ne permettait véritablement de prévoir ce nouveau chantier constitutionnel avant que le président de la République, Jacques Chirac, à la fin de son premier mandat et au début de la campagne électorale qui vit sa réélection, annonce dans deux discours prononcés à Orléans le 3 mai 2001 puis à Avranches le 18 mars 2002, son intention de proposer aux français une Charte de l'environnement « adossée à la Constitution ».

Depuis, le processus a été très rapide. Dès juillet 2003 fut constituée auprès de la nouvelle ministre de l'Écologie et du Développement durable, Mme Roselyne Bachelot, une Commission présidée par le paléontologue Yves Coppens, professeur au Collège de France et membre de l'Institut. Cette instance était composée principalement de membres de la « société civile », représentants des forces économiques et sociales concernées et personnalités qualifiées ; seuls deux parlementaires y siégeaient(1). Une lettre de mission du 8 juillet 2003 précisait que la commission devait remettre non seulement ses analyses sur les enjeux économiques, juridiques, sociaux et environnementaux que pourrait avoir une Charte mais aussi « une proposition de texte fondée sur l'analyse de ces enjeux et sur les consultations des acteurs concernés ». Ce qu'a fait la Commission Coppens en avril 2003, date à laquelle elle a remis son rapport et une proposition rédigée de Charte comportant 14 articles(2).

Parallèlement s'est déroulée une consultation nationale comportant à la fois l'organisation de quatorze assises territoriales et la diffusion d'un questionnaire qui recueillit près de 1000 réponses émanant de tous les horizons. Le Conseil économique et social émit pour sa part un avis le 12 mars 2003. C'est au terme de ce processus qu'environ un an après l'annonce du projet de Charte, le gouvernement a saisi le Conseil d'État d'un projet qui, s'il s'est écarté tant de la structure que de certaines formulations de la Commission Coppens, reprend toutefois l'essentiel de ses propositions allant même au-delà s'agissant notamment du principe de précaution. Peu amendé après l'avis du Conseil d'État du 19 juin 2003, le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l'environnement a été adopté par le Conseil des ministres le 25 juin. Il doit maintenant être discuté par le Parlement au cours du dernier trimestre avant d'être adopté définitivement selon la procédure de l'article 89 de la Constitution de 1958.

À ce stade du processus, il est évidemment trop tôt pour analyser en détail le contenu de la Charte et sa portée juridique. D'autant plus qu'il s'agit d'un texte très ambitieux qui passe en revue la plupart des grandes questions que soulèvent la protection de l'environnement et les principes qui le sous-tendent, droit à l'environnement, prévention des risques, droit à l'information et à la participation, intégration des préoccupations environnementales dans les politiques publiques, etc.

Par contre, la Charte de l'environnement représente indiscutablement une nouveauté sur le terrain de l'écriture du droit de l'environnement ou plus précisément de l'instrument juridique choisi pour le constitutionnaliser (I). En tant que tel il soulève certaines questions - voir certains risques - auxquelles il ne peut encore être répondu mais qui paraissent inhérentes à la formule choisie (II).

I. Une nouvelle instrumentation constitutionnelle

Le projet de Charte de l'environnement se présente actuellement sous la forme de deux articles. Le premier complète le préambule de la Constitution dans lequel le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789 confirmée et complétée par le Préambule de la Constitution de 1946 par les mots suivants : « ainsi qu'aux droits et devoirs définis par la Charte de l'environnement de 2003 ». Le second ajoute à la Constitution une Charte de l'environnement composée d'un court préambule et de 9 articles. Tel quel, ce projet présente une originalité certaine quant à la forme retenue et cela tant au regard des précédents étrangers que des projets antérieurement envisagés en France.

A. Les précédents

1) Les constitutions étrangères et le droit de l'environnement

La constitutionnalisation du droit de l'environnement n'est pas une chose nouvelle. Elle a répondu à l'affirmation progressive dans les années 1960-1970 des droits dits de la troisième génération, droits à l'environnement, droits du consommateur, droits de l'administré, etc.

Pour une part cette évolution a résulté d'une jurisprudence des cours constitutionnelles qui ont tiré ces droits d'une interprétation de textes anciens (Allemagne, Italie, France, etc.) muets sur la question de l'environnement (le mot n'était pas toujours identifié).

