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Départements d'outre-mer : l'assimilation en questions

Anne-Marie Le Pourhiet - Professeur à l'Université Rennes I

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 12 (Dossier : Le droit constitutionnel des collectivités territoriales) - mai 2002

La loi du 19 mars 1946 érigeant les quatre « vieilles colonies » de Guadeloupe, Guyane, Martinique et la Réunion en départements, adoptée à l'unanimité de l'assemblée constituante, répondait essentiellement au souci d'assurer aux populations locales l'égalité des droits sociaux que ne leur garantissait pas le principe colonial de spécialité législative. Les promoteurs de la départementalisation ne visaient donc pas les droits civils et politiques qui étaient déjà acquis, ni la décentralisation départementale qui était également applicable depuis 1871, mais l'identité législative garantissant elle-même l'application du droit social commun(1). Du point de vue de la symbolique républicaine, il s'agissait aussi, selon une formule célèbre, de faire des habitants des quatre collectivités des citoyens français « à part entière » et non plus « entièrement à part ».

Il est indubitable que le critère essentiel de distinction entre les DOM et les TOM réside moins, pour les populations intéressées, dans l'organisation administrative que dans le régime législatif. L'exemple de Mayotte est encore, de ce point de vue, très instructif. Lorsqu'en 1976 les Mahorais ont refusé par référendum le maintien du statut de TOM et que le gouvernement ne voulait pas leur accorder le statut de DOM, il a trouvé un biais consistant à qualifier Mayotte de « collectivité territoriale » sans doute dotée d'un conseil général élu mais restant soumise au principe de spécialité législative, c'est-à-dire, en réalité, au statut de TOM sans le nom. La nouvelle qualification de « collectivité départementale » retenue par la loi du 11 juillet 2001 ne satisfait pas non plus les départementalistes puisqu'il manque encore à Mayotte l'essentiel de leur revendication c'est-à-dire la garantie constitutionnelle de l'application du droit commun(2).

Mais la revendication mahoraise constitue une exception notable dans le mouvement actuel dominé par l'idéologie du droit à la différence et dans lequel le mot « assimilation » est devenu quasiment imprononçable. En 1996 la « commémoration »(3) du cinquantenaire de la départementalisation aux Antilles fît apparaître une évidente « ringardisation » de la notion de départementalisation sans que nul ne se soit cependant donné la peine de la disséquer ni d'indiquer précisément quels en étaient les éléments contestés. La faveur actuelle pour les identités culturelles, les autonomies régionales et les micro-nationalismes ethniques auprès d'une grande partie de la classe politique française, des médias et de l'intelligentsia, intensivement alimentée par les instances du Conseil de l'Europe(4), ne pouvait épargner les départements d'outre-mer et devait déboucher sur l'adoption, le 13 décembre 2000, de la loi dite « d'orientation pour l'outre-mer ». Ce texte, dont le Conseil constitutionnel n'a invalidé que quelques dispositions dans sa décision du 7 décembre 2000, aborde la question statutaire à partir d'une méthode normative désordonnée (I) et d'un débat de fond très confus aux enjeux juridiques et politiques mal définis (II).

I. Une méthode normative désordonnée

L'une des principales caractéristiques de la dernière législature aura certainement consisté en l'avènement d'une forme de « contractualisation » des pouvoirs législatif et constituant. On a pu observer comment le gouvernement avait pris la singulière habitude de négocier avec des élus locaux des « accords » portant sur l'évolution statutaire de leur collectivité dont certains ont même été publiés au Journal officiel, dans la série Lois et Décrets, avant leur soumission au conseil des ministres et au parlement(5). Tout se passe donc comme si la représentation nationale était placée devant le droit accompli et condamnée à avaliser sans réserves ni amendements des contrats préalablement passés entre l'exécutif et la représentation locale. Le procédé n'est pas sans rappeler l'inspiration des chartes européennes sur l'autonomie locale ou régionale qui, tout en faisant l'apologie des cultures et pouvoirs locaux, tournent aussi délibérément le dos à la démocratie et à la tradition nationales(6).

