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Excès de pouvoir législatif et excès de pouvoir administratif (I)

Georges VEDEL

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 1 - décembre 1996

1. - Ce n'est pas sans raison que l'on écrit et que l'on discute de la « Constitutionnalisation » du droit français. En effet, au moins en ce qui concerne la législation soumise au contrôle de constitutionnalité il n'est pas de branche de droit public ou du droit privé qui ait pu échapper à des censures du juge constitutionnel ou -ce qui est plus positif- qui n'ait bénéficié de son « Nil obstat ». Cette mutation doit être étudiée, mesurée et mise en perpective notamment quant à l'avenir de notre corpus législatif. Des centres scientifiques et des auteurs compétents sont depuis déjà assez longtemps à l'oeuvre.

2. - Ce travail positif ainsi entrepris doit écarter une conception fantasmagorique selon laquelle le Conseil constitutionnel et, à sa suite, les « constitutionnalistes » formeraient une sorte d'aréopage souverain qui serait le compositeur d'une grande symphonie juridique ou du moins un chef à la baguette magique. Les règles écrites ou jurisprudentielles qui composent le droit civil, le droit pénal, le droit commercial, etc... ne sont, ni dans leur existence ni dans leur essence, les produits de déductions juridiques à partir de l'axiomatique constitutionnelle. La vision qu'il faut ainsi exorciser ne ressemblerait en rien à la réalité historique et sociologique ; elle serait une totale méprise sur ce que l'on pourrait appeler le paysage juridique français et le terroir de notre droit.

Grâce à la Constitution de 1958 et au dynamisme constructif du Conseil constitutionnel, les normes du degré le plus élevé dans notre ordonnancement juridique ne sont plus des voeux pieux adressés à un Parlement souverain et leur respect est substantiellement sinon totalement assuré. Mais, en existence et en essence (pardon de cette répétition) le droit français est né et a vécu avec une belle santé avant la Constitution de 1958. Celle-ci a mis à jour une source trop longtemps cachée. Elle n'a pas englouti nos vieux fleuves dans un océan sans rivages.

3. - C'est précisément le Conseil constitutionnel lui-même qui invite les juristes à se garder des excès du normativisme pur et dur et de l'ordonnancement en cascade.

Dans les années qui suivirent 1958 il dut s'insérer dans un agencement de pouvoirs déjà très structuré : un législateur naguère souverain et encore nostalgique, un exécutif rehaussé, deux ordres juridictionnels dont les constructions et le prestige débordaient les frontières nationales.

Sans doute lui fallait-il, sans manquer à la modération, jouer un peu des coudes pour tenir sa place dans un tel dispositif. Il s'y attacha, plus tôt qu'on ne le dit parfois comme en témoigne la relecture des décisions des années 60.

Pourtant, même dans la revendication de sa compétence et de son rôle, le Conseil ne se prit jamais comme une Cour suprême. Il eut la sagesse de ne déployer son pouvoir que dans le cadre qui lui était assigné à la manière des monarques français qui ne se voulaient empereurs que dans leur royaume.

4. - Sur quelques exemples on a tenté naguère de montrer le traitement appliqué par le conseil constitutionnel à un certain nombre de données acquises dans la jurisprudence du Conseil d'Etat et touchant à des règles de fond de notre droit public.

Rappelons d'un mot le soin qu'en cette matière le juge constitutionnel apporte à remplir toute sa mission mais sa seule mission sans empiétement sur ce qui ne relève pas de lui. En gros quatre cas de figure se présentent :

  • la « réception - confirmation » qui entérine des interprétations de la constitution déjà acquises dans la jurisprudence du Conseil d'Etat (par exemple l'existence d'un pouvoir général de police appartenant au Gouvernement, les compétences du gouvernement intérimaire, etc...) ;
  • la « réception - transposition » dans laquelle le Conseil constitutionnel reprend des solutions de fond classiques en droit administratif mais en les élevant à un rang supra-législatif ce qui est fréquent en matière de droits de l'homme et de libertés publiques) ;
  • la « réception - partition » qui, dans une institution ou un corps de règles reçus en droit administratif sépare ce qui est de niveau constitutionnel et ce qui est du simple niveau législatif (par exemple en ce qui concerne la séparation des autorités administratives et judiciaires) ;
  • la « reconnaissance sans réception » qui admet l'autonomie du juge administratif dans certains domaines, et, si l'on peut dire, sous sa seule responsabilité, sans caution constitutionnelle : tel est le cas des principes généraux du droit comme instrument de création de normes que le Conseil constitutionnel reconnaît comme sources infra-législatives du droit administratif mais dont lui-même, malgré une opinion contraire mal fondée, n'use pas au niveau constitutionnel sauf naturellement si leur contenu dérive d'une source écrite de valeur constitutionnelle.

