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Le droit constitutionnel par-delà le texte constitutionnel et la jurisprudence constitutionnelle - A propos d'un ouvrage récent

Olivier Beaud - Cahiers du Conseil constitutionnel n° 6 - janvier 1999

Professeur de droit public à l'Université de Paris II (Panthéon-Assas)

« em>On reconnaît l'étrange faiblesse des textes en matière constitutionnelle, la force d'évasion de la vie politique hors des formules, où l'on a tenté de l'enserrer, le divorce presque constant qui en résulte entre l'apparence juridique et la réalité politique, en un mot l'importance de la coutume constitutionnelle, à côté, et souvent à l'encontre des constitutions écrites.(1)

« em>(..) There is more to law than rules. But this is a very uncontroversial notion in jurisprudence. Every thoughtful lawyer, I would hope, recognizes that law includes the study of principles and precedents no less than rules - and that he or she must try to state the law in a way that takes all three into account.(2)

Aujourd'hui, il est devenu assez rare de pouvoir dire d'un ouvrage français de droit constitutionnel qu'il est important pour la discipline et qu'à ce titre, il mérite l'attention particulière de la doctrine. C'est le cas de celui de Pierre Avril sur les conventions de la Constitution (3). Son auteur est bien connu des spécialistes pour ses précédents travaux, écrits seul (Essai sur les partis, La Vème République -Histoire constitutionnelle et politique) ou en collaboration avec J. Gicquel (Droit parlementaire et leur précieuse Chronique constitutionnelle publiée dans la revue Pouvoirs). On connaît peut-être moins son intérêt pour la notion de convention de la Constitution qu'il est le premier à avoir introduit (à notre connaissance) dans la doctrine française, d'abord, dans une des rééditions de sa thèse - sur le régime politique de la Vème République-, ensuite en dirigeant une thèse tout à fait intéressante sur les pratiques constitutionnelles sous la Vème République(4) et en écrivant des articles substantiels sur les conventions de la Constitution(5). Cet ouvrage sur les conventions de la Constitution, qui couronne ainsi cette série d'études antérieures, peut être considéré comme le résultat d'une méditation de plus de vingt ans sur ce sujet. Mais, plus fondamentalement, il doit être lu comme un plaidoyer militant en faveur d'un droit constitutionnel que l'auteur considère comme un droit politique pour souligner sa spécificité.

En réalité, sous couvert de traiter d'une notion éminemment technique du droit constitutionnel (la convention de la Constitution), l'auteur se livre à une réflexion d'ampleur sur la nature même du droit constitutionnel. En effet, au regard de ce dernier, la notion de convention de la Constitution présente l'immense intérêt de « qualifier l'ensemble des normes non-écrites, qu'elles fussent fondatrices, interprétatives ou créatrices » ( p. 148). Autrement dit, elle est la notion carrefour qui permet de décrire différemment les normes constitutionnelles non-écrites. Plus que le titre même de l'ouvrage, c'est le sous-titre : « em>Normes non écrites du droit politique

Partie I

La thèse du livre est énoncée dès l'introduction du livre (mais le lecteur pressé lira le résumé du livre aux pages 147-148 ) : « Il ne suffit pas de lire la Constitution écrite pour connaître la Constitution réelle, c'est-à-dire les normes qui régissent effectivement le Gouvernement du pays, the living Constitution comme le désignent les Américains » (p. 11). La notion de convention de la Constitution est utilisée comme un moyen technique pour démontrer, d'une part, l'incomplétude majeure et inévitable de la Constitution écrite, et d'autre part, la suprématie de la pratique constitutionnelle sur le texte constitutionnel. L'intention militante sous-jacente à cette thèse est clairement affirmée à la fin d'introduction : « le droit constitutionnel souffre d'hémiplégie s'il s'isole de la science politique » (p. 13). Mais Pierre Avril veut réfléchir en juriste à cette irruption du politique dans le droit, et il recherche dans les catégories juridiques, c'est-à-dire dans la richesse du savoir dogmatique des juristes, les instruments capables de rendre compte juridiquement des phénomènes politiques et constitutionnels non perceptibles à la seule lecture du texte constitutionnel. Par là même, il évite le simplisme d'une certaine science politique qui se croit le plus souvent fondée à opposer, très schématiquement, la science juridique (dont l'objet est la norme) et la science politique (dont l'objet est le fait politique) pour mieux faire ressortir la supériorité de celle-ci, jugée plus réaliste que celle-là, accusée un peu trop vite de formalisme, de statisme, d'idéalisme, etc..

Au regard de ce qui précède, on comprendra mieux l'objet du premier chapitre sur « la norme constitutionnelle » qui est de démontrer que « la norme constitutionnelle se révèle a posteriori à travers l'application qu'elle a imposée au texte, mais elle n'y est toujours pas énoncée » (p. 26). L'auteur le montre d'abord, à propos de la III° République, que le principe structurant de ce régime fut la souveraineté parlementaire, un principe non écrit (p. 33) que la doctrine (en particulier Carré de Malberg) sut dégager de la pratique constitutionnelle, et ensuite à propos de la Vème République (v. infra II ). Une telle position, qui va évidemment au rebours de la conception dominante, assimilant la Constitution au texte de la Constitution écrite, suppose d'adopter un parti-pris sur la notion de norme, qui revint à privilégier l'effectivité. « Par norme constitutionnelle, on entend ici la norme effective, c'est-à-dire celle qui s'impose aux comportements. Subjectivement reconnue par ceux qui sont chargés de l'appliquer, elle se constate objectivement à travers l'application qui en est faite. Or l'expérience révèle que la norme qui est effectivement appliquée ne résulte pas nécessairement de la lettre du texte qui est censé la contenir » (p. 27).

On perçoit immédiatement la teneur originale du propos : le droit constitutionnel déborde non seulement le texte constitutionnel, mais aussi la pratique constitutionnelle jurisprudentielle. La thèse est démontrée en maintes occasions, à propos non seulement de la III° République, mais aussi de la Vème République (v. infra ). Ainsi énoncée, la thèse s'avère polémique puisqu'elle a pour effet de limiter la revendication « monopolistique » des constitutionnalistes qui ne jurent plus que par l'étude de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La critique ici effectuée repose sur une double affirmation. D'une part, la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne peut par, par nature, embrasser tout le droit constitutionnel pour la bonne et simple raison que le droit constitutionnel est aussi issu de la pratique politique (c'est tout le sens du chapitre fondamental III : « Au-delà du texte »). Or, les principaux acteurs politiques ne sont pas le juge, mais bien plutôt les membres de l'Exécutif (Président et Gouvernement) et le Parlement. A côté de l'interprétation du texte constitutionnel par la juridiction constitutionnelle, il existe donc une interprétation par les acteurs politiques, et notamment par le Président (v. l'intéressant § « interprétation présidentielle », pp. 71-77). L'interprétation de la Constitution ne peut pas se réduire à la seule jurisprudence de la Constitution (chapitre II « Retour au texte »).

