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La Cour de cassation et le principe de la sécurité juridique

Jean-Guy HUGLO - Conseiller référendaire à la Cour de cassation

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 11 (Dossier : Le principe de sécurité juridique) - décembre 2001

La sécurité juridique est une tautologie. Comme le faisait remarquer un éminent auteur, « la formule sonne en effet comme une sorte de redondance, tant il paraît évident qu'un droit qui n'assurerait pas la sécurité des relations qu'il régit cesserait d'en être un. Imagine-t-on un droit qui organiserait l'insécurité, ou même qui la rendrait possible ? » (Jean Boulouis, « Quelques observations à propos de la sécurité juridique, Du droit international au droit de l'intégration », Liber amicorum, Pierre Pescatore, Nomos Verlag, 1987, p. 53). Il n'empêche que le droit comme la société qui le produit et qu'il entend régir est un organisme vivant qui ne peut qu'évoluer. L'immutabilité est une des définitions possibles de la mort. Comme le disait Portalis dans le Discours préliminaire au Code civil, « Il faut changer, quand la plus funeste de toutes les innovations serait, pour ainsi dire, de ne pas innover ». L'insécurité fait partie elle aussi du droit. Le choix n'est donc pas de nature mais de degré. Quelle part d'insécurité un système juridique peut-il supporter ?

L'on remarquera à cet égard la difficulté d'évaluer le degré de sécurité de tel ou tel ordre juridique. Il est assez évident que le mot ici ne recouvre pas obligatoirement la chose. Alors que l'on dénombre l'emploi de la formule dans seulement huit arrêts rendus par la Cour de cassation depuis le 1er janvier 1980 parmi les arrêts publiés aux bulletins civils et criminels dont deux fois par la Cour de cassation elle-même, la Cour de justice des Communautés européennes paraît, elle, en faire un plus large usage (le Doyen Boulouis en note l'emploi dans soixante quatre arrêts de 1967 à 1982 soit en quinze ans, art. préc. p. 53). Mais peut-être est-ce là le moyen de faire accepter la relative insécurité que produit l'irruption dans les ordres juridiques internes d'un droit communautaire défini en termes d'objectifs à atteindre et dont nul ne peut prévoir quelles règles nationales il viendra remettre en cause ?

Par ailleurs, le principe de sécurité juridique trouve de multiples expressions dans des principes plus spécifiques tels que l'obligation pour le juge de statuer en fonction du droit applicable au jour de la demande, la non-rétroactivité des normes juridiques, l'effet obligatoire des conventions entre les parties, l'interprétation restrictive des textes d'incrimination, l'existence de délais de recours et de prescription, le principe de la confiance légitime. Un tel constat explique pourquoi le principe de la sécurité juridique « à l'état pur » se rencontre rarement exprimé dans la jurisprudence de la Cour de cassation. La concision de la motivation de la Cour de cassation qui n'explique pas pourquoi elle choisit d'établir telle norme de droit plutôt qu'une autre est sans doute aussi à l'origine de cet état de fait.

Il faut donc, au-delà des mots et des rédactions prudentes de la Haute juridiction judiciaire, discerner les solutions jurisprudentielles qui sont implicitement fondées sur cette exigence. L'on relèvera également combien la problématique de la sécurité juridique paraît présenter des difficultés particulières à l'égard de la norme jurisprudentielle elle-même, par opposition à la norme écrite, du fait de sa nature particulière, de la grande facilité de sa modification et de l'effet rétroactif du revirement de jurisprudence.

I. Le droit applicable au jour de la demande

Une des premières expressions du principe de sécurité juridique est la nécessité où se trouve le juge d'apprécier la demande en fonction du droit applicable au jour de cette demande ou au jour des faits qui la fondent. Ainsi, la première chambre civile, dans un arrêt important (Civ. 1re, 25 nov. 1997, Bull. civ. I, n° 328, p. 222 ; RTD civ. 1998 (1), p. 210, obs. N. Molfessis), a jugé que « les éventuels manquements d'un notaire à ses obligations professionnelles ne peuvent s'apprécier qu'au regard du droit positif existant à l'époque de son intervention, sans que l'on puisse imputer à faute de n'avoir pas prévu une évolution ultérieure du droit ». Il s'agissait en l'espèce d'une action en responsabilité contre un notaire qui avait rédigé un acte de cautionnement, valable lors de l'établissement de l'acte, mais qui devait être ultérieurement annulé compte tenu de l'évolution de la jurisprudence étendant les causes de nullité des cautionnements non revêtus de la mention manuscrite de l'article 1326 du Code civil au mandat de se porter caution (Civ. 1re, 31 mai 1988, Bull. civ. I, n° 163, p. 113). La Cour de cassation ne distingue pas, à la différence de ce qu'avait jugé la Cour d'appel, selon que l'évolution de la jurisprudence était prévisible ou non (la jurisprudence inaugurée par l'arrêt du 31 mai 1988 fut d'ailleurs éphémère puisque abandonnée l'année suivante par la première chambre civile elle-même : Civ. 1re, 15 nov. 1989, Bull. civ. I, n° 348, p. 235, suivie par la chambre commerciale : Com., 19 juin 1990, Bull. civ. IV, n° 180, p. 123).

Il n'empêche que la hiérarchie des normes, et notamment le principe de la primauté du droit communautaire, peut remettre en cause cette conséquence traditionnelle du principe de la sécurité juridique. Ainsi, la chambre commerciale a-t-elle déclaré applicable un règlement du Conseil des Communautés européennes entré en vigueur en cours de procédure dès lors que le juge était saisi d'une demande d'interdiction de commercialisation sous astreinte, mesure qui ne pouvait être prononcée qu'à l'issue de la procédure, alors même que le règlement communautaire était en vigueur (Com. 27 févr. 1996, Bull. civ. IV, n° 61, p. 48). L'on ne peut imaginer en effet que le juge prononce une interdiction de commercialisation alors qu'au moment où cette interdiction prendrait effet, le droit communautaire autorise une telle commercialisation. De la même manière, au visa de la primauté du droit communautaire, la chambre commerciale a ordonné à un premier Président de Cour d'appel, et implicitement au juge de l'exécution, de suspendre l'exécution d'un jugement de tribunal de commerce assorti de l'exécution provisoire au motif que, postérieurement au prononcé de ce jugement interdisant sous astreinte une activité d'importateur parallèle, la Cour de justice des Communautés européennes avait reconnu la licéité d'une telle activité, alors qu'en procédure civile française, le juge de l'exécution ne peut porter d'appréciation au fond sur le titre dont l'exécution lui est demandée (Com., 20 oct. 1998, Bull. civ. IV, n° 253, p. 210 ; v. M. Darmon, « Cour de cassation et primauté du droit communautaire, à propos de l'arrêt Société Pontoizeau », Gaz. eur. du Palais, n° 19, 11 et 12 juin 1999, p. 4). Le principe de l'application immédiate du droit communautaire impose ici de renoncer aux solutions traditionnelles du droit français. La sécurité juridique est en l'espèce un principe subordonné au principe de primauté.

II. Le principe de non-rétroactivité des actes normatifs

Un domaine d'élection de la sécurité juridique est le principe de la non-rétroactivité des actes normatifs. L'on sait qu'en France le Conseil constitutionnel fait du principe de la non-rétroactivité des lois édicté par l'article 2 du Code civil un simple principe général du droit en matière civile, auquel certes seul le législateur peut déroger, alors qu'en matière pénale la non-rétroactivité est un principe constitutionnel sur le fondement de l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. La Cour de cassation suit évidemment ces principes et il n'est pas de notre propos de relater ici toute la jurisprudence de la chambre criminelle en matière pénale. Tout au plus faut-il remarquer l'influence de la convention européenne des droits de l'homme ou du droit communautaire non sur ce principe lui même, puisque le droit européen n'en augmente pas les exigences (notamment la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes à la différence du droit français ne paraît pas connaître le principe de la rétroactivité in mitius: CJCE, 26 sept. 1996, Allain, aff. C-341/94, Rec. I, p. 4631), mais sur les qualifications juridiques et les conséquences qu'il convient d'en tirer en matière d'application de la loi dans le temps.