Chaque mode de traitement (correspondant d'ailleurs à une stylisation nécessairement simplificatrice) repose sur une analyse rigoureuse de la compétence du juge constitutionnel, et de ses limites. On retrouverait la même exigence de réserve raisonnée à propos de l'interprétation des lois soumises à l'examen du Conseil constitutionnel. Le Conseil ne s'intéresse nullement aux difficultés d'interprétation que le texte des lois peut présenter -sauf si l'une des interprétations possibles heurte la Constitution et doit donc appeler sa condamnation sous la forme de réserve d'interprétation.

Si l'expression ne paraissait pas trop militaire et même en ce sens trop ambitieuse ,l'on pourrait dire que l'analyse du Conseil constitutionnel recherche une frappe « chirurgicale » définie par référence à ce qui intéresse le contrôle de constitutionnalité.

5. - L'étude que l'on vient d'évoquer n'avait envisagé que des cas dans lesquels le Conseil constitutionnel recevait de sources autres que la Constitution elle-même des notions « de fond ». On avait laissé de côté toutes les questions de procédure et de moyens techniques de contrôle qui, pourtant, sont aussi importantes si l'on veut envisager dans leur ensemble les apports de la jurisprudence du Conseil d'Etat à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Sans prétendre à un travail exhaustif (le premier ne l'était d'ailleurs pas) on voudrait maintenant aborder ce second aspect de notre sujet en soulignant clairement qu'il se place dans le cadre du contrôle de la constitutionnalité des lois selon l'article 61 de la Constitution.

6. - Il s'agit donc d'un prolongement de notre travail antérieur. Mais aussi d'une antithèse qui risque de décevoir les amateurs de symétrie.

En effet la réception ou la reconnaissance des constructions « de fond » de la jurisprudence administrative procédait du choix très clair fait par le juge constitutionnel de se conduire en censeur éventuel et non en démiurge. Il devait dès lors puiser, se référer très largement, selon les diverses modalités que l'on a rappelées, dans la Somme de droit public édifiée par le Conseil d'Etat.

7. - Mais sur le terrain de la procédure et de la technique de contrôle il se trouvait devant d'autres impératifs.

Le premier l'écartait très largement des voies ouvertes au contrôle de l'activité administrative par le Conseil d'Etat. C'était celui de la procédure pour tout ce qui concerne, comme on le verra, la saisine, le débat, les pouvoirs du juge, les effets de sa décision, tous domaines, que la Constitution avait agencés sans référence à la procédure contentieuse administrative.

Le second impératif concernait la technique du contrôle. La Constitution a donné au juge constitutionnel la mission de contrôler la compatibilité (ou la conformité) de certaines normes juridiques, principalement la loi, avec un corps de règles d'un rang supérieur au leur. La similitude de cette mission à celle confiée au juge de l'excès de pouvoir est évidente. On pourrait croire que le Conseil constitutionnel au sein duquel ont toujours d'ailleurs figuré des membres du Conseil d'Etat et des professeurs de droit public a suivi naturellement le modèle très élaboré et prestigieux qui lui offrait la jurisprudence du Conseil d'Etat. Et cette assertion paraîtrait d'autant plus justifiée que, effectivement, les concepts techniques forgés par le juge administratif pour contrôler la compatibilité ou la conformité des décisions exécutoires par rapport à la loi sont employés également par le Conseil constitutionnel pour contrôler la compatibilité ou la conformité de la loi à la Constitution (par exemple l'erreur manifeste, la proportionnalité, etc...).

Mais il semble pourtant que, si le juge constitutionnel a incontestablement en sa possession cette technique et ces instruments, ce n'est pas pour les avoir délibérément copiés, mais pour les avoir retrouvés dans une démarche largement indépendante. A la limite l'on pourrait dire que, même s'il n'avait pas eu sous les yeux l'exemple du juge de l'excès de pouvoir, le Conseil constitutionnel aurait non seulement pu mais dû l'inventer lui-même. Sans doute l'aurait-il fait avec plus de tâtonnements, de fausses pistes, de lenteur et peut-être avec un autre vocabulaire. Mais, comme le géomètre en présence d'un problème défini a de grandes chances de retrouver, même s'il les ignore, le cheminement et la solution découverts par un prédécesseur de qualité, le juge constitutionnel aux prises avec une opération de logique juridique analogue à celle déjà conduite par le juge administratif retrouve nécessairement pour l'essentiel la démarche de celui-ci pour poser et résoudre le problème.