Après les « accords » de Nouméa sur la Nouvelle-Calédonie, de Paris sur l'avenir de Mayotte et de Matignon sur la Corse, la loi d'orientation étend logiquement ce procédé contractuel aux départements d'outre-mer dans une démarche marquée par une précipitation et une cacophonie remarquables.

Le texte est, en effet, particulièrement exemplaire des griefs adressés par le vice-président du Conseil d'État au législateur actuel(7). Outre une proportion impressionnante de dispositions réglementaires dont la présence dans la loi n'a d'autre but que de créer un effet d'annonce sur une générosité gouvernementale à usage de campagne présidentielle, on y repère une série de dispositions dépourvues de caractère normatif, à l'énoncé pour le moins surprenant et incohérent, que le juge constitutionnel a eu quelque peine à appréhender et le codificateur à placer(8).

Dans sa logique contractuelle le législateur avait d'abord cru nécessaire d'introduire son oeuvre par une disposition faisant état du « pacte qui unit l'outre-mer à la République », sous-entendant ainsi que l'outre-mer ne ferait pas partie intégrante de la République et en constituerait une entité distincte. Cette façon de parler assez répandue dans les discours insulaires qui se placent souvent « à côté » de la France plutôt que « dedans »(9) , était cependant fort choquante dans un texte voté par les représentants de la Nation de telle sorte que, malgré le caractère plus déclaratif que normatif de la disposition en cause, le Conseil constitutionnel s'est fait un devoir de censurer une formule peut-être aussi lourde de sous-entendus que celle de « peuple corse » également sanctionnée en 1991.

Mais la fantaisie rédactionnelle du législateur ne s'est pas arrêtée là. L'article 1er alinéa 3 du texte indique également : « À ce titre elle (la présente loi) reconnaît à la Guadeloupe, à la Guyane, à la Martinique et à la Réunion (10) la possibilité de disposer à l'avenir d'une organisation institutionnelle qui leur soit propre. » Il ajoute cependant aussitôt : « Respectant l'attachement des Réunionnais à ce que l'organisation de leur île s'inscrive dans le droit commun, elle accorde aux assemblées locales des départements français d'Amérique la capacité de proposer des évolutions statutaires. » Tous les départements d'outre-mer semblent donc d'abord concernés et on ne voit effectivement pas pourquoi l'un d'entre eux serait exclu, mais le législateur semble brutalement se raviser et, à partir d'un préjugé fort étonnant dans un énoncé juridique sur l'attachement des Réunionnais (dont on ignore à partir de quel outil il est mesuré) au droit commun, n'accorde finalement la « capacité » de changer de statut qu'aux départements américains ! Tout s'est donc passé comme si le législateur prétendait imposer le statu quo départemental à la Réunion et la sortie du droit commun aux collectivités antillaises et guyanaise, à partir d'une anticipation autoritaire de la volonté de leur population. Peut-être le législateur a-t-il simplement et hâtivement confondu les préoccupations des auteurs de la « Déclaration de Basse-Terre » avec celles des populations dont ils président les assemblées régionales(11).

Sans doute l'article 62 de la loi, qui détaille les modalités de réunion du « congrès » chargé de proposer des évolutions statutaires, était-il finalement applicable aux quatre collectivités puisqu'il vise « les régions d'outre-mer qui comprennent un seul département » et que les dispositions initiales relatives à la bi-départementalisation de la Réunion (dite « bidép ») ont été retirées en catastrophe par le gouvernement pour cause de sanction juridique et électorale imminente. Le Conseil constitutionnel a cependant jugé nécessaire de clarifier les choses en rappelant que ledit congrès pouvait évidemment être créé dans l'ensemble des régions d'outre-mer. Cette réserve d'interprétation a cependant fait l'objet d'un contournement par la loi d'habilitation n° 2001-503 du 12 juin 2001 autorisant le gouvernement à prendre des ordonnances d'adaptation outre-mer dont l'article 1er remplace le mot « régions d'outre-mer » par celui de « régions françaises d'Amérique » dans l'article L. 5911-1 du Code général des collectivités territoriales. Cette dernière loi n'ayant pas été déférée au Conseil constitutionnel, celui-ci n'a pu contrôler ce contournement ni la discrimination qu'il opère entre les quatre collectivités.