En effet, avant même la jurisprudence tant de la Commission (déc. Edda Perin c/ France, n° 18656/91, 1er déc. 1992) que de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, arrêt Bendenoun, 24 févr. 1994, série A, n° 284 ; voir J.-P. Le Gall et L. Gérard, « Les recours des contribuables sur le fondement de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, à propos de l'arrêt Bendenoun », Dr. fiscal, 1994, nos 21-22, p. 878), la Cour de cassation avait reconnu aux amendes fiscales la nature de « sanctions ayant le caractère d'une punition » (Com., 7 nov. 1989, Bull. civ. IV, n° 280, p. 190). Cette qualification conduit dès lors la Cour de cassation à leur appliquer le principe de la non-rétroactivité des peines et à juger qu'une loi qui avait rétroactivement remplacé une taxe sur les véhicules automobiles déclarée contraire au droit communautaire par une taxe nouvelle « ne pouvait avoir pour effet » de rendre applicable la pénalité prévue par l'article 1840 N quater du Code général des impôts en cas de défaut de paiement de la taxe constaté antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi nouvelle. La Cour interprète ici la loi comme n'ayant pu vouloir rétroagir en matière quasi pénale, en application du principe d'interprétation conforme, de manière à faire ressortir sa conformité aux exigences constitutionnelles.

Cette même qualification de sanction ayant le caractère d'une punition oblige la Cour de cassation à faire application de la rétroactivité in mitius, s'agissant en droit français d'une exigence constitutionnelle (déc. Cons. const. du 19-20 janv. 1981, 127 DC ; v. L. Favoreu et L. Philip, Les grandes décisions du Conseil Constitutionnel, Dalloz, 10e éd., 1999, n° 30, p. 440 ; et, en matière fiscale, du 30 déc. 1987, 237 DC, Rec. p. 63, RJC 324), et en conséquence à casser au visa de l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen le jugement d'un tribunal ayant appliqué l'ancienne amende fiscale de 200 % en matière de taxe différentielle sur les véhicules automobiles dès lors qu'en cours de procédure devant la Cour de cassation est entrée en vigueur la loi nouvelle ayant réduit le montant de l'amende à 80 % (Com., 21 mars 2000, Bull. civ. IV, n° 67, p. 56).

De la même manière, le droit communautaire exerce une influence de qualification en ce qui concerne l'application de la loi dans le temps. En effet, la chambre criminelle de la Cour de cassation n'applique le principe de la rétroactivité in mitius que si le texte abrogé est de nature législative alors qu'en revanche, le prévenu reste passible de sanctions pénales si le texte abrogé n'avait qu'une valeur réglementaire (Crim., 10 mai 1989, Bull. crim., n° 187 ; Crim., 22 janv. 1990, Bull. crim., n° 36). Or la chambre criminelle considère que lorsque le texte définissant l'incrimination est un règlement communautaire, celui-ci a la valeur juridique d'un texte législatif et dès lors la rétroactivité in mitius est toujours applicable (Crim., 26 mars 1998, Bull. crim., n° 116 ; v. J.-G. Huglo et C. Soulard, L'application des principes généraux du droit communautaire par les juridictions judiciaires françaises, A la recherche d'un droit commun aux États membres de l'Union européenne, Colloque des 4 et 5 déc. 2000, Cour de cassation, p. 19).

Participe évidemment de cette problématique la jurisprudence civile traditionnelle selon laquelle, lorsque la loi réduit la durée d'une prescription, la nouvelle prescription ne commence à courir qu'à compter de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, sans que la durée totale puisse excéder le délai prévu par la loi antérieure (Civ. 1re, 28 nov. 1973, Dalloz, 1974, 112, note Massip). Cette jurisprudence trouve aussi son application lorsque le législateur, sans réduire directement les délais de réclamation, qualifie l'action en répétition de taxes ou d'impôts incompatibles d'action fiscale, rendant dès lors applicables les délais de l'article R 196-1 du Livre des procédures fiscales alors que la jurisprudence, en qualifiant ces actions en restitution d'actions de droit commun, n'avait pu leur appliquer que la prescription trentenaire (Com., 13 déc. 1994, Bull. civ. IV, n° 380, p. 313 ; Com., 13 juin 1995, Bull. civ. IV, n° 179, p. 165).

III. L'application des lois de validation rétroactives aux procédures en cours

Le dernier avatar de la question complexe de l'application de la loi dans le temps est celle de l'application aux procédures en cours des lois de validation rétroactives, surtout lorsqu'elles concernent une matière où, par nature, les litiges opposent les justiciables à l'État, comme en matière fiscale. L'on sait que le Conseil constitutionnel contrôle l'existence d'un motif d'intérêt général pour justifier une telle mesure (déc. 98-404 DC ; L. Favoreu et C. Philip, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, 10e éd., 1999, n° 29, p. 424 et s.; v. B. Mathieu, Rétroactivité des lois fiscales et sécurité juridique, Dalloz, 1998, n° 40 ; « Rétroactivité des lois fiscales et sécurité juridique. Application concrète d'un principe implicite », RFD adm. 1999, p. 89 et sur le dernier état de la jurisprudence du Conseil constitutionnel : « Les validations législatives devant le juge de Strasbourg : une réaction rapide du Conseil constitutionnel mais une décision lourde de menaces pour l'avenir de la juridiction constitutionnelle », RFD adm. 2000, p. 289). La Cour de cassation a eu à se pencher de multiples fois sur la question.

Un arrêt de la chambre commerciale avait ainsi déclaré inconstitutionnelles les circulaires du ministre de l'Équipement déterminant le mode de calcul de la puissance fiscale des véhicules au regard de l'article 34 de la Constitution dès lors qu'elles déterminaient l'assiette d'un impôt, en l'espèce la taxe différentielle sur les véhicules automobiles (Com., 6 avr. 1993, Bull. civ. IV, n° 141, p. 95). Dès lors, la Cour suprême a été confrontée à la disposition de la loi de validation rétroactive du 22 juin 1993 déclarant conférer valeur législative à ces circulaires, disposition expressément applicable aux procédures en cours y compris devant la Cour de cassation. En réponse à un moyen qui invoquait la violation de l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme, l'Assemblée plénière a répondu que « les juges du fond ont pu, sans violer ce texte, faire application d'une loi nouvelle rétroactive entrée en vigueur au cours de l'instance, dès lors qu'elle n'avait pour objet que de valider une réglementation antérieure conforme au droit communautaire » (Ass. plén. 14 juin 1996, Bull. civ., n° 5, p. 9). Il semble par cette formule concise que la Cour de cassation se soit réservée le pouvoir de contrôler l'objectif de l'application aux procédures en cours contre l'État d'une loi nouvelle déclarée rétroactive et de sanctionner le cas échéant une intervention législative qui n'aurait pas d'autre but que de donner raison à l'État partie dans un litige particulier. Elle aurait ainsi implicitement reconnu en l'espèce « d'impérieux motifs d'intérêt général » au sens de l'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 28 octobre 1999 contre la France (CEDH, Zielinski et Pradal; RTD civ. 2000, p. 436, obs. J.-P. Marguénaud ; JCP 2000, I, 202, obs. Fr. Sudre ; A. Boujeka, « Les lois de validation sous les fourches caudines de la Convention européenne des droits de l'homme », Petites Affiches, 8 juin 2000, n° 114, p. 26 ; S. Bolle, « L'inconventionnalité d'une validation législative conforme à la Constitution : l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 28 octobre 1999 », RFD adm. 2000, p. 1254). Dans cette dernière affaire, la Cour de Strasbourg juge que « le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l'article 6 s'opposent, sauf pour d'impérieux motifs d'intérêt général, à l'ingérence du pouvoir législatif dans l'administration de la justice dans le but d'influer sur le dénouement judiciaire du litige » (attendu 57 ; v. auparavant CEDH, 9 déc. 1994, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c/ Grèce, série A, n° 301-B, attendu 49, Gaz. Pal. 1995, 2, p. 540, note D. Vorms ; RTD civ. 1995, p. 652, obs. Fr. Zenatti ; v. aussi l'arrêt du Conseil d'État du 5 déc. 1997, Petites Affiches, n° 71, 15 juin 1998, note Le Gars ; v. sur l'ensemble de la question : X. Prétot, « Les validations législatives et le droit au procès équitable », RD publ., n° 1, 2001, p. 23).

Cette décision de l'Assemblée plénière se démarque nettement de la position prise quant à la même disposition législative que celle stigmatisée par la Cour de Strasbourg dans l'arrêt Zielinski par la chambre sociale de la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 15 février 1995 (Bull. civ. V, n° 58, p. 41), avait jugé qu'il n'y avait pas d'intervention de l'État dans une procédure l'opposant à des particuliers et conclu à l'absence de violation de l'article 6, § 1, de la Convention. Depuis l'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme, la chambre sociale de la Cour de cassation a renoncé à cette jurisprudence et a fait application des solutions de l'arrêt Zielinski et Pradal (Soc., 8 juin 2000, Bull. civ. V, n° 225, p. 175 ; Soc., 24 avr. 2001, arrêt n° 1937, Association « Être enfant au Chesnay » disponible sur courdecassation.fr avec les conclusions de M. l'avocat général Kehrig, Bulletin d'information de la Cour de cassation, n° 536, 1er juin 2001).