L'examen de la jurisprudence constitutionnelle française conduit donc à s'interroger sur le point de savoir si la violation par le législateur des normes composant le bloc de constitutionnalité n'est pas tout simplement un excès de pouvoir législatif dont la censure s'opère par des modes de raisonnement, des méthodes de contrôle et des concepts identiques à quelques détails près à ceux qui servent pour la censure juridictionnelle de l'excès de pouvoir administratif.

8. - La réponse à cette question ne peut pas, comme l'a déjà pressenti, être simple. Elle doit au contraire être antithétique.

La procédure -au sens le plus large du mot- mise en oeuvre devant le Conseil constitutionnel est, dans le système français, étrangère sur des points essentiels aux règles suivies par le juge administratif et plus généralement par les autres juridictions. A certains égards l'on peut même se demander si cet agencement ne justifie pas la dénégation selon laquelle le Conseil constitutionnel ne serait pas une « vraie » juridiction.

En revanche l'opération de contrôle de la compatibilité ou de la conformité des normes qui y sont soumises avec les normes de rang supérieur est conçue, construite et conduite par le Conseil d'Etat et par le Conseil constitutionnel avec tant de ressemblances que l'excès de pouvoir législatif et l'excès de pouvoir administratif paraissent n'être l'une et l'autre que l'application d'un corps de théorèmes de la logique juridique.

En somme, en tant qu'instrument procédural, la mise en oeuvre du contrôle du pouvoir législatif est trop éloignée de celle du contrôle du pouvoir administratif pour que l'on puisse utiliser sans artifice la dénomination de « recours pour excès de pouvoir législatif » en parallèle avec celle du recours pour excès de pouvoir administratif. Mais le parallèle devient presque parfait si l'on considère l'opération de contrôle.

En fin de compte s'agissant du contrôle de la constitutionnalité des lois opéré par le Conseil constitutionnel et de sa comparaison avec le contrôle des actes administratifs opéré par le juge administratif on pourrait, en petit nègre juridique écrire : « Recours », non. « Excès de pouvoir » oui.

Pour dépasser ce langage primitif et vérifier plus précisément les conclusions qu'il exprimerait, on peut poser deux affirmations :

  • le Conseil constitutionnel, en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois n'est pas juge d'un recours.

  • Mais, dans cette matière, il est juge de l'excès de pouvoir législatif.

Telles seront les deux parties du présent article.

I - Le juge constitutionnel n'est pas, en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois, juge d'un recours

9. - Le recours pour excès de pouvoir formé devant le juge administratif tend à obtenir l'annulation totale ou partielle d'un acte administratif par lui-même exécutoire. La requête comme toute demande en justice, délimite les pouvoirs du juge qui est tenu de statuer sur tous les chefs de conclusions recevables et sur eux seuls. En règle générale aucun délai n'est imparti au juge pour statuer. La décision finale ne peut consister que dans le rejet de la requête ou l'annulation totale ou partielle de l'acte attaqué. La décision d'annulation a valeur de chose jugée erga omnes mais non la décision de rejet. La procédure d'instruction et de jugement est organisée par des textes et dominée par le principe du contradictoire.

Sur chacun de ces points -et ce ne sont pas les seuls- le contrôle de la constitutionnalité des lois obéit à des règles à peu près contraires.

10. - A la racine de cette opposition se trouve la « saisine » - ce terme qui a acquis droit de cité pour désigner l'opération de mise en oeuvre de la procédure. Dans le cas des lois organiques (comme dans celui des règlements des assemblées parlementaires) la saisine est obligatoire et l'article 17 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel en impose la charge au Premier ministre (au président de l'assemblée intéressée pour les règlements parlementaires) qui ne peut déférer que la loi dans son intégralité. Mais même lorsque la saisine est facultative et émane des saisissants habilités par l'article 61 de la Constitution révisé en 1974 elle ne peut porter que sur l'ensemble de la loi votée qui en est l'objet.

Le particularisme de la saisine ne porte pas essentiellement sur le fait qu'elle est réservée à certaines autorités ou à soixante membres de chacune des Chambres, alors que le recours pour excès de pouvoir est ouvert à tout intéressé. Sans doute cette restriction correspond-elle déjà à une définition du Conseil constitutionnel comme régulateur des rapports entre pouvoirs publics et non comme juge d'un contentieux auquel seraient mêlés les particuliers.

Mais encore beaucoup plus révélateurs sont les conditions et les effets de la saisine.