Ainsi, le principal intérêt de ce second chapitre est de montrer que l'interprétation du texte constitutionnel est en quelque sorte surdéterminée par des considérations politiques. Ainsi, sous la V° République, le nouveau principe de la souveraineté présidentielle (l'expression est de nous, et non pas de l'auteur) détermine largement la lecture du texte constitutionnel (v. not. p. 77 avec la remarque de la substitution de l'interprétation a contrario à l'interprétation par analogie). Ainsi, loin d'être neutre, l'interprétation obéit à de règles extrinsèques et des règles nouvelles apparaissent qui subvertissent la logique même du texte, ce que l'auteur nomme une « convention interprétative » (p. 76) catégorie particulière au sein de la typologie des conventions de la Constitutions.

Toutefois, le coeur du livre figure, à notre avis, dans les deux derniers chapitres où l'auteur traite explicitement de la notion même de convention de la constitution, en examinant, d'une part les normes non-écrites (chap. III - « Au delà du texte ») et, d'autre part, leur statut juridique (chapitre IV - « Statut des normes non-écrites »)

Si Pierre Avril rappelle la définition classique de Dicey selon laquelle les conventions de la constitution (trad. littérale de « em>conventions of the constitutiontransposant librement la formule dans l'univers conceptuel du constitutionnalisme français, on définira les conventions comme des règles non écrites portant sur la manière dont les pouvoirs juridiques attribués par la Constitution doivent être exercés, conformément aux principes et convictions politiques actuellement reconnus »(6).

Cette définition souligne non seulement le caractère « non-écrit » de ces conventions, mais également leur caractère mixte. Ce sont des règles constitutionnelles qui relèvent davantage de la moralité constitutionnelle que du droit constitutionnel stricto sensu. Comme l'observe la Cour suprême du Canada, « l'objet principal des conventions constitutionnelles est d'assurer que le cadre juridique de la Constitution fonctionnera selon les principes ou valeurs constitutionnelles dominantes de l'époque »(7) Ainsi, par rapport aux normes constitutionnelles écrites, qui composeraient la légalité (constitutionnelle), les conventions constitutionnelles représenteraient la légitimité, une forme plus haute de droit politique(8).

Résumant les caractères des conventions Geoffrey Marshall écrit que ce sont « des règles qui définissent les droits, pouvoirs, et obligations non juridiques (non-legal) des titulaires des fonctions relevant des trois branches du gouvernement ainsi que les relations entre ces organes. Les uns imposent des devoirs (duty-imposing), les autres confèrent des droits (rights-conferring), leur but étant principalement d'assurer le fonctionnement effectif du système de responsabilité politique (political accountability »(9). On reviendra plus loin sur ce dernier élément, le critère finaliste de la convention, tiré de son lien avec la responsabilité politique. Plus pratiquement, pour savoir si une convention de la Constitution existe, il faut appliquer le « test de Jennings » qui revient à se poser trois questions : 1) « Quels sont les précédents ? 2) »Dans ces précédents, les acteurs se croyaient-ils liés par une règle ? « 3) Y -a-t-il une raison à la règle  » (p. 111).

Les trois premiers chapitres du livre correspondent en fait à la typologie des conventions de la constitution (énoncée p. 127). Le premier chapitre, consacré à l'esprit de la constitution qui surdétermine la lecture du texte constitutionnel (ex. souveraineté parlementaire sous la III° République) correspond à la convention fondatrice, « qui porte sur l'esprit général des institutions », le second chapitre portant sur l'interprétation du texte constitutionnel, correspond aux « em>conventions interprétativesconventions créatrices, qui se tiennent en marge du dispositif écrit qu'elles aménagent » (p. 140). Il incombait alors à l'auteur de ressaisir l'unité de la notion. C'est ce qu'il fait dans le dernier chapitre, de pure dogmatique constitutionnelle, consacré au « statut des normes non écrites » (pp. 123 et s.)

- Ramenée à ses principaux éléments de définition, la convention de la Constitution, est définie comme naissant « de décisions prises par les acteurs politiques ; ces décisions sont juridiquement obligatoires parce qu'elles émanent d'organes constitutionnels habilités à les prendre, mais leur portée est limitée à l'espèce décidée (..) Les normes décidées à ces occasions sont valides sur le plan procédural puisqu'elles ont été édictées conformément à la norme supérieure qui régit leur création » (p. 123). Le problème que le constitutionnaliste doit résoudre est celui de rendre juridiquement compte du passage de la régularité des précédents à l'existence d'une règle. La doctrine anglaise se sort de cette difficulté de l'obligatoriété de la convention de la constitution par l'affirmation suivante : « Pour rendre compte du fait qu'on s'y conforme, il suffit de constater qu'elles sont respectées parce qu'elles sont tenues pour énoncer des règles obligatoires »(10). Pierre Avril pose le problème de manière un peu différente dans la mesure où il essaie de rendre compte juridiquement de l'existence de ces sortes de précédents politiques. Il se demande « comment une telle règle peut naître à partir de décisions d'application (voire d'une seule) qui la subsument, c'est-à-dire comment des normes particulières dont la validité s'épuise avec les circonstances qui les ont provoquées peuvent engendrer une norme générale et permanente » (p. 123). Pour y répondre, il distingue, classiquement les deux niveaux : celui de l'effectivité de la règle et celui de sa validité.

La démonstration sur l'effectivité est fort bien menée, et repose sur une analyse très fine de la pratique constitutionnelle et surtout de la notion de précédent. Elle se fonde sur un constat auquel on ne peut que souscrire, d'après lequel « la pratique fournit en matière constitutionnelle l'équivalent ordinaire de la jurisprudence, car c'est à travers l'application que se révèle la signification des textes et qu'il est possible d'appréhender le droit positif. Contrairement à une idée reçue, la pratique des acteurs politiques n'est pas indifférente au droit puisqu'elle concerne l'exercice par les organes que la Constitution a établis, des compétences et des prérogatives dont elle les a investis » (pp. 124-125). En d'autres termes, la pratique politique est l'équivalent juridique de la jurisprudence constitutionnelle, mais elle concerne un domaine autre que celui des juridictions, même si les deux sphères peuvent quelquefois connaître des intersections (cas particulier des conventions reconnues par le juge).