Mais, la constitutionnalisation du droit de l'environnement s'est surtout manifestée lors de l'élaboration de Constitutions récentes dans des pays qui ont dû redéfinir leur ordre fondamental à la suite de la chute de régimes autoritaires qu'il s'agisse de pays européens (Espagne, Grèce, Portugal, pays de l'Europe orientale) ou extraeuropéens (Brésil, Argentine, etc.). Ces États qui ont rédigé leurs Constitutions dans les années 1970-1990 alors que le droit international et la doctrine avaient fait émerger ces droits nouveaux, leur ont fait une place souvent considérable dans leur Charte fondamentale, sans d'ailleurs que la longueur des textes soit obligatoirement proportionnelle à la vigueur des politiques environnementales conduites par les gouvernements !

Toutefois, aucune de ces Constitutions n'a adopté une solution qui ressemble à celle que va vraisemblablement retenir le constituant français. À notre connaissance tout au moins - l'inventaire opéré lors de l'élaboration de la Charte n'ayant pas été exhaustif - tous les pays qui ont constitutionnalisé le droit de l'environnement l'ont fait dans le texte même de la Constitution. Certes, il s'agit souvent de pays qui, à la différence de la France, comportent dans le corps même de la Constitution des dispositions relatives aux droits et principes fondamentaux de l'ordre social alors que la tradition constitutionnelle française réserve cet objet aux préambules et déclarations. Mais même dans les États qui ont fait précéder leur Constitution d'un préambule ou d'une déclaration des droits, aucun ne comporte une Charte consacrée à l'environnement ayant la structure envisagée pour la France.

L'analyse des textes étrangers qui se prononcent de manière explicite sur la question de l'environnement révèle plutôt trois approches du problème de l'environnement. La plupart des Constitutions reconnaissent un droit à l'environnement (v. sur ce point M.-A. Cohendet, « Vers la constitutionnalisation du droit de l'homme à un environnement sain et équilibré », RJE) qui est qualifié selon les cas de « sain, équilibré » (art. 41 de la Constitution argentine), d'« apte au développement de l'homme » (art. 45 de la Constitution espagnole), « d'écologiquement équilibré » (art. 225 de la Constitution du Brésil) ou/et affirment le devoir pour l'État ou les pouvoirs publics de manière générale d'en assurer la protection (art. 2 de la Constitution suédoise, art. 21 de la Constitution néerlandaise, etc.). Et bon nombre de Constitutions se bornent à cela ; ce sont souvent d'ailleurs celles des pays dans lesquels la protection de l'environnement constitue l'une des valeurs sociales les plus affirmées (pays nordiques, notamment) sans qu'il faille tirer de cela une relation de cause à effet. D'autres Constitutions sont plus dissertes et comportent parfois des dispositions étonnamment précises, souvent révélatrices de préoccupations conjoncturelles ou spécifiques au pays. La Constitution argentine interdit ainsi « l'introduction dans le territoire de la nation de déchets réellement ou potentiellement dangereux » et la Constitution suisse du 18 avril 1999 comporte deux articles particuliers consacrés à l'eau (art. 76) et à la forêt (art. 77). Enfin, la plupart des textes constitutionnels adoptent une conception assez large de ces droits et devoirs. Ils y englobent généralement le droit à la santé (art. 32 de la Constitution italienne, art. 64 de la Constitution portugaise, etc.), le devoir de protéger non seulement le patrimoine naturel mais aussi le patrimoine culturel (art. 78 de la Constitution suisse, art. 24 de la Constitution grecque, art. 9 de la Constitution italienne, etc.) ou des objectifs plus larges tels que l'aménagement du territoire ou la gestion des ressources naturelles envisagés souvent sous l'angle de la répartition des compétences.

Par rapport à ces précédents étrangers, la future Charte de l'environnement devrait donc se singulariser de deux manières. Tout d'abord il s'agira d'une Charte « spécialisée » dans l'environnement, n'envisageant pas même, en dépit des débats que cette question a soulevé au sein de la Commission Coppens, la protection du patrimoine culturel généralement imbriqué au patrimoine naturel. Ensuite la future Charte se caractérise par sa volonté de reconnaître non seulement des droits à l'environnement ou des obligations pour les pouvoirs publics d'assurer sa protection mais aussi d'affirmer des principes d'action tels que les principes de précaution, de prévention, de participation, etc. ou des objectifs tels que le développement durable, etc. En cela, la Charte entend adopter le style universaliste qui est dans la tradition française, la différence étant toutefois qu'en 1789 la France précédait le mouvement alors qu'en 2003, la Charte ne fera que reformuler un corps de règles et principes déjà reconnus par le droit international et le droit communautaire.