Il convient de signaler également l'arrêt rendu le 16 mai 1995 par la chambre commerciale (Bull. civ. IV, n° 142, p. 127) qui semblait dès l'origine plus en phase avec la jurisprudence européenne puisqu'il retenait déjà que « lorsque les demandes ont été formées, les prélèvements avaient été validés », ce qui indique que la loi de validation en l'espèce ne concernait pas des procédures en cours lors de son entrée en vigueur.

Les arrêts rendus par la première chambre civile les 22 février 2000 (Bull. civ. I, n° 53, p. 36) et 20 juin 2000 (Bull. civ. I, n° 191, p. 123) où la Cour constate que l'intervention du législateur n'a eu pour objet que de limiter, pour l'avenir, la portée d'une interprétation jurisprudentielle et non de trancher un litige dans lequel l'État aurait été partie, s'agissant de litiges opposant des emprunteurs à des établissements de crédit sur la validité des offres de prêt en ce qui concerne les indications portées sur le tableau d'amortissement, ont fait l'objet d'une appréciation contrastée de la part de la doctrine. Certains auteurs estiment en effet que la solution de l'arrêt Zielinski et Pradal vaut également lorsque l'État n'est pas partie aux litiges en cours (v. B. Mathieu, « Une jurisprudence qui pêche par excès de timidité », RFD adm. 2000, p. 1201 ; R. Perrot, RTD civ. 2000 (3), p. 629 et, semble-t-il, aussi N. Molfessis, RTD civ. 2000 (3), p. 670), d'autres auteurs estiment au contraire que la ratio decidendi de la jurisprudence de Strasbourg est le principe de l'égalité des armes et limitent dès lors l'applicabilité de la solution Zielinski aux hypothèses où l'État, ou ses émanations telles que des caisses de sécurité sociale, est partie aux litiges qui se voient soumis à l'application immédiate de la loi de validation (v. M.-L. Niboyet, La conformité à la Convention EDH de la loi de validation du 12 avr. 1996 : « l'affaire du tableau d'amortissement », épilogue judiciaire ?, Dalloz 2000, jurispr. p. 699 ; J.-P. Marguénaud, RTD civ. 2000 (2), p. 436 ; RTD civ. 2000, p. 933 ; S. Bolle, préc., RFD adm. 2000, p. 1254). C'est le fondement de l'inconventionnalité qui dicte ici la solution quant à l'étendue de la prohibition. L'on remarquera que, dans son arrêt du 24 avril 2001, la chambre sociale n'a pas suivi son avocat général qui prônait la solution la plus étendue et a expressément constaté que le litige concernait une association chargé d'une mission de service public et placée sous le contrôle d'une autorité publique qui en assure le financement, se référant ainsi à la notion d'État au sens large telle qu'elle est connue en droit européen et communautaire (v. notamment CJCE, 12 juill. 1990, Foster, aff. C-188/89, Rec. I, p. 3313). Sans doute la Cour de Strasbourg aura-t-elle l'occasion de préciser sa jurisprudence sur ce point. L'exigence de la sécurité juridique voit en tout cas sa densité augmenter de façon notable sous l'influence des règles de la convention européenne des droits de l'homme.

IV. Les décisions de justice passées en force de chose jugée

L'impossibilité de remettre en cause les décisions de justice passées en force de chose jugées et devenues irrévocables du fait de l'expiration des voies de recours est évidemment une des manifestations les plus intangibles du principe de la sécurité juridique. L'on connaît la position traditionnelle du Conseil Constitutionnel excluant des lois de validation rétroactives de telles décisions (déc. 86-223 DC, 29 déc. 1986, Rec. p. 184 ; RJC I-301). La Cour de cassation fait application de la même jurisprudence à l'égard de l'effet rétroactif des lois interprétatives (Ass. plén., 21 déc. 1990, Bull., n° 12, p. 23) ou des dispositions transitoires déclarant la loi nouvelle applicable aux procédures en cours (Ass. plén., 2 févr. 1990, Bull. n° 1, p. 1). Sans employer la notion même de sécurité juridique, ces jurisprudences sont manifestement fondées sur cette exigence.

De la même façon, la primauté du droit communautaire elle-même cède la place à la sécurité juridique en présence d'une décision de justice passée en force de chose jugée et devenue irrévocable. Ainsi, la chambre commerciale a jugé récemment qu'un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes déclarant invalide un règlement communautaire et autorisant les opérateurs économiques ayant introduit une action en justice avant la date de son arrêt à invoquer cette invalidité (CJCE, 26 avr. 1994, Roquette, aff. C-228/92, Rec. I, p. 1445) ne pouvait être interprété comme autorisant un opérateur ayant introduit une telle action mais qui est désormais close par une décision de justice devenue irrévocable à intenter une nouvelle action aux mêmes fins (Com., 14 juin 2000, Bull. civ. IV, n° 123, p. 111). La chambre commerciale s'est appuyée pour ce faire sur la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes elle-même qui a jugé que le droit communautaire n'impose pas à une juridiction nationale d'écarter les règles de procédure internes dès lors qu'une sentence arbitrale, même rendue de façon contraire au droit communautaire, a acquis l'autorité de la chose jugée et est devenue irrévocable (CJCE, 1er juin 1999, Eco Swiss China Ltd, aff. C-126/97, Rec. I, p. 3055 ; AJDA 1999, chronique de jurisprudence communautaire, p. 806). Il y a là en quelque sorte un fil rouge que même la Cour de justice des Communautés européennes, malgré la primauté du droit communautaire, n'a pas entendu franchir.

V. Les délais de recours

Il est incontestable que l'édiction de délais de recours ou de réclamation participe de la sécurité juridique en ce qu'elle vise à ne pas remettre en cause des situations trop anciennes. La faculté d'oublier doit aussi faire partie du droit. Toutefois, ces délais mettent directement en cause la possibilité de saisir le juge et affectent nécessairement le principe concurrent du droit à la protection juridictionnelle. La jurisprudence est donc conduite à chercher à concilier les contraires. La tâche est loin d'être aisée comme le montrent les revirements de jurisprudence sur ce point de la Cour de justice des Communautés européennes dont la Cour de cassation n'a pu que reproduire les hésitations. Ainsi, dans son célèbre arrêt Emmott (CJCE, 25 juill. 1991, aff. C-208/90, Rec. I, p. 4269), la Cour de justice des Communautés européennes avait jugé que les délais de recours prévus par les droits internes des États membres étaient suspendus tant qu'une directive communautaire n'était pas intégrée dans le droit de cet État. Dès lors que, par ailleurs, la jurisprudence communautaire ne distingue pas selon qu'une directive n'est pas intégrée en droit national ou selon que cette intégration est seulement défectueuse, cette jurisprudence avait pour effet de pouvoir remettre en cause des situations très anciennes. Il paraît clair qu'ainsi, la Cour de justice faisait prévaloir la nécessité de sanctionner les violations du droit communautaire par un État membre sur la sécurité juridique. La Cour de cassation ne pouvait faire autrement que d'appliquer fidèlement cette jurisprudence, notamment en matière fiscale, permettant ainsi de déclarer recevables des actions en restitution des droits d'enregistrement en cas de fusion de sociétés, déclarés incompatibles par la Cour de justice (CJCE, 13 févr. 1996, Société Bautiaa, aff. C-197/94 et C-252/94, Rec. I, p. 505) introduites en 1993 pour des fusions de sociétés intervenues à compter des années 1970 (Com., 9 juill. 1996, Bull. civ. IV, n° 213, p. 194). Devant les conséquences financières de la jurisprudence Emmott, la Cour de justice devait décider d'abandonner celle-ci par son arrêt du 3 décembre 1997 (CJCE, Fantask, aff. C-188/95, Rec. I, p. 6783 ; cf. les conclusions de l'avocat général F. Jacobs qui, pour conclure à cet abandon, relève la nécessité de la sécurité juridique, point 72, Rec. I, p. 6811). La Cour de cassation, trois mois après, procédait alors au revirement de jurisprudence en conséquence de l'arrêt Fantask (Com., 7 avr. 1998, Bull. civ. IV, n° 130, p. 104).