On comprend alors l'importance du 'précédent« politique, car il est le »ressort« de ce processus politique (p. 125). L'analyse qu'en fait l'auteur est très fine et mérite d'être rappelée. Le précédent, s'il est constaté, »entraîne deux effets qui découlent d'une présomption : il suppose la régularité de l'application qui le répète et renverse la charge de la preuve." (p. 125). Le premier effet explique alors l'une des vertus du précédent qui est de légitimer une nouvelle pratique. « Toutes les controverses constitutionnelles de la V° République illustrent la force du précédent comme facteur de légitimation, car on constate que les pratiques initialement dénoncées comme autant de violations ont fini par s'imposer et qu'elles s'identifient désormais à la Constitution elle-même » (p. 126). Quant au second effet (la charge de la preuve), il est psychologiquement décisif, et très comparable à celui produit par le précédent jurisprudentiel. "(..) Celui qui se borne à appliquer le précédent se trouve en posture d'agressé, on lui fait un mauvais procès puisque sa décision était prévisible dès lors qu'elle se contente de reproduire ce que l'on avait fait dans des circonstances analogues ; il peut invoquer la sécurité des rapports qu'elles préserve, au lieu que la contestation est un facteur de désordre" (p. 126.).

Dans la suite du passage sur l'effectivité, l'auteur insiste, à juste titre, sur l'élément quasi-contractuel à l'oeuvre dans la formation de la convention de la constitution, dans la mesure où le consentement des acteurs politiques est un élément déterminant de l'existence de ces règles, et également sur l'effet de système provoqué par l'insertion de ces conventions de la constitution dans un système plus global qui lui donne un sens. Il souligne le paradoxe de l'obéissance aux précédents qui tient à ce que les « auteurs des précédents sont ceux qui doivent y obéir ( sorte d'auto-obligation). Par conséquent, »l'élément déterminant de la convention constitutionnelle est l'entente en vertu de laquelle les acteurs se considèrent liés"(11). Il y a donc un élément quasi-contractuel dans la convention de la Constitution puisque l'idée de consentement des parties y joue un rôle déterminant pour fonder l'existence du précédent. De ce point de vue, la convention de la Constitution réintroduit un élément contractuel, sorte de mini-pacte constitutionnel, dans un droit public caractérisé par l'unilatéralité.

Evidemment, le problème juridique que pose la convention de la Constitution découle de son statut hybride : c'est une règle, mais qui ne semble pas posséder les caractéristiques d'une règle de droit (différence en anglais , chez Dicey, entre « em>ruleslaws

C'est donc ce défi de la validité des conventions de la constitution que l'auteur relève et il le fait en soutenant une thèse paradoxale sur la convention de la constitution. Selon lui, « il s'agit incontestablement de normes qui guident le comportement des acteurs, mais si elles sont effectives, ces normes ne sont pas juridiquement valides ; elles ne sont pas du droit et elles ne sont donc pas justiciables » (p. 146). Comme par définition elles ne sont pas justiciables (maxime initiale de Dicey), la question se pose de savoir, si et comment elles peuvent être respectées, et donc sanctionnées. « Les conventions sont respectées - explique Geoffrey Marshall - à cause des difficultés politiques qui s'ensuivraient si elle ne l'étaient pas »(12). Elles sont définies comme des règles de comportement politique s'imposant aux acteurs. D'où un subtil balancement quelques lignes plus bas entre la forme et le fond : « Une convention qui introduit une telle limitation {ie de compétence} n'est pas séparable de l'ordre général établi par la Constitution puisqu'elle en conditionne l'application. Mais si elle est matériellement constitutionnelle, la norme conventionnelle n'est pas juridiquement valide » (p. 146).

Cette opposition entre l'existence constitutionnelle d'une règle de comportement (la convention de la constitution) et la non-existence juridique de cette règle (elle n'est pas valide au sens kelsénien) est rappelée plus loin dans des termes différents, mais très éclairants. « Si les conventions présentent un caractère normatif, leur sanction est exclusivement politique. D'un point de vue strictement positiviste, elles relèvent en effet de la catégorie des pratiques politiques dont la juridiction constitutionnelle n'a pas à connaître, puisque la conformité aux dispositions écrites de la Constitution est la seule référence qui guide son contrôle et que les comportements des acteurs ne sauraient affecter les normes qu'elle applique. La sanction des comportements que les conventions prescrivent ne peut dès lors être que politique et elle repose sur la responsabilité ; les conflits qui s'élèvent à propos de leur application sont tranchés sur ce terrain, et en dernière instance, par la vote des citoyens comme les autres conflits politiques » (p. 154). Bref, règle politique, la convention de la Constitution ne peut pas prétendre à la dignité de la règle juridique. Elle n'est qu'une « règle d'application de la Constitution ».

Ainsi apparaît la véritable dualité de la convention de la constitution : elle est une règle (règle d'application de la Constitution), mais elle est de nature politique. La question qui découle inévitablement de sa nature ajuridique est celle de savoir pourquoi la convention de la constitution serait quand même une règle constitutionnelle. La réponse s'impose à l'évidence : parce que l'auteur adopte une compréhension extensive du droit constitutionnel et de l'ordre constitutionnel. Concernant la question de l'unité ou de la dualité de l'ordre constitutionnel, qui clôt le dernier chapitre, il tranche expressément en faveur de la seconde hypothèse. En effet, selon lui, le droit constitutionnel tient sa singularité du fait que « s'il est incontestablement du droit comme démontre le développement de la justice constitutionnelle, il n'est pas seulement du droit comme le rappellent les conventions de la constitution. » (p. 155). En d'autres termes, le système constitutionnel serait garanti par un double système de sanctions, les unes juridiques, les autres politiques. On comprend mieux alors la conclusion en forme d'oxymore sur le droit constitutionnel qui est « un droit politique ». Et il l'est « du triple point de vue de son origine, de son domaine et de son application » (p. 163).

Partie II

Quelles que soient les réserves que nous serons amené à faire à l'égard des thèses ici formulées (v. infra III), nous voudrions souligner d'emblée notre accord sur la vision même du droit constitutionnel qui sous-tend la démarche de Pierre Avril. Lorsqu'on parle de droit constitutionnel, écrit-il à très juste titre, « il ne s'agit pas (..) du code pénal, ni de la procédure civile, il s'agit de régler le gouvernement du pays : la constitution est l'instrument par lequel se réalise la politique et sur lequel la politique réagit pour l'adapter aux contraintes de l'action. Les exigences auxquelles l'application du texte devront faire face, l'orienteront en révélant (..) les virtualités qu'il offre comme les effets pervers qu'il recèle ; les ressources de l'interprétation y pourvoiront et les acteurs ajusteront leur pratique en conséquence » (p. 160).