Celle-ci tout d'abord, même hors des cas où elle est obligatoire, n'a pas été motivée. Bien plus, elle n'implique pas par elle-même l'énoncé d'un grief ou d'une critique. En fait d'ailleurs on sait que le Président de la République, le Premier ministre, le Président du Sénat ou même, dans un cas, les soixante parlementaires ont usé de saisines « neutres » n'impliquant ni critique ni d'ailleurs approbation de la loi déférée. Sans doute presque toutes les saisines d'origine parlementaire sont-elles motivées et énoncent-elles des arguments en faveur d'une déclaration d'inconstitutionnalité. Mais la saisine neutre non motivée, si elle est exceptionnelle en fait, n'est pas en droit une dérogation au régime normal de la saisine.

11. - Ces deux caractères de la saisine entraînent une suite de conséquences logiques qui éloignent de plus en plus la saisine d'un recours contentieux.

La première est évidemment de ne laisser aucune place à la notion d'ultra petita. La saisine porte nécessairement et indivisiblement sur la totalité du texte déféré. Le fait que certaines dispositions de celui-ci soient seules critiquées ne limite en rien la compétence du Conseil constitutionnel puisqu'aussi bien la saisine pourrait ne s'accompagner d'aucune critique et n'être pas moins opératoire.

Bien plus cette conséquence s'impose au Conseil constitutionnel lui-même. La confrontation du texte aux exigences constitutionnelles doit porter sur la totalité de son contenu. Obligé de se plier à cette exigence le Conseil appose bon gré malgré le sceau de la constitutionnalité sur les dispositions qu'il n'a pas censurées même s'il s'efforce d'assouplir cette irréfragrabilité quelquefois dérangeante.

Il va de soi que le Conseil ayant non seulement le pouvoir de soulever ce que l'on appelé des « conclusions d'office » a, de plus fort, celui de soulever « d'office » des moyens que les saisissants ont volontairement ou involontairement négligés.

Assez paradoxalement les originalités de la saisine aboutissent, de façon invisible mais parfois efficace, à rouvrir à des particuliers ce que l'on a appelé la « porte étroite » débouchant sur une contestation de la constitutionnalité d'une loi. Pour qu'il en soit ainsi sans doute faut-il que la loi contestée ait été déférée au Conseil soit de plein droit soit par une saisine dont évidemment les particuliers ne peuvent être les auteurs mais dont ils peuvent profiter. En effet, rien n'interdit à un groupement ou à individu de signaler au Conseil que, parmi les dispositions de la loi qu'il doit examiner il en est qui, même non critiquées par les acteurs « officiels », sont contraires à la Constitution et ne sauraient donc, selon eux, échapper à la censure du Conseil exerçant la plénitude de sa compétence.

Il ne s'agit certes pas d'une intervention au sens qu'a ce terme dans le droit procédural judiciaire ou dans le droit du contentieux administratif. Une telle intervention ne peut se situer qu'en présence de parties exposant des prétentions ou se greffer que sur une requête comportant des conclusions. Dans la logique des saisines du Conseil constitutionnel, les saisissants n'ont pas le statut de parties et ne présentent pas davantage de conclusions mais, tout au plus, dans le cas d'une saisine hostile à la loi, qu'une opinion assortie d'un voeu. L'utilisateur de la « porte étroite », sauf qu'il ne peut déclencher la procédure, n'est pas dans une autre situation que les saisissants eux-mêmes. L'opinion et le voeu des saisissants ne tracent pas un espace contentieux dans lequel cet utilisateur devrait inscrire sa propre opinion et son propre voeu.

Sans doute le caractère « officieux » de sa démarche affectera-t-il dans la forme quelques particularités de procédure : le Conseil ne recevra de lui qu'une missive déférente lui signalant que son pouvoir de « conclusions d'office » pourrait s'exercer avec bonheur sur tel vice d'inconstitutionnalité ; si cette lettre reste sans effet, un silence absolu du Conseil couvrira la démarche ; si le Conseil, éclairé par celle-ci, use de son pouvoir de « conclusions d'office », sa décision ne fera aucune allusion à l'invitation qu'il a reçue.

Mais pour l'essentiel on est dans la logique du système : la saisine déclenche l'exercice d'une compétence dont les limites ne dépendant en rien du saisissant et englobent tout le contenu de la loi indivisiblement déférée.

12. Il est vrai que ce pouvoir d'examen « sans rivages » ouvert par la saisine au Conseil constitutionnel aurait pu être borné par des dispositions relatives à l'instruction du dossier qui auraient fait apparaître en face du juge, des parties ou des requérants. Ainsi en aurait-il été si avait été prévu au profit de telle ou telle personnel ou de tel ou tel organe et d'eux seuls le droit de produire à l'instruction en forme écrite ou orale.