Mais la jurisprudence purement nationale témoigne aussi de cette difficulté de concilier la sécurité juridique avec les conséquences à tirer de la violation du droit. L'on relèvera ainsi un arrêt de la chambre sociale du 28 mars 2000 où le moyen invoquait le fait que la nullité d'un plan social d'entreprise permettait aux salariés licenciés en exécution de ce plan de demander leur réintégration pendant trente ans, ce qui aurait été selon le moyen contraire au principe de la sécurité juridique. La chambre sociale relève que la prescription quinquennale est applicable et rejette dès lors le moyen (Bull. civ. V, n° 132, p. 99). L'on trouve de même un arrêt de la chambre commerciale ayant censuré une Cour d'appel qui avait déclaré irrecevable l'appel d'un des administrateurs d'une procédure collective à l'encontre d'un jugement arrêtant un plan de cession de l'entreprise au motif, selon la Cour d'appel, que, bien qu'un tel jugement rejette implicitement la demande de liquidation judiciaire, la loi, en limitant les voies de recours en cas de cession de l'entreprise, avait voulu préserver la sécurité juridique d'opérations économiques complexes tendant au redressement de l'entreprise (Com., 15 juill. 1992, Bull. civ. IV, n° 271, p. 187). La chambre commerciale, en jugeant le contraire, fait primer ici le droit au juge.

De la même manière, la Cour de cassation concilie le principe du droit au juge avec l'exigence de la sécurité juridique lorsqu'il s'agit de prendre en compte en matière fiscale ou douanière les effets d'une déclaration judiciaire d'incompatibilité d'une taxe nationale au regard d'une norme de droit supérieur. Ainsi, alors que les articles L. 190, alinéa 3, et R. 196-1 c) du Livre des procédures fiscales font resurgir un nouveau délai de réclamation à l'égard des tiers dès lors qu'une décision juridictionnelle a révélé l'incompatibilité de la norme fiscale avec une norme de droit supérieur, la chambre commerciale a précisé que seule une décision rendue par une Cour suprême - Cour de cassation, Conseil d'État ou Cour de justice des Communautés européennes - était en mesure d'avoir un tel effet erga omnes, à l'exclusion des décisions rendues par les juridictions du fond (Com., 6 mai 1996, Bull. n° 124, p. 108). L'effet pour le moins inhabituel d'une décision de justice ayant des conséquences à l'égard des tiers, puisqu'elle autorise d'autres contribuables à intenter des actions en répétition de l'indu en leur ouvrant un nouveau délai de réclamation, certes limité quant à la période répétible par l'article L. 190, alinéa 3 du Livre des procédures fiscales (v. La répétition de l'indu communautaire, Rapport de la Cour de cassation 2000, p. 245 ; J.-G. Huglo, « La mission spécifique d'une Cour suprême dans l'application du droit communautaire : l'exemple de la Cour de cassation française », Gazette eur. du Palais, n° 26, 22 et 23 nov. 2000, p. 7, spéc. p. 12 et s.), rendait nécessaire que cette incompatibilité de la norme fiscale française soit incontestable et ne puisse dès lors résulter que d'une décision rendue par une Cour suprême. La même jurisprudence prévaut en matière douanière compte tenu de la similitude de rédaction des dispositions de l'article 352 ter du Code des douanes insérées par la loi n° 91-1323 du 30 décembre 1991 (Com., 18 avr. 2000, Bull. civ. IV, n° 76, p. 68).

VI. Le principe de la sécurité juridique et la hiérarchie des normes

S'il est clair que le principe de la sécurité juridique se voit reconnaître un rôle éminent dans le champ d'application du droit communautaire et celui de la convention européenne des droits de l'homme, compte tenu de la consécration qu'il a reçu dans les jurisprudences des deux Cours européennes, sa place dans la hiérarchie des normes est sans doute plus délicate à déterminer en droit français. Si la Cour de cassation ne peut évidemment contrôler le respect par la loi d'un tel principe, l'on relèvera une décision remarquable de la chambre sociale où celle-ci a soulevé d'office le moyen tiré de l'éventuelle invalidité d'un acte administratif, en l'espèce le règlement du personnel de la SNCF, au regard du principe de la sécurité juridique, pour inviter les parties à saisir le Conseil d'État de cette question préjudicielle (Soc., 2 mai 2000, Bull. civ. V, n° 162, p. 127). La chambre sociale retient dans cet arrêt que « la SNCF peut, pour des motifs tirés d'une insuffisance professionnelle d'un salarié et en dehors de toute faute de sa part, rétrograder ce dernier dans un niveau professionnel inférieur à celui qui lui avait été contractuellement reconnu lors de sa titularisation ; que, dès lors, cette disposition du statut du personnel, qui permet à l'employeur de modifier unilatéralement le contrat de travail et de prendre une mesure de nature à affecter la fonction dans l'entreprise ainsi que la carrière et la rémunération du salarié, suscite une difficulté sérieuse quant à sa légalité au regard du principe de la sécurité juridique ». Cette décision est d'autant plus remarquable qu'il n'est pas sûr que la jurisprudence du Conseil d'État reconnaisse au principe de la sécurité juridique la qualité de principe général du droit (v. B. Mathieu, « Constitution et sécurité juridique », Annuaire international de justice constitutionnelle, XV-1999, p. 155, spéc. p. 175).

VII. L'exigence de clarté et de prévisibilité de la norme

Le principe de la sécurité juridique, entendu comme l'exigence de clarté et de prévisibilité de la norme, trouve évidemment une de ses plus grandes expressions en matière pénale en ce qui concerne la définition des comportements incriminés par la loi pénale ou la définition des cas où une atteinte peut être portée à la liberté des personnes (v. par ex.: Crim., 6 févr. 1997, Bull. crim., n° 49, p. 157, sur la notion de délit flagrant où le moyen invoquait expressément le principe de la sécurité juridique) où l'étendue des obligations de la partie poursuivante (v. en matière de délits de presse : Crim., 4 avr. 1991, Bull. crim., n° 163, p. 408, où la Cour d'appel s'était fondée sur la sécurité juridique). L'on relèvera ici l'ambivalence du droit européen, le droit communautaire étant parfois vécu comme augmentant l'insécurité juridique, notamment quant à la définition des infractions par une réglementation complexe et imprécise alors que la définition de la sanction revient aux États membres (v. B. de Massiac, « Droit pénal et droit communautaire : une cohabitation difficile », RJDA, 1993, n° 8-9, chron., p. 587) tandis que la convention européenne des droits de l'homme, loin de remettre en cause la sécurité juridique, contribue plutôt à en augmenter l'exigence.

L'on sait ainsi que la Cour européenne des droits de l'homme condamna la France en ce qui concerne les écoutes téléphoniques ordonnées par un juge d'instruction au motif que « le droit français, écrit et non écrit, n'indique pas avec assez de clarté l'étendue et les modalités du pouvoir d'appréciation des autorités dans le domaine considéré » (CEDH, 24 avr. 1990, Kruslin et Huvig, série A, n° 176 A et B ; Dalloz 1990, Jur. p. 353, note J. Pradel ; Gaz. Pal. 1990, jur. 249) alors que la chambre criminelle de la Cour de cassation jugeait auparavant que les dispositions françaises répondaient aux exigences de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (Crim., 23 juill. 1985, Bull. crim., n° 275, p. 713 ; Dalloz 1986, Jur. p. 61, note P. Chambon ; Dalloz 1986, IR, 120, obs. J. Pradel).

Mais cette influence de la Convention européenne des droits de l'homme n'est pas propre à la matière pénale. Ainsi, la Cour européenne des droits de l'homme a-t-elle condamné la France, sur le fondement de l'article 6 de la Convention et du droit à un recours juridictionnel, au motif que « ni le texte de la loi du 31 décembre 1991 (créant le fonds de garantie pour l'indemnisation des victimes de transfusions sanguines contaminées par le virus du SIDA) ni ses travaux préparatoires ne permettaient à l'intéressé de se douter des conséquences juridiques que la Cour de cassation allait déduire de son acceptation de l'offre » (CEDH, 30 oct. 1998, F. E. c/ France, Rec. CEDH, p. 3332). La Cour de cassation, qui déduisait de l'acceptation, par la victime d'une transfusion sanguine contaminée par le virus du sida, de l'offre du fonds de garantie la déchéance de son droit de saisir les juridictions de droit commun pour obtenir un complément d'indemnisation du même chef de préjudice (Civ. 2e, 26 janv. 1994, Bull. civ. II, n° 41, p. 23 ; Soc., 26 janv. 1995, Bull. civ. V, n° 42, p. 30 ; Civ. 1re, 9 juill. 1996, Bull. civ. I, n° 303, p. 210 ; Ass. plén., 6 juin 1997, Bull. civ., n° 8, p. 20 ; Civ. 2e, 14 janv. 1998, Bull. civ. II, n° 16, p. 10 ; v. RTD civ. 1998 (2), p. 518, note J.-P. Marguénaud et J. Raynard) a, en citant expressément l'arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme, considéré désormais que, jusqu'au 26 janvier 1994, les victimes n'étaient pas en mesure d'apprécier la portée exacte de leur acceptation de l'offre du fonds quant à leur droit d'agir contre le tiers responsable et qu'elles étaient dès lors recevables à agir contre celui-ci (Civ. 1re, 6 juin 2000, Bull. civ. I, n° 179, p. 116).