En rappelant cette nature politique et dynamique du droit constitutionnel, Pierre Avril se situe d'emblée dans la grande tradition française du droit constitutionnel, celle de la III° République poursuivie sous la V° République par son dernier représentant, René Capitant. Cet ouvrage réagit, donc, d'une certaine manière, à la tendance dominante(13) de la doctrine constitutionnelle (d'obédience juridique) qui tend à identifier le droit constitutionnel (en tant que discipline) au contentieux constitutionnel et à réduire le droit constitutionnel (en tant qu'objet) à la seule jurisprudence constitutionnelle(14). Toutefois, son auteur adopte à ce sujet une position mesurée car, comme l'indiquent maints passages de l'ouvrage, il admet que la connaissance de la jurisprudence du Conseil constitutionnel est aujourd'hui indispensable pour décrire le droit constitutionnel positif. C'est ainsi qu'il explique très bien, pourquoi et comment « la problématique de la coutume comme source du droit constitutionnel s'est déplacée durant les deux dernières décennies en raison du développement de la justice constitutionnelle » (pp. 144-145). De même, il montre comment la jurisprudence constitutionnelle peut reconnaître « des conventions de la constitutions interprétatives » (p. 147).

Mais en même temps qu'il reconnaît l'importance de ce phénomène jurisprudentiel, il en limite la portée en rappelant l'hétérogénéité du droit constitutionnel : la distinction entre le droit écrit (auquel appartient la jurisprudence) et le droit non-écrit. Plus exactement, en faisant entrer la pratique politique dans le droit constitutionnel non écrit, il restreint inévitablement l'importance de la jurisprudence constitutionnelle (et donc la portée du contentieux constitutionnel) dans l'étude du droit constitutionnel positif. Et il le fait pour une raison théorique d'importance, c'est-à-dire au nom d'une certaine conception de la constitution. Il écrit : « Si l'on considère la constitution comme instituant un ordre normatif global, la question de la sanction devient seconde (..) parce qu'elle se trouve dans la dépendance de cet ordre ; loin de le dominer, comme incline à le penser la doctrine contemporaine qui voit dans la jurisprudence constitutionnelle la clef de voûte de l'édifice, la sanction organise complète celui-ci, mais elle n'est pas condition de son existence » (p. 152). Il soutient donc que le droit constitutionnel peut exister sans sanction juridictionnelle, en se couvrant, fort habilement, de l'autorité de Hans Kelsen (promoteur du contrôle de constitutionnalité) qui a été d'obligé « de convenir que »l'absence de sanction juridictionnelle ne prive pas la constitution de toute normativité et qu'il existe aussi la sanction de la responsabilité politique" (p. 153). Raisonner pour un constitutionnaliste comme si la jurisprudence constitutionnelle était l'alpha et l'oméga du droit constitutionnel, c'est mutatis mutandis comme si un internationaliste pensait le droit international public uniquement en se fondant sur la jurisprudence de la Cour Internationale de Justice. Il est donc temps, nous enjoint l'auteur, de réagir à cette « myopie » de la doctrine constitutionnelle, qui en se concentrant exclusivement sur la juridiction constitutionnelle, devient muette lorsque se posent des questions de pur droit politique, comme celle de la responsabilité, car elle ne dispose plus alors de la béquille du contentieux pour penser le droit constitutionnel.

Ainsi, Pierre Avril se veut théoricien de la pratique constitutionnelle, pratique qu'il connaît parfaitement (cf sa Chronique constitutionnelle). Il n'ignore pas l'importance des précédents, comme en témoigne aussi son ouvrage sur le droit parlementaire. Dans cet ouvrage sur les conventions, il fait un pas de plus en considérant expressément comme légitime la faculté de transposer cette méthode d'analyse du droit parlementaire au « droit gouvernemental ». L'importance des précédents dans cette dernière matière a été reconnue par le Président Marceau Long à propos du secrétariat général au Gouvernement : « L'observation minutieuse de ce qui se passe, permettra, en d'autres occasions semblables de donner des précédents qui permettront de répondre aux question que l'on se posera ; chaque situation conduit d'ailleurs à créer tel ou tel précédent qui servira d'autres fois. L'ensemble de ces précédents crée une pratique. Les pratiques et coutumes traduisent à la fois l'esprit des institutions - il faut recourir à l'esprit pour appliquer le texte lorsqu'il ne donne pas expressément la solution - et leur évolution plus ou moins lente, car ces pratiques qui s'étalent dans le temps, ne peuvent ignorer le contexte de l'époque dont elles datent »(15)

- Outre cette question de méthode, qui est décisive car elle engage une réflexion épistémologique sur la nature du droit constitutionnel, l'ouvrage de Pierre Avril constitue un double apport essentiel à la connaissance de l'histoire constitutionnelle (très fines analyses sur les III° et IV° Républiques) et surtout de la Vème République.

D'une part, il propose des interprétations originales et fécondes de la question déterminante de l'évolution du régime et des questions souvent éludées car difficiles, sur certaines singularités du droit constitutionnel positif. Pour ne prendre qu'un trop rare exemple, on sait que l'une des difficultés rencontrée par le constitutionnaliste est d'expliquer la subordination du Premier Ministre au Président de la République, ce que l'on pourrait appeler l'impossible « dualisme » de la Vème (pp. 42 et s. sur ce thème). La doctrine juridique essaie, tant bien que mal, de s'en sortir, en invoquant la « lecture présidentielle » , tandis que la doctrine « politiste » se contente d'invoquer un fait, la concordance des majorités parlementaire et présidentielle. Par rapport à ces explications insuffisantes, sinon simplistes, l'opinion de l'auteur constitue une réflexion plus fondamentale dans la mesure où elle essaie de rendre compte juridiquement de ce fait politique (c'est donc la théorie de convention de la constitution qui fournit la réponse). En effet, relativisant la rupture de 1962 sur l'élection au suffrage direct, l'auteur insiste sur le rôle des précédents de la période 1958-1962 et sur l'interprétation subséquente du général de Gaulle.

Dans ces pages passionnantes, il explique comment le compromis dilatoire initial (les trois régimes potentiels incompatibles : « la République inspirée du modèle de Bayeux, pour le général de Gaulle, dont le Président était la clef de voûte, la République parlementaire d'inspiration britannique de Michel Debré, dont le Premier ministre était l'animateur, la République traditionnelle réformée des ministres d'Etat, pour lesquels l'essentiel était que le Gouvernement demeurât responsable devant les députés (.. » p. 50) a évolué vers le système présidentialiste. Comment ? Par « la convention sur la présidence qu'à coup de précédents, le général de Gaulle avait imposée, y compris à ses ministres parfois réticents, et qui allait s'incorporer définitivement au texte dont elle commandait la lecture » (p. 51). Ainsi explique-t-il « la transformation du principat du général de Gaulle en une République présidentielle » (p. 51). A cet égard, les développements sur la « démission du premier ministre » (p. 99-104) sont très éclairants et révèlent une fois de plus, la prééminence de la pratique politique sur le texte constitutionnel, et l'émergence d'une règle non-écrite, la responsabilité du Premier ministre devant la Président de la République.