2) Les solutions envisagées lors des premières tentatives de constitutionnalisation du droit de l'environnement en France

Originale, la formule retenue pour la Charte de l'environnement l'est également en ce qu'elle va bien au-delà des solutions envisagées par les divers auteurs de projets présentés en France ces dernières années en vue de constitutionnaliser le droit de l'environnement.

En effet, depuis les années 1970 qui virent à la fois la création du ministère de l'Environnement et la multiplication des textes législatifs en ce domaine, les tentatives visant à constitutionnaliser le droit de l'environnement ont été relativement nombreuses. On ne peut toutes les examiner ici mais seulement exposer les principales approches du problème qui furent alors tentées (v. pour plus de détail, J. Untermaier, « Droit de l'homme à l'environnement et libertés publiques », RJE 1978, p. 349 ; N. Huten, Le projet de Charte de l'environnement, Mémoire DEA, Paris I, 2003).

Il faut tout d'abord souligner que la plupart de ces projets se situaient sur le même terrain constitutionnel que la Charte à savoir celui d'une modification du préambule. Ce qui s'explique largement comme cela a été indiqué plus haut par la structure de la Constitution française de 1958 (cela valant également pour celle de 1946). Toutefois, les amendements envisagés au préambule affichent des ambitions très diverses et traitent avec plus ou moins de respect des textes souvent « sacralisés ». La proposition que l'ancienne ministre de l'environnement, Ségolène Royal, redevenue députée, présenta lors du débat parlementaire sur la réforme constitutionnelle du 4 août 1995 (amendement n° 97, JOAN 11 juill. 1995, p. 947) visait ainsi à inscrire à la suite du treizième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 « un droit à un environnement équilibré et sain et le devoir de le défendre ». La formule s'inscrivait dans la « moyenne » constitutionnelle européenne. Comme d'ailleurs celle qui fut proposée par son actuelle successeur au ministère de l'environnement, Roselyne Bachelot qui, avec un groupe de députés de toutes tendances, déposa le 11 février 2000 une proposition constitutionnelle allant dans le même sens (proposition de loi constitutionnelle, n° 2181 du 11 févr. 2000).

Mais, de manière plus ambitieuse, certains projets ont visé à inscrire le droit à l'environnement et un certain nombre de principes le prolongeant dans le cadre d'une déclaration des droits nouveaux. Ainsi, plusieurs propositions de lois constitutionnelles présentées en 1975 tant par le groupe communiste (proposition de loi constitutionnelle du 20 déc. 1975, Doc. Ass. nat., n° 2128) que par G. Defferre et le groupe socialiste (proposition de loi constitutionnelle du 20 déc. 1975, Doc. Ass. nat., n° 2131) visaient à compléter le préambule de la Constitution de 1958 par une « Charte des libertés et droits fondamentaux » qui comportait l'affirmation d'un droit à l'environnement. La Commission spéciale présidée par Edgar Faure après avoir entendu de nombreuses personnalités extérieures (André Malraux, Georges Vedel, Raymond Aron, etc.) aboutit alors à une proposition en 36 articles en décembre 1977. L'article 10 de ce texte disposait que « Tout homme a droit à un environnement équilibré et sain et a le devoir de le défendre » ajoutant qu'« afin d'assurer la qualité de la vie des générations présente et futures, l'État protège la nature et les équilibres écologiques. Il veille à l'exploitation rationnelle des ressources naturelles ». C'est une démarche de même type qu'adopta la proposition de loi constitutionnelle présentée le 10 décembre 1997 par Noël Mamère et le groupe des députés écologistes qui proposaient de rajouter un titre II à la Déclaration des droits de 1789, titre comprenant douze articles englobant aussi bien l'environnement que la laïcité ou le droit à la paix (proposition de loi constitutionnelle du 10 déc. 1997, Doc. Ass. nat., n° 514).

La constitutionnalisation du droit de l'environnement a également été envisagée par le biais d'une redéfinition du domaine de la loi par l'article 34. Une première fois, André Santini proposa d'inclure le droit de l'environnement dans la liste des matières « dont la loi fixe les règles » (Doc. Ass. nat., n° 1559). Cette solution fut également envisagée dans le rapport Barnier du 11 avril 1990 qui proposa qu'une loi organique complète l'article 34 dans le même sens, suggestion qui ne fut pas retenue pas plus que ne le fut celle qu'a faite dans le même sens la Commission Coppens.

On le constate, les nombreux auteurs de propositions visant à constitutionnaliser le droit de l'environnement n'avaient jusqu'ici jamais envisagé de rédiger une Charte spécialisée de l'environnement constituant une troisième partie du préambule s'ajoutant aux deux textes historiques de 1789 et de 1946. Quel a été le processus qui a conduit à cela ?

