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Les principes constitutionnels du procès dans la jurisprudence récente des juridictions constitutionnelles européennes

Paul MARTENS - Juge à la Cour d'arbitrage de Belgique, Professeur à l'Université de Liège et à l'Université libre de Bruxelles

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 14 (Dossier : La justice dans la constitution) - mai 2003

La procédure est longtemps apparue comme une branche mineure de la réalisation du droit. Les grandes libertés se trouvaient exprimées dans le droit public, le droit judiciaire étant au droit matériel ce que la plomberie est à l'architecture : un ensemble de règles techniques, incapables d'une perspective qui transcende leur médiocrité utilitaire.

Pourtant, il apparaît depuis quelques années que le droit processuel conditionne l'exercice des libertés, ce qui n'est qu'un retour aux principes classiques. Montesquieu faisait le lien entre la procédure et la liberté(1). Benjamin Constant tenait les formes judiciaires pour « quelque chose d'important et de précis qui force les juges à se respecter eux-mêmes »(2). Motulsky n'hésitait pas à parler de droit naturel pour désigner le respect des droits de la défense(3).

Déjà nos nouveaux Codes de procédure avaient purgé le droit judiciaire des résidus d'un formalisme hérité d'une époque où l'on se souciait davantage d'éconduire le plaideur que de l'accueillir. Mais l'intrusion du droit constitutionnel dans le droit processuel va plus loin, obligeant celui-ci à ouvrir le prétoire pour le mettre aux dimensions des droits qui désormais s'y disputent : on est loin de la multiplication des fins de non-recevoir, des nullités sans grief et des exigences formelles de jadis.

Toutes les juridictions constitutionnelles d'Europe participent à ce mouvement d'émancipation processuelle qui s'identifie avec la démocratie elle-même, spécialement dans les pays qui l'avaient répudiée au cours du siècle passé.

La matière ayant été excellemment traitée dans des ouvrages fondateurs(4)(5), récemment synthétisée pour la France(6), déjà abordée pour la Belgique(7), et remarquablement étudiée en droit comparé(8), on propose une brève revue sélective des décisions récentes des cours européennes. On s'attardera sur la jurisprudence des plus avancées d'entre elles, notamment dans les pays appartenant à l'ancien bloc soviétique, dont l'apport est parfois surprenant(9).

On a pris le parti de mêler les matières pénales, civiles et administratives, ce qui entraîne quelque confusion mais révèle quelques convergences.

I. Le droit au juge

Si l'article 6 de la Convention européenne et la lecture qu'en a faite la Cour de Strasbourg restent le modèle du droit à un procès équitable, le droit constitutionnel a permis de renforcer ou d'élargir les principes européens. Alors même que l'article 13 de la Convention n'exige pas que le recours effectif qu'il garantit à chacun soit un recours juridictionnel, les juges constitutionnels ont consacré le droit au juge, lui donnant un ancrage fondamental qui dénie aux États la faculté d'y déroger.

Consacré explicitement par les constitutions allemande, italienne et espagnole, il a fait l'objet d'une lecture extensive de leurs cours constitutionnelles(10). Prenant appui sur les fondements même de nos États, il est considéré comme « un des aspects de la liberté personnelle » (Suisse, 5 nov. 1998), lié au « principe de la démocratie » (Italie, n° 148).

On le retrouve garanti en toute matière et à tous les stades de la procédure : il implique de pouvoir introduire un recours contre toute décision administrative (Pologne, 14 juin 2001, République tchèque, 27 juin 2001), il ne peut être enlevé en matière électorale (Espagne, 1er juin 2000), il comprend le droit à une audience (République tchèque, 24 sept. 1996), le droit d'être entendu étant parfois considéré comme une exigence de la dignité humaine (Liechtenstein, 5 sept. 1997). Il ne permet d'en priver les justiciables par le procédé suspect de la confirmation législative que pour des raisons impérieuses d'intérêt général (Belgique, nos 16/91, 67/92, 86/98 ; France, 332 DC, 335 DC...), il comprend le droit de faire poser une question préjudicielle à la Cour de justice des Communautés européennes, le refus de le faire pouvant constituer une atteinte au droit constitutionnellement garanti d'avoir une procédure devant un juge légal (Autriche, 26 juin 1997).