Or, selon une observation souvent faite, si les saisissants ont la faculté de motiver leur initiative et d'indiquer les conséquences que, selon eux, elle doit entraîner, il n'existe aucune symétrie en faveur de celui qui devrait être leur contradicteur naturel, c'est-à-dire le législateur lui-même dont la décision, présumée exprimer la volonté générale, est soumise au contrôle de constitutionnalité.

Sans doute existe-t-il en ce sens des raisons pratiques dont la force a été opposée à l'offre faite par Monsieur Robert BADINTER, Président du Conseil constitutionnel, aux Présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat de présenter ou de faire présenter la défense de la loi déférée. La position des présidents des assemblées n'est guère compatible avec le fait qu'ils prendraient parti pour les majorités qui ont, au scrutin final, voté la loi (sans envisager la complication d'un vote hostile du Sénat) et contre les minorités qui ont voté contre elle. Quant à se décharger de la défense de la loi sur les Présidents des commissions intéressées ou sur les rapporteurs, ce serait entrer dans des difficultés dont le nombre et la variété n'apparaissent que trop. En réalité la meilleure défense de la loi se trouve dans la lecture des travaux préparatoires et des débats en séance qui figurent évidemment dans le dossier que le Conseil constitutionnel compose lui-même.

Mais indépendamment de ces considérations pratiques la logique du contrôle de constitutionnalité français écarte cette instruction et cette contradiction organisées avec, en contrepartie d'ailleurs, comme on le verra, une instruction et un débat contradictoire informels et, si l'on peut dire, « tous azimuts ». La saisine n'ouvre pas un contentieux ; elle déclenche une procédure qui s'inscrit dans le processus d'élaboration de la loi. On y reviendra.

13. Le Gouvernement est plus récent que le législateur dans l'éclaircissement du dossier qui prélude à la décision du Conseil constitutionnel. Mais contrairement à ce que l'on dit quelquefois il n'est pas une partie ou un intervenant. Le terme qui rendrait le mieux justice à sa fonction est celui d'« interlocuteur ». Il est à la disposition du Conseil constitutionnel et notamment du Président et du rapporteur pour leur fournir toutes les données jugées utiles. Le Secrétariat général du Gouvernement en liaison avec les départements ministériels intéressés s'acquittent d'autant mieux de cette tâche que la proportion de textes législatifs provenant de projets de lois est, on le sait, très élevée.

Bien entendu, les observations orales ou les notes en provenance de Matignon sont essentiellement consacrées au problème de constitutionnalité soumis au Conseil et ceci d'autant plus que le rapporteur interroge lui-même souvent le Secrétariat général sur tel ou tel de ses aspects.

Mais cette pratique qui, elle, a des fondements textuels, ne correspond pas à une position contentieuse de défendeur. On est toujours dans un dispositif simple sinon rustique : la loi est sur la table du Conseil constitutionnel et celui-ci est le seul acteur juridique de la procédure qui s'ensuit.

14. Bien entendu à ce stade de notre réflexion se pose invinciblement la question : qu'en est-il du principe de contradiction ? Qu'en est-il des droits de la défense ?

A cette question évidemment capitale il y a, sur deux registres différents, deux réponses dont le cumul est hautement significatif.

La première emprunte à la logique dont nous essayons à suivre le fil. Elle pourrait rendre un son provocant : "La contradiction de quoi ? La défense de qui ?

Il n'y a rien à contredire puisque la saisine, dans son essence, « ne dit rien » et se borne à ouvrir l'exercice d'une compétence qui ne reçoit aucune limite des motivations qui l'expliquent et dont l'expression est d'ailleurs facultative sinon superfétatoire. Il n'y a rien ni personne à défendre puisque la loi et le législateur ne sont pas « attaqués » par l'opération de saisine mais seulement soumis à un examen total qui, en droit pu, est déclenché par la saisine mais dont l'objet n'est pas même borné par les commentaires hostiles des saisissants.