B. La Charte : une nouvelle exception française

La formule par laquelle le président de la République avait annoncé sa volonté de doter la France d'une Charte de l'environnement laissait place à de nombreuses interrogations. Que signifiait une Charte « adossée » à la Constitution ? Témoignant de cette interrogation, un député avait ainsi proposé, lors du débat sur le projet de loi constitutionnelle relatif à l'organisation décentralisée de la République, d'inscrire directement dans le nouvel article 1er de la Constitution un amendement disposant que la République « reconnaît et met en oeuvre le droit au respect de l'environnement » ajoutant que ne sachant pas ce que veut dire « adosser » à la Constitution, il lui paraissait « préférable d'inscrire le droit au respect de l'environnement » dans le texte même de la Constitution (amendement de Victor Lurel n° 108 du 18 nov. 2002).

Et il est vrai qu'inscrire le droit à l'environnement et éventuellement d'autres principes s'y rapportant dans le texte même de la Constitution constituait l'une des options possibles. Louis Favoreu, lors du colloque qu'organisa le 13 mars 2003 le ministère de l'Environnement avec la Commission Coppens, dans le cadre de la rédaction finale du projet, en distinguait d'ailleurs cinq qu'il considérait comme envisageables : leur conformité à notre tradition constitutionnelle se révélait très variable mais toutes étaient techniquement réalisables puisqu'en principe le constituant a tout pouvoir sauf à éviter de susciter des conflits trop aigus avec l'ordre juridique international.

- La première de ces options était précisément d'inscrire dans les premiers articles de la Constitution le droit à l'environnement et les dispositions que l'on entendait constitutionnaliser « en créant des articles non pas bis, mais un, etc. » (L. Favoreu, Colloque du 13 mars 2003). Cette formule est celle qu'utilisent généralement les Constitutions étrangères des pays européens précités mais elle n'a jamais été envisagée ni par la Commission Coppens ni par le gouvernement dans la mesure où elle ne permettait pas d'inclure dans le texte constitutionnel l'exposé des motifs auquel l'un comme l'autre tenaient pour des raisons d'affichage.

- Le même reproche était adressé à la seconde solution qui consistait, selon Louis Favoreu, à « créer un titre spécial »Charte constitutionnelle« dans la Constitution et sans doute à la fin de la Constitution parce que l'habitude française est de ne pas changer la numérotation ». Là encore un exposé des motifs de la Charte se révélait difficile à insérer dans ce type de rédaction.

- Les trois autres options, plus conformes à la tradition constitutionnelle française, consistaient à adosser la Charte de l'environnement au préambule de la Constitution. Ce texte se prêtait en effet tout particulièrement à cette reconnaissance de droits et principes nouveaux s'ajoutant à ceux qu'avaient proclamés les textes historiques de 1789 et de 1946. Une déclaration du xxie siècle exprimerait les nouvelles préoccupations de la société française et redéfinirait en ce sens les bases de l'ordre social fondamental qu'avaient posées successivement les hommes de 1789 en réaction contre l'Ancien régime et les constituants de 1946 champions de l'État providence et des droits économiques et sociaux. L'accrochage au préambule pouvait toutefois être organisé de plusieurs manières.

La première consistait à reconnaître dans le préambule de la Constitution de 1958 un droit à l'environnement pouvant être conçu - c'était la définition la plus couramment préconisée par la doctrine (v. notamment, Gilles Martin, « Le droit à l'environnement », PPS 1978 ; J. Untermaier, « Droit de l'homme à l'environnement et libertés publiques », RJE 1978, n° 4, p. 329) comme un droit à un environnement sain et équilibré. C'est la formule que l'on trouve dans le texte de plusieurs constitutions étrangères. Elle ne soulevait pas de problèmes juridiques trop aigus et elle ne manquait pas d'ambition. Beaucoup préféraient d'ailleurs au « droit à un environnement sain » un « droit à la protection d'un environnement sain » complétant le droit à la protection de la santé déjà reconnu dans le Préambule de notre Constitution de 1946.

Cette solution, sans doute la plus raisonnable, ne se prêtait toutefois pas à la mise en scène prévue par le pouvoir politique qui souhaitait une déclaration emprunte d'une certaine solennité rappelant les dangers qui pèsent sur l'humanité et la nécessité de mettre en oeuvre certains principes s'inscrivant dans l'objectif du développement durable.