Le second grand apport de ce livre consiste à mettre au premier plan de l'analyse du droit constitutionnel la question de l'interprétation de la constitution. Celle-ci, comme on l'a déjà vu, ne se limite pas à l'interprétation par le Conseil constitutionnel, mais concerne au premier chef l'interprétation par les acteurs politiques. On peut alors reprocher à cette théorie constitutionnelle une sorte de « behaviourisme juridique » (objection de Pierre Pactet sur le risque de dissolution de la Constitution citée p. 118) dans la mesure où elle affirme explicitement la suprématie de la pratique politique (rebaptisée pratique constitutionnelle) sur le texte constitutionnel. Mais de ce point de vue, le livre de Pierre Avril ne fait que poursuivre la « révolution de l'interprète » qui est au désormais au centre de la plupart de recherches de théorie du droit et de droit constitutionnel. Il rompt ainsi avec le fétichisme du texte constitutionnel écrit pour s'intéresser de plus près à la pratique, et donc à deux choses : l'interprétation du texte constitutionnel et l'émergence de règles hors du texte constitutionnel. Ici, l'auteur fonde ici sa théorie constitutionnelle sur une théorie de l'interprétation selon laquelle la signification du texte constitutionnel ne peut pas découler seulement de son analyse exégétique, mais au contraire, « ne peut dépendre que d'une appréciation politique » (p. 64). En effet, le constitutionnaliste doit être (ou devrait être) en mesure d'expliquer le fait qu'une seule et même disposition constitutionnelle peut avoir deux sens complètement différents dans deux constitutions différentes. Il prend l'exemple de la disposition de l'article « Le Président de la République négocie et ratifie les traités » (art. 52 al. 1 de la Const. V° République et art. 8 loi const. 16.VII.1875). La réponse est simple : « C'est la prééminence politique qui explique la différence » (p. 65). De même, le recours à la théorie des actes de langage (à la pragmatique linguistique) permet à Pierre Avril (§ sur « ton de la lecture » pp. 77 et s.) de filer la métaphore de l'analogie entre l'interprétation juridique et l'interprétation musicale qui fait de la distinction entre la lettre et l'esprit l'équivalent de celle entre « la partition » et le « concert ».

De ce point de vue, il y a une certaine convergence, une convergence objective du moins, entre les positions de Pierre Avril et les recherches menées par Michel Troper(16), essentiellement à partir de Kelsen et au-delà de Kelsen, et de Stéphane Rials, fondées sur la philosophie première(17). Mais l'originalité de l'auteur réside, semble-t-il, dans la place déterminante qu'il accorde aux précédents politiques et une certaine réserve, sinon distance, à l'égard de la théorie du droit.

Partie III

Si l'on ne peut que souscrire à cette redécouverte de la pratique constitutionnelle et à la conception du droit constitutionnel qu'elle implique, on se doit cependant de formuler quelques objections à certaines des thèses soutenues dans cet ouvrage. On ne s'arrêtera pas sur quelques critiques mineures portant sur le choix, ou plutôt le non-choix, des conventions de la constitution étudiées. On aurait aimé par exemple savoir si la prétendue « jurisprudence Béregovoy-Balladur » imposant de démissionner à un ministre mis en examen était devenue ou non une convention de la constitution, ou si l'obligation pour le Président de la République de nommer comme Premier ministre, en période de cohabitation, le chef de la nouvelle majorité parlementaire était une véritable convention. On essaiera de se limiter à des critiques plus fondamentales, portant sur les bases mêmes de la thèse exposée dans ce livre.

- On avouera d'abord - et ce sera notre première critique - que la démonstration de Pierre Avril sur la nature de la convention de la constitution qui serait à la fois constitutionnelle et non juridique, ne nous a pas entièrement convaincu. On comprend bien l'idée sous-jacente qui est de démontrer l'existence d'un « droit politique » (v. supra I). Mais, parti de prémisses kelsénniennes (l'effectivité et la validité d'une norme), l'auteur manque de cohérence en qualifiant ces pratiques politiques de « constitutionnelles » ou de « règles politiques ». Si l'on dénie, comme il le fait, le statut juridique aux conventions de la constitution, il faut soutenir alors avec Kelsen que ce sont des normes morales dont la violation implique une désapprobation de la communauté à laquelle on appartient(18). Mais il est difficile d'apercevoir une troisième catégorie de normes entre les normes juridiques et les normes morales. Le qualificatif de règles « constitutionnelles » ou de « règles de comportement » esquive la difficulté de fond. Par ailleurs, en adoptant cette position, l'auteur n'est pas exempt de contradictions. Lorsqu'il écrit : « Les conventions ne sont pas extérieures au droit, en premier lieu, parce que les comportements par lesquels elles se manifestent ne sont pas de simples »faits", mais des actes juridiques : les auteurs sont des acteurs politiques, certes, mais ces acteurs sont des organes constitutionnels, agissant dans le cadre des compétences que leur confère la Constitution et suivant les procédures qu'elle prescrit" (p. 149),il se met en contradiction avec sa thèse centrale selon laquelle les conventions de la constitution ne sont pas juridiquement valides. Enfin, et surtout, cette qualification non juridique des conventions repose sur une summa divisio entre le droit constitutionnel juridique et le droit constitutionnel politique (thèse susnommée de la 'dualité de l'ordre constitutionnel'). Il y aurait, d'un côté, le droit écrit, sanctionnable par la juridiction, et de l'autre, le droit non-écrit, composé de conventions de la constitution, et sanctionné par la responsabilité politique. Mais ce droit non-écrit aurait pour particularité de ne pas être du droit (ces normes en tout cas ne sont pas valides).

