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Les statuts de la Corse

Michel BERNARD - Président de section honoraire au Conseil d'État

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 12 (Dossier : Le droit constitutionnel des collectivités territoriales) - mai 2002

Rattachée à la France par le traité de Versailles de 1768, la Corse a pendant plus de deux siècles été administrée dans les mêmes conditions que les autres parties du territoire national. Constituée de deux départements en 1793, puis d'un seul à partir de 1811, elle a été à nouveau divisée en deux départements en 1975 et simultanément érigée en région.

C'est la loi n° 82-214 du 2 mars 1982 portant statut particulier de la région de Corse : organisation administrative qui l'a dotée, pour la première fois, d'un statut distinct de celui des autres régions. Cette loi a été remplacée par la loi n° 91-428 du 13 mai 1991 portant statut de la collectivité territoriale de Corse, puis par la loi n° 2002-92 du 22 janvier 2002 relative à la Corse.

Ces trois lois ont été déférées à la censure du Conseil constitutionnel. La première a été déclarée non contraire à la Constitution par décision n° 82-138 DC du 25 février 1982. Mais par décisions n° 91-290 DC du 9 mai 1991 et n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002, le Conseil a déclaré non conformes à la Constitution plusieurs dispositions importantes des lois de 1991 et de 2002.

Des trois décisions du Conseil constitutionnel, ressortent deux idées essentielles :

  • la Corse est une collectivité territoriale spécifique,
  • la Corse est une partie intégrante de la République.

I. La Corse : collectivité territoriale spécifique

S'appuyant sur les dispositions de l'article 72 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a admis que la Corse peut être dotée d'un statut spécifique, mais que ce statut doit rester un statut de collectivité territoriale conciliant le principe de libre administration des collectivités avec les prérogatives de l'État.

A. La Corse peut être dotée d'un statut spécifique.

Aux termes du 1er alinéa de l'article 72 de la Constitution : « Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les territoires d'outre-mer. Toute autre collectivité territoriale est créée par la loi. »

Pour admettre, par sa décision n° 82-138 DC, que la loi avait pu doter la Corse d'un statut particulier, le Conseil constitutionnel a dû écarter deux objections.

En premier lieu, il a jugé « que les dispositions de l'article 72, qui, dans un alinéa concernant tant les collectivités de la métropole que celles d'outre-mer, donnent compétence à la loi pour créer d'autres collectivités territoriales, ne sauraient voir leur application réduite aux seules collectivités d'outre-mer » (cons. n° 3).

En second lieu, il a estimé que ces dispositions n'excluaient « nullement la création de catégories de collectivités territoriales qui ne comprendraient qu'une unité », comme la loi l'avait déjà fait pour Paris et pour Mayotte (cons. n° 4).

Dans sa décision n° 91-290 DC, le Conseil constitutionnel a réfuté une argumentation voisine, tirée de ce que l'organisation institutionnelle prévue par la loi du 13 mai 1991 aurait conféré à la Corse un statut n'ayant rien de commun avec celui des collectivités territoriales métropolitaines et s'apparentant à une « organisation particulière » que l'article 74 de la Constitution réserve aux territoires d'outre-mer. Le Conseil a répondu que la consécration par les articles 74 et 76 de la Constitution du particularisme de la situation des territoires d'outre-mer ne fait pas obstacle à ce que le législateur crée une nouvelle catégorie de collectivité territoriale, même ne comprenant qu'une unité, et la dote d'un statut et d'une organisation administrative spécifiques (cons. nos 18 et 20).

Il subsiste toutefois une différence importante entre le statut de la Corse et celui des territoires d'outre-mer. Le Conseil constitutionnel a reconnu au législateur la possibilité, sur le fondement de l'article 74 de la Constitution, de déroger aux règles de répartition des compétences entre la loi et le règlement (déc. n° 65-34, L. 2 juill. 1965). Une telle possibilité est limitée aux territoires d'outre-mer et n'existe pas pour la Corse (déc. n° 91-190 DC, cons. n° 18, déc. n° 2001-454 DC, cons. n° 21).