Cette réponse, raide sinon revêche, n'est pas, en bonne analyse formelle, récusable. Elle serait en fait intolérable si elle ne recevait le secours d'une autre réponse dont le rapprochement avec la première emprunte au surréalisme : l'absence d'une procédure organisée d'information et de contradiction a pour effet d'ouvrir une information et une contradiction que l'on dirait illimitées si elles ne devaient s'inscrire dans le temps assez bref imparti au Conseil pour statuer. En effet, si le Conseil constitutionnel n'est tenu à rien ou à peu près pour recevoir des conclusions, des argumentations et des contradictions, et donc pour mener lui-même une discussion avec lui-même, il s'ensuit que, dans sa quête de vérité il est engagé dans une sorte de recherche autonome s'apparentant à une libre recherche scientifique où l'on fait flèche de tout bois . Très souvent les travaux préparatoires et notamment les débats parlementaires relatifs à la loi ont fait place à des échanges juridiques ; la presse des spécialistes ou de grand public a ouvert ses colonnes à des approbateurs ou à des contestataires. Au nom de quoi le Président du Conseil constitutionnel, le rapporteur, leurs collègues jetteraient-ils au panier le courrier qui leur arrive outre les notes du Secrétariat général du Gouvernement ? Sans doute toute élucubration n'est-elle pas matière à méditation, mais voici des parlementaires qui, individuellement ou en groupe, argumentent ; voici des particuliers bien informés qui s'expriment ; voici tel ou tel qui produit une consultation juridique sérieuse et autorisée. En vertu de quelle brid'oisonnerie ne ferait-on pas usage de ces apports après un tri prudent ? Sur telle matière technique serait-il interdit au Président, et, sous ses auspices au rapporteur, d'entendre un spécialiste compétent, voire un contestataire porteur d'une information inédite ?

Ce sont des possibilités et, grâce au ciel, jusqu'ici on ne les utilise pas avec prodigalité. Dans le train-train des dossiers un grand nombre sont suffisamment nourris par l'argumentaire des saisissants, les interventions de Matignon et la moisson de données de divers sens qu'en tout état de cause le Secrétaire général du Conseil, le service juridique et les membres du Conseil rassemblent spontanément. Il ne demeure pas moins que les sources d'information les plus diverses sont à la disposition du Conseil.

Ce qui peut faire objection dans cette pratique, c'est non la très large ouverture à l'information, mais la présence du « contradictoire ». Car il ne suffit pas pour satisfaire aux exigences de celui-ci que des arguments soient fournis par des informateurs ayant des positions différentes, mais que ces arguments soient « échangés », croisés en non mis en parallèle. En d'autres termes il faut que chacun des antagonistes puisse connaître ce que l'autre ou les autres ont dit au Conseil et puisse répliquer.

L'objection est beaucoup moins forte qu'il ne paraît et, à vrai dire, d'après une expérience (qui est, il est vrai, seulement personnelle, elle ne se vérifie pas dans la pratique. D'abord parce que le Conseil statue en droit et de façon abstraite. Il connaît peu de contestations de fait. Or si l'établissement de données de fait peut exiger une contradiction articulée et prolongée dans plusieurs échanges, une discussion juridique se décante plus rapidement. L'essentiel du débat est devant le juge dès que les thèses en présence sont énoncées. La plupart du temps le deuxième temps des controverses juridiques contradictoires est fait, de part et d'autre, de redites de ce qui a été déjà été avancé dans la première confrontation.

Mais il faut surtout tenir compte de ce que le rapporteur, sous l'autorité du Président, est le responsable non seulement de l'instruction mais le garant de la contradiction. Quand dans le cours de l'instruction qu'il conduit, un des interlocuteurs -gardons le mot commode- apporte une donnée qui était ignorée ou mal comprise par les autres plus encore si, à l'horizon, se profilent des moyens ou des conclusions d'office, il appartient au rapporteur d'en faire part aux autres membres et de suggérer la production de répliques.

Au Conseil ainsi, au moment où le rapporteur présentera son rapport assorti du projet de décision, il rassemblera tous les éléments venus de sources diverses ; il les confrontera et justifiera son projet au vu d'une information qui, malgré des singularités de forme, ressemblera à une instruction contradictoire.

15. Que signifie cette espèce de fracture logique à laquelle nous arrivons maintenant ? Nous étions partis d'une conception originale et étroite du contrôle de constitutionnalité. La saisine y est conçue comme une prérogative d'acteurs politiques au plus haut niveau ; elle ne déclenche pas un contentieux mais une lecture complémentaire de la loi par un organe dont l'intervention est de vérifier que la loi est prise dans le respect de la Constitution, condition sans l'accomplissement de laquelle elle ne saurait exprimer la volonté générale. A partir de là les textes laissent en quelque sorte le Conseil et la loi en tête à tête puisque les termes de la saisine ne lient pas le Conseil et que nul n'a devant lui la qualité de demandeur, de défendeur ni même de requérant.

Bien plus, si l'on conduisait à son terme le parcours du dossier ouvert par la saisine, on serait conforté par ce confinement du contrôle dans une voie étroite et solitaire. Les séances du Conseil n'ont en matière decontrôle de constitutionnalité, rien d'une audience même à huis-clos. Nul n'y assiste que le Président, les conseillers et le Secrétaire général du Conseil. Point de ministère public- à moins que le rapporteur, d'ailleurs anonyme, assume cette responsabilité. En dehors des communications au Gouvernement et aux Présidents des assemblées ainsi que de la publication au Journal officiel, rien qui rappelle la procédure contentieuse. Les saisissants ne bénéficieront pas d'une notification de la décision qui accueille ou rejette leur demande puisque celle-ci, dans sa pureté, ne pouvait tendre qu'à la saisine du Conseil.