Ce droit au juge est parfois entendu comme impliquant le droit à un double degré de juridiction (Pologne, 16 nov. 1999 ; République tchèque, 9 juill. 1998) mais d'autres pays ne le reconnaissent pas au-delà de la matière pénale (Belgique, n° 75/95).

Ce droit de recours est souvent considéré comme impliquant que l'acte attaqué puisse être suspendu, sans quoi c'est le droit à la protection judiciaire qui serait atteint (Espagne, 20 mai 1996 ; Portugal, 4 oct. 2000).

Le droit à un recours juridictionnel suspensif, a été particulièrement consacré à l'égard des candidats-réfugiés menacés d'expulsion (Belgique, n° 43/98): il faut monter haut dans l'Europe pour trouver l'affirmation selon laquelle la loi peut exclure tout contrôle judiciaire même si le ressortissant étranger invoque la violation de l'article 3 CEDH (Danemark, 16 juin 1997).

L'Allemagne, en revanche, exige l'existence de recours suspensifs, offerts à toute personne physique ou morale, qui doivent permettre un contrôle juridictionnel complet en droit et en fait(11). Et la Cour européenne a considéré que l'article 13 de la Convention suppose que les recours puissent empêcher l'exécution des mesures contraires à la Convention dont les conséquences sont « potentiellement irréversibles » (arrêt Conka du 5 févr. 2002).

Dans les pays dont les constitutions récentes portent la marque d'une méfiance à l'égard des pouvoirs qui les avaient conduits au totalitarisme ou à la dictature, l'espoir placé dans le pouvoir judiciaire est exprimé par une norme nouvelle : le droit à la protection juridictionnelle (Italie, art. 24.1), qualifiée parfois d'effective (Espagne, art. 14.1), renforcée par le droit au juge légal (Allemagne, art. 101).

Dans les pays moins marqués par les aventures extrêmes du fascisme et du communisme, des solutions identiques se fondent sur des normes non écrites, telles que les droits de la défense : c'est de leur respect que se déduit l'exigence selon laquelle le recours contre la décision d'un organe non juridictionnel doit être assorti d'un sursis à exécution (France, 224 DC).

Sans qu'elle dispose elle non plus d'un texte explicite, la Cour de justice des Communautés européennes a parachevé l'ouvrage des constitutions, allant jusqu'à exiger que soient assurées des voies de recours là où celles qui existent déjà ne suffiraient pas à assurer la réparation du préjudice causé par un État quand il méconnaît le droit communautaire(12), admettant que le juge interne puisse suspendre lui-même un acte européen suspect(13), s'aventurant même dans l'administration de la preuve pour condamner une prescription irréfragable parce qu'elle exclut tout pouvoir de contrôle du juge(14) et invitant le juge interne à écarter les règles de procédure qui feraient obstacle à l'exercice de droits relevant du droit communautaire : le souci d'effectivité du droit matériel peut aller jusqu'à subvertir les règles de procédure, notamment celles qui, entraînant des déchéances ou des forclusions, rendent impossible ou exagérément difficile l'application du droit communautaire ou empêchent le juge d'examiner d'office sa violation(15).

La Cour de justice a poussé si loin son droit au juge qu'elle se trouve aujourd'hui prise au piège qu'elle a elle-même tendu : son accueil parcimonieux des recours en annulation introduits par des particuliers lui vaut d'être encerclée par les tirs convergents de certains de ses avocats généraux, par une jurisprudence dissidente du tribunal de première instance et par les critiques de la doctrine qui l'exhortent à assouplir sa jurisprudence(16).

Ainsi, allant plus loin que ce qu'exige l'article 13 CEDH, dépassant les matières pénale et civile couvertes par l'article 6 de la Convention, chaque juridiction constitutionnelle bâtit, parfois sans texte et allant, quand il existe, au-delà de sa signification explicite, le droit général à un recours juridictionnel effectif qui devient un des piliers de la démocratie européenne et auquel il ne peut être porté d'atteintes substantielles (France 93-335 DC, 96-373 DC, 99-416 DC, 2000-437 DC).

La France a tout d'abord fondé ce droit au juge sur les droits de la défense, considérés comme un « principe fondamental reconnu par les lois de la République ». Alors qu'ils n'étaient jadis qu'un vague principe général de droit de niveau incertain, ils sont désormais opposables au législateur lui-même et sont souvent désignés comme un droit fondamental à la défense. Mais le Conseil constitutionnel le rattache désormais à la « garantie des droits » de l'article 16 CEDH : le droit au juge devient ainsi une garantie des droits procéduraux par le juge alors même que la Déclaration de 1789 met avant tout en exergue la garantie de la loi (2001-451 DC ; 2002-461 DC).