B. Le statut de la Corse doit respecter le principe de la libre administration des collectivités territoriales

La décision n° 91-290 DC constate que le principe de la libre administration des collectivités territoriales par des assemblées élues est respecté par le statut de 1991, en ce qui concerne l'administration de la collectivité territoriale de Corse, dès lors que « l'Assemblée de Corse, élue au suffrage universel direct, est investie du pouvoir de régler par ses délibérations les affaires de la collectivité territoriale de Corse » et « que, si la loi institue un Conseil exécutif doté de pouvoirs propres, ce conseil est élu par l'Assemblée de Corse en son sein et est responsable devant elle » (cons. n° 20).

Le statut d'une collectivité territoriale doit garantir non seulement la libre administration de cette collectivité, mais aussi celle des autres collectivités territoriales. Le législateur n'a donc pu ériger la Corse en collectivité territoriale à statut particulier, compte tenu de ses caractères spécifiques, qu'à condition de ne pas mettre en cause l'existence des deux départements et de ne pas affecter de façon substantielle leurs attributions (déc. n° 91-290, cons. nos 33 et 34).

Le principe de libre administration a aussi pour effet d'interdire toute tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre. A l'encontre de la dernière loi relative à la Corse il avait été soutenu que dans plusieurs de ses articles elle instituait une tutelle de la collectivité territoriale de Corse sur les départements ou les communes. Tel aurait été le cas notamment de l'article 19, qui donne compétence à l'Assemblée de Corse pour prononcer le classement des stations touristiques ou de l'article 23, qui confie au président du conseil exécutif la coprésidence de la commission des sites et le pouvoir de nommer la moitié de ses membres, alors que ce conseil est amené à se prononcer sur des matières qui intéressent directement les collectivités territoriales et en particulier les communes. Le Conseil a rejeté globalement cette argumentation, en affirmant qu'aucune des dispositions critiquées « ne méconnaît les compétences propres des communes et des départements ou n'établit de tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre » (cons. n° 29). De même, les dispositions de l'article 1er aux termes desquelles « l'Assemblée règle par ses délibérations les affaires de la Corse, si elles ne précisent pas qu'il s'agit des seules affaires de la collectivité territoriale de Corse, ne peuvent être entendues comme ayant une autre portée et ne placent donc pas les communes et les départements sous la tutelle de la collectivité territoriale » (cons. n° 7).

C. Le statut de la Corse doit respecter les prérogatives de l'État

Les prérogatives de l'État qui doivent être respectées sont celles du délégué du gouvernement mentionnées au 3e alinéa de l'article 72 de la Constitution, mais aussi les compétences conférées au gouvernement par les articles 20, 21 et 39 et au Parlement par l'article 37.

1) Les pouvoirs du délégué du gouvernement

Dans l'exercice de la compétence qu'il tient du 1er alinéa de l'article 72, le législateur doit « assurer le respect des prérogatives de l'État comme l'exige le troisième alinéa du même article » (déc. n° 91-290, cons. 19). Aux termes de cet alinéa : « Dans les départements et les territoires, le délégué du gouvernement a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois » Bien que ce texte ne vise que les départements et les territoires, les prérogatives qu'il reconnaît à l'État doivent aussi être sauvegardées dans d'autres collectivités territoriales créées par la loi : régions (déc. n° 82-137 DC, 25 févr. 1982, cons. n° 4) ou collectivité territoriale de Corse (déc. n° 91-290 DC, 9 mai 1991). Mais le contrôle administratif du délégué du gouvernement peut se réduire à la faculté de saisir la juridiction administrative avant que les actes qu'il estime contraires à la légalité ne soient rendus exécutoires (déc. n° 82-137 DC, cons. n° 7).

2) Les compétences du gouvernement

Dans sa décision du 9 mai 1991, le Conseil constitutionnel a jugé « que le fait de prévoir la consultation de l'Assemblée de Corse sur les projets de loi comportant des dispositions spécifiques à la Corse ne saurait avoir une quelconque influence sur la régularité de la procédure législative, laquelle relève de la Constitution et des lois organiques prises pour son application ; qu'ainsi, (cette) consultation... ne saurait en rien limiter le droit d'initiative du gouvernement en matière législative » (cons. n° 48).

De même, les dispositions « qui confèrent à l'Assemblée de Corse un pouvoir de proposition dans des domaines qui ne sont pas sans lien avec ses compétences, ne sont pas en elles-mêmes contraires à la Constitution » (cons. n° 49).