Le même reproche a été adressé à une seconde option visant à accompagner la reconnaissance dans le préambule du droit à l'environnement d'une loi organique qui aurait précisé certaines règles et principes considérés comme essentiels pour la protection de l'environnement. Cette solution avait assez nettement la préférence de la Commission Coppens. En effet, contrairement à une inscription directe des principes de protection de l'environnement dans un préambule qui n'est pas fait pour accueillir des règles trop détaillées, la loi organique permettait de les définir avec suffisamment de précision pour en réduire l'ambiguïté et les risques. Certes, les lois organiques sont généralement définies comme des textes régissant l'organisation des pouvoirs publics. Mais, précisément, bon nombre de problèmes rencontrés dans la définition d'un droit constitutionnel de l'environnement appellent des réponses procédurales. Il en est ainsi pour le principe de participation qui consiste à préciser les procédures de mise en oeuvre de la démocratie dite « participative » ou encore « de proximité » ou peut-être plus classiquement de la démocratie directe ou semi-directe. De même, la loi organique semblait la meilleure solution pour imposer au législateur une évaluation préalable des effets potentiels sur l'environnement des lois proposées ou projetées. L'article 86-7 ° du règlement actuel de l'Assemblée nationale prévoit certes que « les rapports faits sur un projet ou une proposition de loi dont l'application est susceptible d'avoir un impact sur la nature comportent en annexe un bilan écologique constitué d'éléments d'information quant aux incidences de la législation proposée notamment sur l'environnement... » mais ce texte ne fait l'objet d'aucune sanction. Le recours à une loi organique présentait également un intérêt certain pour dépassionner le débat engagé sur le principe de précaution. En effet, celui-ci pose essentiellement la question de la définition du pouvoir scientifique habilité à constater une probabilité de risque suffisamment sérieuse pour que les pouvoirs publics mettent en oeuvre des mesures d'interdiction ou de suspension. Comment constituer ces instances, quelles procédures appliquer pour que la règle du contradictoire, la transparence soient respectées ? Quelles atteintes à certaines libertés, telles que la liberté d'entreprendre (remise en cause du secret industriel, etc.) pouvait justifier la mise en oeuvre d'une démarche de précaution, etc.? Autant de précisions apportées au fonctionnement du « cinquième pouvoir » scientifique qui auraient pu être formulées par une loi organique. Cette solution aurait évidemment nécessité l'introduction d'une disposition constitutionnelle permettant l'intervention de cette loi organique mais, ainsi que cela a été rappelé ci-dessus, le rapport Barnier de 1993 avait déjà proposé une modification en ce sens de l'article 34 : la loi organique prévue aurait eu pour objet de mettre en oeuvre le droit à l'environnement en définissant les procédures permettant de poursuivre cet objectif.

Cette solution a toutefois été rejetée pour des raisons à la fois juridiques et politiques. Le Conseil d'État avait eu l'occasion de souligner lors de l'examen du projet de loi constitutionnel qui a abouti à la révision du 17 mars 2003 relative à la décentralisation (v. sur ce point le dossier sur la révision constitutionnelle et la décentralisation, AJDA, n° 11, mars 2003) qu'une loi organique prévue par le nouveau texte constitutionnel n'aurait pu être adoptée en même temps que celui-ci. De ce fait, la Charte de l'environnement aurait dû non seulement être scindée en deux textes distincts mais aussi adoptée en deux temps. Sa visibilité politique aurait été amoindrie d'autant. Là réside sans doute le principal motif qui conduisit le chef de l'État à opter pour un texte de nature entièrement constitutionnelle.

La solution finalement retenue a donc été celle d'une Charte entièrement contenue dans le préambule de la Constitution et comportant un exposé des motifs assez solennel attirant l'attention sur les risques générés par l'évolution actuelle des sociétés et de l'usage qu'elles font de la planète, suivi de dix articles organisés selon un ordre très cohérent reconnaissant certains droits et affirmant certains devoirs et principes d'action dans le domaine de l'environnement.

À notre connaissance tout au moins, c'est la première fois qu'un État envisage de consacrer une déclaration constitutionnelle aussi complète consacrée à l'environnement et la Charte de l'environnement va donc constituer une nouvelle exception française. Il reste à en apprécier les risques possibles.

II. Une nouvelle avancée constitutionnelle ?

La future Charte de l'environnement, du fait de son ambition, conduit à se poser trois questions. Était-elle nécessaire ? Est-elle opportune ? Quelle est la portée exacte que devrait avoir ce texte dans notre ordre juridique ? À ces trois questions il ne peut guère être répondu que par d'autres questions compte tenu de l'ampleur des problèmes posés et du caractère inachevé de l'exercice en cours.