En réalité, cette summa divisio se fonde sur une autre distinction, plus importante encore, entre la forme du droit constitutionnel (ce qui serait proprement juridique) et le contenu de ce droit (ce qui serait proprement politique). Il y aurait, d'un côté, un droit constitutionnel qui serait vraiment juridique lorsqu'il concerne la forme, la question de l'organe et de la procédure, et de l'autre un droit constitutionnel qui serait « politique » lorsqu'il touche à l'objet, la matière même du droit constitutionnel. En quoi consiste cet objet du droit constitutionnel ? C'est tout ce qui touche à « l'exercice des compétences et prérogatives constitutionnelles » (p. 149). C'est parce que « les conventions affectent l'exercice d'une compétence ou d'une prérogative conférées par la constitution à un organe » (p. 146) qu'elles sont matériellement constitutionnelles. Elles modifient, ce faisant, la répartition constitutionnelle des compétences prévues par la Constitution écrite. Cette précellence de la forme constitutionnelle sur le contenu se retrouve immanquablement dans la représentation implicite de la Constitution ici véhiculées. En effet, lit-on, « une constitution est d'abord une loi de procédure qui répartit les compétences et les prérogatives » (p. 64). Plus loin, elle est définie comme suit : « En tant qu'elle règle la production des normes, la constitution habilite les organes à édicter certaines organes, l'organe étant inséparable de la norme » (p. 146). En réalité, dans les deux cas, c'est la conception formelle et procédurale de la Constitution (Constitution normative) qui dicte le raisonnement de l'auteur , autant dans ses prémisses que dans ses résultats.

De ce point de vue, c'est-à-dire du point de vue de la théorie de la constitution, il est clair que l'ouvrage souffre d'une tension très forte entre deux inspirations contradictoires. Tout semble indiquer que Pierre Avril n'est pas allé jusqu'au bout de son entreprise de réhabilitation de la dimension politique du droit constitutionnel. Selon nous, il s'est arrêté à mi-chemin de sa démonstration en affirmant que les conventions de la constitutions étaient des règles « politiques » et non pas des règles juridiques. Pour quelle raison ? Tout simplement, parce que, parti sur les bases doctrinales d'un René Capitant, et la référence dût-elle faire frémir, d'un Carl Schmitt(19), il est resté largement prisonnier de la conception kelsénienne du droit et donc d'une conception normative du droit constitutionnel.

Son point de départ est éminemment non normativiste. On le perçoit immédiatement lorsque l'auteur fait aveu d'une sorte de vitalisme juridique. « em>La constitution réelle est sous nos yeux - encore faut-il la regarder » (p. 118) - où dans la mesure, où admettant l'existence de conventions créatrices « au-delà du texte », il admet nécessairement l'idée de « lacunes » de la Constitution. Mais cet engagement militant en faveur de ce type de réalisme constitutionnel, si éloigné de la conception dominante de la Constitution normative, éclate le plus clairement dans la description par l'auteur de « la normativité de l'ordre constitutionnel ». Celle-ci « résulte (..) prioritairement de l'acte de volonté initial par lequel le souverain adopte le texte dont les dispositions s'imposent ensuite comme celle toute lois promulguée. En d'autres termes, cette normativité est politique, avant d'être juridique » (p. 152). On aura reconnu, ici un peu déguisée, la théorie du pouvoir constituant de Carl Schmitt qui donne à la configuration politique son être et sa forme, et son corollaire, la supériorité de la légitimité sur la légalité(20). Or, comme l'auteur le rappelle à plusieurs reprises, la convention de la constitution est à la Constitution écrite ce que la légitimité est à la légalité (pp. 108 : « le rapport entre la convention et la règle de droit (..) est analogue au rapport entre la légitimité et la légalité » p. 117) . Le paradoxe , c'est que la forme la plus haute (la légitimité) est garantie par une norme de moins noble essence (la convention), alors que la légalité l'est alors par la norme de la plus haute valeur (écrite et juridique). Redécouvrir ainsi la convention de la constitution revient, en fin de compte, à revenir à la distinction entre surperlégalité constitutionnelle et Constitution écrite qu'avait théorisée Maurice Hauriou. Dès lors, selon cette conception, l'ordre constitutionnel surplombe les dispositions constitutionnelles, ce qui explique l'un des leitmotive de ce livre : la constitution ne peut pas se réduire au texte constitutionnel et le fruit de cette béance gît dans la pratique constitutionnelle. Or, l'on sait que c'est une des grandes leçons de la théorie de la constitution de Carl Schmitt.

- Mais parallèlement et contradictoirement, l'analyse dogmatique de la notion de convention de la constitution est largement prédéterminée par les catégories kelséniennes et un raisonnement normativiste. C'est ce que montrent, d'abord, la référence à l'opposition entre effectivité et validité pour traiter du statut juridique des conventions, ensuite sa conception implicite de la Constitution (v. supra) et, enfin et surtout, l'adhésion sans réserve au sacro-saint principe de hiérarchie des normes. Cette dernière est illustrée par la tentative d'inscrire absolument les normes issues de la convention de la constitution dans une hiérarchie des normes, ce qui conduit l'auteur à proposer la tripartition suivante :

« em>Une approche compréhensive doit donc distinguer entre, d'une part, la couche supérieure des règles énoncées par le texte de la Constitution : règles de fond et règles sur la production des normes (règle de procédure), et d'autre part, la couche inférieure des normes prises en application des premières, une couche intermédiaires de normes qui sont matériellement constitutionnelles parce qu'elles déterminent la manière dont les organes doivent exercer les compétences dont ils sont investis pour produire les normes d'application, ces normes intermédiaires conditionnent par conséquent l'application de la Constitution qui ne peut être saisie dans sa globalité qu'en tenant compte des infléchissements qu'elles lui imposent et pour cette raison, elles appartiennent incontestablement à l'ordre constitutionnel normatif

Une telle tentative consistant à hiérarchiser les règles constitutionnelles nous semble aussi vaine que celle qui consiste à faire entrer des normes différentes par nature, comme les traités ou, pire encore, les règles jurisprudentielles dans le cadre de la hiérarchie des normes. De même que les décisions juridictionnelles échappent au cadre conceptuel de la hiérarchie des normes, de même les règles constitutionnelles non-écrites y échappent. Cela n'aurait aucun sens de dire par exemple qu'une loi constitutionnelle est « supérieure » à une convention de la constitution. Ce qui a un sens juridique, c'est de dire que, dans un système de droit écrit, une loi écrite peut toujours abolir une coutume en prescrivant une règle contraire. Ce kelsénisme, diffus il est vrai, nous apparaît très contradictoire avec le type de pensée non normativiste qui est à l'origine de cet ouvrage. Ce syncrétisme explique peut-être les conclusions embarrassées sur la nature de la convention, règle de comportement, mais non pas règle juridique.

