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La place de la notion de sécurité juridique dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme

Michele De SALVIA - Jurisconsulte - Cour européenne des droits de l'homme

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 11 (Dossier : Le principe de sécurité juridique) - décembre 2001

I. L'éclairage indispensable

En tant que reflet d'un principe général auquel le juge de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) doit avoir égard dans l'interprétation de la règle conventionnelle, le principe de sécurité juridique intègre des aspects spécifiques au droit de la CEDH, compte tenu du contexte dans lequel elle est appelée à se déployer. Aussi, afin de pouvoir appréhender la signification que ce principe peut avoir dans la jurisprudence de Strasbourg, un éclairage qui renvoie à l'esprit même de la CEDH tel qu'il se dégage de son préambule, s'avère-t-il indispensable. Le préambule, en effet, constitue à la fois le soubassement du système de protection judiciaire des droits de l'homme et la loupe à travers laquelle la norme conventionnelle acquiert le relief nécessaire, de façon à faire éclore ce droit non-dit qui, pour reprendre l'expression de R.-J. Dupuy, « gît au sein du droit dit, à découvrir au coeur du droit écrit »(1). Car c'est bien un droit non-dit que celui qui jaillit de l'interprétation jurisprudentielle de la CEDH.

À cet égard, trois remarques paraissent essentielles : la CEDH a instauré un ordre public européen [a)]; ses normes s'intègrent dans un contexte de nature constitutionnelle [b)]; la règle de droit est essentiellement une création prétorienne [c)].

A. Un ordre public européen

Quoique de façon presque subreptice, la CEDH a bel et bien instauré un véritable ordre public européen. Le chemin parcouru depuis la célèbre affirmation faite par la Commission européenne des droits de l'homme voici près de quarante ans (2) témoigne d'une fidélité (toujours aussi convaincue) des États européens aux idéaux qui ont présidé à l'élaboration d'un instrument juridique international unique et, à maints égards, inégalé. En voici les traits essentiels : abandon de la règle de la réciprocité entre États dans l'application des normes du traité et, dès lors, affirmation du caractère objectif, et non contractuel, des obligations assumées ; autonomie d'un ordre juridique général, commun aux États contractants, par rapport aux ordres juridiques particuliers à chacun des États.

Le caractère d'ordre public se trouve confirmé par la réforme du système auquel il a été procédé par un protocole d'amendement (le protocole n° 11) qui a renforcé la nature judiciaire du système de protection en accentuant, par le rôle accru reconnu à la Cour européenne désormais seule et unique détentrice du pouvoir de décision, la place centrale que la jurisprudence revêt dans l'élaboration du droit européen des droits de l'homme.

B. Un contexte de nature constitutionnelle

À la différence du Traité de Rome, qui a institué les Communautés européennes, et des différentes moutures de cet instrument dont les dispositions régissent désormais l'Union européenne (en dernier lieu le Traité d'Amsterdam, actuellement en vigueur et le Traité de Nice, en cours de ratification par les États membres), la CEDH ne se veut pas - et n'est pas - un instrument d'organisation de politiques nationales en vue d'atteindre essentiellement des objectifs d'intégration de l'Europe devant déboucher à terme sur une intégration politique et sociale.

L'ambition de la CEDH est toute autre. Comme l'indique son Préambule, elle vise à assurer une garantie collective des droits de l'homme et des libertés fondamentales. De par leur inspiration et la technique de rédaction utilisée, ses normes traduisent par conséquent des valeurs, parmi les plus essentielles, qui constituent le patrimoine commun des États parties. En d'autres termes, la CEDH représente une sorte de contrat social fondateur de la coopération européenne, coopération qui s'inscrit désormais dans le cadre d'une communauté européenne de valeurs partagées comportant à charge des États des obligations de plus en plus contraignantes. Il faut donc entendre par contexte de nature constitutionnelle la garantie collective de droits, reposant sur des valeurs communes, que les États parties s'engagent à respecter en tant que droits fondamentaux de la communauté d'États organisés au sein du Conseil de l'Europe. Et c'est dans cet esprit qu'il faut comprendre l'affirmation faite par la Cour de Strasbourg selon laquelle la CEDH est l'« instrument constitutionnel de l'ordre public européen »(3).