16. Jusqu'au bout du parcours de la loi votée devant le Conseil, les dérogations à la procédure contentieuse normale se poursuivront. Sans doute est-ce avec raison que l'autorité attachée aux décisions du Conseil dans les termes rigoureux de l'article 62 de la Constitution est celle de la chose jugée erga omnes et non une autorité doctrinale s'imposant au-delà des limites de la chose jugée. Il ne reste pas moins qu'en termes de contentieux administratif - à vrai dire non pertinents ici - une autorité égale s'attache aux décisions de rejet comme aux décisions de censure. Le Conseil éprouve certes à l'égard de textes longs et compliqués la crainte que, dans la masse des dispositions multiples (que l'on pense au budget ou à telle ou telle loi fourre-tout) il ait oublié de frapper d'inconstitutionnalité un article qui le méritait. En dépit des formules diverses qu'il essaie d'employer et des efforts qu'il a faits pour relativiser le brevet de constitutionnalité attaché à son silence, il ne peut échapper à des règles claires et précises : son silence autorise la promulgation de la loi. La promulgation met hors de toute atteinte les dispositions promulguées.

Ici encore la logique de l'institution poursuit ses effets. L'examen de la loi par le Conseil, si celui-ci est saisi, s'incorpore à la procédure législative et ses effets sont traduits dans le langage correspondant. La loi votée n'est pas littéralement annulée ; le Conseil constate simplement que, ne respectant pas la Constitution, elle n'exprime pas la volonté générale, ce qui arrête la procédure sauf si la demande de seconde lecture permet la correction des dispositions déclarées inconstitutionnelles et n'affectent pas par leur indivisibilité l'ensemble de la loi. Mais l'absence de censure n'interrompt pas le processus législatif et coupe court à toute contestation juridique de la loi promulguée. Il est inutile de faire ressortir le contraste avec le recours pour excès de pouvoir qui, en cas de succès, annule rétroactivement un acte entré dans l'ordonnancement juridique et qui, en cas d'échec, ne couvre pas de l'autorité de chose jugée la régularité de l'acte, laissant ouverte à son encontre la contestation à l'occasion d'une exception d'illégalité ou d'une action en responsabilité demeurées recevables.

17. Or, dans les faits, bien des choses se passent à contre-pied de cette logique procédurale. Ne revenons pas sur les diverses étapes du parcours devant le Conseil constitutionnel. A chacune d'elles l'on voit que le Conseil a essayé d'infléchir l'institution vers des pratiques qui, sans recourir aux formes extérieures des procédures contentieuses, essaient d'en retrouver, aussi près que possible, les effets. Dans certains cas les résultats ont été considérables : l'on vient de les mesurer à propos de la liberté de l'instruction et de la « porte étroite ». Ils sont plus modestes dans les cas où le texte constitutionnel déploie avec précision toute sa rigueur : on vient d'en voir un exemple dans le refus de tiers parti à l'alternative entre la censure et la reconnaissance de constitutionnalité de chacun des articles ou même des paragraphes de la loi déférée.

Pour être complet, il faudrait encore recenser toutes les fenêtres que, depuis 1983, les Présidents successifs du Conseil constitutionnel, en accord avec les membres, ont, avec raison, ouvertes pour communiquer, notamment par la publication des saisines et les explications utiles fournies aux médias.

De même l'on relèverait l'accentuation du contenu pédagogique des décisions du Conseil. A la formulation toute d'« imperatoria brevitas » et autoritaire des anciennes décisions s'est substituée plus tard une rédaction plus longue, quoique sans dérive vers la dissertation doctrinale -articulée sur les dispositions successives du texte législatif ou sur la distinction des griefs élevés contre celle-ci. Bien que rien n'exige à la lettre cette présentation, la décision énonce l'argumentation développée par les saisissants ou s'y rattachant, puis les raisons de l'accueillir ou de la rejeter et enfin la solution retenue, c'est-à-dire soit la déclaration assortie de réserves d'interprétation, soit la déclaration d'inconstitutionnalité statuant le cas échéant sur son extension à des dispositions de la loi en elles-mêmes non critiquables mais indivisibles des dispositions censurées. Toutefois, cette motivation ne fait pas état, sinon parfois de manière allusive et sans référence à leur origine, à des éléments de discussion apportés par d'autres que le ou les saisissants. Si, très théoriquement, aucun des interlocuteurs n'a la qualité de partie, il en est qui ont un statut plus « officiel » et plus privilégié.