Il résulte finalement de cet agrégat de dispositions confuses un sentiment d'improvisation et de désinvolture de nature à générer une certaine perplexité sur la cohérence de la politique gouvernementale et à douter du caractère « objectif et rationnel » des critères retenus(12). Il est, en effet, certain qu'en prétendant dispenser la Réunion d'évolution statutaire, le gouvernement avouait implicitement qu'il n'est guère convaincu des bénéfices d'une telle évolution sur le développement des DOM, car si tel était le cas on ne voit pourquoi l'une des collectivités en serait exclue.

Le titre V de la loi d'orientation intitulé « De l'action internationale de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de la Réunion » est également chargé d'une telle équivoque qu'il a donné lieu à une ferme mise au point du Conseil constitutionnel, malheureusement incomplète sur un aspect. L'intitulé même du titre faisant référence à « l'action internationale » de collectivités locales aurait mérité un éclaircissement théorique sur la distinction entre relations internationales et coopération décentralisée à l'usage d'un législateur dont a pu dire, sur ce point aussi, qu'il avait adopté une « loi de confusion et non d'orientation pour avoir pris le problème à l'envers »(13). Si le Conseil constitutionnel s'est attaché, à travers l'examen de plusieurs dispositions, à rappeler que les compétences reconnues par la loi aux exécutifs locaux étaient des compétences déconcentrées et non décentralisées(14) exercées au nom et pour le compte de l'État (donc sous l'autorité hiérarchique des organes centraux) il a, cependant, manqué de vigilance en ce qui concerne la disposition de l'article 43 introduisant dans le Code général des collectivités territoriales un article L. 4433-4-5 ainsi rédigé :

" Les régions de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane et de la Réunion peuvent, avec l'accord des autorités de la République, être membres associés des organismes régionaux, mentionnés au premier alinéa de l'article L. 3441-3, ou observateurs auprès de ceux-ci.

Les conseils régionaux de ces régions peuvent saisir le gouvernement de toutes propositions tendant à l'adhésion de la France à de tels organismes. "

Il y a, de toute évidence, une contradiction entre les deux alinéas de cet article. Le premier semble permettre aux régions elles-mêmes d'êtres membres associés ou observateurs dans les organisations internationales régionales de la Caraïbe ou de l'Océan Indien, le second semble réserver cette adhésion à la France seule. Le Conseil constitutionnel n'ayant émis aucune réserve d'interprétation sur ce point, la contradiction n'a pas manqué d'éclater au grand jour lorsque les présidents des conseils régionaux de Guyane et de Martinique ont prétendu déposer une demande d'adhésion des deux régions comme membres associés de l'Association des États de la Caraïbe(15). Le chef de l'État ayant apposé son veto à cette adhésion, fût accusé par le gouvernement d'un « double langage » qui n'était pourtant imputable qu'au législateur lui-même, d'autant que la France était déjà membre de ladite Association « au titre » des trois départements français d'Amérique depuis 1998(16)! Pour éviter tout nouveau malentendu de ce type, il serait sans doute préférable de rappeler expressément que c'est la République française elle-même et non ses collectivités locales qui a le monopole de l'adhésion à de tels organismes. Une autre contradiction apparaît enfin dans la question des consultations locales sur les changements institutionnels. L'article 1er de la loi indique en effet qu'elle « pose le principe » d'une telle consultation, tandis que l'article 62 introduit dans le Code général des collectivités territoriales un article L. 5916-1 disposant que le gouvernement « peut » déposer un projet de loi tendant à l'organiser, de telle sorte qu'on ignore si la consultation se veut facultative ou obligatoire. Mais surtout, rien n'est indiqué dans la loi concernant le contenu possible des évolutions proposées ni sur la chronologie de la procédure. La question se pose, en effet, de savoir si l'évolution statutaire proposée par le congrès des élus départementaux et régionaux doit être conforme à la Constitution en vigueur et, dans la négative, s'il est envisageable de soumettre à la population locale une proposition, un projet ou un accord qui serait donc inconstitutionnel. Le législateur n'ayant fixé aucun cadre ni prévu aucun calendrier procédural, l'interprétation de la loi baigne dans un flottement juridique et politique troublant.