C. La règle de droit en tant que création prétorienne

La nature d'instrument constitutionnel de la CEDH, de même que le contenu des droits et libertés qui y sont garantis, confèrent aux règles de droit conventionnelles un caractère qui les rapproche fortement des règles contenues dans les textes constitutionnels - ou à coloration constitutionnelle - nationaux. Par la force des choses, les unes et les autres se limitent à définir les contours de valeurs à protéger, sans en délimiter le contenu précis. Le travail de recherche de ce qu'ont pu vouloir garantir tant le législateur constitutionnel national - pour ce qui est de la constitution d'un État - que le législateur européen pour ce qui est de la CEDH (la collectivité des États et en définitive les parlements nationaux qui ont autorisé la ratification de la CEDH) repose sur la jurisprudence (celle des juridictions constitutionnelles et celle de la Cour européenne des droits de l'homme).

En ce qui concerne plus particulièrement la CEDH, la règle de droit est essentiellement de dérivation jurisprudentielle. Elle résulte de la rencontre entre le paramètre, forcément abstrait, et la situation concrète par rapport à laquelle le juge doit se prononcer, selon l'adage da mihi facta, dabo tibi jus. Aussi, par exemple, n'est-il pas étonnant de constater que la jurisprudence européenne a élaboré, sur la base d'un texte extrêmement concis (l'article 6 CEDH), un véritable droit de procédure européen qui embrasse les aspects principaux du procès, tant pénal que civil. À l'instar du droit national des droits fondamentaux, le droit européen des droits de l'homme est donc une oeuvre de création prétorienne qui intègre nécessairement les principes généraux particuliers au texte de référence qu'est la CEDH.

II. La notion de sécurité juridique : cadrage jurisprudentiel

La première référence expresse dans la jurisprudence de Strasbourg à la sécurité juridique figure dans l'arrêt Marckx rendu en 1979, dans lequel la Cour a affirmé que le principe de sécurité juridique est « nécessairement inhérent au droit de la Convention » (4). Est-ce à dire qu'avant cet arrêt, le principe en cause ne se rangeait-il pas au nombre de ceux auquel pouvait avoir égard la Cour (ainsi d'ailleurs que la Commission)? Nous ne le pensons pas.

Et d'abord, qu'entend-t-on exactement par sécurité juridique ?

Étymologiquement, le vocable sécurité désigne « l'état d'esprit confiant et tranquille de celui qui se croit à l'abri du danger » (5), alors que l'adjectif juridique semble préciser plutôt l'origine du danger, c'est-à-dire le danger venant d'une règle de droit, soit-elle de nature législative ou réglementaire ou bien d'origine jurisprudentielle.

Si tel est le cas, on voit alors que la sécurité juridique du justiciable est précisément un des objectifs de la CEDH, car il se rattache directement à un des principes généraux d'interprétation auquel la jurisprudence de Strasbourg se réfère fréquemment et qui est d'ailleurs proclamé dans le Préambule de la CEDH : la « prééminence du droit ». Or, une protection adéquate contre l'arbitraire constitue une obligation pour tout État qui souhaite consacrer la « prééminence du droit ». C'est donc cette protection que vise à assurer la CEDH, non seulement en censurant toute ingérence qui ne serait pas légitime ou qui ne reposerait pas sur des éléments pertinents et suffisants, et donc non nécessaires dans une société démocratique, mais aussi en veillant à éviter que des situations juridiques dans lesquelles sont en jeu des droits subjectifs puissent être à tel point incertaines que la nature même de ces droits s'en trouve atteinte.

La sécurité juridique se rattache donc au principe général de la prééminence du droit. De ce fait, cette notion a des liens très forts avec des principes élaborés, au gré des situations, dans la jurisprudence de la Cour et qui dérivent tous du tronc commun représenté par ce principe général.

Le principe de légalité est celui avec lequel la sécurité juridique a le plus d'affinités. En effet, la CEDH opère souvent un renvoi précis à la loi nationale soit pour définir le contenu même de la garantie conventionnelle, soit lorsqu'il s'agit de prévoir les conditions auxquelles doivent répondre les ingérences éventuelles à la jouissance d'un droit ou d'une liberté.