b) Le second problème que l'on voudrait soulever est celui de savoir s'il est vraiment opportun, pour rendre compte des « pratiques politiques » de substituer à la notion de coutume constitutionnelle celle de la convention de la constitution. C'est ce que fait Pierre Avril après avoir évoqué l'objection : « ce détour pourrait paraître inutile dès lors qu'il existe un autre concept (..) celui de coutume » (p.141). En effet, la similitude entre ces deux notions peut frapper l'observateur dans la mesure où les comportements politiques, définis comme des conventions de la constitution, ne seraient que la reprise, sous un autre expression, du « couple inusable » de la pratique et de l'opinio iuris" (p. 142). La similitude tient également à leur objet identique : ils visent des « comportements semblables » (p. 143). Mais pour justifier la différence entre les deux notions et donc l'utilisation de la convention à la place de la coutume, l'auteur avance trois arguments différents qui se ramènent en fait à deux :

- D'une part, la spécificité du domaine constitutionnel par rapport au droit international (qui serait la « réserve naturelle » de la coutume) et le fait que la coutume occuperait une place de moins en moins importante. En effet, la question des coutumes constitutionnelles aurait connu un déplacement depuis l'apparition d'un véritable contrôle de constitutionnalité. La justice constitutionnelle aurait nécessairement diminué le champ de la coutume. « Les données du problème s'en trouvent clarifiée. Il ne s'agit plus de se demander s'il peut y avoir des règles constitutionnelles non écrites (il y en a évidemment), mais bien quel est le statut de ces règles par rapport à celles qui figurent dans la Constitution et que le juridiction constitutionnelle a pour mission d'appliquer - la Constitution et elle seule, c'est-à-dire les normes énoncées dans le texte à l'exclusion de tout ajout , modification ou restriction que la pratique suivie pourrait lui apporter par consensus ou accord formel des acteurs » (p. 144).

Pour l'auteur, l'existence d'une justice constitutionnelle aurait clarifié les données du problème en scindant en deux les règles dites constitutionnelles : d'un côté les dispositions écrites de la Constitution, - c'est-à-dire les normes énoncées dans le texte constitutionnel (et interprétés) et, de l'autre, les règles non écrites, c'est-à-dire issues de la pratique politique et donc les conventions de la constitution. Avec un aveu intéressant : il ne faut pas minimiser l'importance des dispositions écrites qui fondent le contrôle juridictionnel , et ce sont elles qui sont juridiquement valides (p. 145). La traditionnelle supériorité du droit écrit sur le droit non écrit est maintenue dans la mesure où la pratique ne peut pas abroger (ou déroger à) la disposition écrite (exemple des questions au Gouvernement). « Le droit écrit maintient donc l'attribution des compétences, quand bien même leur exercice se trouverait affecté par le consentement des acteurs. En particulier, il n'autorise pas de délégation : un organe reste dépositaire des compétences dont il est investi et qu'il peut toujours appliquer. Ainsi, le Gouvernement peut accepter de partager avec le Président de la République l'exercice de sa mission (art. 20), mais elle ne continue pas moins de lui appartenir ; lorsque la situation politique déplace le point d'application de l'influence présidentielle, comme ce fut le cas pendant les cohabitations, le Gouvernement recouvre le plein exercice de ses compétences (..) » (p. 145).

- D'autre part, et surtout, l'argument principal de l'auteur tient à la qualification des « comportements semblables » visés par la coutume et la convention de la constitution. Selon lui, « dans le cas de la coutume, c'est le droit qui attache des conséquences juridiques au précédent et à l'élément déterminant leurs effets » (p. 143). Autrement dit, les « comportements » seraient qualifiés de « coutumes » s'ils sont habilités par le droit et de « conventions de la constitution » s'ils sont justifiés par la politique. Mais en invoquant cette supériorité du droit constitutionnel écrit sur le droit constitutionnel non écrit, Pierre Avril tombe dans une double difficulté. La première, c'est qu'il fait renaître, sous couvert de cette opposition entre droit écrit et droit non écrit - entre règle de droit et convention - la vieille opposition scolastique « détention du pouvoir/ exercice du pouvoir » en scindant les deux. « L'attribution ressortit au droit positif (écrit ou non-écrit dans le cas britannique) qui en désigne le titulaire, tandis que les conventions en affectent l'exercice » (p. 107). C'est l'équivalent de l'opposition que dressait Esmein entre la souveraineté in abstracto et la souveraineté in concreto, entre le Souverain et les gouvernants. Les règles constitutionnelles écrites régiraient la détention du pouvoir, son attribution et les conventions l'exercice du pouvoir, mais elles ne pourraient pas modifier l'attribution des compétences déterminée par les premières. C'est une solution irréaliste car l'hypothèse présidentialiste du Président gouvernant (non-cohabitation) fait bien plus qu'affecter les conditions d'exercice du pouvoir, car elle affecte totalement le texte même de la Constitution.

La seconde difficulté vient du fait d'attribuer la même nature constitutionnelle à ces deux règles (droit écrit et convention de la constitution) alors qu'on estime non seulement que les premières sont juridiques, les secondes politiques, mais encore qu'il existe une hiérarchie normative entre elles, les premières étant supérieures aux secondes. En d'autres termes, la question essentielle que pose la convention de la constitution ou la coutume en matière constitutionnelle n'est pas ici posée : les normes issues de ces pratiques modifient-elles ou abrogent les règles constitutionnelles écrites ?

On comprend bien à la lecture du livre que cette thèse de Pierre Avril revient à refouler la notion de la coutume constitutionnelle au profit de la convention de la constitution. Il n'y a plus de place pour la coutume dans la mesure où, elle est désormais concurrencée, d'un côté, par le droit constitutionnel écrit (non pas tant par le texte constitutionnel que par la jurisprudence constitutionnelle) et d'un autre côté, par les pratiques politiques, qualifiées ici de conventions de la constitution . D'une certaine manière, on peut dire que l'auteur actualise l'article de Capitant (de 1929), mais en remplaçant le mot de coutume par celui de convention de la constitution. Qu'est-ce qui justifie cet abandon de la notion de coutume au profit de celle de la convention de la constitution ? Il y a quelques années déjà, nous avions soulevé l'un des problèmes posés par la notion de convention de la constitution qui est de savoir si celle-ci, née en Angleterre dans un pays de Common Law pouvait si facilement être reçue en France. Parmi les difficultés que provoque ce mimétisme constitutionnel figure évidemment la difficulté à transposer des notions nées dans un système constitutionnel principalement coutumier dans un système constitutionnel de droit écrit(21). En effet, c'est parce qu'il n'y a pas de Constitution écrite que la notion de convention de la constitution a acquis en Angleterre une importance capitale. Dès lors qu'il existe, en France comme ailleurs, une rationalisation du parlementarisme et une codification constitutionnelle, qui font de certaines règles non écrites, des règles écrites, l'intérêt pratique de la notion de convention de la constitution diminue.