A. Une innovation nécessaire ?

Le projet de Charte pose la question préalable de la nécessité d'une constitutionnalisation accrue du droit de l'environnement.

À première vue la réponse ne paraît faire aucun doute. Le préambule de la Constitution de 1958 et, a fortiori, les textes auxquels il se réfère, ont été rédigés à une période où les problèmes environnementaux n'avaient pas encore été parfaitement identifiés. Cela ne veut pas dire que les préoccupations environnementales avaient totalement échappé aux « générations passées » : il ne faut pas oublier que bon nombre des procédures actuelles du droit de l'environnement sont les héritières de dispositifs plus anciens tels que la police des manufactures et ateliers insalubres, incommodes ou dangereux du décret du 15 e 1810, la législation sur les sites de la loi du 2 mai 1930, etc. Mais, l'environnement n'avait pas encore été individualisé en tant qu'objectif global et distinct des préoccupations de sécurité et de salubrité publique. De ce fait, la Constitution française ne comporte pas de dispositions spécifiques à l'environnement contrairement aux deux tiers des Constitutions des États membres de l'Union européenne adoptées ou révisées plus tardivement.

Toutefois, de nombreuses Cours constitutionnelles étrangères et la Cour européenne des droits de l'homme elle-même ont tiré de textes rédigés antérieurement à la vague constitutionnelle « verte » des conséquences importantes sur le terrain du droit de l'environnement. Ainsi, la Cour européenne des droits de l'homme a tiré de l'article 8.1 de la Convention proclamant que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile... » l'équivalent d'un droit à l'environnement sain (CEDH, 9 déc. 1994, Lopez Ostra c/ Espagne, n° 41/1993/ 436/515, RUDH 1995, p. 125). De même, la Cour constitutionnelle italienne a déclaré que le « droit à la santé doit être conçu comme un droit à un environnement sain » (Cons const., arrêt n° 5172 du 6 oct. 1979, v. G. Piccolo, « Le droit à l'environnement dans la Constitution italienne », RJE 1994, n° 4, p. 335).

Il est certain que le préambule de 1958 contient les mêmes potentialités que les textes précités et que certaines de ses dispositions constituent des gisements pouvant être exploités pour constitutionnaliser le droit de l'environnement. Ainsi, il apparaît possible de tirer l'alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 sur le droit à la protection de la santé des principes et règles à valeur constitutionnelle pouvant servir de fondement à la protection de l'environnement et fournir « un encadrement ou un guide pour la mise en oeuvre du droit de l'environnement » (F. Mélin-Soucramanien et J. Pini, « Consitution et droit de l'environnement », J.-Cl. Environnement, fasc. 152). Certains auteurs (M.-A. Cohendet, « Vers la constitutionnalisation du droit de l'homme à un environnement sain et écologiquement équilibré », in « Vingt ans de protection de la nature », Hommage à Michel Despax, PU Limoges 1996, p. 253) considèrent également que le Conseil constitutionnel pourrait tirer la reconnaissance d'un droit à la protection de l'environnement de dispositions telles que « la nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » ou de l'article 4 de la déclaration de 1789 disposant que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

Toutefois, le fait est que, pour l'instant, le Conseil constitutionnel ne s'est pas véritablement avancé sur ce terrain. C'est principalement de manière indirecte qu'il a reconnu l'intérêt général que représentait la protection de l'environnement en recherchant les atteintes qu'elle pouvait justifier à des droits constitutionnellement garantis tels que le droit de propriété, la liberté d'entreprendre ou encore l'égalité devant les charges publiques.

En cela, l'introduction dans le bloc de constitutionnalité d'un « droit de vivre dans un environnement équilibré et favorable à la santé », du devoir de toute personne de « prendre part » à sa préservation et à son amélioration ainsi que des différents principes d'action qui peuvent être mis en oeuvre pour atteindre ces objectifs (prévention, précaution, etc.) aura comme effet certain de faire évoluer la position du juge. La protection de l'environnement va devenir au minimum un objectif de valeur constitutionnelle. Certains droits qui s'y rapportent pourront constituer, selon la rédaction qui prévaudra dans le texte définitif, des droits fondamentaux. Cette constitutionnalisation du droit à l'environnement aura également pour effet d'interdire au législateur de remettre en cause certaines grandes garanties législatives de l'environnement. C'est sans doute en cela que réside l'intérêt premier de la Charte de l'environnement.