A. Par rapport au contenu des droits et libertés

Quant au premier aspect, on peut mentionner les exemples suivants :

L'article 2, par. 1 la première phrase de la CEDH prévoit que le droit de toute personne à la vie « est protégé par la loi ». Faisant application de la doctrine des obligations positives, la jurisprudence a précisé que « la première phrase de l'article 2, par. 1 astreint l'État non seulement à s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction » et que « l'obligation de l'État à cet égard implique le devoir primordial d'assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations » (6). Comme on le voit, la jurisprudence s'attache non seulement à préciser la nature de l'obligation en cause, mais aussi à fixer son étendue en prévoyant avec une certaine netteté le contenu des règles à adopter en l'espèce par l'État (7).

Le principe de la légalité des délits et des peines, sous-jacent à la garantie que prévoit l'article 7 de la Convention (8), représente une des assises du droit pénal des pays démocratiques. La Commission a, en particulier, estimé qu'il interdit l'application extensive de la loi pénale in malam partem (9). C'est ce qu'a confirmé la Cour en ajoutant qu'« il en résulte qu'une infraction doit être clairement définie par la loi » et en précisant que « cette condition se trouve remplie lorsque l'individu peut savoir, à partir du libellé de la clause pertinente et, au besoin, à l'aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes ou omissions engagent sa responsabilité » (10).
(6) Cour EDH, Kiliç, 62.
(7) La jurisprudence de la Commission renferme d'autres exemples intéressants. Ainsi, en matière de loi d'amnistie pour des crimes d'assassinats, perpétrés dans un contexte très particuliers, que les pouvoirs publics ont adoptée dans le cadre d'une politique d'apaisement de tensions extrêmes, la Commission a estimé que « ce fait ne se heurte pas en soi à la Convention, sauf s'il témoigne d'une pratique générale visant à empêcher systématiquement que des poursuites soient diligentées contre les auteurs de tels crimes » et qu'un équilibre soit ménagé « entre les intérêts légitimes d'un État et l'intérêt des justiciables à ce que le droit à la vie soit protégé par la loi » (Com. EDH, D. 16734/90, Dujardin, DR 72, p. 240).

B. Quant aux modalités d'exercice d'un droit ou d'une liberté

Comme on l'a indiqué, le deuxième aspect se rapporte aux ingérences autorisées par la CEDH. Il en est ainsi des ingérences graves qui concernent la liberté physique de la personne comme de celles à la jouissance de certains droits et libertés, à condition toutefois qu'elles soient « nécessaires » dans une société démocratique pour atteindre un des buts indiqués par les différentes dispositions CEDH (par exemple, aux articles 8, 9, 10 et 11). En matière de liberté personnelle, s'agissant de la condition prévue par le par. 1 de l'article 5 CEDH selon laquelle une privation de liberté, pour être conforme aux obligations conventionnelles, doit être régulière et avoir été ordonnée selon les voies légales (11), la Cour a souligné qu'« il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de »égalité« fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise » (12).

Comme l'affirme la Cour, la portée des notions de prévisibilité et d'accessibilité, qui se recoupent d'ailleurs dans une large mesure, dépendent « du contenu du texte en cause, du domaine qu'il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires » (13). Ce qu'exige la jurisprudence est que le droit interne soit formulé « avec assez de précision pour permettre aux personnes concernées - en s'entourant au besoin de conseils éclairés - de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé » (14).