Mais à cette première difficulté s'en ajoute une seconde qui tient à l'objet même des conventions de la constitution. Dans la définition anglaise de la notion figure incontestablement un élément téléologique et même axiologique. Téléologique parce que la convention de la Constitution est explicitement conçue comme ayant un lien substantiel avec le problème de la responsabilité politique. Comme l'explique Pierre Avril, « leur objet est de faire exercer par les ministres responsables, conformément aux principes du gouvernement représentatif, les pouvoirs légaux formellement détenus par la Couronne »(22). Un des éléments de la définition des conventions de la Constitution est qu'elles « répondent à la 'moralité constitutionnelle' (..) en ce qu'elles visent à assurer que l'exercice des compétence sera conforme au principe de la représentation démocratique, c'est-à-dire à la responsabilité (accountability) des représentants »(p. 109). L'élément axiologique de la notion de convention de la constitution tient donc à son lien étroit avec le principe de la responsabilité des gouvernants, et donc avec le principe de limitation des pouvoirs. En effet, les conventions de la Constitution sont destinées à restreindre le pouvoir discrétionnaire dont dispose obligatoirement tout Ministre. Elles « s'analysent en dernier ressort comme une restriction, parce que toute attribution effective d'un droit nouveau au profit d'un organe signifie la restriction du pouvoir discrétionnaire d'un autre »(23). Dès lors, la notion de convention de la constitution apparaît bien comme l'un des vecteurs principaux du constitutionnalisme anglais.

Or, que se passe-t-il lorsqu'on essaie de transposer cette notion au cas français ? Les conventions de la constitution ont elles vraiment, en France et en Angleterre le même objet ? On peut en douter. Si on laisse de côté le cas singulier des questions orales du mercredi, nées effectivement de la pratique, on constate que la plupart des conventions de la constitution importantes ont permis l'orientation du régime de la Vème République soit vers le système présidentialiste qu'on lui connaît (cas le plus fréquent), soit vers le système de la cohabitation. On constate donc qu'en traversant la Manche, la notion de convention de la constitution perd sa dimension constitutionnaliste, ce qui restreint évidemment la portée de sa réception. Ainsi, on ne reste pas entièrement convaincu par la nécessité de substituer la notion de convention de la constitution à celle de coutume constitutionnelle pour penser les pratiques politiques divergentes du texte constitutionnel. On comprend bien que c'est pour éluder l'antinomie apparente qui existe entre constitution et coutume. Mais René Capitant n'avait-il pas magnifiquement répondu à l'objection de son maître Carré de Malberg, selon laquelle les lois constitutionnelles étant, par définition, écrites, parce qu'elles exigent pour leur modification, une procédure spéciale de révision constitutionnelle, en avançant la contre-proposition suivante : « cette opinion ne m'apparaît que l'affirmation injustifiée du principe qu'il n'y a de droit qu'écrit. Car définir les lois constitutionnelles, comme le fait par la procédure de leur création, c'est supposer d'abord qu'elles sont écrites, c'est donc poser au point de départ du raisonnement la proposition qu'il faut démontrer »(24) ?

L'examen de l'ouvrage de Pierre Avril confirme et poursuit cette intuition géniale de René Capitant : le droit constitutionnel n'est que faiblement écrit, et largement coutumier. Puissent les jeunes thésards entendre quelque peu cette leçon et tourner leur regard vers la « Constitution réelle », au lieu de s'épuiser dans la « glose », trop souvent stérile et redondante, des décisions juridictionnelles des divers ordres.

(1) R. Capitant, « La coutume constitutionnelle » (1929) rééd. RDP, 1979 p. 962.
(2) B. Ackerman, We the People, II - Transformations, Harvard Univ. Press, 1998, p. 30.
(3) Les conventions de la Constitution. (Normes non écrites du droit politique), Paris, PUF, coll. Léviathan, 1997, 202 p.
(4) J. Rossetto, Recherche sur la notion de Constitution et l'évolution des régimes constitutionnels, thèse Poitiers, 1982, multigr., On peut regretter qu'une telle thèse n'ait pas été publiée.
(5) « Application de la notion de convention de la Constitution à quelques problèmes constitutionnels français » in Présence du droit public et des droits de l'homme Mélanges en l'honneur de Jacques Velu, Bruylant, 1992, « Les conventions de la Constitution » in RFDC, 1993, p 327-340.
(6) « Les conventions de la Constitution », RFDC, 1993, p 333.
(7) Avis du 28 septembre 1981 de la Cour suprême du Canada sur le rapatriement de la Constitution canadienne, in Annexe de l'ouvrage précité de P. Avril.
(8) Ce qu'affirme implicitement G. Marshall, « Conventions are distinguishable from rules of law ; though they may be equally important, or more important than rules of lawop .cit. p. 210, et et explicitement P. Avril, op. cit., p.108, p. 117.
(9) « Conventions are rules that define major non-legal rights, powers and obligations of office-holders in the three branches of governement, or the relations between governement or organs of governement », op .cit. p. 210. (trad. fr. de P. Avril, Les conventions de la Constitution, p. 107). La dernière phrase est une traduction du second trait de la convention : « Conventions have as their main general aim the effective working of the machinery of political accountability ».
(10) G. Marshall, trad. et cité par P. Avril, p. 106.
(11) H. Brun et G. Tremblay, Droit constitutionnel, 2 ° éd., 1990, éd. Yvon Blais, Québec, cité par P. Avril, op. cit. , p. 138.
(12) Op .cit. 5 ° ed. p. 134 (cité par P. Avril, op. cit. , p. 124).
(13) Il suffit de consulter les manuels et les sujets de thèse des doctorants et des agrégatifs.
(14) Pis encore à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ce qui est un non-sens. On voit mal, au nom de quel argument sérieux, on pourrait interdire au Conseil d'Etat et la Cour de cassation d'être, à l'occasion, juge constitutionnel.
(15) Mélanges Charlier, cité par P. Avril, op. cit. , p. 125, note 1.
(16) V. son livre, Pour une théorie juridique de l'Etat, PUF, coll. Léviathan, 1994.
(17) V. notamment son tournant positiviste dans son article « Entre artificialisme et idôlatrie, Le Débat, 1991, n°64, p. 163 et s.
(18) V. sa Théorie générale des normes, Paris, PUF, coll. Léviathan, 1997.
(19) Il faut savoir que Capitant a été fortement marqué par l'oeuvre de Schmitt, dont il était ami jusqu'à 1933.
(20) Théorie de la Constitution, PUF, coll. Léviathan, 1993.
(21) »Les conventions de la Constitution", Droits, n° 3 La coutume (1986), p. 134. (Article dans lequel nous rendions compte de la thèse précitée de Rossetto).
(22) Op. cit. p. 106.
(23) P. Avril, RFDC, 1993, p 333.
(24) Art. précité, p. 967.