En revanche la disposition qui fait obligation au Premier ministre de se justifier dans un délai déterminé sur la suite à donner aux propositions de l'Assemblée de Corse constitue une injonction du législateur au gouvernement, qui doit être déclarée contraire à la Constitution (cons. nos 50 et 51).

La loi du 22 janvier 2002 accorde à nouveau à l'Assemblée de Corse un pouvoir de proposition en matière législative, dont la conformité à la Constitution a été admise sans difficulté, dès lors qu'aucune obligation n'était faite au gouvernement quant à la suite à donner aux propositions de l'Assemblée de Corse (cons. n° 17).

N'est pas non plus contraire à la Constitution la disposition conférant à l'Assemblée de Corse le pouvoir de proposer la modification ou l'adaptation de dispositions réglementaires, dès lors qu'elle ne lui transfère, par elle-même, aucune matière relevant du domaine réglementaire (cons. n° 9).

Plusieurs autres dispositions de la loi ont bien, en revanche, doté la collectivité territoriale de Corse d'un pouvoir réglementaire. Mais si l'article 21 de la Constitution dispose que le Premier ministre exerce le pouvoir réglementaire, l'article 72 de la Constitution, qui prévoit que les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus, permet au législateur « de confier à une catégorie de collectivités territoriales le soin de définir, dans la limite des compétences qui lui sont dévolues, certaines modalités d'application d'une loi » (cons. n° 12).

Dans une décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, le Conseil avait déjà admis que les dispositions de l'article 21 de la Constitution « ne font pas obstacle à ce que le législateur confie à une autorité de l'État autre que le Premier ministre le soin de mettre en oeuvre une loi ». Cette même faculté est donc ouverte au profit des collectivités territoriales.

Mais l'attribution d'un pouvoir réglementaire à ces collectivités « ne saurait conduire à ce que les conditions essentielles de mise en oeuvre des libertés publiques et par suite l'ensemble des garanties que celles-ci comportent dépendent des décisions de collectivités territoriales et, ainsi puissent ne pas être les mêmes sur l'ensemble du territoire de la République » (cons. n° 12). Une semblable limitation avait déjà été imposée dans le cas d'attribution à des collectivités territoriales du pouvoir de prendre des décisions individuelles (déc. n° 84-185 DC, 18 janv. 1985).

En outre le pouvoir réglementaire dont dispose une collectivité territoriale ne peut s'exercer en dehors du cadre des compétences qui lui sont dévolues par la loi et ne peut avoir pour effet de mettre en cause le pouvoir réglementaire d'exécution des lois que l'article 21 de la Constitution attribue au Premier ministre (cons. n° 13).

Enfin, la loi doit définir précisément le champ d'application, les modalités d'exercice et les autorités responsables de ce pouvoir réglementaire (cons. n° 29).

Faisant application des principes ainsi énoncés, le Conseil a admis la constitutionnalité des diverses dispositions de la loi de 2002 qui attribuent à la collectivité territoriale de Corse un pouvoir réglementaire, sous réserve que ces dispositions soient entendues comme rappelant que ce pouvoir n'a pas une portée générale et ne peut s'exercer en dehors du cadre des compétences dévolues par la loi à la collectivité territoriale (cons. nos 13, 14, 15, 29 et 30).

3) Les compétences du législateur

La décision n° 91-290 avait constaté que la loi du 13 mai 1991 n'avait attribué ni à l'Assemblée de Corse ni au Conseil exécutif de compétences ressortissant au domaine de la loi (cons. n° 20).

Il en va autrement pour la loi du 22 janvier 2002 qui, dans la rédaction adoptée par le Parlement, prévoyait que « lorsque l'Assemblée de Corse estime que les dispositions législatives en vigueur ou en cours d'élaboration présentent pour l'exercice des compétences de la collectivité territoriale, des difficultés d'application liées aux spécificités de l'île, elle peut demander au gouvernement que le législateur lui ouvre la possibilité de procéder à des expérimentations comportant le cas échéant des dérogations aux règles en vigueur, en vue de l'adoption ultérieure par le Parlement de dispositions législatives appropriées ».