La Cour de cassation a, par ailleurs, considéré dans un arrêt très commenté que la notion de bref délai énoncée à l'article 1648 du Code civil, si elle n'indique pas une durée précise, n'en est pas moins claire dans son objectif et d'application simple selon une jurisprudence constante pour en déduire que cette disposition ne saurait constituer une restriction inadmissible au droit d'agir et rejeter le moyen selon lequel l'imprécision de cette notion avait pour effet de priver le justiciable d'un accès effectif à la justice au sens de l'article 6, § 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (Civ. 1re, 21 mars 2000, Bull. civ. I, n° 97, p. 65 ; Dalloz 2000, Jur. p. 593, note C. Atias ; RTD civ. 2000 (3), p. 666, obs. N. Molfessis). L'on rapprochera cet arrêt de la suggestion émise par la Cour de cassation dans son rapport pour 1998 où elle propose la modification de l'article 1648 du Code civil afin de « renforcer la prévisibilité et la sécurité juridique » (p. 13). Si un auteur qualifie cet arrêt, du fait de ce rapprochement, de « pur cynisme » (P. Morvan, « En droit, la jurisprudence est une source du droit », Revue de la recherche juridique, droit prospectif, 2000-1, n° 26-87, p. 77, spéc. p. 85), il faut toutefois souligner que la Cour de cassation, si elle avait reconnu que l'imprécision de ce bref délai était contraire au droit à un recours juridictionnel, n'aurait eu, semble-t-il, pas d'autre solution que d'écarter l'application de ce bref délai, c'est-à-dire de le supprimer purement et simplement, puisqu'il ne lui est pas possible de fixer arbitrairement la durée de ce délai, ce que seul le législateur peut faire. L'on conçoit qu'elle n'ait pas voulu s'engager dans cette voie. L'insécurité juridique est ici celle de la loi et non de l'interprétation qui en est faite par le juge, même si certains auteurs regrettent que la Cour de cassation ne contrôle pas la notion de bref délai (v. N. Molfessis, préc., p. 668).

VIII. Le principe de la confiance légitime

Une autre expression de la sécurité juridique se trouve dans des situations assez proches de ce que la Cour de justice des Communautés européennes nomme le principe de la confiance légitime. Même si ce principe n'existe pas en droit privé français sous cette expression, il semble que la jurisprudence l'applique implicitement dans certaines hypothèses. Ainsi, dans un arrêt du 14 juin 1989 (Soc., Bull. civ. V, n° 449, p. 273), alors même que le moyen visait expressément le principe de la sécurité juridique, la chambre sociale retient que « le statut social d'une personne est d'ordre public et s'impose de plein droit dès que sont réunies les conditions de son application » pour juger que « si la décision administrative individuelle d'affiliation qui résultait de l'adhésion à des régimes autonomes de travailleurs non salariés faisait obstacle, quel que fût son bien ou mal-fondé, à ce que l'immatriculation au régime général puisse mettre rétroactivement à néant les droits et obligations nés de l'affiliation antérieure, elle ne pouvait empêcher la décision d'assujettissement prise par la caisse primaire de produire ses effets pour la période postérieure à sa notification ». L'on relèvera par ailleurs la jurisprudence de cette même chambre sociale qui semble faire également application, sans le dire expressément, du principe de la confiance légitime lorsqu'elle juge que l'URSSAF qui n'a, lors de précédents contrôles, formulé, en toute connaissance de cause, aucune observation sur le non-assujettissement ou sur le recours à des abattements forfaitaires, doit être considérée comme ayant pris une décision implicite qui lie cet organisme jusqu'à notification d'une décision en sens opposé, décision implicite qui fait obstacle à un redressement sur la période en litige (Soc., 19 sept. 1991, Bull. civ. V, n° 376, p. 234 ; Soc., 30 janv. 1992, Bull. civ. V, n° 59, p. 35).

Le législateur lui même a pris en compte le principe de la confiance légitime en matière fiscale puisque l'article L 80 A, second alinéa, du Livre des procédures fiscales dispose que « lorsque le redevable a appliqué un texte fiscal selon l'interprétation que l'administration avait fait connaître par ses instructions ou circulaires publiées et qu'elle n'avait pas rapporté à la date des opérations en cause, elle ne peut poursuivre aucun rehaussement en soutenant une interprétation différente », texte que la chambre commerciale de la Cour de cassation applique régulièrement pour les impôts et taxes relevant de la compétence judiciaire. L'on ne saurait exclure dès lors des hypothèses de conflit si l'administration fiscale, dans ses circulaires publiées, donne une interprétation d'un texte d'origine communautaire, comme par exemple en matière de TVA, qui serait contraire à la directive du Conseil ou à la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés. Le redevable serait-il admis alors à invoquer le principe de la confiance légitime tel qu'il est consacré à l'article L 80 A du Livre des procédures fiscales, au risque de mettre en échec la primauté du droit communautaire ? (v. sur ce point, J. Turot, « La vraie nature de la garantie contre les changements de doctrine », RJF 5/92, p. 379). Il est exact néanmoins que la Cour de justice a reconnu l'existence en droit communautaire du principe de la confiance légitime, sous certaines conditions (CJCE, 14 mai 1975, Comptoir national technique agricole, aff. 74/74, Rec. p. 533 ; 3 mai 1978, Firma August Töpfer, aff. 112/77, Rec. p. 1019 ; v. en matière d'aides d'État : CJCE, 20 sept. 1990, Commission c/ Allemagne, aff. C-5/89 : Rec. I, p. 3437 ; v. F. Hubeau, « Le principe de la protection de la confiance légitime dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes », Cah. dr. eur. 1983, p. 143 ; J.-P. Puissochet, « Vous avez dit confiance légitime ? (le principe de confiance légitime en droit communautaire) », in L'État de droit, Mélanges en honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p. 581). Il appartiendrait alors à la Cour de justice des Communautés européennes de concilier primauté du droit communautaire et sécurité juridique.

Participe également de la confiance légitime le décret n° 83-1025 du 28 novembre 1983 concernant les relations entre l'administration et les usagers et notamment son article 1er selon lequel tout intéressé est fondé à se prévaloir, à l'encontre de l'administration, des instructions, directives et circulaires publiées dans les conditions prévues par l'article 9 de la loi du 17 juillet 1978, lorsqu'elles ne sont pas contraires aux lois et règlements. La chambre commerciale se fonde ainsi sur ce texte pour déclarer irrecevable l'action engagée par un receveur des impôts contre le dirigeant d'une personne morale en condamnation solidaire des impositions dues par la société sans décision préalable du supérieur hiérarchique, dès lors que cette décision est exigée par une instruction publiée au bulletin officiel des impôts et constitue une garantie pour les contribuables (Com., 23 févr. 1993, Bull. civ. IV, n° 76, p. 51 ; Com., 23 nov. 1993, Bull. civ. IV, n° 428, p. 311).

IX. Les mécanismes procéduraux propres à sauvegarder la sécurité juridique

L'on ne sera guère étonné de voir qu'une requête du procureur général près la Cour de cassation formant pourvoi dans l'intérêt de la loi à l'encontre d'un arrêt de Cour d'appel contraire à la jurisprudence de la Cour de cassation soit explicitement fondée sur l'exigence de la sécurité juridique, en présence de « divergences jurisprudentielles majeures » dans le domaine sensible de la maternité de substitution (Ass. plén., 31 mai 1991, Bull. civ., n° 4, p. 5).