Toutefois, il faut bien souligner que si ces droits nouveaux sont inscrits dans le préambule et reconnus comme droits fondamentaux, il faudra les concilier avec les autres droits et avec les préoccupations d'ordre public. Comme le souligne Louis Favoreu (colloque préc.) « on ne peut dire que l'on va donner une valeur absolue au droit à l'environnement, cela n'a pas de sens. Tous les droits fondamentaux sauf le droit de ne pas être torturé, mis en esclavage, etc., pour lesquels on ne peut transiger, doivent être conciliés avec les droits et libertés reconnus plus anciennement par la Déclaration de 1789 ou le Préambule de 1946 dans des termes souvent plus précis et exigeants ». L'affirmation des droits nouveaux liés à la protection de l'environnement ne fait pas disparaître les protections qui s'attachent au droit de propriété, à la liberté du commerce et de l'industrie, à l'égalité devant les charges publiques ou à la liberté de circuler. Le Conseil d'État dans son avis proposait d'ailleurs expressément que soit incluse dans la Charte une disposition précisant que les nouveaux droits reconnus devaient « se concilier avec les autres droits et libertés constitutionnellement garantis et avec la protection des intérêts fondamentaux de la nation ». Ce sera en définitive au Conseil constitutionnel qu'il appartiendra de procéder à cette conciliation et de trouver un équilibre entre les différents droits et principes constitutionnels. L'adoption de la Charte, toutefois, constituera un signe très clair du constituant en faveur d'une exigence accrue de protection et une invitation à déplacer le curseur en ce sens.

B. Une innovation opportune ?

La Charte constitutionnelle de l'environnement pose également diverses questions sur le terrain de l'opportunité. Trois d'entre elles au moins méritent d'être rapidement soulevées.

La première tient au style et à l'ambition du projet de Charte de l'environnement rédigé sur le mode des grandes déclarations de principes à vocation universelle qu'ont été la Déclaration de 1789, le Préambule de 1946 et quelques autres. Toutefois, les auteurs de ces textes historiques n'avaient pas - on l'a maintes fois souligné - le sentiment de rédiger des normes destinées à rentrer directement dans l'ordre juridique et leur plume pouvait librement courir. En 2003, plus de trente ans après la décision n° 71-44 du 16 juillet 1971 du Conseil constitutionnel qui a fait découvrir que le préambule de la Constitution faisait partie du bloc de constitutionnalité, les auteurs de la Charte n'ont pas la même excuse. Dès lors, il faut savoir que tous les mots utilisés par la Charte sont susceptibles d'avoir un jour une résonance juridique, y compris des expressions aussi complexes que « développement durable », « environnement équilibré », « diversité biologique », etc. C'est donner au juge constitutionnel à la fois beaucoup de pouvoir et beaucoup de responsabilité, les craintes étant réduites par le constat qu'il a jusqu'ici témoigné d'une certaine prudence.

La seconde porte sur l'opportunité de rédiger une déclaration spécifique au domaine de l'environnement. Il s'agit même d'une Charte étroitement spécialisée puisqu'à l'inverse des textes étrangers qui associent presque toujours protection de l'environnement et protection du patrimoine culturel, la Charte fait l'impasse sur ce second objectif (v. supra). Cette option comporte l'inconvénient de ne reconnaître certains droits que rapportés à l'environnement alors que toute l'évolution du droit contemporain tend à leur donner une portée plus générale. Le droit à l'information existe aussi bien dans le domaine de la consommation, de la vie municipale, etc. que dans celui de l'environnement. La participation des usagers au service public est un principe aussi ancien que celui de l'association des riverains d'un aéroport à la décision de le développer. Ne reconnaître ces droits nouveaux qu'à l'occasion de la proclamation d'une Charte de l'environnement est donc réducteur. À cet égard, le projet de Charte tourne le dos à la conception plus globale d'une déclaration des droits fondamentaux complétant celles de 1789 et de 1946 qui avait été jusqu'ici privilégiée lors des diverses tentatives qui se sont fait jour sous la Ve République (v. supra). Une autre conséquence de cette spécialisation est que la Charte de l'environnement ne pouvait être l'occasion de rouvrir le débat du contrôle de constitutionnalité par voie d'exception qui se pose à un niveau beaucoup plus général !

Une dernière question doit être posée, celle de la conciliation de la future Charte avec l'ordre juridique international. Depuis les années 1970 le droit international et le droit communautaire ont totalement investi la question de l'environnement. La plupart des principes généraux du droit de l'environnement qu'envisage de consacrer la Charte sont désormais dans le traité instituant la Communauté européenne (art. 174, ancien art. 130 R) ou des conventions telles que la convention d'Aarhus du 25 juin 1998 sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement.