Pour soutenir, contrairement à l'avis du Conseil d'État, que ce texte n'était pas contraire à la Constitution, le gouvernement et la majorité de l'Assemblée nationale avaient invoqué une décision n° 93-322 DC du 28 juillet 1993 concernant une loi relative aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, qui avait admis qu'il est loisible au législateur de prévoir la possibilité d'expériences comportant des dérogations à des dispositions législatives de nature à lui permettre d'adopter par la suite, au vu des résultats de celles-ci, des règles nouvelles.

Mais le Conseil constitutionnel s'est refusé à étendre cette jurisprudence aux expérimentations auxquelles l'Assemblée de Corse aurait pu être autorisée à procéder. Après avoir rappelé qu'en vertu des articles 3, 34 et 38 de la Constitution « le législateur ne saurait déléguer sa compétence dans un cas non prévu par la Constitution » (cons. n° 20), il a décidé « qu'en ouvrant au législateur, fût-ce à titre expérimental, dérogatoire et limité dans le temps, la possibilité d'autoriser la collectivité territoriale de Corse à prendre des mesures relevant du domaine de la loi, la loi déférée est intervenue dans un domaine qui ne relève que de la Constitution » (cons. n° 21).

En revanche en autorisant l'Assemblée de Corse à présenter, dans certaines matières de sa compétence, des propositions tendant à modifier ou à adapter des dispositions législatives en vigueur ou en cours d'élaboration, la loi de 2002 n'a, par elle même, transféré à la collectivité territoriale aucune matière relevant du domaine de la loi (cons. n° 17).

II. La Corse : partie intégrante de la République

Aux termes de l'article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible... Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. » Le Conseil constitutionnel a veillé à ce que le statut de la Corse respecte ces deux principes complémentaires d'indivisibilité de la République et d'égalité des citoyens.

A. Le statut de la Corse doit respecter l'indivisibilité de la République

L'article 1er du statut de 1991, adopté par le Parlement malgré l'avis défavorable du Conseil d'État, qui l'avait considéré comme inconstitutionnel, disposait que « la République française garantit à la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et sociaux spécifiques ».

Le Conseil constitutionnel a jugé que « la mention faite par le législateur du »peuple corse, composante du peuple français« est contraire à la Constitution, laquelle ne connaît que le peuple français sans distinction d'origine, de race ou de religion » (cons. n° 13). Pour justifier cette affirmation, le Conseil relève que le préambule de la Constitution de 1958, comme celui de la Constitution de 1946, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de nombreux textes constitutionnels depuis deux siècles, se réfèrent uniquement au concept juridique de « peuple français », qui a ainsi valeur constitutionnelle (cons. n° 12).

Si le principe d'indivisibilité de la République a été proclamé avec une force et une netteté particulières dans la décision n° 290 DC du 9 mai 1991, il était déjà mentionné dans la décision n° 82-138 DC, qui relevait que « le texte de la loi déférée au Conseil constitutionnel ne comporte pas de disposition qui puisse, en tant que telle, être regardée comme portant atteinte au caractère indivisible de la République et à l'intégrité du territoire national » (cons. n° 9). En précisant qu'il se prononçait ainsi exclusivement sur « le texte de la loi », le Conseil avait réservé la question de la constitutionnalité de la reconnaissance du « peuple corse » par l'exposé des motifs du projet de loi. Mais en 1991 cette expression figurait dans le texte même de la loi et le Conseil devait donc en apprécier la constitutionnalité.

La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er de la loi de 1991 n'a eu aucune conséquence sur l'appréciation de la constitutionnalité des autres articles de la loi, dont l'article 1er n'était pas inséparable, mais elle a eu un grand retentissement politique et les principes sur lesquels elle se fonde ont été à nouveau appliqués dans des décisions postérieures.

Ainsi, dans sa décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999 relative à la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, le Conseil constitutionnel, après avoir rappelé que, d'après l'article 1er de la Constitution « la France est une République indivisible », ajoute que « le principe d'unicité du peuple français, dont aucune section ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale, a également valeur constitutionnelle » et que « ces principes fondamentaux s'opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance » (cons. nos 5 et 6). Dans une formulation plus complète et plus précise, cette décision confirme les principes dégagés par la décision n° 91-290 DC.