Nous n'insisterons pas plus sur le mécanisme même de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation dont la vocation est notamment de mettre fin aux divergences de jurisprudences entre les chambres de la Cour de cassation et qui trouve évidemment sa vocation d'être dans les exigences de la sécurité juridique, indépendamment de ses limites (v. P. Morvan, En droit la jurisprudence est une source du droit, préc., p. 98 et s.). La faculté de saisir l'Assemblée plénière de la Cour de cassation d'une question nouvelle, avant même que se constitue une jurisprudence dans une des chambres de la Cour, contribue également à assurer la certitude et la prévisibilité du droit.

La procédure pour avis de la Cour de cassation, créée par la loi du 15 mai 1991, participe aussi de l'exigence de sécurité juridique, même si ces avis relatifs, selon l'article L. 151-1, alinéa 1er, du Code de l'organisation judiciaire, à une question de droit nouvelle ne lient pas le juge du fond ni la Cour de cassation si elle devait être amenée à se prononcer sur la même question lors d'un pourvoi (v. sur cette procédure d'avis : C. Chauvin, « La saisine pour avis », in L'image doctrinale de la Cour de cassation, La Documentation française, Actes du colloque des 10 et 11 déc. 1993, p. 109).

Enfin, la faculté de surseoir à statuer du juge est de nature à préserver la sécurité juridique, par exemple en matière de droit de la concurrence lorsqu'une juridiction nationale est saisie de pratiques anticoncurrentielles concurremment avec la Commission des Communautés européennes, et ce afin d'éviter des décisions contradictoires. Mais cela n'est, en application de la jurisprudence communautaire, qu'une faculté pour le juge et non une obligation, comme le rappelle l'arrêt rendu le 16 mai 1991 par la chambre criminelle qui rejette la thèse contraire que le moyen avait fondé sur la sécurité juridique (Bull. crim., n° 211, p. 541).

X. La sécurité juridique et la jurisprudence

En présence non d'une norme écrite mais de la jurisprudence, les exigences de la sécurité juridique présentent des traits spécifiques. En effet, la jurisprudence par essence interprète la norme écrite telle qu'elle aurait dû depuis toujours être interprétée et se trouve dès lors applicable à des rapports juridiques noués avant sa constitution. C'est ici le caractère rétroactif du revirement de jurisprudence qui affecte bien entendu la sécurité juridique. La Cour de cassation, consciente de cette difficulté, paraît recourir à deux techniques qu'il convient d'identifier.

La première consiste à annoncer le futur revirement de jurisprudence par une mention dans le Rapport annuel contredisant ce que la Cour juge jusqu'ici, de manière à prévenir les opérateurs économiques ou les autorités administratives de la difficulté et de la possibilité à l'avenir d'une évolution des solutions juridiques. Ainsi, alors que la Cour de cassation suggérait dans son Rapport pour 1992 la modification de l'article 25 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence afin de supprimer la présence du rapporteur du Conseil de la concurrence au délibéré de celui-ci, présence contraire à l'égalité des armes au sens de l'article 6, § 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, (Rapport 1992, p. 19) et rejetait encore en 1998 les moyens fondés sur une telle violation de la convention (Com., 27 janv. 1998, Bull. civ. IV, n° 42, p. 33), elle devait décider, devant l'inaction du législateur et compte tenu du temps écoulé depuis sa mise en garde, de franchir le pas et de déclarer la présence du rapporteur du Conseil de la concurrence au délibéré contraire à l'article 6, § 1, de la convention (Com., 5 oct. 1999, Bull. civ. IV, n° 158, p. 133). L'on remarquera d'ailleurs que la même chambre de la Cour avait choisi de renvoyer à l'Assemblée plénière de la Cour de cassation une affaire concernant la même problématique à l'égard de la Commission des opérations de bourse (Ass. plén., 5 févr. 1999, Bull. civ., n° 1, p. 1) afin d'asseoir cette jurisprudence sur une plus grande autorité.

De même, la Cour de cassation avait préconisé dans ses rapports pour 1995 (p. 19) et pour 1996 (p. 15) la modification de l'article 546 du Code de procédure pénale ouvrant le droit d'appel pour les jugements de police en matière de contraventions des quatre premières classes au seul procureur général, disposition jugée contraire au principe de l'égalité des armes au sens de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ultérieurement, la chambre criminelle devait elle-même déclarer cette disposition inapplicable pour le même motif (Crim., 6 mai 1997, JCP, éd. G, 1998, II, 10056, note J.-Y. Lassalle ; Dalloz 1998, Jur. p. 223, note A. Cerf).

Enfin, dans son rapport pour 1991 (p. 35), la Cour de cassation avait stigmatisé la maladresse de rédaction de l'article L. 423-16 du Code du travail exigeant pour le maintien des mandats des délégués du personnel en cas de modification dans la situation juridique de l'employeur que l'entreprise « conserve son autonomie juridique » alors qu'une autonomie de fait devait être seulement requise, compte tenu des objectifs de l'article L. 122-12 du Code du travail et les exigences de la directive du Conseil des Communautés européennes du 14 février 1977 sur le maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprise. Par un arrêt du 28 juin 1995, la chambre sociale devait procéder en quelque sorte à la réécriture du texte en supprimant le mot « juridique » dans l'énoncé de la règle de droit (Soc., 28 juin 1995, Bull. civ. V, n° 219, p. 159).

La seconde technique visant à prévenir les inconvénients pour la sécurité juridique de l'effet rétroactif des revirements de jurisprudence consiste à chercher à limiter l'effet dans le temps de la nouvelle jurisprudence. L'exemple le plus connu à cet égard est le revirement de jurisprudence de la chambre commerciale en ce qui concerne la stipulation des intérêts pour le solde débiteur d'un compte courant, la chambre commerciale exigeant depuis un arrêt du 12 avril 1988 (Com., Bull. civ. IV, n° 130, p. 92 ; v. auparavant Com., 15 juill. 1986, Bull. civ. IV, n° 160, p. 135) que le taux soit fixé par écrit à peine de nullité mais faisant partir les effets de sa jurisprudence à compter de l'entrée en vigueur du décret du 4 septembre 1985 ayant déterminé le mode de calcul du taux effectif global. Certains auteurs ont souligné que la publication du décret n'était pas nécessaire à la constitution de la règle puisque l'exigence d'un écrit résultait de la loi du 28 décembre 1966 ainsi que de l'article 1907 du Code civil (Ch. Gavalda et J. Stoufflet, note sous Civ. 1re, 9 févr. 1988 et Com., 12 avr. 1988, JCP, éd. G, 1988, II, 21026).

De la même manière, après avoir déclaré contraire à l'article 6, § 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme la présence du rapporteur du Conseil de la concurrence au délibéré, la Cour de cassation déclare irrecevables les moyens nouveaux présentés devant elle et fondés sur cette contrariété, au motif que l'article 2-3 ° du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987 dispose que, lorsque la déclaration de recours contre les décisions du Conseil de la concurrence ne contient pas l'exposé des moyens invoqués, le demandeur doit déposer cet exposé au greffe dans les deux mois qui suivent la notification de la décision frappée de recours (Com., 27 mars 2001, Société Darty et autres c/ Ministre de l'Économie et des finances, Bull. civ. IV, no 67, p. 63).

Il demeure toutefois regrettable que la Cour de cassation ne dispose pas comme la Cour de justice des Communautés européennes de la faculté de limiter à l'avenir les effets de certains de ses arrêts compte tenu des impératifs de la sécurité juridique, cette dernière juridiction bénéficiant en effet de l'article 231 (ex-art. 174) du traité instituant la Communauté européenne en ce qui concerne les seuls recours directs en annulation et les seuls règlements mais qu'elle applique par analogie lorsqu'elle est saisie à titre préjudiciel pour limiter à l'avenir les effets de la déclaration d'incompatibilité du droit national (CJCE, 8 avr. 1976, Defrenne, aff. 43/75, Rec. p. 455 ; CJCE, 27 mars 1980, Denkavit, aff. 61/79, Rec. p. 1205 ; CJCE, 26 avr. 1994, Roquette, aff. C-228/92, Rec. I, p. 1445). Malgré les sollicitations de certains auteurs (Ch. Mouly, « Les revirements de jurisprudence de la Cour de cassation », in L'image doctrinale de la Cour de cassation, La documentation française, Actes du colloque des 10 et 11 décembre 1993, p. 123 ; « Comment limiter la rétroactivité des arrêts de principe et de revirement ? », Petites Affiches, 4 mai 1994, n° 53, p. 9 ; « Le revirement pour l'avenir », JCP, éd. G, 1994, n° 27, doctr., 3776), la Cour de cassation a jusqu'ici estimé impossible de fonder en droit un effet pour l'avenir seulement de ses revirements de jurisprudence. Certains auteurs contestent d'ailleurs qu'il y ait juridiquement un effet rétroactif des revirement de jurisprudence (Th. Bonneau, Brèves remarques sur la prétendue rétroactivité des arrêts de principe et des arrêts de revirement, Dalloz-Sirey, 1995, 4e cahier, chron., p. 24).