D'où la nécessité d'éviter de mettre l'ordre constitutionnel français en décalage voire en conflit avec l'ordre international et communautaire. Certes le Conseil d'État (CE, 30 oct. 1998, Sarran, RFD adm. 1999, p. 67, note B. Mathieu et M. Verpeaux) comme la Cour de cassation (Cass., 2 juin 2000, Fraisse, D. 2000, J. 865, note B. Mathieu et M. Verpeaux) ont considéré que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions constitutionnelles. Mais des contradictions entre le droit constitutionnel de l'environnement et le droit international ou communautaire qui régit ce domaine poseraient néanmoins de sérieux problèmes aux auteurs des normes subordonnées dès lors qu'ils sont soumis à la fois au contrôle de constitutionnalité et au contrôle de conventionnalité.

C. Une portée incertaine

On sait que la portée de droits tels que le droit à l'environnement a donné lieu à des débats classiques portant sur la question de savoir s'il s'agissait de droits « créance » permettant d'exiger de l'État un certain nombre d'interventions et d'actions en faveur de l'environnement ou un droit directement invocable devant les juridictions ordinaires. Dans le premier cas de figure, la reconnaissance de droits et devoirs nouveaux relatifs à l'environnement n'aura d'effets qu'à l'égard du législateur et du gouvernement. Dans la seconde interprétation, ces droits et principes seront susceptibles d'être invoqués dans les relations entre les individus et les collectivités publiques, mais également lors des conflits opposant l'ensemble des sujets de droit ce qui conduit, à une « judiciarisation » ou une « juridicisation » forte du droit à l'environnement (v. Louis Favoreu, art. préc.).

A priori, le projet de Charte est assez prudent à cet égard puisque les principaux droits qu'il reconnaît ou les principes qu'il instaure le sont dans « les conditions définies par la loi ». Toute personne doit prévenir les dommages à l'environnement « dans les conditions définies par la loi ». Il en va de même des obligations de réparer les dommages causés à l'environnement, du droit d'accéder à l'information environnementale ou de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement. Ces principes et droits sont donc rédigés en des termes tels qu'ils sont directement opposables au pouvoir législatif mais ne deviennent applicables à l'ensemble des sujets de droit qu'à la condition qu'une loi ait précisé et prévu les conditions dans lesquelles ils le seront.

Cette prudence ne rend toutefois pas vaine la question initiale. D'une part, les principes actuels du droit de l'environnement, principes de prévention, de précaution reconnus par l'article L. 110-1 du code de l'environnement ont bien été pris en compte directement par le juge alors que le code de l'environnement spécifiait qu'ils étaient reconnus « dans le cadre des lois qui en définissent la portée ». D'autre part et surtout, certains des droits et principes reconnus par la Charte sont rédigés de telle manière qu'ils apparaissent comme directement opposables. Il en va ainsi notamment pour le « droit de vivre dans un environnement équilibré » et surtout pour le sulfureux principe de précaution qui, d'ailleurs est le seul qui soit consacré comme « principe ». Il est vrai que pour ce dernier, le texte du projet de Charte comporte une restriction en disposant qu'en présence d'un risque potentiel de dommage grave à l'environnement « les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées... ». Le principe ne serait donc opposable qu'aux autorités publiques c'est à dire aussi bien à l'État que les collectivités territoriales mais non aux personnes privées et notamment aux entreprises. Mais, cela ne peut exclure que ce principe de précaution soit directement invocable par les personnes privées à l'encontre des personnes publiques qui ne le mettraient pas en oeuvre, notamment, en ne prenant pas les mesures nécessaires à l'encontre de ceux qui apparaissent susceptibles de créer des menaces.

On le constate, à ce stade du processus, l'innovation constitutionnelle que constitue la Charte de l'environnement pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. Et il est à penser que quelles que soient les précisions qu'apportera le constituant dans la phase finale du processus d'élaboration, la nature de cette Charte est telle qu'elle restera la source de nombreuses incertitudes. Il appartiendra au juge de les résoudre au fil des années sachant que la tâche du juge national sera rendue plus complexe par le fait qu'il devra préciser le sens et la portée de la Charte en tenant compte des réponses qui émergeront progressivement de la Cour de Luxembourg ou de celle de Strasbourg affrontées aux mêmes droits et mêmes principes.

(1) Pour une analyse plus détaillée du processus d'élaboration de la Charte, v. Y. Jégouzo, « La genèse de la Charte de l'environnement », RJE 2003, n° spécial, p. 23.
(2) Ministère de l'Environnement, Rapport de la Commission Coppens, mai 2003.