Sans y être invoqués de façon aussi formelle qu'en 1991, les principes d'indivisibilité de la République et d'unicité du peuple français, sont à nouveau consacrés par la décision n° 2001-454 DC, qui cite, parmi les textes sur lesquels elle se fonde, pour déclarer inconstitutionnelle la possibilité d'autoriser la collectivité territoriale de Corse à prendre des mesures relevant du domaine de la loi, l'article 3 de la Constitution, selon lequel aucune section du peuple ne peut s'attribuer l'exercice de la souveraineté nationale (cons. n° 19).

B. Le statut de la Corse doit respecter l'égalité entre les citoyens

Le principe d'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine est proclamé par l'article 1er de la Constitution en même temps que celui de l'indivisibilité de la République et la notion de « peuple corse, composante du peuple français » est contraire à la fois à ces deux principes (déc. n° 91-290 DC, cons. n° 13).

Mais une autre disposition d'un des statuts de la Corse a été déclarée inconstitutionnelle pour méconnaissance du principe d'égalité devant la loi. C'est l'article 7 de la loi de 1991, qui instituait une incompatibilité entre le mandat de conseiller à l'Assemblée de Corse et celui de conseiller général, alors que sur l'ensemble du territoire de la République le mandat de conseiller général est cumulable avec celui de conseiller régional, auquel la loi assimile le mandat de conseiller à l'Assemblée de Corse au regard de la réglementation générale des cumuls (déc. n° 91-290 DC, cons. n° 33).

Une autre disposition n'a été déclarée conforme à la Constitution que sous une réserve destinée à assurer le respect du principe d'égalité. Le statut de 1991 avait prévu que « l'Assemblée de Corse adopte un plan de développement de l'enseignement de la langue et de la culture corses, prévoyant notamment les modalités d'insertion de cet enseignement dans le temps scolaire ». Le Conseil constitutionnel avait jugé « que cet enseignement n'est pas contraire au principe d'égalité dès lors qu'il ne revêt pas un caractère obligatoire ; qu'il n'a pas davantage pour objet de soustraire les élèves scolarisés dans les établissements de la collectivité territoriale de Corse aux droits et obligations applicables à l'ensemble des usagers des établissements qui assurent le service public de l'enseignement ou sont associés à celui-ci » (cons. n° 37).

Les auteurs du projet de loi relatif à la Corse de 2001 ont souhaité aller plus loin que le statut de 1991. Leur projet prévoyait que « la langue corse est enseignée dans le cadre de l'horaire normal des écoles maternelles et élémentaires, à tous les élèves, sauf volonté contraire des parents ou du représentant légal de l'enfant ». Ce texte a fait l'objet d'un avis défavorable du Conseil d'État, qui a considéré qu'il contraignait « à la différence de la procédure d'inscription applicable à tous les autres enseignements optionnels, les représentants de l'enfant à accomplir une démarche expresse pour faire dispenser l'élève de l'obligation de suivre cet enseignement » et il a estimé que cela reviendrait « à instituer dans les faits un enseignement obligatoire de la langue corse » (rapport n° 2995 de M. Le Roux au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale, p. 196).

Afin d'échapper à cette critique, sans reconnaître expressément que l'enseignement de la langue corse ne peut avoir qu'un caractère facultatif, la loi votée par le Parlement retient une rédaction inspirée du statut d'autonomie de la Polynésie française, qui prévoit que « la langue tahitienne est une matière enseignée dans le cadre de l'horaire normal des écoles maternelles et élémentaires ». Mais comme il l'avait fait pour la Polynésie (déc. n° 96-373 DC, 9 avr. 1996, cons. n° 92), le Conseil constitutionnel n'a admis la constitutionnalité d'une telle rédaction que sous une réserve qui reprend, en la précisant, l'interprétation donnée par la décision de 1991. Cette décision considérait que l'enseignement de la langue corse n'avait pas un caractère obligatoire, sans autre précision. La décision relative à la Polynésie affirmait que l'enseignement de la langue locale ne saurait revêtir un caractère obligatoire pour les élèves. La décision n° 2001-454 DC ajoute qu'il ne peut pas davantage avoir ce caractère pour les enseignants et précise qu'il doit revêtir un caractère facultatif « tant dans son principe que dans ses modalités ». Il ne doit pas non plus, comme l'avaient déjà déclaré les deux précédentes décisions, soustraire les élèves aux droits et obligations applicables à l'ensemble des usagers. En outre, alors qu'en 1991 le Conseil s'était borné à faire du texte de la loi « une interprétation neutralisante », qui le rendait conforme à la Constitution, il subordonne expressément en 2002 la constitutionnalité du texte à une réserve d'interprétation (cons. nos 25 et 26).