Bien évidemment, on ne saurait affirmer qu'une loi ne satisfait pas à la condition de légalité prévue par la CEDH du simple fait qu'elle se prête à plus d'une interprétation, d'autant qu'il incombe au premier chef aux tribunaux d'interpréter et d'appliquer la loi interne (15) et que la Cour ne saurait substituer son propre avis à l'opinion des cours et tribunaux nationaux (16). En ce qui concerne d'autre part le libellé même des lois, la Cour a observé que l'expérience montre l'impossibilité d'arriver à une exactitude absolue dans la rédaction des lois, notamment dans des domaines dont les données changent en fonction de l'évolution des conceptions de la société (17). Il s'ensuit qu'il faut accepter que les dispositions des lois se servent par la force des choses de formules plus ou moins floues afin d'en éviter une rigidité excessive et pour pouvoir s'adapter aux divers changements de situations (18).
(11) « Les termes »régulièrement« et »selon les voies légales« qui figurent à l'article 5, par. 1, renvoient pour l'essentiel à la législation nationale et consacrent l'obligation d'en observer les normes de fond comme de procédure. S'il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit interne, il en est autrement s'agissant d'affaires dans lesquelles, au regard de l'article 5, par. 1, l'inobservation du droit interne emporte violation de la Convention. En pareil cas, la Cour peut et doit exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a bien été respecté » (Cour EDH, Baranowski, 50).

III. L'application jurisprudentielle de la notion de sécurité juridique

Tout en y assumant diverses colorations, la notion de sécurité juridique apparaît dans plusieurs arrêts de la Cour. Elle sert, en premier lieu, à interpréter telle disposition de la CEDH ou à lui donner une signification univoque (application directe). En deuxième lieu, elle permet d'étayer une solution qui cadre avec les principes généraux d'interprétation, et notamment avec le principe de la prééminence du droit (application de soutènement). Enfin, elle confirme une solution déjà acquise, qu'elle vient renforcer plus que justifier (application de renfort).

A. Application « directe »

Assurément, les cas d'application directe de la notion de sécurité juridique sont peu nombreux.

On peut mentionner à cet égard les cas dans lesquels étaient en jeu des réserves formulées par un État en vertu de l'article 64 (anciennement art. 57) de la CEDH, en particulier en ce qui concerne l'obligation pour l'État en cause de joindre un bref exposé de la loi nationale sur laquelle porte la réserve. La Cour a estimé à ce sujet que le bref exposé voulu par cette disposition « constitue à la fois un élément de preuve et un facteur de sécurité juridique » (19).

Constitue également un facteur de sécurité juridique la forclusion contenue dans la règle des six mois, à partir de la date de la décision interne définitive rendue dans le cadre de l'épuisement des voies de recours internes, dans lesquels une requête peut être présentée à la Cour (art. 35, par. 1 - anciennement art. 26 - de la CEDH). Cette règle s'explique par le souci des États d'empêcher la constante remise en cause du passé. Découlant d'une clause spéciale de la CEDH, la règle constitue dès lors « un facteur de sécurité juridique » (20).

L'application la plus marquante de cette notion a été faite, comme on l'a rappelé, dans l'affaire Marckx dans laquelle étaient en cause, entre autres, des restrictions frappant un enfant naturel en sa capacité de recevoir des biens de sa mère ainsi que son absence complète de vocation successorale à l'égard de ses proches parents du côté maternel. En réagissant au souci exprimé par le gouvernement belge (défendeur) de connaître par rapport à cet aspect de l'affaire la portée de l'arrêt de la Cour dans le temps (au vu de l'obligation découlant de l'art. 53 - actuellement art. 46, par. 2 - de la CEDH), la Cour a estimé que « le principe de sécurité juridique, nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire, dispense l'État belge de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au prononcé du présente arrêt » (21). Encore faut-il préciser que la Cour est parvenue à cette conclusion eu égard à un « ensemble de circonstances » qui sont de nature, me semble-t-il, à replacer la notion de sécurité juridique dans le contexte particulier de la CEDH. En effet, la Cour, après avoir rappelé qu'il lui incombait d'interpréter la CEDH à la lumière des conditions actuelles, a relevé que les différences de traitement entre enfants naturels et enfants légitimes, par exemple dans le domaine patrimonial, sont passés pour licites et normales dans beaucoup d'États et que l'évolution vers l'égalité de traitement a progressé lentement. On peut en déduire que ces raisons ont paru à la Cour suffisamment fortes pour limiter l'applicabilité des principes découlant de l'arrêt aux successions ouvertes après son prononcé (22).