II. Un débat juridique et politique confus

Dès lors que la loi d'orientation ouvrait officiellement la question statutaire et que les élus départementaux et régionaux des départements d'Amérique se trouvaient « invités » à se réunir par le législateur lui-même, il était prévisible qu'une certaine cacophonie locale et nationale apparaisse, d'autant que la perspective d'une consultation de la population locale susceptible de désavouer les initiatives des élus contribue à énerver sensiblement le débat.

Les élus des Antilles et de la Guyane se trouvent dès lors placés en face de leurs responsabilités et désormais contraints, sous contrôle populaire a posteriori, de se positionner clairement en faveur d'une des solutions envisageables qu'il convient donc de rappeler. Cinq grandes hypothèses institutionnelles sont, en effet, possibles, la dernière comportant plusieurs sous-hypothèses différentes.

La première hypothèse est celle du statu quo intégral c'est-à-dire le maintien de la région mono-départementale avec deux assemblées distinctes.

La seconde est celle du statu quo amélioré c'est-à-dire le maintien de la région mono-départementale mais avec une assemblée unique élue conformément aux exigences du Conseil constitutionnel dans sa décision du 2 décembre 1982 c'est-à-dire que ladite assemblée devra assurer « la représentation des composantes territoriales du département » en comportant au moins une moitié de conseillers élus dans le cadre cantonal.

La troisième solution consiste à conserver le département tout en remplaçant la région par une collectivité territoriale « crée par la loi » sur le fondement de l'article 72, alinéa 1, de la Constitution et donc inspirée du modèle corse actuel (statut de 1991). Ce choix a l'avantage de permettre une décentralisation administrative plus poussée que dans le droit métropolitain régional, tout en conservant les acquis de la départementalisation. Dans ce dernier cas, la collectivité et le département peuvent être gérés par des institutions distinctes, mais aussi par une assemblée unique qui devra ici encore respecter les exigences du juge constitutionnel concernant l'interprétation de l'article 73 de la Constitution.

Ces trois premiers choix ont pour effet de maintenir les collectivités sous le régime de région ultra-périphérique prévu par l'article 299-2 du traité consolidé instituant la communauté européenne, qui réserve son traitement privilégié aux « départements français d'outre-mer ».

La quatrième solution consiste à substituer le statut de TOM à celui de DOM et donc à passer sous l'empire exclusif de l'article 74 de la Constitution, puis du régime européen de Pays et Territoires d'outre-mer (PTOM) nettement moins avantageux en termes de fonds structurels.

La cinquième solution consiste à supprimer purement et simplement la région et le département pour leur substituer non pas un TOM mais une collectivité territoriale unique. Si ladite collectivité n'est dotée que de compétences administratives élargies ne comportant pas la faculté de déroger localement aux normes législatives et réglementaires nationales, une révision constitutionnelle n'est en principe pas nécessaire en se reportant au cas de Saint-Pierre et Miquelon, dont le statut n'a sans doute pas été soumis au Conseil constitutionnel en 1985 mais dont on voit mal ce qu'on pourrait juridiquement lui reprocher.