Enfin, même si la décision n° 2001-454 ne le rappelle pas, il résulte d'une décision rendue quelques jours plus tôt (déc. n° 2001-456, 27 déc. 2001, cons. n° 49) qu'en vertu des dispositions de l'article 2 de la Constitution, aux termes desquelles « la langue de la République est le français », l'usage d'une langue autre que le français ne peut être imposé aux élèves des établissements de l'enseignement public ni dans la vie de l'établissement, ni dans l'enseignement des disciplines autres que celles de la langue considérée.

Ainsi le Conseil constitutionnel a estimé à plusieurs reprises que des dispositions des statuts de la Corse méconnaissaient ou pourraient être interprétées comme méconnaissant le principe d'égalité devant la loi. Mais les cas où il a écarté des moyens tirés de la violation de ce principe sont nettement plus nombreux.

En 1982, il a jugé que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur édicte des mesures d'amnistie ne s'appliquant qu'à des infractions en rapport avec la détermination du statut particulier de la Corse (cons. n° 13).

En 1991, il a décidé que la situation des listes électorales des communes de Corse présentait des particularités qui autorisaient le législateur, dans le cadre de la réorganisation administrative de la Corse, à arrêter des modalités spécifiques de révision des listes électorales, sans méconnaître le principe d'égalité devant la loi (cons. n° 42).

En 2002, il a écarté le moyen tiré de la violation du principe d'égalité par diverses dispositions transférant à la collectivité territoriale de Corse des compétences de l'État, en se fondant sur ce « qu'eu égard aux caractéristiques géographiques et économiques de la Corse, à son statut particulier au sein de la République et au fait qu'aucune des compétences ainsi attribuées n'intéresse les conditions essentielles de mise en oeuvre des libertés publiques, les différences de traitement qui résulteraient de ces dispositions entre les personnes résidant en Corse et celles résidant dans le reste du territoire national ne seraient pas constitutives d'une atteinte au principe d'égalité » (cons. n° 29).

En 2002 également, il a admis la constitutionnalité d'une disposition accordant aux employeurs de main-d'oeuvre installés en Corse le bénéfice d'une aide de l'État dans la limite de 50 % des cotisations patronales dues au régime de base obligatoire de sécurité sociale des salariés agricoles. Pour décider que cette aide n'était pas contraire au principe d'égalité, il a relevé qu'elle « est édictée dans la perspective d'un redressement de l'agriculture corse dont le législateur a pu estimer la situation dégradée au regard d'indicateurs objectifs » et qu'elle « est fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec le but d'intérêt général poursuivi par le législateur » (cons. n° 34 et 35).

La décision du Conseil constitutionnel sur ce point doit être rapprochée de la décision n° 2000-441 DC du 28 décembre 2000, qui avait déclaré contraire à la Constitution l'article 64 de la loi de finances rectificative pour 2000 faisant bénéficier les exploitants agricoles installés en Corse d'un plan d'apurement de leurs dettes sociales pouvant comporter des reports et remises de ces dettes. Le Conseil avait alors estimé qu'il ne résultait ni des termes de la disposition contestée ni des travaux préparatoires qu'une situation particulière à la Corse justifiait que les exploitants agricoles qui y sont installés bénéficient seuls de ces mesures et que « ni la loi, ni les travaux préparatoires n'évoquent un motif d'intérêt général de nature à fonder une telle différence de traitement ».

La différence de solution entre la décision du 28 décembre 2000 et celle du 17 janvier 2002 peut s'expliquer, d'une part, par le fait, relevé par cette dernière décision, que la disposition législative dont elle admet la constitutionnalité ne comporte plus d'exonération de cotisations, mais seulement une subrogation partielle de l'État dans la dette de cotisation de l'employeur, d'autre part et surtout, par le fait que le législateur s'est appuyé en 2001 sur des indicateurs objectifs, examinés lors des travaux préparatoires, pour estimer que l'agriculture corse était dans une situation dégradée justifiant des mesures particulières d'aide en sa faveur.