18. Si bien que l'analyse faisant ressortir une contradiction entre un Conseil constitutionnel « clos » et un Conseil constitutionnel « ouvert » est, en tant que telle, plus compliquée et moins irrationnelle qu'il ne paraît au premier abord.

Il est certain que les termes de la Constitution et de la loi organique interdisent de considérer que la procédure de contrôle de la constitutionnalité des lois puisse être assimilée à celle d'une procédure contentieuse mise en mouvement par un recours. Tout le démontre à commencer par une donnée décisive : la formulation de prétentions, même de pur droit objectif, de la part des saisissants n'est pas nécessaire. La procédure de saisine, on l'a dit, est partie intégrante du processus législatif. Le Conseil constitutionnel l'a manifesté avec éclat lorsqu'il a analysé la situation née d'une déclaration d'inconstitutionnalité ne concernant pas la totalité de la loi votée. Le Président de la République exerce librement (sous réserve du contreseing) une option. Il peut promulguer la loi amputée des dispositions censurées et il clôt dès lors la procédure législative. Pour remplacer par des dispositions nouvelles les articles censurées il faudra, le cas échéant, reprendre une procédure législative nouvelle en partant de zéro. Mais si le Président veut user du droit de seconde lecture pour corriger la loi votée en tenant compte des censures prononcées, il ne fait qu'utiliser la procédure législative en cours. "...dans ce cas il ne s'agit pas du vote d'une loi nouvelle, mais de l'intervention, dans la procédure législative en cours, d'une phase complémentaire résultant du contrôle de constitutionnalité....". La demande de seconde lecture a pour effet de prolonger par une phase complémentaire, la procédure législative issue du projet ou de la proposition de loi." Il s'ensuit des conséquences très pratiques et notamment qu'au regard de l'application de l'article 45 et de l'article 74 de la Constitution le texte présenté en seconde lecture ne doit pas être regardé comme résultant d'une initiative législative nouvelle.

19. A partir de cette analyse, qui écarte l'assimilation de la saisine à un recours, le Conseil constitutionnel aurait pu considérer qu'il lui appartenait de sauvegarder la pureté de l'institution sans l'admission de pratique empruntées plus ou moins à celles des recours contentieux et notamment du recours pour excès de pouvoir. Ce faisant d'ailleurs il préservait des prérogatives qu'un juge ne possède pas et était libéré de certaines contraintes.

Mais le Conseil constitutionnel a opté pour une autre position qui est au contraire celle de faire droit à ce qui est prescrit, mais d'admettre aussi tout ce qui n'est pas interdit et qui peut aider à la solution des questions intéressant le contrôle de constitutionnalité.

Ainsi le Conseil a joui en toute régularité sur les deux tableaux. A partir du caractère original de la saisine déclenchant une variante de la procédure législative il donnait à ses pouvoirs de contrôle l'extension maximale notamment par la neutralisation de la règle interdisant de statuer ultra petita. Mais en outre la neutralisation consécutive des règles contentieuses de droit commun bornant les moyens d'information et d'instruction lui permettait de s'évader du colloque clos entre le juge, les demandeurs et les défendeurs- puisqu'aucun de ces deux derniers interlocuteurs n'a le statut de partie. Sans machiavélisme et sans détournement des règles de procédure s'imposant à lui le Conseil tirait le parti maximum de ce qui lui était prescrit et aussi de ce qui ne lui était pas interdit pour déployer un contrôle très étendu.

20. Si cette stratégie cumulative a prévalu c'est peut-être en vertu de la tendance naturelle à tout organisme de donner un champ aussi étendu que possible à sa mission et aux moyens utiles à la remplir.

Mais c'était surtout pour une autre raison qui est que, par des règles « formelles » empruntées à celles qui gouvernent la confection de la loi et largement étrangères aux contestations contentieuses, le Conseil constitutionnel se trouvait affronté à une tâche de caractère « matériellement » contentieuse : celle de censurer le cas échéant, l'excès de pouvoir législatif.

Sans revenir sur une question qui n'est pas près de sa solution (peut être parce qu'elle est mal posée) on constate que le Conseil est doté d'un statut procédural qui n'est pas celui d'un juge contrôlant le régularité juridique d'une norme, mais que, comme on va le montrer rapidement, sa mission est le type même de la mission juridictionnelle la plus tonique puisqu'elle porte sur la validité ou l'invalidité d'une règle de droit de niveau supérieur, c'est-à-dire sur l'existence ou l'inexistence d'un excès de pouvoir que l'on peut qualifier de « législatif ». Ce sera l'objet de notre deuxième partie.