En revanche, il ne serait évidemment pas possible de confier à l'assemblée de la collectivité territoriale ainsi créée un pouvoir d'adaptation des lois et des règlements nationaux contrevenant aux articles 34 et 21 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel vient de rappeler clairement à un législateur décidément dilettante qu'un tel transfert suppose évidemment une révision préalable de la Constitution(17). Qu'il s'agisse d'un pouvoir législatif autonome (de type néo-calédonien), ou d'un pouvoir délégué par le parlement national (de type article 38 de la Constitution dupliqué au niveau local), toute dérogation à la règle selon laquelle « la loi est votée par le parlement » ne peut résulter que d'une loi constitutionnelle.

L'éventail des évolutions possibles est donc large, qu'elles impliquent une révision constitutionnelle ou non. Le problème est que la loi d'orientation pour l'outre-mer n'a absolument fixé aucun cadre ni limites aux propositions à venir et qu'il était évidemment difficile à une loi ordinaire d'inviter ouvertement les congrès locaux à faire des propositions nécessitant une loi constitutionnelle. Nul n'a donc compris si les propositions d'évolution statutaire devaient se tenir à droit constitutionnel « constant » ou « glissant » et la décision du 7 décembre 2000, révélant un certain embarras du juge constitutionnel, n'a pas permis d'éclaircir la question.

Après avoir rappelé sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle le statut des départements d'outre-mer doit être le même que celui des départements métropolitains sous la seule réserve des adaptations nécessitées par leur situation particulière qui ne sauraient donc avoir pour effet de les doter d'une « organisation particulière » réservée aux territoires d'outre-mer, le Conseil indique simplement : « la possibilité reconnue par la présente loi aux départements d'outre-mer de »disposer à l'avenir d'une organisation institutionnelle qui leur soit propre" ne peut être entendue que dans les limites fixées par l'article 73 de la Constitution; que sous cette réserve la première phrase de l'alinéa 4 de l'article 1er de la loi est conforme à la Constitution ; [...] ". Il ajoute cependant plus loin que « la procédure organisée par l'article 62 de la loi vise à permettre aux élus départementaux et régionaux de présenter au Premier ministre de simples propositions portant sur l'évolution institutionnelle et sur la modification des compétences des collectivités concernées ; qu'elle n'outrepasse pas les mesures d'adaptation nécessitées par la situation particulière des départements d'outre-mer et ne méconnaît donc pas les dispositions de l'article 73 de la Constitution ». Enfin, le Conseil indique encore plus loin que les autorités de la République étant habilitées par l'alinéa 2 du préambule à consulter les populations d'outre-mer sont " libres de définir l'objet de cette consultation " dès lors que celle-ci satisfait les exigences de clarté et de loyauté et que le législateur n'est pas lié par son résultat. Le rapprochement des trois considérants ne permet donc pas de déterminer avec certitude s'il est possible au législateur de soumettre à la population locale un projet d'évolution statutaire contraire à la Constitution puisque le juge invoque tantôt l'obligation de respecter l'article 73 tantôt la liberté du législateur à l'égard de l'objet et du résultat de la consultation.

La question n'est pas purement scolaire puisqu'elle est d'ores et déjà posée dans les « Propositions du gouvernement sur les orientations pouvant servir de base à un accord sur l'avenir institutionnel de la Guyane » adressées en novembre 2001 et qui envisagent, non sans contradiction et incohérence flagrantes, de supprimer la région et le département guyanais pour les remplacer par une collectivité territoriale soumise au principe d'identité législative mais cependant dotée du pouvoir d'adapter localement les lois et règlements nationaux ! Le gouvernement, manifestement plus clairvoyant pour la Guyane que pour la Corse, reconnaît cependant qu'un tel statut nécessite une révision constitutionnelle et qu'il devra donc être « clairement acté dans le texte même de l'accord qui sera soumis à la consultation de la population guyanaise que sa mise en oeuvre ultérieure et, en particulier, l'adoption d'une loi statutaire, impliquera une révision constitutionnelle à l'initiative des autorités de la République qui seront alors en fonction »... et qui hériteront donc de l'hermaphrodite statut en cadeau d'investiture. On voit donc se profiler un procédé inverse de celui qui avait été retenu pour la Nouvelle-Calédonie, puisque la révision du titre XIII de la Constitution avait été effectuée avant la soumission des accords de Nouméa au référendum consultatif local, alors qu'ici la révision n'est envisagée qu'après la consultation.