La violation du principe d'égalité devant la loi et devant l'impôt avait aussi été invoquée à l'encontre de la loi du 27 décembre 1994 portant statut fiscal de la Corse. Mais, par décision n° 94-350 du 20 décembre 1994, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions critiquées de cette loi se bornaient à maintenir l'ensemble des dispositions en vigueur de ce statut, sans les modifier, les compléter ou affecter leur domaine. Les moyens invoqués à l'encontre de ce texte dépourvu d'effet normatif ne pouvaient donc être accueillis (déc. n° 94-350 DC, 20 déc. 1994).

La compatibilité du statut fiscal dérogatoire de la Corse avec le principe d'égalité a à nouveau été examinée à l'occasion de la dernière loi relative à la Corse, qui apporte diverses modifications à ce statut. Alors que depuis deux siècles les successions en Corse ne sont pas imposées, le projet soumis par le gouvernement au Conseil d'État prévoyait un retour progressif au droit commun au cours d'une période transitoire prenant fin le 31 décembre 2015. Le Conseil d'État a admis que « l'intérêt général qui s'attache au rétablissement de l'égalité devant l'impôt par le retour au droit commun en matière d'imposition des successions en Corse, après une très longue période de non droit génératrice de désordres juridiques et de profondes inégalités avec le continent pouvait s'accommoder d'une période transitoire au cours de laquelle serait franchie une étape significative de réduction de ces inégalités ». Mais il a estimé que les dispositions du projet « par leur caractère trop général, laisseraient subsister, pendant longtemps, entre les héritiers de biens immobiliers, selon que ces biens sont situés en Corse ou sur le continent, des discriminations, qui ne peuvent être pleinement justifiés ni par des différences de situation ni par des objectifs d'intérêt général en rapport avec l'objet de la loi et seraient donc contraires au principe constitutionnel d'égalité » (rapp. Le Roux, préc., p. 349). Malgré cet avis défavorable, le gouvernement a maintenu son projet, qui a été voté sans modification par le Parlement et n'a pas été contesté par les parlementaires ayant saisi le Conseil constitutionnel et celui-ci n'a pas soulevé d'office la question de la conformité à la Constitution des dispositions que le Conseil d'État avait considéré comme inconstitutionnelles.

* Sur les 199 articles que comptaient au total les trois lois successives relatives au statut de la Corse, sept seulement ont fait l'objet, en tout ou en partie, de déclarations d'inconstitutionnalité ou de réserves d'interprétation. Il s'agissait, il est vrai, d'articles revêtant une importance particulière sur le plan politique, mais en pratique les décisions du Conseil constitutionnel n'ont eu que des conséquences relativement limitées ; elles n'ont pas empêché de doter la Corse d'un statut spécifique, de la faire bénéficier d'une décentralisation plus large que les autres collectivités territoriales métropolitaines et d'y mettre en place des institutions originales possédant des pouvoirs effectifs.

En dehors des conséquences qu'elles ont pu avoir au point de vue politique, l'intérêt de ces décisions sur le plan juridique résulte de ce qu'elles ont permis au Conseil de préciser sa jurisprudence concernant des principes constitutionnels particulièrement importants : indivisibilité de la République, égalité des citoyens devant la loi, libre administration des collectivités territoriales, respect des prérogatives de l'État.

D'une décision à l'autre, cette jurisprudence s'est précisée, mais elle n'a pas varié et elle est restée pleinement cohérente avec la jurisprudence générale du Conseil constitutionnel. Dans le respect des principes constitutionnels, elle permet de prendre non seulement pour la Corse, mais aussi pour les autres collectivités territoriales, de nouvelles mesures de décentralisation. Elle s'oppose en revanche à ce que, en l'absence de révision constitutionnelle, des parties du territoire français métropolitain puissent être dotés de statuts d'autonomie comparables à ceux des territoires d'outre-mer ou à ceux de certains pays ou régions dans des États voisins qui n'ont pas la même tradition unitaire que la France.