On peut ranger dans la catégorie d'application directe de la notion de sécurité juridique l'opinion exprimée par la Cour en matière de revirement de sa jurisprudence par rapport à la situations des transsexuels. Ici aussi la notion de sécurité juridique, quoique importante, peut céder le pas à d'autres exigences tenant au respect effectif de droits garantis et à la prise en compte des nécessaires évolutions des sociétés européennes. Dans l'affaire Cossey, la Cour a relevé qu'en principe elle ne se trouve pas liée par ses décisions antérieures. Elle a précisé, toutefois, qu'elle « a coutume d'en suivre et appliquer les enseignements, dans l'intérêt de la sécurité juridique et du développement cohérent de la jurisprudence relative à la Convention » (23).

B. Application de « soutènement »

Dans d'autres cas, la notion de sécurité juridique a, en quelque sorte, justifié la solution à laquelle la Cour est parvenue de telle sorte qu'elle a constitué sinon l'unique, du moins son principal soutien.

Ainsi, dans l'affaire Rasmussen, où se posait le problème de la compatibilité avec l'article 8 de la CEDH (respect de la vie privée et familiale) de la législation danoise en matière de désaveu de paternité qui instituait une différence pour l'engagement de l'action entre la mère et le père, ce dernier ne disposant que d'un certain délai alors que la mère pouvait agir en contestation de paternité à tout moment, la Cour a estimé que les autorités danoises « étaient en droit de penser que l'institution de délais pour l'engagement d'une action en désaveu se justifiait par le souci de garantir la sécurité juridique et de protéger les intérêts de l'enfant » (24).

Le respect des règles du procès équitable a été souvent associé à la notion de sécurité juridique. À cet égard, la Cour a affirmé ce qui suit : « le droit à un procès équitable devant un tribunal, garanti par l'article 6, par. 1 de la Convention, doit s'interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants. Un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, qui veut, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause » (25).

Faisant application de ces principes, la Cour a conclu que la faculté dont disposait le procureur général de la Roumanie de pouvoir attaquer un jugement définitif par la voie du recours en annulation, sans être tenu par aucun délai, avait enfreint le principe de la sécurité des rapports juridiques et que, de ce fait, il avait été porté atteint au procès équitable (26).

La sécurité des rapports juridiques a également été au centre d'une affaire dans laquelle les requérants se plaignaient d'une interprétation par les tribunaux, selon eux imprévisible, des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt des documents ou l'introduction de recours. La Cour a estimé que « la réglementation relative aux formalités et aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique » et que « les intéressés doivent pouvoir s'attendre à ce que ces règles soient appliquées » (27).

Dans l'affaire Coëme et autres, la Cour a été appelée à se prononcer sur la compatibilité avec les principes du procès équitable de l'absence d'une loi d'application régissant la procédure devant la Cour de cassation siégeant en chambres réunies pour juger des personnalités protégées par des immunités ministérielles ou parlementaires. Après avoir souligné que le principe de la légalité du droit de la procédure pénale est un principe général de droit, que ce principe impose certaines exigences relatives au déroulement de la procédure, et que cette réglementation vise à protéger la personne poursuivie contre des risques d'abus de pouvoir, et que c'est donc la défense qui risque de pâtir des lacunes et imprécisions de pareilles réglementations, elle a estimé que « l'incertitude qui a existé en raison de l'absence de règles de procédures préalablement établies plaçait le requérant dans une situation de net désavantage par rapport au ministère public » ce qui a privé l'intéressé d'un procès équitable (28).

C. Application de « renfort »

Plus nombreuses sont les affaires dans lesquelles la notion de sécurité juridique sert, directement ou indirectement, de façon positive ou négative (insécurité juridique), à étayer une interprétation qui mêle différents aspects. Il en est ainsi des affaires qui concernent le droit d'accès à un tribunal, droit non expressément prévu par la CEDH en son article 6, mais qui se déduit de l'esprit de cette disposition (29). Or, selon la jurisprudence, ce droit n'est pas absolu : il peut donner lieu à des limitations qui ne sauraient toutefois pas restreindre l'accès ouvert à l'individu, d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même (30). Ce sont les modalités d'exercice du droit d'accès qui se trouvent généralement au coeur du problème soumis à la Cour.