Néanmoins, le législateur a pris en considération les effets financiers importants de certains des arrêts de la Cour de cassation - ceux où elle déclare incompatible une taxe ou un impôt au regard d'une norme de droit supérieur - pour limiter, en matière fiscale et douanière, les effets pour le passé de tels arrêts. Ainsi, l'article L. 190, alinéa 3, du Livre des procédures fiscales, issu de la loi du 29 décembre 1989, dispose que « l'action en restitution des sommes versées ou en paiement des droits à déduction non exercés ou l'action en réparation du préjudice subi ne peut porter que sur la période postérieure au 1er janvier de la quatrième année précédant celle où la décision révélant la non-conformité est intervenue » (v. aussi les dispositions similaires en matière douanière de l'article 352 ter du Code des douanes). Cette disposition est d'autant plus importante que, nous l'avons dit, de tels arrêts d'une Cour suprême font revivre un nouveau délai de réclamation, y compris pour les tiers, sur le fondement de l'article R. 196-1 c) du Livre des procédures fiscales. La Cour de justice des Communautés européennes, sur question préjudicielle posée par un tribunal de grande instance, a reconnu la compatibilité de cet article L. 190, alinéa 3, du Livre des procédures fiscales avec le droit communautaire, confirmant ainsi la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation (CJCE, 28 nov. 2000, Roquette, aff. C-88/99, Rec. I, p. 10465 ; v. Com., 19 oct. 1999, Bull. civ. IV, n° 170 et n° 172, p. 142 et p. 145). Il est certain que de telles dispositions réalisent une transaction entre les impératifs de la sécurité juridique et celui de la sanction des violations du droit communautaire ou de la hiérarchie des normes par le législateur fiscal ou douanier. Il y a lieu de remarquer que, de façon symptomatique, la limitation de l'effet rétroactif de la jurisprudence par ces dispositions concerne justement des arrêts qui ont un effet allant bien au-delà du traditionnel effet relatif de la chose jugée.

L'on rappellera, indépendamment de ces dispositions à caractère général, que la possibilité pour le législateur de limiter l'effet rétroactif d'une jurisprudence nouvelle dans un domaine spécifique, même s'agissant de litiges où l'État n'est pas partie, est contestée par certains auteurs qui estiment que la solution de l'arrêt Zielinski et Pradal vaut également dans ces hypothèses (v. les commentaires précités de l'arrêt du 20 juin 2000 de la première chambre civile : B. Mathieu, « Une jurisprudence qui pêche par excès de timidité », RFD adm. 2000, p. 1201 ; R. Perrot, RTD civ. 2000 (3), p. 629 et N. Molfessis, RTD civ. 2000 (3), p. 670). Cette interrogation est de nature à aviver encore la question du pouvoir du juge de limiter à l'avenir la portée de ses décisions (v. X. Prétot, préc., p. 36).

Mais il n'empêche qu'en dehors de l'intervention du législateur, l'on semble toujours considérer qu'un juge limité au rôle d'interprète de la loi, tel qu'on le conçoit en France depuis la Révolution, ne saurait décider à partir de quel moment la nouvelle interprétation de la loi pourra être invoquée par les justiciables dès lors que ses décisions n'ont d'autre autorité que celle de la loi. Une telle possibilité de limiter les effets rétroactifs de certains arrêts serait pourtant d'autant plus utile qu'il faut bien reconnaître que les revirements de jurisprudence ne sont pas rares devant la Cour de cassation. En présentant le rapport de la Cour pour 1998, le premier Président à l'époque reconnaissait l'existence de vingt cinq revirements de jurisprudence pour la seule année 1998 (v. JCP 1999, éd. G, Actualité, n° 21). L'on peut même constater l'existence de revirements de jurisprudence dans des matières régies par une interprétation de la Cour de justice des Communautés européennes (Civ. 1re, 11 mars 1997, Bull. civ. I, n° 85, p. 55 rendu en matière de convention de Bruxelles) obligeant ainsi une autre chambre de la Cour fidèle à la jurisprudence communautaire (Com., 18 mars 1997, Bull. civ. IV, n° 74, p. 66 ; Com., 21 oct. 1997, Bull. civ. IV, n° 272, p. 236) à poser une question préjudicielle à la Cour de justice pour savoir si celle-ci entendait maintenir sa jurisprudence (Com., 9 déc. 1997, Bull. civ. IV, n° 334, p. 288), ce que la Cour de justice confirma (CJCE, 28 sept. 1999, GIE Groupe Concorde, aff. C-440/97, Rec. I, p. 6307). Comme le faisait remarquer Ch. Mouly, « l'injustice est trop grande de juger les actes, contrats et prévisions de quelqu'un selon un droit qui n'existait pas lorsqu'il a pris ses décisions » (Les revirements de jurisprudence de la Cour de cassation, préc., p. 137).

Si l'on ne peut qu'approuver la décision de principe rendue le 21 mars 2000 par la première chambre civile de la Cour de cassation selon laquelle « la sécurité juridique [...] ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence figée, l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans l'application du droit » (Civ. 1re, Bull. civ. I, n° 97, p. 65), l'on comprendra dès lors que la même chambre en tire la conclusion qu'un notaire n'est pas responsable de n'avoir pas prévu une évolution de la jurisprudence (Civ. 1re, 25 nov. 1997, préc.).

La jurisprudence présente en effet une double nature puisqu'elle est à la fois l'incarnation de la règle abstraite dans une situation de fait particulière mais elle est aussi l'occasion de la constitution de la règle de droit abstraite elle-même. Elle tire évidemment sa mutabilité de cette double nature. L'on ne saurait dès lors reconnaître un droit acquis au maintien d'une jurisprudence. Néanmoins, les opérateurs économiques ont noué leurs relations contractuelles sous l'empire de certaines règles et se trouvent lors de l'exécution des conventions soumis à d'autres règles du fait de l'évolution jurisprudentielle. Il n'est pas sûr que la sécurité juridique y trouve beaucoup son compte, et ce d'autant plus que la Cour de cassation recourt parfois à ce qu'un auteur a appelé « le revirement rétrospectif » (P. Morvan, En droit, la jurisprudence est une source du droit, préc., spéc. p. 96), lequel consiste à interpréter la loi ancienne de façon conforme à la loi nouvelle mais de manière différente de ce qu'était jusqu'ici la jurisprudence (v. les exemples cités et analysés par P. Morvan, préc., p. 96 et s.). Si le juge est ici tenté par la volonté de soumettre les justiciables à la même règle de droit et révèle qu'inconsciemment la loi nouvelle est toujours perçue comme réalisant un « progrès » du droit, l'on relèvera que les opérateurs économiques n'ont pas pu prévoir ce bouleversement des règles et que le législateur lui même n'a pas entendu donner aux règles nouvelles une application rétroactive. La sécurité juridique cède ici la place à une conception optimiste de l'évolution normative. Le juge français ne résiste pas dans cette situation à la tentation de l'unité. Comme le faisait valoir C. Atias, « au coeur de la culture juridique française, la diversité, la divergence des règles et de leur interprétation, la contradiction des décisions siègent comme une sorte de péché originel. L'unité retrouvée serait la réconciliation suprême, réconciliation de la loi et du juge, réconciliation du droit et de la loi, réconciliation du droit et du juste peut-être » (« La Cour de cassation, gardienne de l'unité du droit », in L'image doctrinale de la Cour de cassation, préc., p. 73).

Or, comme le faisait remarquer M. le premier Président Guy Canivet, « la mondialisation des échanges dessine un environnement où le droit devient, sinon un enjeu, du moins un facteur essentiel de compétitivité. Le droit intervient, dans une proportion importante, dans la valorisation des services offerts dans un État ou dans une zone économique. Il est largement pris en compte dans les choix des investisseurs internationaux. » Et aussi « le droit est, lui aussi, soumis à la recherche du meilleur rendement dans un marché concurrentiel » (L'efficience des systèmes juridiques, Colloques et conférences juridiques et judiciaires franco-tchèques, année 1999/2000, publication de l'Ambassade de France en République tchèque, p. 50).