Sans doute peut-on avancer que, s'agissant d'un simple avis dénué de force contraignante, le pouvoir constituant ne saurait évidemment être lié par le résultat de la consultation. Il n'en demeure pas moins qu'il reste éminemment choquant, du point de vue de la philosophie constitutionnelle et politique, que le parlement puisse adopter une loi tendant à soumettre à la consultation de la population locale un accord totalement inconstitutionnel, prenant une nouvelle fois le risque de mettre le souverain devant le fait accompli, surtout à la veille d'échéances capitales. Les autorités de la République donnent ainsi la fâcheuse impression que la Constitution de tous les Français se décide désormais à Maripasoula, à Nouméa ou à Bastia.

Outre l'embarras dans lequel se trouvent actuellement certains élus qui comprennent que l'opportunisme institutionnel a des limites(18), qu'il est difficile de prétendre bénéficier à la fois du régime législatif de la Corrèze et de celui de la Calédonie, qu'il faut donc choisir entre la loi commune ou le droit d'exception et que le choix de la population risque fort de pencher en faveur du maintien de l'identité législative adaptée, deux questions constitutionnelles essentielles se posent actuellement aux acteurs du débat « domien » :

  • dans l'hypothèse d'un choix statutaire impliquant une révision constitutionnelle, la consultation de la population locale doit-elle se faire avant ou après la révision ? La décision du 7 décembre 2000 n'apporte pas une réponse absolument certaine à cette question démocratiquement très épineuse qu'il conviendrait donc d'éclaircir ;

  • dans l'hypothèse inverse d'un choix en faveur d'une région ou d'une collectivité territoriale mono-départementale simplement dotée d'une assemblée et d'un exécutif communs, le Conseil constitutionnel se bornerait-il à exiger, comme en 1982, que l'assemblée unique assure la représentation des composantes territoriales du département ou rajouterait-il encore des exigences nouvelles concernant, notamment, les règles de fonctionnement de ladite assemblée et de son exécutif ? Cette question préoccupe actuellement certains milieux politiques et économiques locaux dans la mesure où elle conditionne la faisabilité d'une évolution institutionnelle mesurée et raisonnable permettant de conserver les acquis de la départementalisation (sécurité du droit commun national adapté et du régime européen de région ultra-périphérique) tout en dotant les deux collectivités d'une administration plus efficace. Le Conseil d'État a apporté une réponse métropolitaine claire à cette question en jugeant que le conseil de Paris, qui gère à la fois un département et une commune, est « une assemblée délibérante de nature particulière » n'obéissant ni aux règles régissant les conseils généraux ni à celles des conseils municipaux(19). Il est certain qu'une assemblée commune à deux collectivités est condamnée à fonctionner davantage sur l'un des modèles plutôt que sur l'autre et l'on peut espérer que le Conseil constitutionnel ferait montre, sur ce point, de la même compréhension que le Conseil d'État. Des exigences d'alignement trop sévère sur les conseils généraux métropolitains condamneraient certains départements d'outre-mer à une alternative douloureuse entre un statu quo paralysant et une fuite en avant. On peut effectivement penser que ce qui vaut pour la capitale de la France vaut aussi pour sa périphérie et qu'une solution souple et lucide pourrait permettre de réintroduire dans les questions statutaires la raison, la rigueur et la méthode qui semblent parfois déserter les hémicycles de la République.