Dans l'affaire Geouffre de la Pradelle, était en cause la computation des délais de recours pour former un recours devant le Conseil d'État, quant aux mesures adoptées par l'administration dans le cadre de la protection des sites pittoresques.

La Cour a relevé l'extrême complexité du droit positif en la matière (législation spécifique sur les sites combinée avec la jurisprudence concernant la catégorisation des actes administratifs) laquelle, compte tenu aussi de la durée de la procédure suivie, « était propre à créer un état d'insécurité juridique (31). Or, le requérant » était en droit de compter sur un système cohérent qui ménageât un juste équilibre entre les intérêts de l'administration et les siens " (32).

Toujours en matière d'accès à un tribunal, la Cour a été appelée à se prononcer sur le problème de la compatibilité des délais de prescription (au pénal) avec les principes du procès équitable dans les affaires d'atteinte à l'intégrité de la personne. À cet égard, la Cour a souligné que ces délais poursuivent plusieurs finalités importantes, à savoir « garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions, mettre les défendeurs potentiels à l'abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et empêcher l'injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d'éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé » (33).

Enfin, dans une affaire concernant l'impossibilité pour une église catholique grecque d'engager une procédure civile devant les tribunaux pour défendre ses intérêts, faute pour elle d'avoir la personnalité morale requise par le Code civil grec, la Cour a estimé sur la base de l'examen de la situation litigieuse qu'« une jurisprudence et une pratique administrative constantes avaient créé, au fil des années, une sécurité juridique, tant en matière patrimoniale qu'en ce qui concerne la question de la représentation en justice des différentes églises paroissiales catholiques, et à laquelle l'église requérante pouvait légitimement se fier » (34).

IV. Conclusion

Peut-on en déduire que la sécurité juridique se range parmi les principes d'interprétation de la CEDH au même titre que le principe de proportionnalité ou le principe d'effectivité, par exemple ? Si, comme on a pu le constater à partir de ces quelques rappels de la jurisprudence, la sécurité juridique occupe une place importante parmi les notions qui sous-tendent certaines solutions jurisprudentielles, elle ne saurait cependant atteindre dans le cadre de la CEDH, nous semble-t-il, un degré de force et de cohérence tel qu'elle puisse servir à orienter l'interprète de façon précise et univoque, ce malgré les indications figurant ci et là dans la jurisprudence elle-même. Car, en effet, si la sécurité juridique constitue un facteur dont il faut tenir compte pour cerner la nature des obligations pesant sur les États, par exemple pour ce qui est de la portée dans le temps des arrêts rendus par la Cour, ainsi que pour préciser l'objet de la règle du respect du délai de six mois pour la saisine de la juridiction de Strasbourg, elle ne saurait faire échec à une interprétation évolutive de la CEDH - parfois difficilement prévisible par les États comme par les justiciables - qui cadre avec les objectifs fondamentaux poursuivis par ce texte.

Deux exemples sont de nature à mieux éclairer cette conclusion. Pour ce qui est des procédures judiciaires, la Cour a estimé qu'en matière civile la prééminence du droit ne se conçoit guère sans la possibilité d'accéder aux tribunaux, et que donc le droit d'accès à un tribunal, bien qu'il ne soit pas proclamé en termes exprès par la CEDH, compte au nombre des droits garantis par ce texte (35). Et encore, en matière d'infractions pénales couvertes par des immunités consacrées par la pratique et la jurisprudence, la CEDH ne saurait faire échec à des poursuites basées sur un revirement de jurisprudence qui pouvait passer pour imprévisible, dès lors que celles-ci sont conformes « aux objectifs fondamentaux de la Convention, dont l'essence même est le respect de la dignité et de la liberté humaine » (36).

On voit par là les limites que la notion de sécurité des rapports juridiques peut avoir à l'égard non seulement des États, mais surtout de tous les justiciables, qu'ils soient requérants devant la Cour ou intéressés à la solution jurisprudentielle, limites qui s'inscrivent pleinement dans le cadre de cet ordre public européen qu'implique la nature constitutionnelle de la CEDH.