Dans cette mesure, la sécurité juridique est une des qualités d'un droit donné comme la sécurité d'un produit est une des qualités prises en compte par le consommateur. Il n'est pas certain à cet égard que le droit français soit perçu comme une des valeurs sûres de cette cotation. L'on remarquera que les juristes de common law, dans un système pourtant régi par la règle du précédent obligatoire (la règle stare decisis mais qui ne s'applique plus à la House of Lords elle-même depuis 1966, v. J. Flauss-Diem, « Le Practice Statement de 1966 et la règle du précédent à la House of Lords », Justices 1997, p. 356), parlent de « the nobel uncertainty of Law » tandis que les juristes français, qui connaissent vingt cinq revirements de jurisprudence de la Cour suprême judiciaire pour une seule année, invoquent le principe de la sécurité juridique...

De la même manière, l'on pourrait regretter qu'il n'existe pas de mécanisme dans la procédure en cassation permettant à l'auteur du pourvoi d'adapter ses moyens en fonction d'un revirement de jurisprudence ou d'un arrêt de principe intervenu après le dépôt de son mémoire ampliatif, surtout lorsque l'arrêt en cause émane de la Cour de justice des Communautés européennes ou de la Cour européenne des droits de l'homme et exerce une influence déterminante sur l'issue du litige. La pratique montre que cette rigidité a des conséquences importantes. Ainsi, alors que l'administration fiscale avait formé de nombreux pourvois contre des centaines de jugements de tribunaux de grande instance ayant appliqué la jurisprudence Emmott précitée de la Cour de justice des Communautés européennes pour déclarer recevables des réclamations en restitution de droits d'enregistrements acquittés de nombreuses années auparavant, celle-ci n'avait plus formulé dans ses mémoires ampliatifs de moyens critiquant la jurisprudence Emmott dès lors que celle-ci était appliquée par la Cour de cassation (Com., 9 juill. 1996, préc.). Mais est intervenu en cours de procédure le revirement de jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes abandonnant la jurisprudence Emmott (CJCE, 2 déc. 1997, Fantask, préc.). La Cour de cassation, toutefois, n'était saisie d'aucun moyen invoquant l'irrecevabilité de la réclamation et n'a pu que se borner à statuer sur le fond des litiges, la Cour ne pouvant de toute façon soulever d'office que les moyens de pur droit.

L'on ne saurait enfin écarter une réflexion nécessaire sur la clarté de la norme jurisprudentielle elle-même. Ainsi que le relevait Philippe Jestaz, « la Cour de cassation dit le droit, mais elle le dit en peu de mots, voire en termes sybillins et seulement quand les plaideurs la saisissent. Pour le reste, c'est l'oracle doctrinal qui parle à sa place en lui prêtant, à tort ou à raison, des intentions de constance ou de non constance » (« La jurisprudence constante de la Cour de cassation », in L'image doctrinale de la Cour de cassation, préc., p. 216). L'impérieuse brièveté de la motivation des arrêts de la Cour de cassation, si elle permet à la Haute Juridiction de ne juger que ce que strictement le pourvoi l'invite à juger, met souvent les commentateurs dans l'embarras et se trouve parfois critiquée par la Cour européenne des droits de l'homme elle-même (v. CEDH, 21 mars 2000, Dulaurans c/ France, JCP 2000, II, 10344, note A. Perdriau ; J.-P. Marguénaud, RTD civ. 2000 (2), p. 439 ; v. sur la motivation des arrêts de la Cour de cassation : R. Libchaber, RTD civ. 2000 (3), p. 679 et s. et déjà : A. Touffait et A. Tunc, « Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment de celles de la Cour de cassation », RTD civ. 1974, p. 487). L'on retrouve ici les effets de la double nature de la jurisprudence, la Cour de cassation étant soucieuse de ne juger que ce que l'affaire dont elle est saisie lui donne à juger. La technique des obiter dicta dont la Cour de justice des Communautés européennes est friande est rarement utilisée par la Cour de cassation. Montrer ce que l'on sera disposé à juger ultérieurement n'est d'ailleurs pas sans danger pour la sécurité juridique car cela suppose que l'opinion de la chambre, ou sa composition, n'ait pas varié entre temps...

Mais cette problématique de la clarté de la norme jurisprudentielle ne peut être séparée de celle de la clarté et de la constance de la norme écrite elle-même. Comme l'écrivait M. le premier avocat général Michel Jéol, « la véritable difficulté, pour la Cour de cassation, ce n'est pas de veiller à l'application des textes clairs, c'est d'interpréter la loi, c'est-à-dire : la préciser, quand elle est trop générale ; la clarifier, quand elle est obscure ; la désigner, quand elle est indéterminée ; l'inventer, quand elle est muette » (L'image doctrinale de la Cour de cassation, préc., p. 37). Un éminent magistrat a pu écrire : « En France, l'office du juge est traversé par une multitude de clivages juridiques, politiques, historiques, culturels, méthodologiques. Constitutionnel, pénal, civil, administratif, public, privé, commercial, plein contentieux, contrôle de légalité... ces multiples facettes de l'ordre juridique et de sa mise en oeuvre sont souvent dispersées, éloignées, opposées. Les juristes en font leur miel, les justiciables leur douleur » (A. Potocki, « L'organisation des juridictions communautaires est-elle porteuse d'enseignements pour les juridictions nationales ? », in « Le juge entre deux millénaires », Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, 2000, p. 109, spéc. p. 118). Dès lors, la sécurité juridique est le résultat à la fois de la clarté et de la constance de la norme écrite, de la prudence éclairée des juges qui l'appliquent et l'interprètent, de la qualité de la doctrine qui rend compte de l'état du droit. Le degré plus ou moins stable de la règle de droit est en conséquence inséparable de la société qui l'a vu naître. Il serait intéressant d'étudier, dans une perspective sociologique, la longévité de la norme de droit, en ce qu'elle révèle l'accord social ou le désaccord persistant sur la transaction normative opérée dans tel ou tel domaine. Il y a des jurisprudences centenaires et des lois à la durée de vie très brèves ; il suffit de songer à la réglementation de l'audiovisuel ou à la procédure devant le juge d'instruction... Les règles relatives à la censure théâtrale ont dû changer plusieurs fois au cours du dix-neuvième siècle.

La sécurité juridique est un thème inépuisable tant la sécurité est en quelque sorte la face éclairée du droit - et son insécurité sa part d'ombre dont on parle moins. La présente étude n'a pu donner que quelques coups de projecteur sur la jurisprudence - et plus largement l'attitude - de la Cour de cassation à cet égard. L'on relèvera, pour conclure, trois points saillants de cette analyse.

Le premier est l'emploi rarissime et très récent de l'expression « sécurité juridique » par la Cour de cassation. Cela n'est sans doute pas anodin. Comme l'a fait remarquer Nicolas Molfessis, « le principe de sécurité juridique ne progresse en effet qu'en raison des atteintes sans cesse croissantes portées à la sécurité juridique elle-même, sous toutes ses formes, connues de longue date : inflation des lois, malfaçons législatives, multiplication des revirements de jurisprudence... sans oublier évidemment l'étouffement que provoque une information juridique pléthorique sous laquelle chacun d'entre nous se trouve chaque jour davantage enseveli » (RTD civ. 2000 (3), p. 660). La multiplication des pourvois augmente d'autant les risques d'insécurité. Les conseillers à la Cour de cassation du xixe siècle qui rendaient chacun quelques arrêts par an n'avaient nul besoin d'invoquer la sécurité juridique.

Le second point saillant, et cela n'est pas une surprise, est l'influence des normes européennes mais aussi celle des exigences constitutionnelles qui conduisent la Haute Juridiction judiciaire à évoluer. L'intervention de l'État dans les procédures en cours où il se trouve être partie, et l'insécurité qu'elle crée, paraît avoir vécue. Il n'est pas certain que l'imprévisibilité de certains revirements de jurisprudence ne soit pas un jour déclarée contraire au droit à un recours juridictionnel par la Cour européenne des droits de l'homme.

Le troisième est que la sécurité juridique ne relève pas seulement de l'office du juge, qu'il soit constitutionnel, européen, administratif ou judiciaire. Elle résulte aussi de l'attitude du législateur et de l'effort de systématisation de la doctrine. Le rôle de celle-ci est plus fondamental qu'il n'est d'usage de le souligner. Le droit est une matière vivante. Reconnaissons que, comme la vie, en rendre compte de façon complète et parfaite est à la fois nécessaire et impossible.