(1) Anne-Marie Le Pourhiet, La départementalisation : organisation administrative et régime législatif, colloque Sénat, groupe RDSE ; L'avenir des départements d'outre-mer, premier bilan de la loi d'orientation pour l'outre-mer, 1er févr. 2001, in Actes du colloque.
(2) Anne-Marie Le Pourhiet, « La Constitution, Mayotte et les autres. Commentaire de la décision du Conseil constitutionnel du 4 mai 2000 portant sur la loi organisant la consultation de la population de Mayotte », RD publ., 2000, n° 3, p. 883 ; Réflexions prospectives sur les questions statutaires dans l'outre-mer français, colloque de l'Association France-Outre-mer, Sénat ; Mayotte à la croisée des chemins, 22 févr. 2001, in Actes du colloque, AFOM, p. 32.
(3) Il ne fallait surtout pas parler de « fête » ou de « célébration ».
(4) V. not.: La décentralisation française vue d'Europe, colloque Sénat et Congrès des pouvoirs locaux et régionaux en Europe, 26 juin 2001 ; Yvonne Bollmann, « La bataille des langues en Europe », Bartillat, 2001 ; Jacques Rougeot, « Du problème linguistique à la question politique », Conflits actuels, n° 7, printemps 2001, p. 96.
(5) Anne-Marie Le Pourhiet, « Nouvelle-Calédonie : la dernière mésaventure du positivisme », RD publ., 1999, n° 4, p. 1005, et « La Constitution, Mayotte et les autres », préc., p. 897.
(6) Anne-Marie Le Pourhiet, rapport introductif du colloque « Langue(s) et Constitution(s) », Université Rennes 1 et Association française des constitutionnalistes, 7 et 8 déc. 2000, site de l'AFDC : http://www.droitconstitutionnel.org.
(7) Renaud Denoix de Saint-Marc, Éditorial, Conseil d'État, Rapport public 1999 : « L'intérêt général », Études et documents n° 50, pp. 10 et 11.
(8) Code général des collectivités territoriales, sous l'article L. 3441-1.
(9) Anne-Marie Le Pourhiet, « Le préfet de la République et la France d'outre-mer », colloque Le Préfet, 1800-2000, Nancy 2, 30 et 31 mars 2000, in Actes du colloque, à paraître aux Presses universitaires de Nancy.
(10) Mots mis en italique par nous.
(11) Déclaration finale de la réunion des présidents de région Guadeloupe-Guyane-Martinique, « Le courage politique au service du développement », 1er déc. 1999.
(12) Anne-Marie Le Pourhiet, « Essai d'analyse objective des spécificités insulaires », Séminaire Regards croisés sur la Caraïbe, Université Montesquieu-Bordeaux IV, 12 et 13 nov. 2001, in Actes du séminaire, à paraître.
(13) Olivier Gohin, « L'action internationale de l'État outre-mer », colloque Sénat, groupe RDSE, L'avenir des départements d'outre-mer, premier bilan de la loi d'orientation pour l'outre-mer, 1er févr. 2001, in Actes du colloque et AJDA, 2001, p. 443.
(14) C'est-à-dire que ces dispositions étaient, comme tant d'autres du même texte, de nature réglementaire et non pas législative.
(15) Le Monde, 15 et 16 juill. 2000.
(16) D. n° 98-450 du 4 juin 1998, JO du 11 juin 1998.
(17) Déc. n° 2001-454 DC, 17 janv. 2002, loi relative à la Corse.
(18) Anne-Marie Le Pourhiet, Droit constitutionnel local. Égalité et liberté locale dans la Constitution, Economica, coll. Droit public positif, préface Louis Favoreu, 1999, p. 19 ; « Droit à la différence et revendication égalitaire : les paradoxes du postmodernisme », in Le droit à la différence, dir. Norbert Rouland, à paraître aux Presses universitaires d'Aix-Marseille.
(19) CE, 14 mars 1980, Élections au conseil de Paris, R. 150 ; AJDA, 1980, p. 531, note Claude Goyard ; D. 1980, IR, p. 306, note Pierre Delvolvé.