II. Le droit à la défense ou à la protection judiciaire

Les exigences de ce droit s'affirment même en amont du procès : sera condamné en son nom un mode de notification aléatoire d'un acte judiciaire (Italie, 22 sept. 1998), de même qu'une assignation par voie d'affiche si n'est pas démontrée et consacrée judiciairement l'inutilité, en l'espèce, des autres moyens de notification (Espagne, 23 juin 1997).

C'est au nom de ce droit qu'il sera jugé, au pénal, que la faculté d'être assisté gratuitement par un interprète doit être étendue à un accusé sourd-muet et, plus généralement, à toute personne handicapée (Italie, 22 juill. 1999), qu'une amende fiscale peut être déclarée inconstitutionnelle notamment parce qu'il s'agit d'une sanction infligée sans défense (Espagne, 19 juill. 2000), que l'avocat et l'accusé ne peuvent se voir refuser l'accès au dossier au motif qu'il contient des secrets d'État ou de fonction (Hongrie, 11 mars 1988) et qu'on ne peut davantage en réserver l'accès à l'avocat titulaire d'un permis d'accès aux secrets d'État (Russie, 27 mars 1996). Il n'appartient pas au procureur de permettre ou non à l'accusé de se familiariser avec les pièces du dossier (Roumanie, 23 févr. 1999) et on entrave de manière disproportionnée le droit de se défendre en ne permettant en aucun cas de délivrer au prévenu la copie gratuite des pièces du dossier répressif (Belgique, 2 mars 1995).

Conjugué avec les règles du procès équitable, le droit à la protection juridictionnelle peut amener à censurer la manière dont le juge exerce son office, notamment s'il se déclare à tort compétent (République tchèque, 22 févr. 1996) ou s'il refuse d'interpréter un contrat en fonction de son contenu plutôt que de son intitulé (République tchèque, 22 mars 1995).

Le droit à la protection judiciaire peut aussi avoir des conséquences en aval du procès : c'est lui qui empêche que des autorités locales excipent de l'insaisissabilité de leurs biens pour s'opposer à l'exécution de la chose jugée (Espagne, 15 juill. 1998). Lorsqu'une décision du juge constitutionnel a enlevé sa force exécutoire à une disposition législative ou réglementaire, elle fournit la base juridique à une réouverture de la procédure judiciaire qui avait donné lieu à un jugement fondé sur la disposition désormais inconstitutionnelle (Pologne, 14 juin 1995). Et un jugement rendu en 1977 peut se voir privé de l'autorité de chose jugée s'il s'analyse, en 2001, comme « un acte à motivations politiques par lequel l'État totalitaire entendait se prémunir contre les demandes d'indemnisation présentées par les victimes de ses activités » (République tchèque, 17 janv. 2001).

Au civil, c'est au nom de ce même droit à la défense que sera censurée la passivité d'une cour d'appel qui n'a pas participé activement à la recherche du droit étranger applicable à une séparation matrimoniale dont la demanderesse n'avait apporté qu'un début de preuve (Espagne, 17 janv. 2000).

On est loin de l'image du juge passif, indifférent à l'inégalité des parties litigantes, tel que l'avaient imaginé nos jurisprudences au temps où les libertés n'étaient que formelles. Le juge devient un acteur de la défense. Il ne doit pas l'exercer à la place des parties mais il doit faire en sorte que celles-ci ne soient pas victimes de l'inégalité de leurs armes.

Il faut alors s'assurer que ce juge, sorti de sa torpeur accusatoire, conserve néanmoins les attributs indérogeables de son office : l'indépendance et l'impartialité. Ce sont les vertus qui façonnent sa personne et irriguent sa fonction.

III. L'exigence d'un juge indépendant et impartial

On retrouvera, dans la ligne de la jurisprudence strasbourgeoise, l'exigence d'impartialité souvent réaffirmée, sans toutefois que le juge constitutionnel se laisse aller aux excès auxquels elle a conduit : ainsi une Cour a jugé que l'identité partielle des conseillers d'État qui ont connu successivement de la demande de suspension et de la requête en annulation n'est pas contraire à l'impartialité objective, la décision provisoire ne préjugeant pas de la décision définitive (Belgique, 10 févr. 1999). Et on ne peut davantage critiquer la présence, dans le siège de la Cour constitutionnelle qui rejette un recours manifestement irrecevable, des deux juges rapporteurs qui avaient suggéré cette solution dans un écrit communiqué aux parties, ce qui a assuré la contradiction des débats sans mettre en cause l'impartialité des juges (Belgique, 14 juill. 1997).