(1) R.-J. Dupuy, Les droits de l'homme... privilège de l'Europe ?, Publications du Comité français pour la promotion humaine de l'Europe, 1984, p. 12.
(2) « Considérant qu'il en résulte qu'en concluant la Convention, les États Contractants n'ont pas voulu se concéder des droits et obligations réciproques utiles à la poursuite de leurs intérêts nationaux respectifs, mais réaliser les objectifs et idéaux du Conseil de l'Europe, tels que les énonce le statut, et instaurer un ordre public communautaire des libres démocraties d'Europe afin de sauvegarder leur patrimoine commun de traditions politiques, d'idéaux, de liberté et de prééminence du droit » (Comm. EDH, D 788/60, Autriche c/ Italie, Annuaire de la CEDH, vol. 4, p. 139).
(3) Cour EDH, Loizidou, Exceptions préliminaires, par. 80.
(4) Cour EDH, Marckx, 58.
(5) Petit Robert, Dictionnaire de la langue française.
(8) L'article 7 de la CEDH, qui a désormais pour intitulé « Pas de peine sans loi », garantit le principe de la légalité des délits et des peines de même que le principe de la non-rétroactivité des lois pénales.
(9) Com. EDH, D. 1852/63, Ann. vol. 8, p. 199.
(10) Cour EDH, Kokkinakis, 52.
(12) 12. Cour EDH, Baranowski, 52.
(13) Cour EDH, Groppera Radio AG et al., 68.
(14) Cour EDH, Goodwin, 31.
(15) Cour EDH, Loukanov, 41.
(16) Cour EDH, Ravnsborg, 33.
(17) Cour EDH, Ezelin, 45.
(18) Cour EDH, Kokkinakis, 40.
(19) Voir entre autres Cour EDH, _Chorher_r, 20. La Cour a ajouté que ce bref exposé « vise à offrir notamment aux autres Parties contractantes et aux organes de la Convention, la garantie que la réserve ne va pas au-delà des dispositions explicitement écartées par l'État ».
(20) Cour EDH, Ooms, De Wilde et Versyp, 50. La Commission a précisé que, de ce fait, le États « ne sauraient écarter, de leur propre chef, le jeu de la règle du respect du délai de six mois » (Com. EDH, D. 9587/81, DR 29, p. 234), alors qu'ils peuvent valablement renoncer au bénéfice de la règle de l'épuisement préalable des voies de recours internes.
(21) Arrêt, 58.
(22) Voir aussi, l'arrêt Vermeire, 25.
(23) Arrêt Cossey, 35. La Cour a ajouté que « cela ne l'empêcherait pourtant pas de s'en écarter si des raisons impérieuses lui paraissaient le demander. Un tel revirement pourrait, par exemple, se justifier s'il servait à garantir que l'interprétation de la Convention cadre avec l'évolution de la société et demeure conforme aux conditions actuelles ».
(24) Cour EDH, Rasmussen, 41. La Cour a précisé aussi chez « les intérêts de la mère rejoignaient d'ordinaire ceux de l'enfant dont, dans la majorité des cas de divorce ou de séparation, elle se voyait attribuer la garde ».
(25) Cour EDH, Brumarescu, 61.
(26) Affaire Brumarescu. La Cour a noté que la faculté dont disposait le procureur général avait pour conséquence que les jugements définitifs pouvaient être perpétuellement remis en cause (arrêt, 62).
(27) Cour EDH, Miragall Escolano et autres, 33.
(28) Cour EDH, Coëme et autres, 102-103.
(29) Voir l'arrêt Golder.
(30) Cour EDH, Philis, 59.
(31) Cour EDH, Geouffre de la Pradelle, 33.
(32) Ibid., 34.
(33) Cour EDH, Stubbings, 51. En l'occurrence, la Cour a estimé que le législateur britannique n'avait pas porté atteinte à la substance du droit d'accès en restreignant par les règles de la prescription l'accès au tribunal par des victimes d'infractions du genre de celles qui étaient en cause.
(34) Cour EDH, Église catholique de la Canée, 40. (35) Cour EDH, Golder, 28.
(36) Cour EDH, C.R. c/ Royaume-Uni, 42.