Quant à l'exigence d'indépendance, on imagine mal, dans les démocraties occidentales, qu'elle s'exprime dans des questions de rémunération, la fonction de juger étant généralement associée au désintéressement et au mépris des biens matériels. Mais il n'en est pas de même dans les pays où les juges doivent arracher une indépendance que le régime précédent leur avait enlevée. Des juges constitutionnels ont pu y décider que cette indépendance peut être compromise lorsqu'aucune loi ne fixe leur rémunération (Slovaquie, 27 janv. 1995) ou lorsque les dépenses nécessaires à l'entretien du pouvoir judiciaire sont réduites « au-dessous du niveau qui assure la possibilité de l'administration complète et indépendante de la justice conformément à la loi » (Ukraine, 24 juin 1999). Les magistrats ont en effet un droit « inaliénable » à ce que leur traitement ne soit pas diminué : il s'agirait d'une « dévaluation d'un des principes démocratiques fondamentaux, celui de l'indépendance de la magistrature » (République tchèque, 15 sept. 1999), une telle diminution ne pouvant être envisagée qu'avec l'accord du Congrès des juges (Russie, 16 juin 1998).

L'indépendance des juges n'implique aucune immunité mais elle impose un certain respect : si elle doit souffrir une légitime critique des décisions de justice, elle interdit une critique agressive et personnelle visant à jeter le discrédit sur un juge (Espagne, 2 mars 1998). On trouve des nuances comparables dans la jurisprudence strasbourgeoise (arrêt Perna c/ Italie du 25 juill. 2001).

Mais il ne suffit pas d'offrir au juge des garanties statutaires. Encore faut-il lui assurer une plénitude d'appréciation : dans toutes les matières où l'administration exerce un droit de punir, fût-ce sous l'appellation de sanction civile, fiscale ou sociale, il importe que le recours permette au juge d'exercer un pouvoir de pleine juridiction (Belgique, 24 févr. 1999).

Il s'ensuit que, quelle que soit l'intitulé dont on la travestit, toute peine doit faire l'objet d'un contrôle juridictionnel qui permette de lui appliquer les garanties propres à la matière pénale : légalité, non-rétroactivité (sauf si la mesure est adoucie), proportionnalité, interprétation stricte (France, décis. CSA du 17 janv. 1989 ; Belgique, nos 175/2000, 132/2001, 48/2001, 157/2002).

IV. Le droit à un juge qui motive

C'est également du droit à la défense que sera déduit le droit à la motivation des jugements : celle-ci est « un élément de base du droit fondamental à la protection judiciaire effective » (Espagne, 25 nov. 1997 ; Croatie, 13 nov. 1996), qui est violé si la décision judiciaire se borne à reproduire une décision antérieure et à se servir de ses motifs « dans un cas inopportun » (République tchèque, 20 nov. 1997). Il en est de même si la motivation est insuffisante, ce qui équivaut à un déni de justice par « incohérence ou omission » au mépris du droit à la protection judiciaire effective (Espagne, 28 sept. 1998).

Ce droit au juge serait toutefois illusoire s'il ne se doublait d'un autre droit tout aussi fondamental.

V. Le droit à un avocat

Le droit à la défense implique celui de se défendre soi-même ou avec l'assistance d'un avocat et, dans certaines conditions, de bénéficier d'une assistance technique gratuite (Espagne, 6 févr. 1995). Le droit de s'entretenir avec son avocat même pendant la garde à vue participe de l'exigence d'égalité des armes consacrée par la Convention européenne des droits de l'homme. Le libre choix de l'avocat est un droit constitutionnel (Chypre, 11 juill. 1995). Le droit à son assistance est parfois consacré dans « toute procédure devant les tribunaux ou tout autre organe étatique ou administratif », dès le début de la procédure (République tchèque, 5 mai 1996).

Quant au droit à la gratuité de cette assistance pour celui qui n'a pas les moyens de la payer, il s'agit d'un droit constitutionnel (Suisse, 31 mai 1994). Selon la Cour européenne, qui l'a consacré en matière de détention (arrêt Benham du 10 juin 1996), il s'impose également dans une procédure de cassation (arrêt Twalib du 9 juin 1998) et il n'appartient pas à la juridiction concernée de le filtrer en organisant une procédure préalable d'évaluation des chances de succès (arrêt Aerts du 30 juill. 1998), ce qui reviendrait à substituer la procédure accessoire à la procédure principale (Allemagne, 10 août 2001).

Toutes ces garanties peuvent toutefois se révéler illusoires si les procès s'enlisent dans la durée. Il a donc fallu que les cours constitutionnelles se préoccupent de l'érosion que le temps fait subir aux procédures.

VI. La justice et le temps

Muni d'un juge accessible, aidé d'un avocat qui l'assiste ou le représente, sans que cette dernière faculté puisse lui être enlevée en matière pénale (arrêt de Strasbourg Van Geysegem c/ Belgique du 21 janv. 1999), encore faut-il que le justiciable ne soit pas privé de son droit à un recours effectif, par exemple, par un délai de recours à ce point bref - deux jours - qu'il est porté atteinte à « la prééminence du droit » (Autriche, 24 juin 1998). Mais c'est surtout le dépassement du délai raisonnable qui est condamné : l'abondante jurisprudence strasbourgeoise est suffisamment connue pour qu'on se borne à y renvoyer, tout en rappelant que cette exigence s'applique aussi aux cours constitutionnelles (arrêt Sussman du 16 sept. 1996). Plus intéressantes sont les précisions données par les plus explicites des cours constitutionnelles : il sera précisé que « le droit fondamental à un procès sans retard indu » (art. 24.2, de la Constitution) implique « la nécessité de doter les organes judiciaires des moyens en personnel et matériel nécessaires » (Espagne, 12 nov. 1996). Du droit de chacun « à l'accomplissement personnel » et du « principe de la primauté du droit » découle l'obligation d'organiser un système judiciaire efficace, « ce qui nécessite que les juridictions soient pourvues en personnel de manière adéquate » (Allemagne, 17 nov. 1999). L'exigence du délai raisonnable peut être violée non seulement si le tribunal fait preuve de passivité mais aussi s'il prend des mesures erronées : « peu importe de savoir si l'insécurité demeure parce que l'organe judiciaire n'agit pas ou parce qu'il prend des mesures qui ne sont pas celles qui conviennent » (Slovaquie, 21 avr. 1999). Dans les pays où la Cour constitutionnelle peut censurer les actes judiciaires, il lui arrive d'ordonner à un tribunal « de ne pas retarder davantage la procédure et de traiter immédiatement la demande des requérants » (République tchèque, 5 nov. 1996).

Enfin, les juges ne peuvent s'abstenir de juger sous prétexte que l'écoulement du temps a rendu le recours sans objet (Allemagne, 19 juin 1997).

On voit ainsi la justice constitutionnelle se préoccuper de ce que les juges ne ruinent pas les vertus du procès équitable en obligeant les justiciables à réagir trop tôt, en se permettant de juger trop tard ou en prétextant qu'il est trop tard pour le faire utilement : elle indique clairement aux États et à leurs juges que le procès équitable est pour eux une obligation de résultat.

VII. Droit au juge et autres droits fondamentaux

Ce qui impressionne dans la plupart de ces décisions, c'est que le droit au juge, à la défense, à la protection judiciaire s'enracine dans des déclamations à ce point solennelles que son fondement paraît à la fois vague, évident, multiple et pour tout dire métaphysique. Il se présente désormais comme un invariant de la démocratie au même titre que le droit à l'égalité qui, d'ailleurs, lui sert aussi de fondement : c'est au nom de l'égalité que sera consacré le principe du contradictoire (Russie, 14 avr. 1999) et le droit des personnes morales d'être exonérées des frais de justice au même titre que les personnes physiques si elles sont dans le besoin (République tchèque, 3. sept. 1998).

Mais dès lors qu'elle se range au premier rang des droits fondamentaux, la justice devra y subir l'affrontement d'autres libertés de rang équivalent : ainsi, c'est au nom du droit constitutionnel à l'information que la Cour constitutionnelle slovaque a censuré le juge qui avait pris une ordonnance interdisant l'enregistrement des débats d'un procès public en diffamation (12 mai 1997). Il est plus surprenant de lire que, selon la même Cour, le droit donné au procureur général d'intervenir dans une affaire civile sans qu'une partie le lui demande, de même que son droit d'introduire un recours afin d'harmoniser la jurisprudence, est contraire, à la fois, au respect de la vie privée, à l'égalité des parties devant la loi et à l'indépendance de la justice (10 sept. 1996).

Ces décisions sont propres à la situation d'États post-communistes qui semblent d'autant plus s'armer constitutionnellement contre le retour du totalitarisme qu'ils avaient douloureusement et parfois vainement tenté de s'opposer à lui avant même qu'il ne s'effondrât : parmi les États du pacte de Varsovie, la Tchécoslovaquie n'était pas le plus soumis.

Mais elles expriment l'irruption du fondamental dans le processuel et le brouillage des limites entre la procédure et le fond qu'on retrouve jusque dans la jurisprudence strasbourgeoise puisqu'une erreur manifeste d'appréciation commise par une cour suprême viole le droit à un procès équitable (arrêt Dulaurans c/ France du 21 mars 2000).

Sans doute ne faut-il pas se laisser emporter par ce fondamentalisme procédural. Mais il est à la mesure des excès inverses qui, dans le passé, firent des juges, par docilité positiviste, si pas les complices, à tout le moins les spectateurs indifférents d'une négation des libertés essentielles perpétrée sous le couvert des lois, au mépris de constitutions qui, à l'époque, n'avaient pas de juges pour les défendre.

(1) Albert Fettweis, Manuel de procédure civile, Fac. dr. Liège, 1987, p. 6.
(2) Cité par Thierry Renoux, Le Conseil constitutionnel et l'autorité judiciaire, PUAM-Economica, 1984, p. 335.
(3) Henri Motulsky, « Le droit naturel dans la pratique jurisprudentielle : le respect des droits de la défense en procédure civile », Mélanges Roubier, 1961, t. II, p. 75.
(4) Thierry Renoux, op. cit., et « Le droit au recours juridictionnel en droit constitutionnel français », in Mélanges offerts à Jacques Velu, Bruylant, 1992, p. 348.
(5) Thierry Renoux et Michel de Villiers, Code constitutionnel, Litec, 2001.
(6) L. Favoreu, P. Gaïa, R. Ghevontian, J.-L. Mestre, O. Pfersmann, A. Roux et G. Scoffoni, Droit constitutionnel, Précis Dalloz, 2002, pp. 816 à 828.
(7) Paul Martens, « La constitutionnalisation du droit juridictionnel », Mélanges Hannequart-Rasir, Kluwer 1997, pp. 285 à 301.
(8) L. Favoreu, P. Gaïa, R. Ghevontian, L. Melin-Soucramanien, O. Pfersmann, J. Pini, A. Roux, G. Scoffoni, J. Tremeau, Droit des libertés fondamentales, Précis Dalloz, 2002, pp. 264 à 278 et 474 à 478.
(9) On identifiera ci-après les cours constitutionnelles ou les juridictions qui en tiennent lieu par l'indication du pays auquel elles appartiennent. Les décisions citées sans référence ont été publiées au Bulletin de jurisprudence constitutionnelle édité par la Commission de Venise.
(10) Droit des libertés fondamentales, op. cit., p. 266.
(11) Droit des libertés fondamentales, op. cit., p. 267.
(12) Arrêt Francovitch du 9 nov. 1995, Rec. I-5357 ; Brasserie du pêcheur, 5 mars 1996, Rec. I-1029.
(13) Arrêt Atlanta du 19. nov. 1975, Rec. I-3761.
(14) Arrêt Johnston du 15 mai 1986, Rec. p. 1651.
(15) Arrêt Peterbroek du 14. déc. 1995, Rec. I-4599.
(16) Arrêt du Tribunal de première instance du 3 mai 2002, Europe, juill. 2002, p. 12 ; note Jean-Louis Clergerie, « L'élargissement des possibilités de recours ouverts aux particuliers en matière d'annulation », D. 2002, J., p. 2755 ; note F. Berrod et F. Mariatte, « Le retour de la procession d'Echternach », Europe, oct. 2002, p. 7 ; Denis Waelbroeck, « Le droit au recours juridictionnel effectif du particulier : trois pas en avant, deux pas en arrière », CDE 2002, p. 3.